La Vie littéraire/1/George Sand et l’idéalisme dans l’art

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 339-347).

GEORGE SAND
ET L’IDÉALISME DANS L’ART[1]

Aujourd’hui seulement, nous mesurons le vide que laissa au milieu de nous la mort soudaine de M. Caro. M. Caro fut retranché en pleine vie, dans toute l’activité de son intelligence. Au lendemain de sa mort, dans la première surprise, — qu’on nous le pardonne, — nous parlions de lui comme s’il allait revenir. Nous gardions les familiarités de la veille. Nous n’avions pas encore le sentiment de l’irréparable. Il nous est venu depuis. Désormais, nous sentons que M. Caro nous manque et qu’il nous manquera longtemps. Nous allons disant : « Qui maintenant exposera, comme lui, avec une clarté lumineuse, les nouveaux systèmes et les jeunes doctrines ? Qui enseignera les profanes ? Qui sera le doux apôtre des gentils ? Sur quelles lèvres irons-nous recueillir les nobles élégances de la philosophie ? Rien n’est plus doux ni plus rare qu’un docteur aimable. C’est une chose divine que d’enseigner avec grâce, et cette chose s’en est allée avec lui.

Ainsi disions-nous, quand un petit volume posthume est venu raviver nos regrets. Quelques jours avant sa mort, M. Caro mettait la dernière main à une étude sur George Sand, pour la Collection des Grands Écrivains français. Cette collection se compose, comme on sait, d’études sur la vie, les œuvres et l’influence des principaux auteurs de notre littérature. Chaque volume comprend une monographie. L’étude sur George Sand, par M. E. Caro, vient de paraître. Ce volume est le troisième en date de la collection. Un Victor Cousin, par M. Jules Simon ; une Madame de Sévigné, par M. Gaston Boissier, et un Montesquieu, par M. Albert Sorel, l’avaient précédé.

Turgot, par M. Léon Say, et Voltaire, par M. Ferd. Brunetière, sont sous presse. On annonce ensuite : Villon, par M. Gaston Paris ; d’Aubigné, par M. Guillaume Guizot ; Rousseau, par M. Cherbuliez ; Joseph de Maistre, par le vicomte Eugène Melchior de Vogüé ; Lamartine, par M. de Pomairols ; Balzac, par M. Paul Bourget ; Musset, par M. Jules Lemaître ; Sainte-Beuve, par M. H. Taine ; Guizot, par M. G. Monod ; Boileau, par M. Brunetière, qui se trouve ainsi chargé de deux études. Ce que j’en dis là n’est pas pour m’en plaindre ; bien au contraire. On voit, par les noms que je viens de citer, que les directeurs de cette entreprise littéraire ont souci de choisir des critiques préparés à leur tâche par leurs goûts, leurs travaux ou la nature de leur esprit.

S’ils ont demandé à M. Caro une étude sur George Sand, ce n’est pas sans raison. Le philosophe spiritualiste était attaché à la mémoire de madame Sand, comme à la muse de sa jeunesse. Le seul nom de l’auteur d’Indiana résumait pour lui des journées de rêverie délicieuses et de discussions ardentes. « Ce nom, nous dit-il, représente tant de passions généreuses, tant d’aspirations confuses, de témérités de pensée, de découragements profonds, d’espérances surhumaines mêlées à l’élégante torture du doute !… » En ranimant ses souvenirs, il se remet sous le charme, et son livre est un hommage au beau génie de madame Sand. Il est vrai que l’auteur de l’Idée de Dieu n’avait pas sur la famille et la société les idées de l’auteur de Lélia ; mais les idées sont peu de chose chez madame Sand ; le sentiment, au contraire, est tout et l’on peut l’admirer, sans penser comme elle, à la condition de sentir comme elle.

L’âme de cette femme admirable se répand aisément dans ses livres

…… Comme ces eaux si pures et si belles
Qui coulent sans effort des sources naturelles.

Ne lui demandez pas ce qu’elle pense : la pensée suppose la réflexion, et elle ne réfléchit pas. Elle laisse ses amis penser pour elle ; elle reçoit leurs idées toutes faites et elle aime mieux les répéter que de les comprendre. Sa seule fonction au monde est d’exprimer avec une magnificence incomparable le sentiment de la nature et les images de la passion.

La nature, elle la voit bien, puisqu’elle la voit belle. La nature n’est que ce qu’elle paraît : elle n’est en soi ni belle ni laide. C’est l’œil de l’homme qui fait seul la beauté du ciel et de la terre. Nous donnons la beauté aux choses en les aimant. L’amour contient tout le mystère de l’idéal. M. Caro nous rappelle à propos, dans son livre, un trait charmant de cette grande et naïve amante des choses, dont l’âme était en harmonie avec les fleurs des champs : « En portant mes mains à mon visage, dit George Sand, je respirai l’odeur d’une sauge dont j’avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne à plusieurs lieues de moi. Je l’avais respectée ; je n’avais emporté d’elle que son exquise senteur. D’où vient qu’elle l’avait laissée ? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s’attache aux mains d’un ami et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu’il aime ? Le parfum de l’âme, c’est le souvenir…  »

Elle était en communion perpétuelle avec la nature, et ne pouvait respirer un brin de sauge sans sentir en elle le Dieu inconnu. Ne nous laissons point tromper par les grands mots d’art et de vérité. Le secret du beau est à la portée des petits enfants. Les humbles le devinent quelquefois plus vite que les superbes. Aimer, c’est embellir ; embellir, c’est aimer.

L’art naturaliste n’est pas plus vrai que l’art idéaliste. M. Zola ne voit pas l’homme et la nature avec plus de vérité que ne les voyait madame Sand. Il n’a pour les voir que ses yeux comme elle avait les siens. Le témoignage qu’il porte des choses n’est qu’un témoignage individuel. Il nous dit comment la nature vient se briser contre lui : ni plus ni moins ; mais il ne sait ce qu’est l’univers, ni s’il est. Naturalistes et idéalistes sont également les jouets des apparences ; ils sont, les uns et les autres, en proie au spectre de la caverne. C’est ainsi que Bacon appelait le principe de notre éternelle ignorance, de l’ignorance à laquelle la condition d’homme nous condamne, murés que nous sommes en nous-mêmes comme dans un rocher, et solitaires, hallucinés, au milieu du monde. Eh bien, puisque tous les témoignages que nous portons de la nature ont aussi peu de réalité objective les uns que les autres, puisque toutes les images que nous nous faisons des choses correspondent non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux états de notre âme, pourquoi ne point rechercher et goûter de préférence les figures de grâce, de beauté et d’amour ? Songe pour songe, pourquoi ne pas choisir les plus aimables ? C’est ce que faisaient les Grecs. Ils adoraient la beauté ; la laideur, au contraire, leur semblait impie. Pourtant, ils ne conservaient guère d’illusions ni sur la réalité des choses, ni sur la bonté de la nature. Ces Hellènes eurent de bonne heure une philosophie douloureuse et sans illusions.

Je feuilletais, ce matin même, le beau livre de M. Victor Brochard sur les sceptiques et j’y voyais que le doute scientifique régnait dans les plus anciennes écoles de la Grèce, avec son cortège de tristesses et d’amertumes. La Grèce intelligente souffrit, dès l’enfance, de l’impossibilité de croire. Sa religion ne fut que l’amusement de son incrédulité. C’est pourquoi peut-être cette religion resta humaine et bienfaisante. Du moins, ce charmant petit peuple n’accrut pas son mal en ajoutant à l’impossibilité de croire l’impossibilité d’aimer. Il eut la sagesse de poursuivre le beau, alors que le vrai lui échappait, et le beau ne le trompa point comme le vrai.

C’est que le beau dépend de nous ; il est la forme sensible de tout ce que nous aimons. Entre les romanciers idéalistes et les romanciers réalistes la question est bien mal posée. On oppose la réalité à l’idéal, comme si l’idéal n’était pas la seule réalité qu’il nous soit permis de saisir. Dans le fait, les naturalistes voudraient nous rendre la vie haïssable, tandis que les idéalistes cherchaient à l’embellir. Et comme ils avaient raison ! Comme ce qu’ils faisaient était excellent ! Il y a chez les hommes un incessant désir, un perpétuel besoin d’orner la vie et les êtres. Madame Sand a dit si bien : « Par une loi naturelle, l’esprit humain ne peut s’empêcher d’embellir et d’élever l’objet de sa contemplation. » Pour embellir la vie, que n’avons-nous pas inventé ? Nous nous sommes fait de magnifiques habits de guerre et d’amour et nous avons chanté nos joies et nos douleurs. Tout l’effort immense des civilisations aboutit à l’embellissement de la vie. Le naturalisme est bien inhumain : car il veut défaire ce travail de l’humanité entière. Il arrache les parures, il déchire les voiles ; il humilie la chair qui triomphait en se spiritualisant, il nous ramène à la barbarie primitive, à la bestialité des cavernes et des cités lacustres.

Ce peut être là un plaisir de décadent. Mais il serait dangereux de le goûter avec trop d’obstination ; il mène à une irrémédiable grossièreté, à la ruine de tout ce qui fait le charme et les grâces de l’existence. Madame Sand fut un grand artisan d’idéal : c’est pour cela que je l’aime et que je la vénère. On me dit que le livre de M. Caro est fort bien accueilli du public et qu’il s’enlève avec rapidité sous les galeries de l’Odéon. Tant mieux ! Il faudrait nous réjouir grandement si ce succès était le signe du retour de l’idéal dans l’art.

On me dit aussi que les romans de George Sand, trop oubliés aujourd’hui, retrouveront des lecteurs. Je le souhaite ; je voudrais qu’on lût non seulement les plus sages et les plus apaisés ; mais encore les plus ardents, ceux de la première heure, Lélia et Jacques. On y trouvera sans doute une revendication bien audacieuse des droits de la passion. C’est là, comme disait Chateaubriand vieux, une offense à la rectitude de la vie. Mais l’auteur de René n’avait-il pas semé aussi par le monde des paroles brûlantes ? D’ailleurs, à quoi bon nier les droits de la passion ? La passion ne demande pas sa part à la société, elle la lui vole avec la fureur du désir et le calme de l’innocence. Rien ne l’arrête : elle a le sentiment de son inévitable fatalité. Comment pourrait-on l’effrayer ? Elle fait ses délices de l’angoisse et de l’inquiétude. Les religions mêmes n’ont rien pu contre elle ; elles lui ont seulement offert une volupté de plus : la volupté des remords. Elle est à elle seule sa gloire, son bonheur et son châtiment. Elle se moque bien des livres qui l’exaltent ou la répriment.

Exalter les passions, c’est ce que les grands poètes ont fait bien avant les grands romanciers. Phèdre, Didon, Françoise de Rimini, Juliette, Ériphyle, Velléda ont précédé Lélia et la Fernande de Jacques. Il peut y avoir du danger, sans doute, à remuer ces flammes. Où n’y-a-t-il pas du danger, et qui peut dire, sa journée faite : je n’ai nui à personne ? Mais ces sentiments touchent aux côtés généreux de la nature humaine. Les traiter, c’est glorifier l’homme dans ses joies les plus douloureuses et les plus touchantes. Le roman qui décrit le vice est bien plus funeste que celui qui représente la passion. Pourquoi ? parce que le vice est plus facile à suggérer que la passion ; parce qu’il s’insinue lentement et sourdement ; parce qu’enfin il est à la portée des âmes communes. Le roman du vice, madame Sand ne l’a jamais écrit.

Madame Sand demeura toujours bien persuadée que la grande affaire des hommes, c’est l’amour. Elle avait raison à moitié. La faim et l’amour sont les deux axes du monde. L’humanité roule tout entière sur l’amour et la faim. Ce que Balzac a vu surtout dans l’homme, c’est la faim, c’est-à-dire le sentiment de la conservation et de l’accroissement, l’avarice, la cupidité, les ambitions matérielles, les privations, les jeûnes, les indigestions, les grandeurs de chair. Il a montré avec une extrême précision toutes les fonctions de la griffe, de la mâchoire et de l’estomac, toutes les habitudes de l’homme de proie. George Sand n’a pas moins de grandeur, pour ne nous avoir montré que des amoureux. Carlyle dit, dans un passage cité par Arvède Barine, que « toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité, qu’à une époque héroïque, personne ne se donnerait la peine d’y penser. » Le vieux Carlyle est bien détaché. Pourtant, il semble que la nature entière n’ait d’autre but que de jeter les êtres dans les bras l’un de l’autre et de leur faire goûter, entre deux néants infinis, l’ivresse éphémère du baiser.



  1. George Sand, par E. Caro, dans la Collection des grands écrivains, Hachette, édit. in-18.