La Vie en fleur/Chapitre XXX

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Calmann-Lévy (p. 340-341).

XXX

LE BONHEUR DE NAÎTRE PAUVRE

Dans la suite de mes années, la parole d’Hérodote que me cita M. Dubois m’est revenue bien souvent à l’esprit : « Sache que la pauvreté est l’amie fidèle de la Grèce. La vertu l’accompagne, fille de la sagesse et du bon gouvernement. » Je remercie la destinée de m’avoir fait naître pauvre. La pauvreté me fut une amie bienfaisante ; elle m’enseigna le véritable prix des biens utiles à la vie, que je n’aurais pas connu sans elle ; en m’évitant le poids du luxe, elle me voua à l’art et à la beauté. Elle me garda sage et courageux. La pauvreté est l’ange de Jacob : elle oblige ceux qu’elle aime à lutter dans l’ombre avec elle et ils sortent au jour de son étreinte les tendons froissés, mais le sang plus vif, les reins plus souples, les bras plus forts.

Ayant eu peu de part aux biens de ce monde, j’ai aimé la vie pour elle-même, je l’ai aimée sans voiles, dans sa nudité tour à tour terrible ou charmante.

La pauvreté garde à ceux qu’elle aime le seul bien véritable qu’il y ait au monde, le don qui fait la beauté des êtres et des choses, qui répand son charme et ses parfums sur la nature, le Désir.

« Elle est tout entière douloureuse la vie des hommes, et il n’est pas de trêve à nos souffrances. » Ainsi parle la nourrice de Phèdre et les soupirs de sa poitrine n’ont point été démentis. « Et pourtant, ajoute la vieille Crétoise, nous aimons cette vie, parce que ce qui la suit n’est que ténèbres sur lesquelles on a semé des fables. » On aime aussi la vie, la douloureuse vie, parce qu’on aime la douleur. Et comment ne l’aimerait-on pas ? elle ressemble à la joie, et parfois se confond avec elle.