La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage/02

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La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 1020-1050).
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LA VIE INTIME


ET


LA VIE NOMADE EN ORIENT


SCENES ET SOUVENIRS DE VOYAGE.





II.
LES MONTAGNES DU GIAOUR. — LE HAREM DE MUSTUK-BEY. — LES FEMMES TURQUES.





I. — LE DJAOUR-DAGHDA. — UN VILLAGE FELLAH. — LE PACHA d’ADANA.

Depuis le jour où j’avais quitté ma paisible vallée d’Asie-Mineure, j’avais eu, on a pu le voir, de nombreuses occasions de me familiariser avec les fatigues et les périls de la vie de voyage en Orient[1]. D’Angora à Adana, les haltes n’avaient été ni longues ni fréquentes; les marches, en revanche, avaient été laborieuses et presque continuelles. Aussi les quelques jours passés à Adana, — jours de repos et de fête, égayés par la présence d’Européens, d’Italiens même, — m’ont-ils laissé un agréable souvenir. Ce qui ajoutait, il faut le dire, au charme de mon séjour à Adana, c’est l’idée même des dangers qu’il me faudrait affronter de nouveau au sortir de cette ville. A la veille d’une excursion assez périlleuse à travers le Djaour-Daghda (montagnes du Giaour), je me sentais mieux disposée à goûter quelques momens de calme au milieu d’amis dévoués. Il y a dans toute vie active de ces trêves presque toujours trop courtes, et dont le charme redouble quand elles doivent être suivies d’un aventureux lendemain. Qu’était-ce donc que ce Djaour-Daghda dont on me faisait, pendant mon séjour à Adana, toute sorte de descriptions peu rassurantes ? On désigne ainsi une chaîne de montagnes trois fois aussi grande que l’Auvergne. La population du Djaour-Daghda (je répète ce qu’on m’a dit, sans rien garantir) est de cinq cent mille âmes. Cette population se divise en deux groupes qu’on pourrait appeler les faibles et les forts, ou bien le groupe sédentaire et le groupe mobile : le premier habite les villages, le second hante les grandes routes. Disons un mot des uns et des autres.

La partie sédentaire et pacifique de cette population se compose des vieillards, des femmes et des enfans. De nombreux villages épars sur le flanc des montagnes ou tapis au fond des vallées lui servent d’asile. Je dois reconnaître à ce propos que le musulman a un goût inné pour les beautés de la nature. Ses villages sont toujours bâtis à l’ombre de beaux arbres, au milieu de vertes pelouses, ou sur le bord de ruisseaux limpides. Demandez-lui pourquoi il choisit tel lieu plutôt que tel autre pour y fixer sa résidence, il sera fort embarrassé de vous répondre. Lui-même ne s’explique pas sa préférence. Il obéit, en recherchant les sites pittoresques, au même instinct qui dirige l’aigle au haut des rochers, qui pousse l’hirondelle à se nicher sous les toits, le martin-pêcheur à s’abriter dans les ajoncs, la caille à se blottir dans les blés. Au pied de cet arbre, au sommet de cette colline, il a entendu les murmures de l’eau dans les hautes herbes et du vent dans la forêt voisine : il a trouvé l’ombre douce et l’air parfumé, il s’est arrêté. A quoi bon aller plus loin ? Ainsi s’élève un village turc, parce qu’un lieu s’est rencontré où il paraissait bon de vivre, où la nature se montrait riche et souriante. Bien différens dès Tures, les Grecs ne voient dans l’emplacement d’un village que le côté positif. Le terrain est-il solide ? les pierres à construction sont-elles nombreuses ? les communications avec les marchés hebdomadaires sont-elles faciles ? — Telles sont les grandes questions qui préoccupent les Grecs, et non sans raison, dans le choix d’une résidence. Ils ne dédaignent pas non plus le voisinage des beaux arbres, mais c’est pour transformer les troncs en planches, et les branches en fagots. Aussi distinguerez-vous de loin à première vue un village grec d’un village turc. Le premier attriste et repousse, le second charme et attire, flous devons ajouter à regret que la différence cesse quand on pénètre dans les rues. Maisons grecques et maisons turques, vues de près, paraissent toutes également laides, sombres et inhabitables.

Des villages passons maintenant aux grandes routes. Nous y rencontrerons, je l’ai dit, la partie valide de la population du Djaour-Daghda, Ce ne sont pas des voisins fort commodes que ces rudes montagnards. Malheur aux caravanes qu’ils surprennent ! malheur aux tribus qui résident à portée de leurs incursions! Toute population qui habite dans des maisons en bois auxquelles le feu prend aisément, ou bien qui n’a pas de grenier pour mettre ses blés à l’abri, est traitée en ennemie par les aventureux habitans du Djaour-Daghda. Aussi les routes qui traversent leur pays sont-elles les moins fréquentées du monde. Un bey gouverne, il est vrai, le Djaour-Daghda; ce bey dépend du pacha d’Adana, délégué du pouvoir impérial. Il faut bien le dire cependant, la centralisation n’existe ici qu’en apparence. Les ordres partis de Constantinople ont beau être proclamés dans le Djaour-Daghda, la conscription et les impôts ont beau être décrétés : pas un montagnard ne revêt l’uniforme ou ne verse un para au trésor. Ce n’est de leur part ni manque de courage ni misère, c’est amour d’une vie indépendante. Le monde oriental compte beaucoup de populations pareilles. De la Syrie à l’Egypte vous rencontrerez les Druses, les Ansariens, les Mettuali, etc. Des armées aussi nombreuses que celles de Sennachérib pourraient seules tenir tête à tant de peuples à la fois. Pour tirer quelque chose de ces hommes indomptés, c’est donc aux voies pacifiques qu’on recourt de préférence. Quelquefois cependant des crises éclatent, et un pacha prend le parti d’envoyer quelques compagnies d’infanterie contre des tribus rebelles. Celles-ci font alors de deux choses l’une : ou elles se retirent en masse dans des abris sûrs, livrant les troupes aux hasards d’une marche incertaine à travers un pays inculte, ou bien, dédaignant la tactique de Fabius, elles prennent l’offensive; mais en ce cas elles ne manquent jamais de s’assurer l’avantage du nombre. Vingt-cinq mille montagnards marchent par exemple contre un millier de soldats. Cette démonstration suffit d’ordinaire pour couper court aux hostilités. Les troupes retournent à leurs casernes, les montagnards à leurs affaires, et le bon accord entre gouvernans et gouvernés est rétabli jusqu’à la prochaine levée ou jusqu’à la prochaine échéance des contributions.

On connaît maintenant les populations dont, en quittant Adana, j’allais traverser le territoire. En attendant le jour du départ, mon temps se passait, je l’ai dit, fort agréablement. Je me sentais heureuse de vivre enfin sur cette vieille terre des palmiers et des cèdres, au milieu de populations dont le type et les mœurs arabes évoquaient devant moi les splendides tableaux de la Bible. C’est sous le ciel d’Orient qu’il faut lire les pages de l’Ancien Testament. L’histoire du vieux Job, par exemple, se renouvelle ici chaque jour. Un habitant de la campagne n’est riche qu’autant qu’il possède des troupeaux. L’Oriental n’a point de capitaux déposés chez un banquier ou un notaire. Le riche n’est guère mieux pourvu en argent que le pauvre, mais il a ses greniers, — grands trous creusés dans la terre et remplis de blé reçu en échange des produits de ses troupeaux; — il a ses troupeaux mêmes, qui lui fournissent tout ce dont il a besoin. Avec ces ressources, les greniers et les troupeaux, le riche a une famille et un grand nombre de serviteurs à entretenir; il a une tente ouverte au voyageur ou à l’ami qui se présente, et qui trouve une table toujours prête, si l’on peut donner ce nom à un plateau en étain pliant sous le faix d’agneaux ou de chevreaux rôtis tout entiers et bourrés de raisins secs ou de riz. Voilà ce qu’on appelle en Orient un grand propriétaire, un riche seigneur; mais que la clavelée attaque les troupeaux de ce puissant personnage, qu’une rivière déborde dans ses greniers, que deviendra-t-il ? Absolument ce que devint le vieux Job, car il ne lui reste que la terre; or dans ce pays la terre n’a aucune valeur. Je ne doute pas qu’il n’y ait à cette heure plus d’un Job en Orient, et si bien des siècles nous séparent des types bibliques, on peut dire que les grandes familles arabes, auxquelles ces types appartiennent, ont gardé au fond leur physionomie intacte, qu’aucune des métamorphoses communes aux autres peuples ne s’est produite parmi elles.

J’observais avec une attention sympathique les mœurs orientales telles qu’elles s’offraient à moi depuis mon arrivée à Adana, lorsqu’un docteur piémontais, établi en Orient depuis plusieurs années et possesseur d’une fort belle collection d’antiquités, M. Orta, me proposa d’aller visiter un village fellah situé presque aux portes de la ville. Je demeurai stupéfaite, car je croyais qu’on ne rencontre de fellahs qu’en Afrique et le long des bords du Nil. Le docteur Orta, me voyant ainsi désorientée, vint au secours de mon érudition en défaut : il m’assura que ces fellahs venaient en effet de l’Égypte, d’où ils avaient été emmenés par Ibrahim-Pacha. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. A peine avais-je concilié l’existence des fellahs du docteur au pied du Taurus avec les notions que j’avais puisées sur leur compte dans une multitude d’excellens livres, qu’un autre habitant d’Adana m’affirma que plusieurs millions de fellahs indigènes de Syrie habitaient tout le littoral, depuis Tarsus jusqu’aux environs de Beyrouth, et quelques-unes des montagnes qui du littoral s’étendent dans l’intérieur des terres. Qu’étaient-ce que les quelques fellahs du docteur auprès de cette phalange de fellahs disséminés sur une grande portion de la Syrie, en dépit de tous les voyageurs qui les placent en Égypte ? Le fait est que les fellahs venus d’Égypte et les fellahs indigènes de Syrie ne se ressemblent guère : les premiers sont de véritables nègres logés dans de grands paniers d’osier où ils passent les jours et les nuits, obéissant à un chef de leur espèce qu’ils décorent du titre de roi, et qui se distingue du commun des mortels à sa longue robe rouge et au parasol également rouge qu’un esclave tient constamment ouvert sur la tête de sa majesté. — Quelles sont les attributions de ce monarque ? — Aucune. — Ses revenus ? — Il n’en a pas. — Son pouvoir ? — Nul. — Que font ses sujets ? — Rien. — Comment et de quoi vivent-ils ? — Des légumes et des fruits qui poussent presque sans culture autour de leurs huttes en osier. — Telles sont les questions que j’adressai à mon guide et les réponses que je reçus. A quoi songeait donc Ibrahim-Pacha, lorsqu’il se fit suivre par cette population jusque sur les frontières de la Syrie, et qu’il l’y déposa pour y croître et y multiplier ? Croître et multiplier forme un programme bien simple et peu ambitieux; tel qu’il est cependant, les fellahs d’Adana ne l’ont pas mis à exécution, car leur nombre diminue de jour en jour. Le climat ne leur convient pas, et ils sont tristes. Pour des gens accoutumés depuis leur plus tendre enfance aux brûlantes caresses du soleil d’Afrique, un léger vent d’est est une calamité.

Quant aux autres fellahs de la Syrie, dont j’ai vu depuis un assez grand nombre, rien ne les distingue des indigènes, sauf leurs vêtemens et leurs turbans entièrement blancs. On ignore leur origine; mais leur établissement le long des côtes de Syrie remonte probablement à une époque fort éloignée. Il ne faut pas se demander pourquoi le temps n’a pas affaibli la défiance qui isole cette race des autres populations de l’Orient. La ténacité de sentimens et de préjugés chez les Orientaux dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Je suppose que les fellahs ne savent guère pourquoi ils détestent et méprisent les Turcs et les Arabes, pas plus que ceux-ci ne savent pourquoi ils ont les fellahs en exécration, ce qui n’empêche ni les uns ni les autres de se souhaiter mutuellement les plus grands maux, et de se nuire quand ils le peuvent impunément. Presque toute la terre cultivée dans les parties de la Syrie habitées par les fellahs appartient à ceux-ci ou est prise à bail par eux, tandis que les indigènes chassent sur les grandes routes et courent à la poursuite des caravanes. Comme cela arrive dans les sociétés à demi barbares, le travail est peu honoré en Asie, et les fainéans, voire les voleurs, regardent les artisans et les laboureurs du haut de leur noblesse. Les arts et métiers sont l’apanage des Grecs et des Arméniens, et l’agriculture est réservée aux fellahs. Quoique pauvres et ignorans, méprisés et haineux, ils ont l’air grave, doux et mélancolique, et j’ai peine à les croire aussi féroces, aussi perfides qu’on les dépeint. Leur religion est un mystère, et, à vrai dire, l’intolérance musulmane a contraint toutes les nations non mahométanes à pratiquer leurs rites en secret. Les chrétiens seuls ont osé proclamer hautement leurs croyances à la face des mahométans; aussi ont-ils souffert les persécutions et le martyre. Quant aux fellahs, on les accuse tour à tour d’adorer le feu, un animal fabuleux, une idole en bois, ou de ne rien adorer du tout.

Après la visite au village en osier vint la visite au pacha d’Adana, dont je tenais à m’assurer la protection au moment de pénétrer dans le Djaour-Daghda, En entrant dans la cour au fond de laquelle s’élève la tour carrée et en bois qui sert de résidence à ce haut fonctionnaire, je sentis encore une fois que j’avais passé de l’Orient turc dans l’Orient arabe. L’Orient turc ne ressemble guère, hélas! à l’Europe; mais il s’en rapproche beaucoup plus que l’Orient arabe. Celui-ci porte un cachet d’originalité dans ses richesses aussi bien que dans ses misères. Bien des choses y sont déplaisantes, absurdes, incommodes, repoussantes; nous y sommes tour à tour mal à l’aise, mécontens, inquiets, indignés; mais nous le sommes autrement que partout ailleurs, et à coup sûr, aussi longtemps que cette manière d’être est nouvelle, cette nouveauté nous dédommage de bien des inconvéniens.

Rien de moins beau, de moins régulier, de moins propre que l’extérieur du palais du pacha d’Adana. La grande cour dont je viens de parler est fermée d’un côté par la tour carrée de son excellence, et des trois autres côtés par des bâtimens n’ayant qu’un étage, dont les formes lourdes et sans élégance répondent parfaitement au but auquel ils sont destinés. Ce sont les écuries, les prisons, les cuisines. Un ou deux palmiers à l’écorce en lambeaux projettent quelque ombre dans un angle de la cour. Cette enceinte si mal décorée était peuplée, au moment où j’y pénétrais, de tant d’êtres aux formes, aux traits, au costume, au langage, aux manières bizarres, que j’y aurais volontiers passé la journée en contemplation. Ici des soldats arnautes (albanais), avec leur courte et ample jupe blanche, leurs guêtres rouges brodées en paillettes, leur casaque à manches pendantes et à corsage tout chamarré d’or et d’argent, jouaient aux dés sur les dalles de la cour, et semblaient tous également déterminés à ne pas perdre la partie. Un peu plus loin, un Bédouin du désert, debout auprès de son cheval, le bras passé dans sa bride, le corps enveloppé d’un immense manteau blanc, la tête couverte d’un mouchoir en soie jaune et rouge qui retombait comme un voile sur son brun et fier visage, sa longue pique de douze pieds à la main, regardait avec indifférence et dédain les joueurs avides et impatiens. Le long des murs de droite, de magnifiques chevaux arabes, attachés par des chaînes à des anneaux de fer enfoncés dans la muraille, recevaient en hennissant et en piaffant les soins de palefreniers égyptiens à la blouse bleue, au teint presque noir, petits et maigres, mais robustes et intelligens. Enfin, un peu en avant du mur de gauche, dans un petit espace réservé entre le mur même et une palissade en bois, une dizaine d’hommes à moitié couverts de haillons, enchaînés par les pieds et par les mains, tendaient les bras en demandant l’aumône. Il y avait parmi ces bandits de beaux visages et des tournures qu’eût aimées Salvator Rosa; mais il n’y avait là que la beauté des lignes et l’expression vive, puissante, de la passion brutale. Je ne dirai pas qu’il y eût sur ces visages de l’abattement; il ne suffit pas d’avoir une âme, il faut encore sentir la présence de cet hôte divin pour souffrir de sa déchéance, pour en être honteux, troublé, abattu. Grâce à Dieu, presque tous les criminels de notre société occidentale portent sur leurs fronts les traces d’une lutte plus ou moins récente contre leur perversité. Et cet air de triomphe même, qui éclaire si souvent le visage du criminel endurci, que fait-il, si ce n’est rendre témoignage de la réalité du combat ? Ici c’est autre chose. Je le dis à regret, mais le criminel n’est pas un homme d’une autre trempe que le sage. La loi humaine condamne certains actes, mais je suppose que la loi religieuse les passe sous silence, car si les coupables sont quelquefois punis dans leur personne, ils ne souffrent nullement dans leur réputation. Jamais dans aucun pays je n’ai vu un si grand nombre d’hommes entrer en prison et en sortir avec autant de facilité et d’indifférence.

Pour ne parler que des prisonniers parqués derrière la palissade dans la cour du pacha, ils avaient le regard aussi assuré, plus assuré que nous qui les regardions. Je ne pouvais me défendre de voir en eux des hommes d’une autre nature que la nôtre, ignorant véritablement la signification des mots vice et vertu. On m’a signalé plusieurs fois en Europe de grands criminels comme incapables de comprendre ces deux mots; mais on les jugeait mal : personne dans la société chrétienne n’ignore la distinction du vice et de la vertu. C’est en dehors du christianisme, c’est même en dehors de la simple nature, c’est au sein d’une civilisation presque aussi ancienne que la civilisation chrétienne, mais fondée sur de tout autres bases, qu’il faut chercher ce phénomène : un homme sans conscience !

J’aperçus aussi un groupe peu nombreux blotti dans un coin de la cour, sous une espèce d’auvent qui s’avançait au-dessus d’une fenêtre. Ces hommes contrastaient par le costume et par l’attitude avec le reste de cette curieuse population. C’étaient de riches négocians arméniens d’Adana qui venaient, pour la vingtième fois peut-être, solliciter une audience qu’on oubliait toujours de leur accorder. Les sujets chrétiens du sultan n’ont rien à craindre maintenant, ni pour leurs personnes, ni pour leurs richesses; mais les fils des victimes sont naturellement timides. A voir leurs turbans noirs, leurs longues robes ternies et trouées, l’expression humble et craintive de leurs visages, la ligne invariablement courbe de leur épine dorsale, vous pourriez vous croire encore au temps des confiscations, spoliations, rapts et cordons. Si vous leur demandez de quoi ils ont peur, leur effroi redouble; si vous essayez de leur faire comprendre que la cruauté, l’injustice, la violence, la cupidité, sont aussi étrangères à l’âme du jeune sultan qu’à celle de l’enfant nouveau-né, ils tomberont en syncope. Tout chez eux tourne à l’épouvantail, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de les laisser frissonner à leur aise, de peur qu’en essayant de les rassurer, vous ne les jetiez dans un paroxysme de terreur.

J’aurais bien voulu m’arrêter quelques instans dans cette cour; mais les amis qui m’accompagnaient ne cessaient de me répéter que ma visite était annoncée au pacha, que j’étais attendue, et qu’il fallait nous hâter. Arrivée à l’entrée du vestibule de la tour carrée, il devint superflu de me défendre contre leurs exhortations. Une avalanche de secrétaires, sous-secrétaires, allumeurs de pipes, grilleurs de café, valets de chambre et autres dignitaires portant le costume demi-européen de Constantinople, se précipita bruyamment à ma rencontre. Les uns me prenant par le bras, par l’ourlet de ma robe, ou un pan de mon manteau, les autres s’élançant en avant pour m’annoncer à leur maître, les derniers fermant le cortège, ils m’enlevèrent, comme dans un tourbillon, jusqu’au sommet de l’échelle. J’ai une idée confuse d’avoir marché sur plusieurs pieds et même sur les genoux et sur les mains de toute une catégorie de solliciteurs d’audience qui se tenaient accroupis sur les marches de l’escalier; mais en tout cas ces infortunés comprirent sans doute que j’obéissais à une autre impulsion que la mienne, car je n’entendis retentir derrière moi aucune de ces imprécations si naturelles en semblable circonstance, et dont je n’aurais peut-être pas eu la vertu de m’abstenir.

Nous trouvâmes le pacha dans son salon d’audience, dont un côté tout percé de fenêtres était garni, selon l’usage, dans toute sa longueur, d’une ottomane ou divan. Ce siège, une table ronde placée au milieu de l’appartement, un lustre à quinquet pendu au-dessus de la table, composaient tout l’ameublement, sauf pourtant un petit guéridon à écrire posé sur le divan même et à proximité du pacha. Le divan, il faut le dire, n’est qu’un amas de planches que l’on considère comme un simple exhaussement du parquet, et non comme un meuble destiné à remplacer nos sofas. On s’y assied sur les talons, comme on le ferait dans le milieu même de la chambre; on ne croit pas ici qu’il soit possible de s’asseoir là où l’on n’a pas marché, où l’on ne s’est pas tenu debout. J’ai chez moi, à ma ferme d’Asie-Mineure, de petites chaises en sparterie qui m’ont été envoyées de Milan, et dans les premiers temps de mon séjour en Turquie j’eus l’imprudence de les présenter comme siège à un bey assez corpulent qui venait me rendre visite. Quel fut mon effroi lorsque je le vis relever le bas de sa robe, comme pour exécuter un mouvement difficile, et placer son large pied sur ma frêle chaise! L’infortunée fit entendre un craquement significatif, le bey consterné retira son pied et s’assit par terre. Depuis ce temps, l’opinion s’est établie dans le pays que les Francs sont incomparablement plus légers que les Turcs, puisqu’ils ont pour coutume de s’asseoir sur des meubles qui se disloquent sous le poids des Turcs. Que la façon de s’asseoir soit pour quelque chose dans ce phénomène, c’est à quoi personne n’a songé.

Le pacha d’Adana est fort poli, il semble intelligent et assez instruit. Je crois qu’il a voyagé; il parle le français, et il aime à s’entretenir avec les étrangers. Il fut pour moi d’une amabilité achevée; mais il y a toujours quelque chose qui nous semble bizarre dans les manières de gens dont l’éducation et les mœurs diffèrent si complètement des nôtres. Ils ont une façon d’interroger leurs interlocuteurs qui ne laisse pas d’être embarrassante. A peine étais-je assise à la place d’honneur que le pacha m’avait forcée d’accepter, — à peine avais-je répondu aux complimens d’usage sur mon arrivée, mon séjour et mon départ, — que le pacha m’adressa à bout portant les questions suivantes : « Que pensez-vous de l’avenir de la Russie par rapport à l’Orient ? Combien de temps croyez-vous que la forme actuelle du gouvernement se maintiendra en France ? Supposez-vous que le mouvement révolutionnaire soit réellement et durablement comprimé en Europe ? » J’essayai en vain de biaiser et de décliner le rôle d’oracle qu’on semblait m’offrir; j’insinuai en vain que des questions si graves et si complexes ne pouvaient être tranchées en quelques mots non plus qu’en quelques minutes. Sans s’arrêter à mes défaites, le pacha répétait invariablement ses questions. Je pris enfin mon parti, et, m’armant d’assurance, je répondis gravement quelques banalités. Le pacha n’en parut pas moins charmé de la profondeur et de la netteté de mes pensées.

Nous causâmes ensuite de choses moins sérieuses, entre autres du temps que j’emploierais pour arriver à Jérusalem, et le pacha apprit alors que je me proposais de faire le voyage par terre. Il parut fort alarmé de ma résolution, qu’il avait l’air de regarder comme la dernière des imprudences; « car, disait-il, sans parler des Arabes qui infestent tous les passages du Liban, j’aurais à traverser, entre Adana et Alexandrette, une partie du Djaour-Daghda, qui ne le cédait en rien, pour les terreurs légitimes qu’il inspirait, aux plus mauvais quartiers du désert. » — Mais pourquoi n’iriez-vous pas par mer ? répétait-il à chaque instant. Je m’avisai alors de demander si, dans le cas où je renoncerais à mon projet et me déciderais à m’embarquer, je trouverais un bateau à vapeur qui me transporterait de Tarsus à Jaffa. J’avais été bien inspirée. Le pacha regarda ses secrétaires, confidens et serviteurs, qui secouèrent la tête. Après quelques minutes de consultation et de discussion en arabe, son excellence finit par avouer que le passage du paquebot à vapeur avait lieu d’une façon fort irrégulière, que Tarsus n’était pas une échelle (c’est ainsi que l’on nomme les ports auxquels touchent les paquebots), qu’il y aurait peut-être un passage dans le courant du mois prochain, mais que peut-être aussi n’y en aurait-il pas avant trois mois. Il me proposa encore de m’embarquer sur un bâtiment à voile, mais on lui objecta les vents qui soufflaient de toutes parts dans le golfe, et on lui fit une énumération si terrible de tous les naufrages du dernier hiver, que l’aimable pacha, finissant par où il aurait dû commencer, m’assura que si je voulais être rendue à Jérusalem pour les fêtes de Pâques, il me fallait prendre la voie de terre.

Il me restait un dernier point à aborder. J’allais traverser ce terrible Djaour-Daghda : le sort en était jeté, et il n’y avait plus à s’en dédire : il s’agissait donc de conjurer le danger. Le pacha m’ayant parlé du bey de la montagne comme d’un homme qu’il connaissait et estimait particulièrement, je crus pouvoir sans inconvenance lui demander quelques lignes d’introduction en ma faveur. Je les obtins, et de plus je dus accepter une escorte de vingt hommes; puis un de mes amis d’Adana me procura une seconde épître d’un négociant auquel le bey avait toute sorte d’obligations. Dès lors je me considérai comme à l’abri de tout péril. Ayant pris congé de l’aimable pacha, je rentrai à mon logement et me préparai au départ, qui eut lieu le lendemain matin.

Dans une ville d’Orient, le départ, comme l’arrivée, est une affaire qui a son importance : toute la ville est en émoi. La curiosité d’abord, puis ce sentiment d’hospitalité dont personne n’oserait se montrer dépourvu, enfin la coutume transforment momentanément tout voyageur, quelque insignifiant qu’il soit d’ailleurs par lui-même, en une espèce d’idole à laquelle on ne saurait rendre trop d’hommages. Toutes les maisons lui sont ouvertes, toutes les cafetières sont sur le feu; pas un pot de confitures qui ne soit appelé à jouer son rôle dans les fêtes de la bienvenue. Je ne ferai point ici la part de l’ostentation, de l’habitude et de la véritable bienveillance : cela serait d’autant plus difficile que les proportions varieraient d’un lieu à l’autre. Ce qui est certain, c’est que le voyageur ne se sent pas étranger dans la ville qu’il visite pour la première fois, et où il ne connaît personne. J’ai dit que toutes les portes lui sont ouvertes; mais il y a plus : peut-être les cœurs le sont-ils aussi; quant aux bourses, elles le sont positivement. Plus d’une fois il m’est arrivé d’épuiser la somme avec laquelle j’avais compté atteindre la résidence d’un banquier avant d’avoir fait la moitié du chemin. Qu’aurais-je fait en Europe en pareille circonstance ? J’aurais interrompu mon voyage et écrit au banquier pour lequel j’avais une lettre de crédit de m’envoyer de l’argent là où je me trouvais; mais en Orient, grâce à l’irrégularité et à la lenteur des communications postales, le retard aurait pu se prolonger pendant plusieurs mois. Je ne fus jamais réduite à une si longue attente, car parmi les questions que m’adressaient partout mes hôtes et mes nombreux amis, celle-ci était rarement oubliée : « Auriez-vous besoin d’argent ? » Et, lorsque je répondais : « oui, » les mines ne s’allongeaient pas. Non, les offres de mes braves hôtes n’étaient pas de vaines formules de politesse. L’argent avait été offert, et il était apporté du même ton et du même visage. Ces sommes ont été restituées ponctuellement, je n’ai pas besoin de le dire; mais qui répondait à mes hôtes qu’elles le seraient[2] ?

Lorsque je quittai Adana, le guide qui marchait en tête de la caravane dépassait déjà les dernières maisons du faubourg, que le dernier cavalier de mon escorte n’était pas encore sorti de la cour de mon hôtel. Nous formions, on le voit, une procession qui présentait un aspect tout à fait imposant, et la population de la ville, pressée sur notre passage, dut se trouver satisfaite du spectacle que nous lui donnions. Toutes les personnes que j’avais connues pendant mon séjour à Adana, toutes celles qui étaient venues de Tarsus pour me voir, avaient voulu m’accompagner jusqu’à une certaine distance de la ville. Qu’on ajoute à ce cortège l’escorte du pacha et notre propre caravane, bagages, domestiques et voyageurs : on comprendra que nous pouvions occuper une moitié de la ville.

Et maintenant j’ai une confession à faire. Un départ n’est jamais gai, et malgré la courte durée de mon séjour à Adana et la date récente de ces amitiés nouvelles, je m’éloignais à regret de ce petit monde dont j’avais été le centre pendant une semaine, de ces hommes qui avaient laissé de côté leurs affaires pour ne s’occuper que de me rendre la vie douce et agréable. Je n’étais pas seule à éprouver ces regrets, car ceux qui les inspiraient les ressentaient aussi. Il n’y avait pas seulement de la tristesse sur le visage de mes amis; j’y remarquais de l’inquiétude, surtout lorsqu’il arrivait à l’un d’eux de s’entretenir quelques instans a parte avec les hommes de mon escorte. Quant à ces derniers, ils n’auraient pas eu l’air plus grave et plus sombre s’ils avaient accompagné un convoi de criminels à l’échafaud. J’avoue donc que je commençais à avoir peur. Tout le monde tremblait pour moi, et je me reprochai une opiniâtreté qui pouvait compromettre non pas seulement ma propre existence, mais celle d’un être bien cher, d’une enfant qui n’avait que moi pour la protéger et la défendre! Si dans ce moment quelqu’un de la société m’eût proposé de rebrousser chemin, je crois que j’eusse accepté la proposition avec transport; mais qui sait jamais ce qui se passe dans le cœur de son voisin ? Pendant que je formais les vœux les plus timides, mes compagnons de route déploraient peut-être ma témérité.

Les habitans qui m’avaient suivie s’arrêtèrent enfin auprès d’un vieil arbre desséché qui marque la limite qu’on ne dépasse jamais dans ces promenades faites pour reconduire un voyageur. Nous nous serrâmes la main; les touchantes formules de souhaits et d’augures dont les Orientaux sont si prodigues, et qu’on leur emprunte si aisément, furent échangées et répétées par chacun de nous : « Que Dieu vous bénisse et vous ramène ! Qu’il vous donne la santé et la paix! Qu’il vous rende heureux dans ceux que vous aimez! Puissent mes yeux vous revoir ! Puisse votre voix réjouir mon cœur ! » Ils tournèrent ensuite leurs chevaux vers la ville et vers le nord; nous tournâmes les nôtres vers le désert et le midi. Des deux côtés, le brouillard enveloppait le pays à quelque distance et nous dérobait la vue des lieux où nous portions nos pas; mais ceux qui nous quittaient connaissaient à l’avance ce que le brouillard leur cachait : la ville, le foyer, la famille. Pour nous, au contraire, nous avancions vers l’inconnu : à quoi lui servait ce voile ?


II. — LE BEY DU DJAOUR-DAGHDA ET SON HAREM.

La vie de voyage ne tarda pas à combattre par la variété de ses impressions les regrets que me laissait le séjour d’Adana. Nous venions de passer la frontière du Djaour-Daghda, et nous gravissions les dernières collines qui nous séparaient du golfe d’Alexandrette, lorsqu’une troupe de femmes et d’enfans apparut à l’extrême limite de notre horizon, rétréci en cet endroit par l’ouverture d’une vallée dont nous allions atteindre les premières pentes sans pouvoir encore en découvrir la profondeur. Nous sûmes bientôt la cause de cet attroupement, qui n’avait rien de très redoutable : les familles d’un parti de montagnards, campées avec leurs troupeaux dans la vallée voisine, venaient nous présenter leurs hommages, pendant que les pères et les maris étaient en campagne. Nous nous montrâmes fort sensibles à cette attention, et, après avoir jeté quelques piastres à ces bienveillantes matrones, nous continuâmes notre route au grand regret d’une de ces dames, qui avait conçu l’espoir d’obtenir de nous du vieux linge! J’eus beaucoup de peine à lui faire comprendre que je n’avais pas le loisir de chercher dans mes malles l’objet de sa convoitise. Je croyais, en véritable Occidentale, que l’argent pouvait tenir lieu, sinon de tous les biens de la terre, du moins de ceux qui sont à vendre ou à acheter. La bonne dame à qui j’essayais de faire partager cette conviction me répondit que j’avais beau lui donner de l’argent, que jamais elle n’en aurait de trop pour s’acheter du pain, et qu’il lui manquerait toujours de quoi satisfaire ses goûts en fait de vieux linge !

A quelques pas plus loin, nous rencontrâmes une vingtaine de cavaliers passablement montés, assez bien armés et commandés par un homme de haute taille couvert d’un de ces amples manteaux de drap rouge coupés à la façon de nos châles et que portent les Kurdes du midi. Le chef de notre escorte et le personnage vêtu à la kurde se saluèrent et s’abordèrent comme de vrais frères d’armes. Notre capitaine me présenta le cavalier au manteau rouge en me faisant connaître son nom et son titre : c’était Dédé-Bey, lieutenant de Mustuk-Bey, prince de la montagne. Le lieutenant avait appris mon passage dans les états du prince; il était venu m’offrir ses services et ceux de ses gens, promettant de me faire arriver sans obstacle ni encombre à la résidence de son souverain Mustuk. Il ne me restait qu’à remercier ce lieutenant, ce que je fis du mieux que je pus. Dédé toutefois était un trop grand personnage pour se mettre lui-même à la tête de l’escorte qu’il m’amenait. Il adressa à ses soldats une courte allocution pour leur rappeler les égards que leur imposaient envers moi ma qualité de voyageuse et l’honneur même des populations du Djaour-Daghda, intéressé à ce que je fisse avec une pleine sécurité la traversée de ce dangereux territoire. Leur devoir était-de me conduire chez le grand bey Mustuk, et il avait lieu de croire que ce devoir serait ponctuellement rempli. Après avoir ainsi admonesté sa petite armée, Dédé en remit le commandement à un de ses officiers, puis il remonta à cheval et disparut dans un labyrinthe de rochers.

L’endroit où se passait cette scène me frappa par son aspect pittoresque. On l’appelle la Porte des Ténèbres. Cette porte est un ancien arc de triomphe dont les ruines figurent admirablement dans le paysage. L’arc s’ouvre au fond d’un ravin dont la riche végétation contraste avec les pentes arides par lesquelles on y descend. Les arbres qui entourent la Porte des Ténèbres sont assez touffus pour éteindre en quelque sorte la clarté du soleil et ne laisser parvenir jusqu’aux vénérables arceaux que quelques pâles rayons. Du haut des collines qui encadrent le ravin, la vue s’étend sur la merde Syrie, dont les vagues mugissent à peu de distance, et sur les lignes bleuâtres de ses côtes. Le spectacle est magnifique, surtout pour des yeux qu’ont attristés jusque-là les ombres sinistres des premiers défilés du Djaour-Daghda,

Nous n’avions plus devant nous que quelques échelons à descendre pour atteindre le rivage de la mer. Bientôt nous eûmes échangé les sentiers rocailleux pour le sable fin et moelleux de la grève. L’air était vif, le ciel d’un bleu sans tache, légèrement doré vers l’orient. La mer n’avait pas une ride, et l’on pouvait distinguer les poissons qui se jouaient dans ses eaux limpides et calmes. Nos chevaux se plaisaient à courir sur le sol uni, à tremper leurs pieds dans l’écume de» vagues. Il semble que nos chevaux d’Europe soient muets, comparés au cheval arabe. Celui-ci a tout un langage qui se prête aux nuances les plus variées, soit qu’il salue par mille doux frémissemens la présence d’un maître aimé, soit qu’il appelle par des cris répétés la jument attardée dans la prairie voisine, ou qu’il provoque un rival à la lutte par de sauvages burlemens. En ce moment, nos chevaux exprimaient naïvement les impressions qu’éveillait en eux une belle nature. C’était plaisir que de les voir piaffer, souffler, respirer l’air par leurs naseaux vermeils, secouer leurs longues crinières et frissonner d’aise sous les caresses du vent de la mer. Nous partagions complètement, il faut le dire, la satisfaction de ces nobles bêtes, et les fatigues de six semaines de voyage venaient presque d’être oubliées en quelques minutes, lorsque nous fûmes arrachés à ces douces impressions par les sons d’une musique barbare qui se faisaient entendre à quelque distance. Le sifflement aigu de quelques fifres et chalumeaux se mêlait aux roulemens des tambours et aux coups sourds des grosses caisses. Bientôt parurent les musiciens. Ils précédaient une bande de montagnards en campagne, c’est-à-dire occupés à parcourir les grandes routes. Notre passage avait été annoncé aux guerriers nomades, qui venaient nous souhaiter un heureux voyage, et nous inviter même à prendre quelques rafraîchissemens avec eux. Il y aurait eu mauvaise grâce à refuser. Mettre pied à terre, confier la garde de nos chevaux à ces hôtes empressés, nous asseoir sur l’herbe, étaler nos provisions à côté de celles des montagnards, ce fut l’affaire d’un instant. Un repas de société fait avec une troupe de batteurs d’estrade, c’est là une de ces bonnes fortunes que les chercheurs d’émotions et d’aventures ne peuvent rencontrer qu’en Orient. Les montagnards, il est vrai, résistèrent à toutes les instances que nous fîmes pour les décider à prendre leur part de nos provisions. Les devoirs de l’hospitalité ne leur permettaient pas de se rendre à nos prières : s’ils nous avaient offert leur lait, leurs fromages, leurs galettes d’orge et leurs oranges, c’est que nous étions leurs hôtes, et la qualité même qu’ils nous reconnaissaient leur défendait de rien accepter de nous. Après le repas vint la sieste. La journée était chaude, le soleil, au milieu de sa course, nous inondait de rayons brûlans. Les montagnards se retirèrent un peu à l’écart pour nous laisser prendre quelque repos. Chacun s’étendit par terre, à l’ombre d’un taillis; quant à moi, couchée près de ma fille, j’essayai un moment de résister au sommeil, mais la fatigue ne tarda pas à me plonger dans une sorte de demi-assoupissement. Lorsque je rouvris les yeux, je pus remarquer, à ma grande satisfaction, que les montagnards avaient été fidèles à leur rôle de gardiens hospitaliers. De concert avec notre escorte, ils veillaient sur nos chevaux et nos bagages. Je jugeai toutefois qu’il était temps de partir et de se séparer de ces étranges amis. Je distribuai quelques pièces de monnaie à toute la troupe, et nous nous éloignâmes, accompagnés de ses bénédictions.

Le jour tirait à sa fin lorsque nous arrivâmes en vue de la montagne qui a donné son nom de Djaour-Daghda au groupe qu’elle domine. L’aspect du pays que nous parcourions en ce moment rappelait certains cantons de la verte et riche Angleterre. A notre droite s’étendait la mer, dorée près du rivage par les derniers rayons de soleil, voilée dans ses lointains bleuâtres par les premières ombres du soir. A notre gauche et devant nous s’élevait la cime verdoyante du Djaour-Daghda, dont les flancs arrondis portaient de nombreux villages. Rarement en Syrie les côtes s’élèvent à pic le long de la mer. Ici, comme dans le reste du pays, des ondulations gracieuses séparent les montagnes des vagues qui en baignent la base. L’espace qui s’étendait de la mer à la montagne ressemblait à une fraîche vallée de la Suisse. Le village de Bajaz, résidence du bey, nous était caché par des massifs d’arbres gigantesques, reliés entre eux par les guirlandes capricieusement entrelacées de la vigne sauvage. Tout, autour de nous, était calme, riant, serein. Les clochettes qui résonnaient çà et là dans la campagne annonçaient le retour des troupeaux à l’étable; quelques merles attardés voltigeaient de branche en branche comme de joyeux compères qui, au retour d’un banquet trop prolongé, cherchent en trébuchant à reconnaître leur domicile; les tourterelles roucoulaient tristement sur les grands arbres, et de temps à autre les premières plaintes du rossignol saluaient l’approche de la nuit.

Au détour d’un sentier bordé de haies vives, nous nous trouvâmes tout à coup à l’entrée d’une cour irrégulière, au fond de laquelle s’élevait un bâtiment d’assez pauvre apparence. C’était la maison du bey, et le bey lui-même nous attendait sur le seuil de sa demeure. L’accueil qu’il nous fit ne laissait rien à désirer, et je fus personnellement assez heureuse pour obtenir la permission de me retirer dans ma propre tente. Le temps conspirait contre moi : il plut si fort pendant la nuit, qu’à moins d’encourir le reproche d’excentricité, je dus me résoudre à m’abriter sous un toit en planches. Ce que je craignais, c’était d’être condamnée à habiter le harem; mais le bey, en homme d’esprit, devinant mes secrètes pensées, mit à ma disposition une grande pièce de son propre appartement, tout en m’informant que ses femmes recevraient mes visites et me les rendraient chaque fois que cela me conviendrait. Une fois rassurée sur la liberté de mes allures, je commençai par prendre possession de mon domicile, puis je profitai sans retard de l’occasion qui m’était offerte pour étudier à ma fantaisie, et sous une face nouvelle, cette vie du harem dont mon séjour chez le muphti de Tcherkess m’avait déjà donné une assez triste idée. Le harem étant une des institutions les plus mystérieuses de la société turque, on trouvera bon peut-être que je m’arrête encore une fois sur ce sujet.

Le mot de harem désigne un être complexe et multiforme. Il y a le harem du pauvre, celui de la classe moyenne et du grand seigneur, le harem de province et le harem de la capitale, celui de la campagne et celui de la ville, du jeune homme et du vieillard, du pieux musulman regrettant l’ancien régime et du musulman esprit fort, sceptique, amateur de réformes et portant redingote. Chacun de ces harems a son caractère particulier, son degré d’importance, ses mœurs et ses habitudes. Le moins étrange de tous, celui qui se rapproche le plus d’un honnête ménage chrétien, c’est le harem du pauvre habitant de la campagne. Forcée de travailler aux champs et dans le potager, de conduire les troupeaux au pâturage, d’aller de l’un à l’autre village y faire ou y vendre ses provisions, la femme du paysan n’est pas prisonnière derrière les murailles de son harem, et lors même (ce qui n’arrive pas souvent) que la maison conjugale a deux chambres, dont l’une est théoriquement réservée aux femmes, les hommes n’en sont pas rigoureusement bannis. Il est rare que le paysan épouse plusieurs femmes, et cela n’arrive guère que dans des circonstances extraordinaires, par exemple lorsqu’un journalier, un serviteur, un inférieur enfin, épouse la veuve de son maître, événement-qui n’a lieu que dans le cas où la dame n’est plus d’âge à aspirer à un parti plus brillant. Le serviteur se trouve, grâce à ce mariage, un peu plus riche qu’il n’était, et après quelques années de fidélité conjugale, s’apercevant que les années ont marché plus vite pour sa femme que pour lui, il profite de sa fortune pour s’adjoindre une compagne plus à son goût. Je ne connais guère de paysans polygames que ceux qui ont épousé dans leur première jeunesse une vieille femme possédant quelque bien.

A part cette exception, le ménage du paysan turc ressemble à celui du paysan chrétien, et, je le dis à regret, le premier pourrait souvent servir de modèle au second. A fidélité égale, l’avantage appartient au Turc, car la fidélité ne lui est imposée ni par la loi religieuse ou civile, ni par l’usage ou les mœurs, ni par l’opinion publique, et il n’y est porté que par la douceur de son naturel, qui répugne à la pensée d’affliger sa compagne. Jamais non plus il ne lui fait acheter par de mauvais traitemens, ni même par de la mauvaise humeur, le privilège dont il ose la dépouiller, d’être seule maîtresse au logis; jamais il ne se dédommage, en la rendant malheureuse, de la contrainte qu’il s’impose à cause d’elle. Ce sont là de ces petites lâchetés dont son âme simple et généreuse est incapable. La tradition de la faiblesse féminine n’est pas tombée dans le domaine de la fable en Orient, et les égards auxquels la faiblesse a droit de la part du plus fort y sont encore pris au sérieux. La femme étant réputée faible, tout lui est permis, tout, ou à peu près. Se mettre en colère sans motif, ne pas avoir le sens commun, parler à tort et à travers, faire juste le rebours de ce qu’on lui demande et surtout de ce qu’on lui ordonne, ne travailler qu’autant qu’il lui plaît, dépenser à sa fantaisie l’argent gagné par son mari, se dire malade, se plaindre sans rime ni raison, tels sont ses privilèges. En vertu de quelle loi, ou de quelle institution, par l’effet direct ou indirect de quelle coutume ou de quel principe en jouit-elle ? La loi la livre sans défense au caprice de son seigneur et maître, l’usage la condamne. Ce n’est donc que la bonté du cœur, la tendresse, la générosité naturelle de l’homme, qui assurent à la femme une impunité presque absolue.

Le paysan turc aime sa compagne comme un père et comme un amant; jamais il ne la contrarie sciemment et volontairement, et il n’est pas de contrariété à laquelle il ne se soumette de bonne grâce pour l’amour d’elle. La femme vieillit de bonne heure dans ces climats, sous l’influence d’une nourriture grossière et malsaine et de couches fréquentes dont ni l’art ni la science n’atténuent le danger. L’homme au contraire, mieux constitué pour supporter les fatigues et les privations, jouit d’une verdeur presque éternelle. Rien n’est moins rare ici qu’un vieillard de quatre-vingt et quelques années, entouré de petits enfans qui sont sa chair et ses os. Malgré cette disproportion entre l’homme et la femme, l’union contractée aux portes de l’enfance n’est presque jamais dissoute que par la mort. J’ai vu des femmes décrépites, hideuses et infirmes, conduites, soignées, adorées par de beaux vieillards aussi droits que le sapin des montagnes, à la barbe argentée, mais longue et touffue, à l’œil vif et serein.

— Vous devez bien aimer votre mari, disais-je un jour à une vieille femme, aveugle et paralytique, que son mari, un de ces beaux vieillards dont je viens de parler, m’avait amenée dans l’espoir que je lui rendrais la vue et le mouvement. La vieille était arrivée à califourchon sur un âne que son mari conduisait par la bride en marchant à côté. Il l’avait prise ensuite dans ses bras, l’avait posée sur un banc auprès de ma porte, et y avait installé sa pauvre compagne sur un amas de coussins avec toute la sollicitude d’une mère pour son enfant. — Vous devez bien aimer votre mari ? dis-je à l’aveugle. — J’aimerais à y voir clair, me répondit-elle. Je regardai le mari, il souriait avec tristesse, mais sans l’ombre de rancune. — Pauvre femme! dit-il en passant le revers de sa main sur ses yeux, sa cécité la rend bien malheureuse. Elle ne peut s’y accoutumer. Mais vous lui rendrez la vue, n’est-ce pas, Bessadée ?

Comme je secouais la tête et me disposais à protester de mon impuissance, il tira le pan de ma robe en me faisant signe de me taire.

— Avez-vous des enfans ? lui demandai-je alors.

— Hélas! j’en ai eu un, mais il est mort il y a longtemps.

— Et comment se fait-il que vous n’ayez pas pris une autre femme, plus robuste et mieux portante, qui vous eût donné des enfans ?

— Ah! cela est bientôt dit; mais cette pauvre créature en aurait eu du chagrin, et cela m’eût empêché d’être heureux avec une autre, et même avec des enfans. Voyez-vous, Bessadée, on ne peut tout avoir dans ce monde. J’ai une femme que j’aime depuis bientôt quarante ans, je ne ferai pas d’autre choix.

L’homme qui me parlait ainsi était un Turc. Sa femme lui appartenait comme un meuble : personne ne l’eût blâmé, aucune loi ne l’eût puni, s’il se fût débarrassé par quelque mesure violente de cet inutile fardeau. On se fût borné en pareil cas à lui demander quels étaient ses motifs pour agir ainsi. Heureusement le caractère du peuple turc corrige ce qu’ont d’odieux ses coutumes. Il y a chez lui un fonds précieux de bonté, de douceur, de simplicité, un instinct remarquable de respect pour ce qui est beau, de pitié pour ce qui est faible. Cet instinct a résisté, il résistera longtemps encore, nous l’espérons, à l’influence d’institutions délétères, exclusivement fondées sur le droit de la force et sur l’égoïsme. Pour comprendre ce qu’il y a de douceur, de sérénité natives chez le Turc, il faut observer les paysans d’origine ottomane, soit dans leur champ, soit au marché ou sur le seuil d’un café. La moisson, les semailles, le prix de l’orge, leur famille, — voilà l’invariable sujet de leurs entretiens. Aucun d’eux n’élève la voix, aucun ne pousse la plaisanterie jusqu’à blesser ou fatiguer même ses compagnons; aucun ne mêle à ses propos ces blasphèmes ou ces dictons grossiers que le peuple affectionne dans d’autres pays. Est-ce à l’éducation qu’ils doivent cette réserve exquise, ces manières à la fois si nobles et si simples ? Non, c’est à la nature. Oui, la, nature a été prodigue envers le peuple turc; mais tous ces dons qu’il tient d’elle, les institutions ne tendent guère qu’à les altérer. A mesure qu’on s’éloigne des classes où se conserve le caractère primitif, à mesure qu’on pénètre dans la bourgeoisie ou dans les régions plus hautes encore, c’est le vice qui apparaît, le vice qui grandit, prédomine, et finit par régner seul. Nous venons de voir les bons instincts de la nation turque tels qu’ils se révèlent chez le paysan; il faut maintenant étudier l’influence exercée sur les classes supérieures par la déplorable constitution de la famille musulmane. C’est surtout dans la région moyenne de la société turque, dans les imitations serviles provoquées par l’exemple de la noblesse, que cette fâcheuse influence peut aisément être jugée par ses résultats.

Entrons dans le harem d’un bourgeois ou d’un petit gentilhomme campagnard. Qu’avant tout la voyageuse privilégiée qui veut visiter ce triste lieu ne se fasse aucune illusion, qu’elle se prépare à surmonter bien des répugnances. Figurez-vous un corps de logis séparé de la maison proprement dite, où le maître reçoit ses hôtes, où les domestiques mâles ont seul le droit d’habiter. L’entrée de ce corps de logis donne d’ordinaire sur un vaste hangar où des poules juchent sur toute sorte de débris et d’immondices. Un escalier en bois, aux marches disjointes et vermoulues, aboutit aux appartemens supérieurs, qui consistent en un grand vestibule donnant accès dans quatre chambres. Une de ces chambres est réservée au seigneur du lieu, qui l’habite avec sa favorite du moment. Les autres pièces sont occupées par le reste de ce qu’on appelle ici la famille. Femmes, enfans, hôtes du sexe féminin, esclaves du maître ou des maîtresses, composent la population du harem. Il n’y a pas en Orient de lits proprement dits, ni de chambres spécialement consacrées au repos. De grandes armoires contiennent pendant le jour des amas de matelas, couvertures et oreillers. Le soir venu, chacune des habitantes du harem tire de l’armoire ce qui lui est nécessaire, fait son lit par terre n’importe où, et se couche toute habillée. Quand une chambre est remplie, les survenantes s’établissent ailleurs, et si les chambres sont encombrées, les dernières venues se placent dans le vestibule ou sur l’escalier. Rien n’est plus déplaisant pour des yeux européens que l’aspect de ces dames se levant le matin dans leurs atours de la veille froissés et fanés par la pression du matelas ou par les mouvemens irréguliers du sommeil.

Le but principal d’un chef de famille turc étant d’avoir le plus grand nombre possible d’enfans, tout dans la vie domestique est subordonné à cette considération. Si une femme demeure deux ou trois ans sans concevoir, elle est aussitôt éloignée; son époux la remplace par une compagne plus féconde. Personne ne s’inquiète des regrets, de la jalousie de la pauvre délaissée; mais il est bon d’ajouter que si au lieu de gémir et de pleurer, celle-ci s’avise de se défaire par un moyen quelconque de sa rivale, personne ne s’inquiète du sort de cette dernière. Aussi je ne pense pas qu’il y ait quelque part de créatures plus dégradées que les femmes turques de la classe moyenne; leur abaissement se trahit sur leur visage. Il est malaisé de se prononcer sur leur beauté, car leurs joues, leurs lèvres, leurs sourcils et le bord de leurs yeux sont défigurés par des couches épaisses de fard appliqué sans goût ni mesure; leur taille est rendue difforme par la coupe ridicule de leurs vêtemens, et leurs cheveux sont remplacés par du poil de chèvre teint en orange foncé. L’expression de leur visage est à la fois la stupidité, une sensualité grossière, l’hypocrisie et la dureté. De principes de morale ou de religion, pas la moindre trace. Leurs enfans les occupent et les ennuient à la fois, elles en prennent soin comme du marche-pied qui leur sert à atteindre à la faveur de leur époux; mais toute pensée de devoir maternel leur est étrangère : on en voit la preuve dans la fréquence des avortemens que ces femmes se procurent sans même s’en cacher, chaque fois que la naissance d’un enfant n’entre pas dans leurs vues.

Environ une quinzaine de jours avant mon départ pour Angora, le chef d’une confrérie de derviches établie dans une petite ville peu éloignée de ma résidence vint me demander un médicament pour sa fille atteinte de certaines infirmités qui me semblèrent autant de symptômes de grossesse. Je fis part de mon opinion au vénérable personnage, qui me répondit avec un gracieux sourire que sa fille ne voulait pas être grosse. — Qu’elle le veuille ou non, repris-je, si elle l’est, il faudra bien qu’elle en prenne son parti. — Impossible, ma chère dame, répondit le vieillard; son mari est parti pour l’armée, et ma fille est bien résolue à ne pas avoir d’enfans avant son retour. — Je donnai aussitôt à entendre au derviche que je ne le comprenais plus du tout. Le vieillard parut embarrassé, et tout en se grattant l’oreille, il entamait de nouvelles explications, lorsque l’un de mes gens, qui l’avait suivi pour nous servir de truchement. s’écria d’un air de dépit en s’adressant au vieillard : — Ne t’avais-je pas dit de ne pas parler de ces choses-là à ma maîtresse ? Les chrétiens d’Occident ne se prêtent pas à de pareils arrangemens, et vous n’obtiendrez rien. — Ces paroles m’ayant éclairée, j’assurai le vénérable qu’il perdait son temps, et qu’autant valait me demander du poison; mais j’eus toutes les peines du monde à m’en débarrasser. Il en revenait toujours à son grand argument que son gendre était parti pour l’armée, et il m’affirma d’ailleurs que la résolution de sa fille était connue et approuvée de son mari. Fort heureusement pour lui et peut-être pour moi, l’excellent père ne comprit pas un mot de mon petit discours; aussi me quitta-t-il en me donnant sa bénédiction, en m’assurant de sa tendre amitié, et en me priant de réfléchir à la demande qu’il venait de m’adresser. Ces transactions-là ont lieu tous les jours et ne choquent la conscience de personne.

Si les mères n’éprouvent pas de véritable tendresse pour leurs enfans, ceux-ci en prennent fort peu de souci. Les garçons considèrent leurs mères comme des servantes; ils leur donnent des ordres, leur adressent des reproches au sujet de leur paresse ou de leur négligence, et je ne sais s’ils se bornent toujours à des paroles. Quant à la pudeur, à cette virginale parure du premier âge, elle n’existe ni pour les enfans ni pour ceux qui les entourent; toutes ces femmes s’habillent, se déshabillent devant leurs plus jeunes fils; les propos les plus libres sont tenus en leur présence. Les enfans méprisent leurs mères, et cette vie commune, qui leur fait perdre le respect des parens, leur communique souvent les tristes passions qui les animent. La rivalité de pouvoir qui agite les mères est une source d’animosité, d’envie, de dépit, d’orgueil et de colère pour les enfans. — Ma mère est plus belle ! elle est plus riche ! plus jeune! elle est née à Constantinople ! — Voilà de quoi se vantent ces enfans lorsqu’ils veulent humilier ceux qu’ils appellent frères!

Un homme ayant les idées et les affections d’un chrétien serait fort à plaindre au sein d’une semblable famille; mais il ne serait pas exposé à s’y trouver. Le Turc qui n’est jamais sorti de sa province, qui ne connaît d’autre société que la société fondée sur les institutions musulmanes, qui tient comme article de foi que rien n’est beau ni bon dans ce monde que son pays, ses lois et ses usages, qui regarde tous les hommes d’une autre religion que la sienne comme des animaux immondes; — le Turc de la classe moyenne se plaît dans la corruption qui l’entoure; il n’aime fortement personne. Il n’est violent et cruel d’ailleurs que d’une façon négative. Pourvu que ses repas soient prêts à l’heure requise, il ne demande rien de plus à la Divinité. Ses enfans lui sont chers; mais s’ils meurent, il ne songe qu’à combler le vide causé par leur perte. Ses femmes souffrent-elles dans leur âme ou dans leur corps, — Peut-être en rira-t-il, peut-être aussi demeurera-t-il parfaitement indifférent. Profondément ignorant, ne sachant pas même qu’il existe des pays où le culte des arts et des lettres remplit et charme les loisirs de l’homme, il n’y a pour lui que des plaisirs sensuels et le repos, qu’il prolonge et varie autant qu’il le peut par l’usage de l’opium, du hachich, de l’eau-de-vie et du tabac. Les charmes de la conversation sont lettre close pour lui; il parle pour demander ou pour ordonner ce dont il a besoin; puis il se tait, et, chacun gardant le silence autour de lui, il n’a pas même la ressource d’entendre les on dit. Quand une de ses femmes a perdu la fraîcheur de la jeunesse, quand, par un motif quelconque, elle a cessé de lui plaire, il s’abstient de l’appeler auprès de lui, et il oublie bientôt son existence. S’il a vu au bazar une esclave qui lui convienne, il l’achète, la mène chez lui, et la proclame sa favorite. C’est peut-être une idiote, une gourmande, une voleuse : il ne l’ignore pas, mais qu’importe ? Il n’a pas d’illusions. Comment en aurait-il, et pourquoi ? Il sait bien que la jeune femme qu’il serre dans ses bras n’éprouve pour lui que haine et dégoût; il sait bien qu’elle lui enfoncerait avec plaisir un poignard dans le cœur pour gagner dix piastres; il sait bien que son amour n’est qu’une fièvre passagère. Les choses peuvent-elles se passer autrement ? y a-t-il quelque part d’autres femmes, d’autres amours, d’autres fièvres et d’autres réveils ? S’il y en a, il n’est pas curieux de les connaître. Il ignore les joies intérieures, les joies ineffables du sacrifice. Jamais il n’a fait un aveu qui pût lui nuire, et il ne s’est dit : J’ai été fidèle à la vérité! Jamais il n’a préféré la satisfaction d’un autre à la sienne, et il ne s’est dit : J’ai été fidèle à mes affections! Jamais il n’a regardé la mort comme une aurore, l’aurore du jour éternel et sans nuage. Cet homme-là se croit heureux cependant. L’est-il plus que le dernier des mendians à qui il a été donné dans sa vie de savoir ce que c’est qu’aimer, se dévouer, croire et attendre ?

La famille du riche, du noble, du Turc de Constantinople, qui a fréquenté la société franque ou qui a voyagé en Europe, ne présente pas le même spectacle d’immoralité et de turpitude naïve; mais, hélas ! sauf quelques exceptions peu nombreuses, la soie et le brocart ne cachent encore qu’un hideux squelette. Les dames de ces harems de premier ordre ne portent pas durant une semaine ni un mois le même costume froissé et souillé. Chaque matin, au sortir de leur, couches somptueuses, elles quittent les vêtemens de la veille, et les remplacent par de nouveaux atours. Leurs robes, leurs pantalons et leurs écharpes sont de fabrique lyonnaise, et quoique les fabricans européens n’envoient en Orient que les rebuts de leurs manufactures, ces rebuts sont encore d’un fort bel effet lorsqu’ils enveloppent les formes magnifiques d’une de ces Géorgiennes ou de ces Circassiennes dont les harems sont peuplés. Qu’importe cependant l’apparence ? La réalité ainsi fardée n’en est pas moins repoussante.

Un mot à ce propos sur les deux races qui représentent à notre imagination inexpérimentée le prototype de la beauté féminine. Grande, forte, la taille bien prise, un teint éclatant, des masses de cheveux noirs et luisans, le front élevé et plein, le nez aquilin, des yeux noirs immenses et fort ouverts, des lèvres vermeilles et modelées comme celles des statues grecques de la bonne époque, des dents de perles, le menton arrondi, le contour du visage parfait, — telle est la Géorgienne. J’admire franchement les femmes de cette race; puis, quand je les ai bien admirées, je détourne la tête et je ne les regarde plus, car je suis sûre de les retrouver, quand il me plaira, exactement telles que je les ai laissées, sans un sourire de plus ni de moins, sans la moindre variation de physionomie. Qu’un enfant lui naisse ou qu’il meure, que son seigneur l’adore ou qu’il la déteste, que sa rivale triomphe ou qu’elle soit exilée, le visage de la Géorgienne n’en dit mot. Je ne sais si les années apportent jamais quelque changement à cette beauté qui tient du marbre, mais dont l’immobile éclat m’impatiente.

La Circassienne n’a ni les mêmes avantages ni les mêmes inconvéniens. C’est une beauté du Nord qui me rappelle les blondes et sentimentales filles de la Germanie; mais la ressemblance ne s’étend pas au-delà des formes extérieures. Les Circassiennes sont blondes pour la plupart; leur teint est d’une fraîcheur charmante, leurs yeux sont bleus, gris ou verts, et leurs traits, quoique fins et gracieux, sont irréguliers. Autant la Géorgienne est sotte et hautaine, autant la Circassienne est fausse et rusée. L’une est capable de trahir son seigneur, l’autre de le faire mourir d’ennui.

La grande occupation de ces dames, c’est la toilette. Aussi les trouvez-vous à toute heure vêtues de crêpe ponceau ou de satin bleu de ciel, la tête couverte de diamans, des colliers à leur cou, des pendans à leurs oreilles, des agrafes à leurs corsages, des bracelets à leurs bras et à leurs jambes, des bagues aux doigts. Quelquefois des pieds nus paraissent à travers la robe de crêpe rouge, et les cheveux sont coupés carrément sur le front comme ceux des hommes de nos pays; mais ce sont là des détails de toilette de peu d’importance. Les manières du beau monde féminin sont censées exprimer le plus profond respect mêlé d’une crainte révérencieuse envers le seigneur du harem. Qu’il entre, et le silence se fait aussitôt; l’une de ses femmes lui ôte ses bottes, l’autre lui met ses pantoufles, celle-ci lui offre sa robe de chambre, celle-là lui apporte sa pipe ou son café ou ses confitures. Lui seul est en possession du droit de porter la parole, et lorsqu’il daigne s’adresser à l’une de ses compagnes, celle-ci rougit, baisse les yeux, sourit et répond à voix basse comme si elle craignait de faire cesser le prestige et de s’éveiller d’un rêve trop doux pour qu’il puisse durer longtemps. Tout cela n’est qu’une comédie dont personne n’est la dupe, pas plus qu’on ne l’est chez nous des airs d’innocence et de timidité d’une pensionnaire. Au fond, toutes ces femmes ont peu de sympathie pour leur seigneur et maître. Ces femmes si aisément et si doucement émues, dont la voix n’est qu’un faible murmure, s’adressent les unes aux autres de fort gros mots sur un diapason aigu et criard, et il n’y a guère d’extrémité à laquelle elles ne puissent se porter contre celle d’entre elles qui jouit de la faveur du sultan. Les esclaves favorites seraient fort à plaindre, si elles ne se permettaient des représailles; mais elles n’ont garde de se les interdire.

Ce qui est pour moi plus révoltant que tout le reste, et c’est beaucoup dire, c’est le harem en miniature des enfans de grande maison. Ces enfans, des petits garçons de neuf à douze ans, possèdent de petites esclaves de leur âge ou à peu près avec lesquelles ils parodient les façons de leurs pères. Ces jeunes victimes d’une constitution sociale véritablement monstrueuse font là un horrible apprentissage de la vie qui leur est réservée, car rien n’est plus cruel qu’un enfant mal élevé, et la barbare dépravation du vieillard débauché se retrouve à l’autre extrémité de la vie. J’ai vu de ces enfans, de ces pachas embryonnaires, battre à coups de pieds et à coups de poings, égratigner, blesser tout un troupeau de petites filles qui osaient à peine pleurer, tandis que le jeune tigre se pourléchait les lèvres et souriait d’un étrange sourire qui me rappelait certaines pages de Pétrone. Cependant, je le répète encore, personne n’est plus étranger à d’aussi odieux sentimens que le Turc tel que la nature l’a fait. Il y a plus, cet enfant cruel deviendra vraisemblablement un assez bon homme, lorsqu’il sera d’âge à jouer sans trop d’effort le rôle qui l’écrase aujourd’hui.

Les grandes dames de Constantinople ne se contentent pas de voir le monde à travers les grillages de leurs fenêtres; elles vont se promener dans la ville, dans les bazars, partout où il leur plaît et sans être soumises à aucune surveillance incommode. Les femmes vénitiennes jouissaient jadis, grâce à leur masque, d’une excessive liberté; le voile des femmes turques rend à celles-ci le même service. Le mari le plus jaloux passerait auprès de son épouse en bonne fortune sans se douter de son malheur, car non-seulement le voile couvre le visage, non-seulement le ferradjah (sorte de manteau) couvre toute la personne et lui donne l’air d’un paquet, mais voiles et ferradjah sont tous de même étoffe, de même forme et presque de même couleur : c’est un domino qui ressemble à tous les dominos; Les dames turques sont donc assurées de garder leur incognito aussi longtemps qu’il leur plaît, et l’infidélité n’est point accompagnée de danger. Dès lors, pourquoi seraient-elles fidèles ? Serait-ce par amour pour leurs maris ? Elles les détestent. Serait-ce par respect de leurs devoirs ? Le mot même de devoirs n’a pour elles aucune signification. Elles font donc l’usage qui leur plaît de la liberté que les mœurs leur accordent. On peut en appeler aux Européens qui ont habité Constantinople : ils avoueront, s’ils veulent être sincères, qu’ils ont noué plus d’une intrigue amoureuse dans les rues ou les bazars. La morale de ceci, c’est que les meilleures précautions ne valent rien là où l’idée du devoir a disparu.

D’après ce que je viens de dire des façons que les maris orientaux emploient envers leurs épouses, on pourrait croire que la brutalité forme le fond de leur caractère. Rien ne serait plus faux, car le Turc de tout âge et de toutes les classes de la société a reçu de la nature une politesse, une délicatesse et une douceur de manières que les Occidentaux n’acquièrent qu’après de longues études, de pénibles efforts et moyennant une contrainte pour ainsi dire éternelle. Jamais un Turc ne se rendra coupable ni d’un mot ni d’un geste dont une femme puisse se trouver offensée, et s’il traite la sienne à peu près comme un être privé de raison, c’est qu’en vérité elle ne fait rien pour s’élever à une condition meilleure. Aussi je voudrais qu’on vît la mine embarrassée et scandalisée d’un Turc placé entre une femme d’Europe et son troupeau d’odalisques[3]. Il rudoie ses femmes plus encore que de coutume, il leur impose silence chaque fois qu’elles entr’ouvrent les lèvres, il les éloigne sous un prétexte ou sous un autre; il jette sur l’Européenne des regards en dessous pleins de crainte et de méfiance, et il répète à chaque instant : « Ne faites pas attention à ce qu’elles disent, ce sont des Turques ! » ou bien : « Vous me trouvez bien grossier avec ces femmes, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? ce sont des Turques! » — Eh mon Dieu! oui, ce sont des Turques, dans le sens que vous donnez à ce mot, c’est-à-dire des créatures sottes et dégradées; mais qui les a rendues telles ? Et pourquoi le nom donné à vos compagnes est-il devenu le synonyme de tout ce qu’il y a de bas et d’inculte parmi les femmes ? Parce que vous avez constitué la famille dans l’intention exclusive de multiplier vos jouissances sensuelles. Vous avez voulu que la femme vous fût soumise comme un esclave : que peut-elle être, sinon un esclave ? — Mais j’ai peut-être trop prolongé déjà ces réflexions générales. On sait maintenant ce qu’il faut entendre par le mot harem en Orient, et je puis ramener le lecteur à la résidence qui m’avait inspiré ces réflexions, à l’habitation de mon noble hôte Mustuk-Bey.

Mustuk-Bey, le prince du Djaour-Dhagda, a passé les bornes de la première jeunesse. C’est un homme d’une quarantaine d’années, grand et bien fait, d’une physionomie qui serait un peu commune, si elle n’était éclairée par de beaux yeux bleu clair, limpides, sourians et perçans comme deux épées. Rien en lui ne décèle le feudataire ambitieux et rusé qui résiste constamment aux ordres de son souverain tout en conservant les apparences du respect et de la soumission. Il y a du bonhomme dans Mustuk-Bey, ou du moins dans ses manières et dans son langage. Il n’affecte pas le luxe oriental des pachas et des chefs de sa tribu. Son costume, sa tenue, sa maison, sa table, tout respire chez lui la plus extrême simplicité.

Derrière la maison du bey se trouve une petite cour carrée entourée de bâtimens bas, formant un seul étage. La cour étant un carré long, les deux bâtimens de côté couvrent une superficie double environ de celle qu’occupent les constructions placées aux extrémités. L’une de ces dernières n’est que le mur mitoyen qui sépare le harem de la maison du bey, et où l’on a pratiqué la Porte d’entrée. Deux petites portes, flanquées chacune de deux fenêtres, communiquent à chacun des bâtimens latéraux de la cour pavée de larges dalles. Le corps de logis du fond n’a qu’une Porte et deux fenêtres, et il est impossible d’entrer dans ce cloître silencieux sans se rappeler l’intérieur d’un couvent de chartreux. On est introduit d’abord dans une pièce assez grande, garnie de matelas et d’oreillers, sur laquelle s’ouvre une arrière-pièce faisant l’office de garde-meuble ou de grenier. Dans chacune des cellules disposées autour de la pièce principale règne et gouverne l’une des épouses du bey. On dit tout bas dans le village et même dans les villes voisines que l’univers n’est pas concentré pour le bey dans ces quatre murailles, et que d’autres établissemens analogues à celui-ci sont échelonnés de distance en distance sur les flancs du Djaour-Daghda. Ce serait là, à vrai dire, un luxe un peu dispendieux.

La hiérarchie est toujours respectée dans les harems, et tout Sardanapale qu’est Mustuk-Bey, quelque amoureux qu’il soit d’ailleurs de l’une ou de l’autre de ses jeunes femmes, ce n’est jamais que chez la première (en date) qu’il daigne tenir ses levers. Ce fut chez elle qu’il me conduisit, lorsque après avoir vu mon établissement pour la nuit dressé et achevé dans une grande salle en dehors de l’enceinte sacrée, je me déclarai prête à aller rendre mes devoirs à ces dames.

La dame en chef me parut avoir un étrange aspect. En la regardant, je songeai malgré moi à une acrobate en retraite. Cette sultane avait été fort belle, et sa beauté n’avait pas encore complètement disparu; son teint offrait un curieux mélange du hâle produit par le soleil et d’une série de couches de peinture sous laquelle le tissu primitif n’était guère visible. Ses grands yeux vert de mer étaient extraordinairement cernés : on aurait dit des gouttières ou même des réservoirs pratiqués au-dessous de la glande lacrymale, pour recueillir les torrens destinés à s’en échapper. Sa bouche, grande et bien modelée, laissait voir des dents encore fort blanches, mais trop écartées les unes des autres, et paraissant branler dans des gencives dont le rouge trop vif et l’enflure maladive éveillaient de déplaisantes pensées. Elle dédaignait apparemment les perruques de poil de chèvre, car elle portait ses propres cheveux, mais teints en rouge orangé. Sa toilette était non pas soignée, mais recherchée, et formait un frappant contraste avec celle de ses enfans, qui étaient vêtus comme de petits mendians. Aussi longtemps que son mari fut présent, elle se montra aussi timide et aussi effarouchée qu’une très jeune mariée le jour de son mariage, se couvrant le visage de son voile, de ses mains, de tout ce qui se trouvait à sa portée, et ne répondant que par monosyllabes. Le nez tourné contre la muraille, elle réprimait de petits éclats de rire nerveux, paraissait prête à fondre en larmes à la première occasion favorable, renouvelait enfin les petites manœuvres que j’avais vu exécuter si souvent par des femmes placées dans la même position, et dont les maris orientaux se montrent toujours flattés. — C’est le sentiment de leur infériorité qui les trouble ainsi, se disent-ils. L’infériorité de ceux qui nous entourent supposant nécessairement notre propre supériorité, les maîtres d’un harem prennent pour un compliment l’embarras que cause leur présence. Le sentiment dont il est ici question n’appartient exclusivement d’ailleurs ni à une nation ni même à l’un des deux sexes : il fait partie des élémens dont se compose la nature humaine.

Après avoir joui quelque temps du trouble charmant qu’il occasionnait, et m’avoir suppliée à plusieurs reprises de ne pas faire attention à sa femme, qui n’était qu’une Turque, le bey nous quitta en disant que je ne tirerais pas un mot d’elle aussi longtemps qu’il serait là. Lorsqu’il eut dépassé le seuil de la porte, je me tournai vers sa femme, et je crus d’abord qu’elle avait disparu par une trappe, ne laissant derrière elle pour la représenter que ses nippes arrangées en paquet. Une légère ondulation dans cet amas informe m’avertit de mon erreur, et bientôt le visage enluminé de ma belle hôtesse en sortit comme d’un nuage. Le bouquet d’adieu de son cher époux l’avait jetée dans une si grande émotion, qu’elle s’était vue dans la nécessité d’enfoncer sa tête entre ses jambes. Ceux qui connaissent la manière de s’asseoir des Orientaux comprendront que l’évolution exécutée par Mme Mustuk ne présentait pas de grandes difficultés.

Quand nous fûmes seules, elle déposa son masque de timidité farouche et causa quelque temps avec un parfait sans-gêne. Elle me fit beaucoup de questions sur nos usages, qui lui semblaient aussi singuliers que plaisans, si j’en juge par ses éclats de rire, qui revenaient aussi fréquemment que le refrain d’une chanson et avec le même à-propos. Je demeurais convaincue néanmoins que ma belle hôtesse n’était pas aussi bornée que son mari daignait le croire, en voyant l’intérêt qu’elle prenait à une multitude de choses qui ne la regardaient pas, et la persévérance avec laquelle elle me demandait le pourquoi de chacune. Il m’eût été fort difficile de répondre catégoriquement à toutes ses questions de manière à être comprise; mais je connaissais déjà le mot magique, le talisman qui endort et paralyse subitement toute curiosité orientale. Supposez votre interlocuteur au comble de l’étonnement et vous demandant le pourquoi de telle chose qui lui semble inexplicable, monstrueuse, folle; — il vous suffit de répondre : « C’est l’usage dans notre pays, » et l’étonnement se dissipe, la question n’est pas répétée, le curieux se déclare complètement satisfait. Jamais on ne vous répondra : Mais pourquoi est-ce l’usage ? ni : Qui vous empêche d’en changer ? Non, les Orientaux sont si bien accoutumés dès leur plus tendre enfance à voir, à faire et à souffrir un nombre infini d’absurdités conservées par l’usage, qu’ils finissent par considérer l’usage comme les anciens considéraient le Destin, comme une divinité immuable, inexorable, supérieure à toutes les autres, et contre laquelle il est inutile de se raidir. Si jamais je me trouve chez une nation qui se contente d’apprendre que telle chose est l’usage quelque part, pour se dispenser de l’examiner davantage et de la juger, je saurai à quoi m’en tenir sur la valeur de ses institutions.

La traînée de lumière qui, en entrant par la porte ouverte, dessinait un grand carré long sur le plancher, fut tout à coup interceptée; un bruit de chuchottemens et de pantoufles traînantes sur les dalles humides se fit entendre au dehors, et les trois autres femmes du bey, qui se trouvaient pour le quart d’heure au logis, vinrent faire ma connaissance et me souhaiter la bienvenue. La seconde et la troisième se ressemblaient si fort, que je les crus sœurs : c’étaient de grosses figures dont la couperose précoce pouvait passer pour de la fraîcheur dans un pays où le goût est peu délicat. Chacune d’elles traînait à sa suite la troupe d’enfans que la Providence lui avait accordée.

Derrière les deux femmes se tenait humblement dans l’ombre une figure sur laquelle mes yeux se fixèrent d’abord et demeurèrent obstinément attachés, en dépit de toutes les manœuvres exécutées par les autres sultanes pour les faire tourner de leur côté. Je ne me souviens pas d’avoir jamais rien vu de plus beau. Cette femme portait une longue robe traînante en satin rouge, ouverte sur la poitrine, qui était légèrement voilée par une chemise en gaze de soie, à larges manches pendantes au-dessous du coude. Sa coiffure était celle des Turcomanes, et pour s’en faire une idée, il faut imaginer une complication, une multiplicité infinie de turbans placés les uns sur les autres, ou les uns autour des autres, s’élevant à d’inaccessibles hauteurs. Il y avait là des écharpes rouges roulées six ou sept fois en spirales et formant une tour à la façon de la déesse Cybèle; des mouchoirs de toutes les couleurs se croisant avec les écharpes, montant ou descendant sans parti pris à l’avance, et dessinant de fantasques arabesques; des mètres et puis encore des mètres de fine mousseline enveloppant de leur transparente blancheur une partie de l’échafaudage, encadrant soigneusement le front et tombant en riches et légères draperies le long des joues, autour du cou et sur la poitrine. Des chaînettes en or, ou de petits sequins enfilés les uns aux autres, des épingles en pierreries ou en diamans piquées dans la mousseline, se balançaient gracieusement entre les plis et leur imprimaient une certaine stabilité, qu’il eût été déraisonnable de demander à un tissu aussi léger. De petits pieds d’enfant qui semblaient taillés dans le marbre paraissaient et disparaissaient tour à tour sous la longue robe de satin rouge, tandis que des bras et des mains comme je n’en vis jamais secouaient un nombre infini de bracelets et de bagues dont le poids ne devait pas être insignifiant, et qui scintillaient comme de vrais diamans. Tout cela formait un ensemble à la fois bizarre et gracieux, mais tout cela disparaissait subitement dès que l’on avait vu le visage qu’entouraient ces draperies flottantes, et qu’une si grande toilette était supposée embellir. Ce visage était d’une beauté singulière, que je renonce à décrire, car comment donner à qui n’a pu le contempler l’idée d’un si charmant chef-d’œuvre de la nature, d’un si ravissant mélange de grâce et de timidité ?

J’ai dit que chacune des deux nouvelles venues traînait, accrochés à sa robe, les enfans issus de ses entrailles, absolument comme la mère des Gracques. Ma beauté, au contraire, marchait seule à la suite de ses moitiés (c’est ainsi qu’on désigne en Orient le degré de parenté qui consiste à avoir un mari commun). Elle avait la tête baissée, et l’air plutôt humilié qu’humble. Je fis à la hâte mon compliment aux deux premières, car j’étais impatiente d’arriver à la dernière, et de voir ce que deviendrait ce beau visage lorsqu’il s’animerait par la conversation. Je la salue; elle ne me répond pas. Je lui demande pourquoi elle n’a pas amené ses enfans : même silence. Alors les trois autres moitiés, prenant la parole toutes à la fois, m’apprennent, avec une satisfaction parfaite, qu’elle n’en a pas, pendant que la belle moitié baisse la tête et rougit excessivement. Je regrettai d’avoir touché une corde aussi délicate, et, pour atténuer l’effet de mon imprudence, jamais on ne devinerait ce que j’ajoutai. J’eusse fait preuve de la plus odieuse brutalité, si je me fusse adressée à toute autre femme qu’à l’habitante d’un harem; mais j’étais depuis trois ans en Asie, et je connaissais assez bien le terrain sur lequel je marchais. Je dis donc, en prenant un air de confiance et d’approbation, comme si ce que j’allais dire devait nécessairement mettre un terme à l’embarras de la belle Turcomane et lui rendre l’honneur : — C’est que les enfans de madame sont morts, sans doute ? — Elle n’en a jamais eu, vociférèrent les trois harpies en riant aux éclats. Et cette fois deux larmes coulèrent le long des joues enflammées de la pauvre femme.

Rien n’est plus honni, plus méprisé, plus délaissé, en Orient qu’une femme stérile. Avoir des enfans et les perdre, c’est un chagrin sans doute, mais on s’en console, on les oublie, on les remplace. Après tout, lors même que les consolations, que l’oubli, que les remplaçans feraient défaut, la mère qui a perdu ses enfans n’en est pas moins une grande dame; sa position sociale et domestique demeure la même; on la respecte, on l’admire, on l’aime peut-être; elle n’a pas à rougir. Ne pas mettre au monde d’enfans, c’est là un vrai malheur, le plus grand des malheurs, un malheur irréparable qui vous renverse dans la poussière, dans la boue, et qui autorise la dernière des esclaves (pourvu qu’elle soit grosse) à vous fouler aux pieds. Soyez belle, soyez charmante, soyez adorée, ayez apporté à votre mari la fortune qu’il dépense, ayez dans vos veines du sang impérial tandis que votre mari n’est qu’un portefaix : dès l’instant que votre stérilité est avérée, vous n’avez plus de salut à espérer. Finissez-en plutôt avec la vie, car chacun de vos jours sera rempli de douleurs, d’humiliations et d’insultes.

Pendant tout le temps que j’ai passé dans la société de ces dames, je n’ai pu arracher un seul mot à la plus belle. Elle baissait ses longs cils d’une façon admirable, les plus charmantes couleurs allaient et venaient sur ses joues veloutées, les plus gracieux sourires se disputaient ses lèvres; mais, si elle avait été muette, elle n’eût pas gardé un silence plus obstiné. Ce ne fut qu’à la fin de ma visite, lorsque je prenais congé de mes hôtesses et après avoir fait observer à la belle taciturne que je la quittais sans avoir entendu le son de sa voix, ce fut alors seulement que, faisant un pas vers moi et prenant un air résolu comme si elle allait monter sur une brèche, elle dit tout d’une haleine, avec une voix très douce et très pure, mais sans la moindre modulation dans le son : « Dame, reste encore, parce que je t’aime beaucoup. » Ceci dit, la bouche se referma, les yeux reprirent leur direction vers le plancher, le feu de la résolution s’éteignit sur ce joli visage : l’entreprise avait été couronnée de succès, le compliment était parvenu à son adresse, et la belle des belles pouvait se reposer sur ses lauriers.

Je ne sais d’où cela m’est venu, mais à partir de ce moment je fus poursuivie par la pensée que ma reine de beauté était idiote, et qu’elle m’avait débité là l’une des phrases, peut-être même l’unique phrase avec laquelle elle salue le seigneur son époux. Lorsque je revis celui-ci, je lui fis, comme c’est l’usage, force complimens au sujet de ses femmes; mais je me répandis surtout en éloges sur la rare beauté de ma favorite. « Vous la trouvez donc bien belle ? fit-il avec quelque surprise. — Admirablement belle ! » répondis-je. Il parut réfléchir un moment, puis il leva les sourcils, dessinant par ce mouvement une multitude de lignes horizontales sur son front; il avança la lèvre inférieure et le menton, baissa la tête en allongeant le cou, haussa légèrement les épaules, leva un peu les bras et les laissa retomber sur ses cuisses; enfin il me dit d’un air à demi confidentiel : « Elle n’a pas d’enfans! » Elle était jugée.

J’avais hâte de me remettre en route après quelques jours passés chez le prince du Djaour-Daghda. J’avais à gagner Alexandrette pour me diriger de là sur Beyrouth. Malheureusement le temps pluvieux vint contrarier mes projets de départ, et je dus, bien malgré moi, prolonger mon séjour dans la résidence de Mustuk, sans autres moyens de distraction que des entretiens fort monotones tantôt avec le bey, tantôt avec ses femmes. Enfin le soleil reparut, et je quittai le Djaour-Daghda avec un très vif mouvement de satisfaction, c’est- à-dire dans une disposition d’esprit bien différente de celle où je me trouvais au sortir d’Adana.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO

  1. Voyez la livraison du 1er février.
  2. Une fois, — c’était dans un village au milieu du Liban, où j’avais été retenue pendant plus de quinze jours par une série d’accidens, — un moine de l’ordre des carmélites vint à passer et me demanda pourquoi je ne continuais pas ma route. Je lui répondis qu’ayant dépensé pendant cette halte forcée l’argent qui devait me conduire jusqu’à Homs, où des fonds m’attendaient, j’avais écrit pour que l’on m’envoyât de l’argent de cette ville. Le père revenait de Tripoli, où il était allé toucher quelques centaines de piastres. Il les tira du sac qui était attaché à la selle de son cheval et il me les remit en disant : « Mon couvent n’est qu’à quelques pas d’ici; moi et mes frères nous attendrons dans nos cellules plus aisément que vous sous vos tentes. En arrivant à Homs, remettez la somme à .... » Il me donna des instructions sur la manière de la lui faire parvenir, et il passa son chemin. D’autres fois je reçus le même témoignage de confiance d’un négociant, d’un Turc, d’un Franc et même d’un Arménien ! Était-ce à moi personnellement que s’adressait cette confiance ? C’était au voyageur, à l’hôte, car tout habitant d’une ville considère l’étranger qui s’y trouve comme son hôte.
  3. Odalisque signifie littéralement femme de chambre, ou plutôt femme pour la chambre! Il faut apprendre le turc pour voir s’envoler ainsi ses dernières illusions !