La Vie littéraire/2/Histoire du peuple d’Israël

La bibliothèque libre.
La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 317-324).


HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL[1]


Faut-il essayer de vous rendre l’impression que j’ai éprouvée en lisant ce deuxième volume de l’Histoire d’Israël ? Faut-il vous montrer l’état de mon âme quand je songeais entre les pages ? C’est un genre de critique pour lequel, vous le savez, je n’ai que trop de penchant. Presque toujours, quand j’ai dit ce que j’ai senti, je ne sais plus que dire et tout mon art est de griffonner sur les marges des livres. Un feuillet que je tourne est comme un flambeau qu’on m’apporte et autour duquel aussitôt vingt papillons sortis de ma tête se mettent à danser. Ces papillons sont des indiscrets, mais qu’y faire ? Quand je les chasse, il en revient d’autres. Et c’est tout un chœur de petits êtres ailés qui, dorés et blonds comme le jour, ou bleus et sombres comme la nuit, tous frêles, tous légers, mais infatigables, voltigent à l’envi et semblent murmurer du battement de leurs ailes : « Nous sommes de petites Psychés ; ami, ne nous chasse pas d’un geste trop brusque. Un esprit immortel anime nos formes éphémères. Vois : nous cherchons Éros, Éros qu’on ne trouve jamais, Éros, le grand secret de la vie et de la mort. » Et, en définitive, c’est toujours quelqu’une de ces petites Psychés-là qui me fait mon article. Elle s’y prend, Dieu sait comment ! Mais, sans elle, je ferais pis encore.

En ce moment, alors que je lis, dans le beau livre de M. Renan, les règnes de David et de Salomon, le schisme des tribus, la victoire des prophètes, l’agonie et la mort du royaume d’Israël, alors qu’avec sa science de linguiste et d’archéologue, les souvenirs de ses voyages et surtout un sens divinateur des choses très anciennes, l’historien retrouve et me montre le pasteur nomade qui voit partout des Elohim dans les mirages du désert et quelquefois lutte toute une nuit avec l’un de ces êtres mystérieux ; restitue le Temple de Salomon, son pylône de style égyptien, ses deux colonnes d’airain à chapiteaux de gerbes de lotus, ses cheroubim d’or monstrueux comme les sphinx de Memphis et comme les taureaux à face humaine de Khorsabad et tout à l’entour, dressé sur les collines ou caché sous les bocages, l’impur hiérodule des temples phéniciens ; suit enfin à travers les siècles l’évolution du sentiment religieux chez ce peuple singulier qui passa de l’adoration d’un dieu jaloux et féroce au culte de cette providence divine dont il a finalement imposé l’idéal au monde, — pendant toute cette lecture attachante et forte qui m’intéresse, parce qu’elle est savante et qui m’enchante pour ce qu’elle contient d’art exquis, savez-vous ce que font mes bestioles aux ailes toujours agitées, mes petites Psychés anxieuses ? Elles me montrent ma vieille Bible en estampes, la bible que ma mère m’avait donnée et qu’enfant je dévorais des yeux avant même de savoir lire.

C’était une bonne vieille Bible. Elle datait du commencement du XVIIe siècle ; les dessins étaient d’un artiste hollandais qui avait représenté le paradis terrestre sous l’aspect d’un paysage des environs d’Amsterdam. Les animaux qu’on y voyait, tous domestiques, donnaient l’idée d’une ferme et d’une basse-cour très bien tenues. C’étaient des bœufs, des moutons, des lapins et un beau cheval brabançon, bien tondu, bien pansé, tout prêt à être attelé au carrosse d’un bourgmestre. Je ne parle pas d’Eve, en qui éclatait la beauté flamande ; c’étaient là des trésors perdus. L’arche de Noé m’intéressait davantage. J’en vois encore la coque ample et ronde, surmontée d’une cabane en planches. O merveille de la tradition ! j’avais parmi mes joujoux une arche de Noé exactement semblable, peinte en rouge, avec tous les animaux par couple et Noé et ses enfants faits au tour. Ce m’était une grande preuve de la vérité des Écritures. Teste David cum Sibylla. À dater de la tour de Babel, les personnages de ma Bible étaient richement habillés, selon leur condition, les guerriers à l’exemple des Romains de la colonne Trajane, les princes avec des turbans, les femmes comme les femmes de Rubens, les bergers en façon de brigands et les anges à la mode de ceux des jésuites. Les tentes des soldats ressemblaient aux riches pavillons qu’on voit dans les tapisseries ; les palais étaient imités de ceux de la Renaissance, l’artiste n’ayant pas imaginé qu’on pût rien représenter de plus vieux en ce genre. Il y avait des nymphes de Jean Goujon dans la fontaine où se baignait Bethsabé. C’est pourquoi ces images me donnaient l’idée d’une antiquité profonde. Je doutais que mon grand-père lui-même, bien qu’il eût été blessé à Waterloo, en souvenir de quoi il portait toujours un bouquet de violettes à sa boutonnière, eût pu connaître la tour de Babel et les bains de Bethsabé. Oh ! ma vieille Bible en figures, quelles délices j’éprouvais à la feuilleter le soir quand mes prunelles nageaient à demi déjà dans les ondes ravissantes du sommeil enfantin ! Comme j’y voyais Dieu en barbe blanche ! Ce qui est peut-être après tout la seule façon de le voir réellement. Comme je croyais en lui !

Je le trouvais, entre nous, un peu bizarre, violent et colère ; mais je ne lui demandais pas compte de ses actions : j’étais habitué à voir les grandes personnes agir d’une façon incompréhensible. Et puis j’avais alors une philosophie : je croyais à l’infaillibilité universelle des hommes et des choses. J’étais persuadé que tout était raisonnable dans le monde et qu’une aussi vaste chose était conduite sérieusement. C’est une sagesse que j’ai laissée avec ma vieille Bible. Quels regrets n’en ai-je pas ! Songez donc ! Être soi-même tout petit et pouvoir atteindre le bout du monde après une bonne promenade ! Croire qu’on a le secret de l’univers dans un vieux livre, sous la lampe, le soir, quand la chambre est chaude. N’être troublé par rien et pourtant rêver ! car je rêvais alors et tous les personnages de ma vieille bible venaient, dès que j’étais couché, défiler devant mon petit lit à galerie. Oui, les rois portant le sceptre et la couronne, les prophètes à longues barbes, drapés sous un éternel coup de vent, passaient dans mon sommeil avec une majesté mêlée de bonhomie. Après le défilé, ils s’allaient ranger d’eux-mêmes dans une boîte de joujoux de Nuremberg. C’est la première idée que je me suis faite de David et d’Isaïe.

Tous nous l’avons eue plus ou moins ; tous nous avons feuilleté, autrefois, une vieille Bible en estampes. Tous nous nous sommes fait de l’origine du monde et des choses une idée simple, enfantine et naïve. Il y a quelque chose d’émouvant, ce me semble, à rapprocher cette idée puérile de la réalité telle que la science nous la fait toucher. À mesure que notre intelligence prend possession d’elle-même et de l’univers, le passé recule indéfiniment et nous reconnaissons qu’il nous est interdit d’atteindre aux commencements de l’homme et de la vie. Si avant que nous remontons les temps, des perspectives nouvelles, des profondeurs inattendues s’ouvrent sans cesse devant nous ; nous sentons qu’un abîme est au delà. Nous voyons le trou noir et l’effroi gagne les plus hardis. Ce berger nomade qu’on nous montre entouré, dans la nuit du désert, des ombres des Elohim, il était le fils d’une humanité déjà vieille et, pour ainsi dire, aussi éloignée que la nôtre du commun berceau. C’en est fait. L’homme moderne, lui aussi, a déchiré sa vieille Bible en estampes. Lui aussi, il a laissé au fond d’une boîte de Nuremberg les dix ou douze patriarches qui, en se donnant la main, formaient une chaîne qui allait jusqu’à la création. Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le sait, que l’exégèse a trouvé le sens véritable de la Bible hébraïque. Les vieux textes sur lesquels reposait une croyance tant de fois séculaire subissent depuis cent ans, deux cents ans même le libre examen de la science. Je suis incapable d’indiquer précisément la part qui revient à M. Renan dans la critique biblique. Mais ce qui lui appartient, j’en suis sûr, c’est l’art avec lequel il anime le passé lointain, c’est l’intelligence qu’il nous donne de l’antique Orient dont il connaît si bien le sol et les races, c’est son talent de peindre les paysages et les figures, c’est sa finesse à discerner, à défaut de certitudes, le probable et le possible, c’est enfin son don particulier de plaire, de charmer, de séduire. Dans son nouvel ouvrage, si le style n’a pas la suavité abondante qui font des Origines du Christianisme une lecture délicieuse, on y trouve, par contre, une bonhomie, un naturel et comme un air parlé dont ce grand écrivain n’avait pas encore donné d’exemple aussi sensible. Ceux qui ont le bonheur de l’avoir entendu lui-même croient, en le lisant cette fois, l’entendre encore. C’est lui, son accent, son geste. En fermant le livre, je suis tenté de dire, comme les pèlerins d’Emmaüs : « Nous venons de le voir. Il était à cette table. » Dans ce livre, une chose, entre autres, lui est tout à fait particulière et rappelle ses conversations, c’est le goût qu’il montre pour les rapprochements historiques. À tel endroit, pour mieux faire comprendre l’esprit du vieux chef nomade, il parlera d’Abd-el-Kader ; à tel autre, il comparera David au négus d’Abyssinie. Parfois, les rencontres sont plus inattendues ; il nous dit, par exemple, que Notre-Dame-de-Lorette peut nous donner une idée assez approchante du temple de Salomon.

Il a des familiarités charmantes, comme quand, parlant d’Iahvé, du terrible Iahvé, il l’appella « une créature de l’esprit le plus borné » . Voici d’ailleurs tout le passage :

« Nul sentiment moral chez Iahvé, tel que David le connaît et l’adore. Ce dieu capricieux est le favoritisme même ; sa fidélité est toute matérielle ; il est à cheval sur son droit jusqu’à l’absurde. Il se monte contre les gens, sans qu’on sache pourquoi. Alors on lui fait humer la fumée d’un sacrifice et sa colère s’apaise. Quand on a juré par lui des choses abominables, il tient à ce qu’on exécute le hérem. C’est une créature de l’esprit le plus borné ; il se plaît aux supplices immérités. Quoique le rite des sacrifices humains fût antipathique à Israël, Iahvé se plaisait quelquefois à ces spectacles. Le supplice des Saülides, à Gibéa, est un vrai sacrifice humain de sept personnes, accompli devant Iahvé, pour l’apaiser. Les « guerres de Iahvé » finissent toutes par d’affreux massacres en l’honneur de ce dieu cruel. » Où donc est mon vieux recueil d’images saintes, dans lesquelles ce même Iahvé se promenait avec tant de majesté à travers une prairie de Hollande, au milieu de moutons blancs, de petits cochons d’Inde et de chevaux du Brabant ?



  1. Par M. Ernest Renan, in-8o, Calmann Lévy, édit., t. II.