La Vie nouvelle/Introduction

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La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 5-26).


INTRODUCTION


I


Toute l’histoire de Dante tient entre trois dates précises. Il naquit à Florence en 1265. Il fut élevé au Priorat, la plus haute magistrature de son pays, en 1300. Il mourut à Ravenne en 1321, âgé de 56 ans.

Après avoir pris part, pendant un temps bien court, au gouvernement de la République florentine, il fut soudain précipité du pouvoir par le jeu mortel des factions et, victime d’accusations infâmes, condamné en 1301 à la confiscation de sa modeste fortune, à l’exil, et au bûcher s’il reparaissait dans sa patrie.

Son existence pendant ces longues années d’exil est demeurée fort obscure. On sait qu’il erra d’hospitalités en hospitalités, de châteaux en châteaux, de couvens en couvens, « montant les escaliers des autres et mangeant le pain d’autrui ». On suit sa trace à Vérone, à Padoue, à Sienne, à Bologne, à Crémone, près de tels ou tels personnages, de ces tyrans qui se partageaient les provinces, les villes, les châteaux, découpant chacun à leur tour cette malheureuse Italie dont le sort lui arrachait de si éloquentes objurgations. On le suit encore à Paris, où son séjour a été sans aucun doute contesté à tort.

Devenu Gibelin après son exil[1], il s’était uni d’abord à quelques efforts pour rouvrir leur patrie à ses compagnons d’exil. C’est ainsi qu’il aurait pris part en 1304 à une tentative armée des Gibelins exilés contre la Florence Guelfe, et que plus tard il aurait voulu entraîner contre Florence l’empereur Henri VII, Arrigo, descendu en Italie pour y rétablir l’autorité de l’Empire. Mais il ne tarda pas à se séparer d’un parti qui ne lui offrait que des sujets de dégoût ou des témoignages d’impuissance.

Son existence se manifestait alors de temps à autre par des lettres, dont un bien petit nombre sont parvenues jusqu’à nous, par des protestations hautaines, par quelques interventions diplomatiques, par des proclamations empreintes du plus ardent patriotisme envers cette Italie qui existait encore à peine, mais dont les tronçons épars semblaient se réunir dans son cœur par une secrète divination. Pendant ce temps, les premiers fragmens de son grand poème commençaient à se répandre dans la foule.

La vie qu’il menait alors se révèle à nous aujourd’hui par les œuvres que lui dictaient ce qu’on peut appeler ses idées fixes, c’est-à-dire la constitution monarchique de la Société civile sous le sceptre de l’Empire, à côté de la Société théocratique sous le pallium de la Papauté, l’ennoblissement de la langue vulgaire de son pays, le redressement d’une société confuse et dépravée, enfin la contemplation de la mort, à laquelle nous devons la Divine Comédie.

De la première partie de sa vie, il ne nous reste à peu près aucune trace qu’ait pu marquer l’attention ou le souvenir de ses contemporains. Il ne nous reste que la Vita nuova qu’il nous a laissée et que l’on pense avoir été composée en 1291 ou 1292, peut-être plus tard, mais certainement avant 1300.

On ne peut y ajouter que quelques poésies légères, et les études opiniâtres dont Il Convito nous fait la confidence[2]. Celles-ci doivent avoir rempli surtout le temps écoulé entre la mort de Béatrice et son accession au pouvoir.

C’est encore à cette époque de sa vie qu’appartient son mariage. Il s’est toujours tu sur la place que cette union avait pu tenir dans son cœur ou prendre à la direction de sa vie. Et le nom de Gemma Donati ne se rattache plus au nom glorieux de Dante que par la progéniture qu’elle lui a donnée.


II


J’ai pensé qu’il était à propos de rappeler les traits principaux de l’existence du Poète de la Vita nuova. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce sujet. Quant à ses différentes œuvres comme de Vulgari eloquio ou de Monarchia, il paraît assez difficile de leur assigner une date, relativement en particulier à la Vita nuova, qui doit seule nous occuper ici. Pour ce qui est de Il Convito, c’est une œuvre de longue haleine que M. Whitehead pense avoir été commencée avant son priorat (1300), et continuée plus tard dans les jours d’exil[3]. D’après ce que son auteur annonçait, on doit croire qu’il n’a pas été terminé.

Je voudrais seulement essayer de reconstituer un peu la personnalité du Poète durant la période qui correspond à sa passion pour Béatrice et celle qui a suivi la mort de la Donna gentile. Nous ne possédons sur ce sujet qu’un bien petit nombre de notions. Cependant il me semble possible de s’en faire quelque idée qui ne soit pas trop éloignée de la réalité.

La famille de Dante, dont il se plaît à faire remonter l’origine à des temps très lointains, ne paraît avoir eu à Florence qu’une situation très modeste.

Il perdit son père à l’âge de dix ans. Les Alighieri étaient sans doute dans l’aisance. Dante possédait lui-même, lors de son priorat, plusieurs propriétés, tant à Florence que dans les environs, dont nous ne connaissons pas l’importance, et dont la confiscation accompagna sa condamnation à l’exil. Et l’on pourrait dire, si cette expression était de mise ici, qu’il appartenait à une bourgeoisie aisée.

Quant à la personne de son père, on n’en connaît rien. Et ce silence absolu dans les souvenirs conservés de cette époque, comme dans l’œuvre de son fils, donne à penser qu’il ne tenait pas une grande place dans le monde de Florence. Il n’est fait mention de lui que dans le commentaire de Boccace, à propos de l’invitation qui lui fut adressée par le Signor Folco Portinari, et à laquelle il amena son fils Dante, encore enfant[4].

Dante avait perdu sa mère (Bella) de bonne heure, et son père s’était remarié. Nous ne savons pas la part que sa belle-mère (matrigna) a pu prendre aux premières années de sa vie, et à son éducation. Quoi qu’il en soit, celle-ci paraît avoir été très soignée, et l’on ne peut s’empêcher de remarquer que tout, dans ses habitudes d’extrême politesse, dans la délicatesse et le raffinement de son langage, semblerait porter l’empreinte d’une éducation féminine.

Boccace affirme qu’il montra une aptitude précoce aux études théologiques et philosophiques. C’était là du reste le champ où s’exerçait à peu près exclusivement la scolastique d’alors. Dante nous apprend lui-même[5] que ce ne fut qu’après la mort de Béatrice, par conséquent entre vingt-cinq et trente ans, qu’il se mit à suivre les écoles des religieux et des philosophes, s’en étant sans doute tenu jusque-là à des études élémentaires, et que, « grâce à ce qu’il savait de grammaire et à sa propre intelligence, il se mit en état au bout de trente mois d’étude de venir chercher des consolations dans les écrits de Boece et de Tullius » (c’est ainsi qu’il appelle toujours Cicéron). Il ne paraît guère avoir su le grec, qui du reste n’était encore que peu répandu à cette époque. Mais il acquit de bonne heure des notions de tout. Il était familier avec la cosmographie et avec l’astrologie (astronomie) de ce temps-là.

Il avait beaucoup de goût pour les arts, la musique surtout, et il avait étudié le dessin auprès de son ami Giotto et de Cimabue. Quant à la poésie, bien « qu’il se fût de bonne heure exercé à rimer », c’est à son amour pour Béatrice, morte en 1290, qu’il rapporte lui-même le développement de ses instincts poétiques.

On paraît assez incertain au sujet de la part qu’a pu prendre à son éducation Brunetto Latini, dont il parle dans la Comédie avec des expressions d’une reconnaissance attendrie[6].

Brunetto Latini était né à Florence en 1210 ; il y est mort en 1284. Il était en 1263 à Paris, et il a fait un long séjour en France. Il ne rentra à Florence qu’en 1266, avec les autres exilés Guelfes. Ce n’est donc qu’après l’âge de dix-neuf ans que Dante a pu s’entretenir avec lui, car il ne s’est agi peut-être que d’un commerce plutôt intellectuel et affectueux que d’un enseignement proprement dit.

On ne peut pas prendre à la lettre les témoignages excessifs que nous trouvons dans la Vita nuova de la passion de Dante pour Béatrice. Il ne faudrait pas nous le représenter, comme on pourrait être tenté de le faire, passant son temps à courir les rues à la recherche de cette beauté dont son cœur ne pouvait se détacher. Ce serait, dit M. Del Lungo, en faire un Dante ridicule[7].

S’il a pu concevoir dès son enfance une passion qui ne devait jamais s’éteindre (en dépit d’éclipses passagères), on doit croire que, dans cette âme extraordinaire, la pensée et l’imagination n’ont pas dû montrer une moindre précocité.

Le désordre où vivait la société d’alors, les révolutions incessantes que subissait le gouvernement de son pays, le spectacle humiliant et scandaleux qu’offrait le gouvernement de l’Église, depuis le trône de saint Pierre jusqu’aux dernières ramifications du monde ecclésiastique, ont dû faire éclore de bonne heure, dans cette tête puissante et dans ce cœur d’une merveilleuse sensibilité, bien des rêves étranges et des conceptions extraordinaires, s’agiter bien des doutes cuisans, peut-être même se former déjà des fantasmagories délirantes.

Dante menait pendant cette première jeunesse une vie assez retirée[8], et ne paraît pas avoir précisément vécu dans le monde, comme nous entendons ce mot, où peut-être sa situation personnelle ne l’appelait pas, et dont son propre caractère pouvait l’éloigner. Cependant il avait des amis parmi les jeunes gens de son âge, et il paraît les avoir choisis parmi les jeunes littérateurs les plus distingués, les rimeurs, comme on les appelait alors, et il était lui-même un rimeur.

Du reste, il ne nous éclaire pas lui-même sur son genre de vie et ses habitudes. On peut remarquer que, soit dans les récits en prose de la Vita nuova, soit dans les vers qu’ils encadrent, il ne s’écarte pas un instant de ce qui touche à Béatrice, qu’il s’agisse d’incidens quelconques ou de sa propre pensée.

Les mœurs étaient sans doute très relâchées à Florence. Boccace nous dit que c’est un sujet d’étonnement (una piccola maraviglia) qu’alors qu’on fuyait tout plaisir honnête, et qu’on ne songeait qu’à se procurer des plaisirs conformes alla propria lascivia, Dante ait pu aimer autrement[9]. Du reste, le poète a exprimé lui-même l’étonnement que pourrait causer l’empire que « tant de jeunesse avait pu exercer sur ses passions et ses impulsions[10] ».

Cependant, si la pureté de sa passion pour Béatrice n’a subi aucune tache, il ne paraît pas que l’on puisse en dire autant pour ce qui concerne d’autres périodes de son existence.

La virulente admonestation qu’il se fait adresser par l’Ombre de Béatrice au sommet du Purgatoire[11] est une confession touchante des écarts dont il témoigne un repentir si poignant.

À quelle époque peut-on faire remonter ces allusions à certains incidens dont on a cru retrouver quelques indices dans l’œuvre du Poète, et qu’a rassemblés la légende ? dirons-nous la malignité ?

Ce n’est sans doute pas dans les années qui ont suivi la mort de Béatrice. Ce n’est pas alors que nous les savons remplies par les études auxquelles il se livrait avec un tel entraînement, et par les préoccupations de la vie politique où il entrait, que nous pouvons lui attribuer avec quelque vraisemblance des habitudes de dissipation[12].

Lorsque la Béatrice du Purgatoire lui reprochait, sous le voile de l’allégorie, de s’être abandonné aux vanités du plaisir, alors qu’il n’avait plus l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience[13], Dante nous laisse clairement deviner que c’est au temps de sa maturité, c’est-à-dire de sa vie errante d’exilé, que doivent être rapportés ses faiblesses et ses remords.

Il est encore un point que je voudrais toucher.

On s’est plu à voir dans la Divine Comédie une construction architecturale (Giuliani) dont le plan aurait été arrêté par le Poète de temps en quelque sorte immémorial, et dont la conception remonterait aux époques mêmes de sa jeunesse ; et l’on s’appuie sur maint passage de la Vita nuova dont l’interprétation est en effet assez problématique.

Je ne crois pas qu’il en soit ainsi.

La Vita nuova est une œuvre qui déborde de jeunesse et d’illusion ; c’est au bord de clairs ruisseaux ou dans des milieux mondains que la scène se déroule, et les douleurs les plus poignantes y revêtent une douceur infinie ; et, si le cœur se révolte, ce n’est que contre la nature et ses décrets impitoyables, et l’âme du Poète ne semble atteinte que par les blessures que ceux-ci lui ont infligées.

La Divine Comédie est l’œuvre d’un âge mûri, et qui a traversé les expériences les plus terribles et les épreuves les plus cruelles de la vie. Elle est l’expression des amertumes, des rancunes, des indignations que laissent les déceptions, les iniquités et les trahisons. Elle est le cri d’un cœur torturé par la méchanceté des hommes.

Je ne pense donc pas que le poète de la Vita nuova, quand il la composa, ait eu une intuition précise de la Divine Comédie. Quant aux passages auxquels je viens de faire allusion, et sur lesquels j’aurai à revenir dans mes Commentaires, il faut croire qu’ils y auront été introduits par de tardives interpolations.


III


Si l’on veut comprendre la construction et, si je puis ainsi dire, l’économie littéraire de la Vita nuova, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état de la littérature au moyen âge.

Pendant la longue période à laquelle on a donné ce nom, tandis que les moines, penchés sur les manuscrits héroïques de l’antiquité, préparaient à la Renaissance un héritage qu’ils lui conservaient pieusement, et tandis qu’une jeunesse avide de savoir se pressait de toutes parts vers les écoles célèbres d’alors, — pour s’y battre à coups des syllogismes sur le dos de la scolastique, — deux langues se formaient, la langue Italienne et la langue Française. Après avoir secoué le joug du latin, elles s’essayaient dans des idiomes, informes d’abord, puis devenus peu à peu capables de vivre de leur vie propre.

Dans les régions qui devaient être un jour le cœur de la France, les contes, les fabliaux, les mystères, s’inspiraient d’une verve libre, ironique, frondeuse, familière, souvent grossière, où Boccace a puisé ce qui lui a été depuis repris si largement. Les chansons de geste venaient y mêler leurs accens héroïques, et une poésie dite courtoise, mêlée de fables païennes et de légendes chrétiennes, était promenée dans les nobles résidences par les trouvères et les troubadours. Mais en général la langue d’Oïl ne dépassait guère l’idylle et la pastorale, et elle s’élevait rarement jusqu’aux régions éthérées où se plaisaient les langues du midi[14].

Dans les pays du soleil, en Provence et en Italie, c’était des vers et des vers d’amour, où les rimeurs d’alors, comme tant de nos rimeurs modernes, n’entretenaient guère leurs lecteurs, ou leurs auditeurs, que de leurs propres extases ou de leurs désespérances. Ces productions légères, que l’imprimerie ne pouvait encore conserver, se gardaient, se communiquaient dans l’intimité, étaient adressées aux gens lettrés, aux femmes, et s’échangeaient en manière de correspondances, se transmettant de mains en mains, comme ailleurs les produits d’une verve moins personnelle se laissaient colporter par les jongleurs et les ménestrels.

C’est ainsi que Dante lui-même, et les Guido, et toute la phalange des rimeurs de la langue du Si ou de la langue de l’Occo, jusqu’à Pétrarque enfin, préludaient aux accens plus virils de la Divine Comédie et de la Jérusalem délivrée.

Dante, dont l’œuvre devait devancer l’époque où il vivait, appartenait encore à celle-ci par les sujets de ses premiers essais lyriques. Il aimait, comme tant de ses contemporains, à reproduire en rimes les événemens qui avaient frappé son attention, comme les émotions de son cœur et les rêves de son imagination.

La passion qui occupa la fin de son enfance et son adolescence, et à l’histoire de laquelle est consacrée la Vita nuova, fournit à ses instincts poétiques, comme il le déclare lui-même, une matière féconde. Et, « comme il s’était déjà de bonne heure essayé aux choses rimées », tous les incidens de sa vie amoureuse, et les drames qui pouvaient s’y rattacher, comme en peuvent rencontrer les existences les plus simples et les plus modestes, et ce que suscitaient en lui les mouvemens de son âme, ou bien les choses du dehors, devinrent les sujets des canzoni, des sonnets, des ballades, qui forment la trame de la Vita nuova.

Quelque temps après que la mort de la femme qu’il avait aimée fut venue tarir la source de ses expansions lyriques, il les recueillit, et il les reproduisit « dans ce petit livre, sinon textuellement, du moins suivant la signification qu’elles avaient. »

Mais d’abord il en fit un choix, il les retoucha, il y introduisit sans doute plus d’une interpolation, et il les relia par une prose qui nous aide à reconstruire cette douce et tendre histoire, mélancolique aurore des jours orageux que la destinée lui préparait.


IV


Ce que j’ai appelé plus haut l’économie littéraire de la Vita nuova est tout à fait particulier.

Celle-ci nous rappelle ces monumens composites où l’on retrouve le style et l’époque des constructions qui se sont superposées. Les élémens dont elle se compose peuvent être ramenés à trois ordres différens :

1o Une prose qui nous expose le récit. Son développement comprend la succession d’événemens, d’impressions et de sentimens dont l’évolution constitue la charpente même de l’œuvre ;

2o Des vers, sous forme de canzoni, de sonnets, de ballades se rapportant aux momens successifs que suit l’action du poème ;

3o Des explications, divisions et subdivisions à l’infini, lesquelles, conformément aux règles de la scolastique, se rapportent à la structure et à la signification de chacune de ces poésies.

Le tout est contenu dans quarante-trois chapitres.

Mais cette exposition n’est pas précisément conforme à l’ordre chronologique de la composition.

Il n’est pas douteux que la première émanation de la Vita nuova appartient aux petits poèmes dans lesquels l’auteur nous initie aux sentimens intimes dont l’expression rimée est la trame véritable de son œuvre. Chacun d’eux est le tableau, achevé dans sa concision, d’un état d’âme sollicité par les circonstances extérieures ou par sa propre inspiration.

Si l’on veut bien se reporter à ce qui a été exposé plus haut (page 16) au sujet des habitudes littéraires de cette époque, on pourra suivre la genèse de chacune de ces poésies, où l’auteur reproduisait à mesure, sous la forme que lui dictaient et son époque et son génie, ses impressions et ses pensées du moment.

Ceci comprend un intervalle de 16 années, si l’on veut compter depuis la première (1274) où naquit l’amour de Dante pour Béatrice jusqu’à la mort de celle-ci (1290) ; mais en réalité le roman ne déroule ses péripéties que pendant une durée de trois ou quatre années.

C’est après la mort de Béatrice que le Poète a rassemblé les expressions de ses expansions poétiques, et leur a donné un corps en composant, avec ses souvenirs, la prose qui sert à les relier. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, il a laissé en dehors un certain nombre de pièces rimées qui avaient été certainement composées aux mêmes époques, et se rapportaient aux mêmes sujets et aux mêmes idées que les pièces conservées « dans ce petit livre ».

Dans la plupart des éditions italiennes de la Vita nuova, le texte du poème est suivi d’un appendice comprenant : altre rime spettanti alla Vita nuova. Toutes ces poésies (rime), sonnets, canzoni, etc., ne tiennent pas une place égale dans le poème. J’ai reproduit dans les Commentaires celles qui m’ont paru se rattacher plus directement à tels ou tels chapitres, c’est-à-dire aux circonstances qui y sont relatées.

C’est donc aux premières années qui ont suivi la mort de Béatrice qu’il faut rapporter ce travail de reconstruction. On s’accorde généralement à le placer vers les années 1291 et 1292, ainsi que la composition de la prose, qui enveloppe la poésie comme la chair d’un fruit en enveloppe le noyau.

Il est probable qu’il a retouché les produits de ses inspirations journalières, et on ne saurait douter qu’il n’y ait introduit après coup plus d’une interpolation, car il y a plusieurs passages de la Vita nuova dont l’interprétation ne paraît possible que moyennant une telle supposition.

Cette prose nous aide à établir la filiation des circonstances qui ont sollicité ou inspiré les pièces poétiques. Elle n’est souvent que comme la préparation de celles-ci, et le même récit peut se reproduire ainsi sous deux formes successives. Quelquefois aussi cette double expression d’événemens ou d’impressions identiques se présente sous des formes un peu différentes. C’est comme un motif musical que le compositeur répète dans un ton différent ou avec des développemens nouveaux.


V


Cette traduction est absolument littérale. On reconnaîtra aisément que le traducteur a sacrifié plus d’une fois les exigences du style moderne au scrupule de s’écarter le moins possible d’un style encore médiéval, mais alors nouveau, dolce stil nuovo, qui est un des charmes de cette œuvre. Il s’est contenté de conserver la coupe des morceaux rimés. C’est tout ce qu’il pouvait faire, toute tentative de reproduire en vers une œuvre poétique ne pouvant que compromettre la fidélité de la traduction, en raison des nécessités et des procédés d’une prosodie tout autre que celle du modèle. Et la pensée du Poète est toujours si nette et si concise qu’il n’a été que très rarement nécessaire d’intervertir l’ordre de leur alignement.

La seule modification que je me sois permise dans la construction générale de l’œuvre a été de renvoyer aux Commentaires les analyses scolastiques qui accompagnent chacun des poèmes. Il m’a semblé que cette dichotomie glaciale n’était pas à sa place parmi ces lignes de grâce et d’émotion. Mais on la retrouvera fidèlement reproduite dans les commentaires se rapportant à chacun des chapitres.

Le présent travail n’est pas une œuvre d’érudition. Il a été fait sur le texte de Fraticelli et sur celui de Giuliani. Les textes qu’ont pu suivre ces savans éditeurs de la Vita nuova avaient dû subir avant eux bien des vicissitudes. Je ne sais si tous les efforts de l’érudition italienne parviendront à les rétablir dans leur pureté primitive : il y a longtemps qu’on y travaille. Un récent fascicule publié par la Società Dantesca Italiana[15] nous fournit un grand nombre d’exemples des variantes infinies qu’ont pu y introduire les erreurs, les inattentions, les fantaisies de nombreuses générations de copistes. Il m’a paru que ces variantes et ces corrections portaient surtout sur des lettres ou des syllabes, rarement sur des mots entiers, sans parler de la ponctuation qui a dû être bien souvent défectueuse. Mais il ne m’a pas semblé que les intentions de l’auteur aient eu beaucoup à en souffrir. Et ce qui doit nous intéresser ici, c’est uniquement ses sentimens, sa pensée, son imagination.

Il n’est peut-être pas un des incidens de la vie de Dante ou un des passages de sa production poétique qui n’ait été l’objet de disquisitions contradictoires portant sur la valeur des textes transmis à la postérité (les manuscrits originaux ayant rapidement disparu), ou sur les dates ou sur la succession des événemens auxquels ils font allusion. Comme tout est extraordinaire dans la vie comme dans l’œuvre du Poète, on n’a pu parvenir à déterminer, avec quelque précision, même l’époque approximative où ces œuvres ont été conçues, achevées, ou se sont succédé.

Et encore, l’énormité et la diversité de l’œuvre prise dans son ensemble, comment la concilier avec une existence aussi profondément mouvementée ? Il est même une époque qui semblait devoir être fermée à son activité littéraire.

Après la tribulazione qui a suivi la mort de Béatrice (1290), nous voyons son existence remplie par le travail et l’étude : il consacre des années, trente mois (Il Convito), à l’étude du latin, que jusqu’alors il ne possédait qu’imparfaitement et où il devait trouver ses auteurs de prédilection, à l’assiduité aux leçons des philosophes et des théologiens. Puis son entrée officielle dans la vie publique[16], puis son Priorat[17], sa durée courte mais effective, puis les premières années de son exil et l’agitation politique à laquelle il s’associe… Voilà, si l’on considère la vie qu’il pouvait mener, bien des sujets de stupéfaction, on pourrait dire d’une sorte de vertige.

N’ayant pas qualité pour intervenir dans les débats dont ces sujets ont été, dont ils sont encore tous les jours, l’occasion, j’ai dû m’en tenir à la tradition, plus ou moins légendaire, que j’ai pu demander aux sources les plus autorisées, et à la représentation, aussi fidèle qu’il m’a été possible, du texte, sinon officiel, du moins accepté de la Vita nuova.


Les Commentaires dont j’ai accompagné la traduction du texte concernent les interprétations de la partie symbolique et philosophique du poème, et ont en même temps pour objet de ramener à l’esprit du lecteur la propre personnalité du Poète et le tableau de son époque et de son milieu, et les images qui ont dû frapper ses yeux.

J’ai demandé à quelques-uns des historiens de l’œuvre de l’Alighieri, à Carducci, à del Lungo, aux récentes et compendieuses publications de Leynardi et de Scherillo[18], à de nombreux articles du Giornale Dantesco, etc., des renseignemens sur les faits contemporains du poème ; j’ai interrogé leurs propres opinions et leurs sentimens. Mais je m’en suis rapporté surtout à ce dont m’avait pénétré une longue communion avec la personne et avec l’œuvre du Poète de la Divine Comédie.

Mais, en vérité, était-il indispensable d’aller plus loin et de remonter plus haut ? La littérature Dantesque d’aujourd’hui s’est naturellement approprié toutes celles qui l’ont précédée, et elle les résume. Et je ne crois pas qu’il soit nécessaire, pour comprendre le Poète de la Vita nuova, de repasser par toutes les étapes qu’a parcourues l’esprit humain à l’enquête du grand Symboliste. C’est dans lui-même qu’il faut venir chercher les sources de sa sensibilité, les origines de ses raisonnemens, le sens de ses symboles.

Si l’on veut comprendre et sentir ce que la Vita nuova renferme de beautés subtiles et de charmes suggestifs, on y arrivera plus sûrement par un commerce intime avec cette grande personnalité qu’en interrogeant les autres.



  1. Les Guelfes représentaient les franchises communales, et les Gibelins les privilèges féodaux (Ozanam).
  2. Il Convito, tratt. II, chap. XIII.
  3. Whitehead. Édition italienne de la Vita nuova, London, 1893.
  4. Commentaire du ch. II.
  5. Il Convito, tratt. II, ch. XIII.
  6. La Divine Comédie, ch. XV de l’Enfer.
  7. Del Lungo, Beatrice nella vita e nella poesia.
  8. Lumini, Giornale Dantesco.
  9. Commentaire de Boccace.
  10. Voir au ch. II de la Vita nuova.
  11. Le Purgatoire de la Divine Comédie, chant XXXI.
  12. Ozanam croit que le séjour de Dante à Paris doit être reporté entre 1294 et 1299, c’est-à-dire entre la mort de Béatrice et l’accession du poète au Priorat, et que c’est à cette époque qu’eurent lieu les désordres dont il s’accuse lui-même (Œuvres complètes, t. VI, p. 416). Ceci me paraît difficilement acceptable (Voir l’Épilogue).
  13. « Un petit oiseau, encore sans expérience, peut s’exposer deux ou trois fois aux coups du chasseur. Mais pour ceux qui ont déjà fatigué leurs ailes, c’est en vain qu’on tend les rets et qu’on lance la flèche » (chant XXXI du Purgatoire).
  14. Ce tableau, bien superficiel, ne se rapporte qu’à ce qu’on pourrait appeler la littérature courante. Il y avait déjà, dans la France d’alors, une haute littérature, celle de l’Épopée, une de nos gloires nationales, de la Satire, et ces grandes Chroniques où Joinville et Villehardouin annonçaient les Mémoires dont nous sommes encombrés aujourd’hui.
  15. Bollettino della Società Dantesca Italiana, Firenze, décembre 1896.
  16. Il se fit admettre en 1295 dans le sixième des sept arti maggiori, celui des médecins et des apothicaires (medici e speziali). C’était une condition exigée pour l’entrée dans la vie publique.
  17. 1300.
  18. Professeur Luigi Leynardi, la Psicologia dell’ arte nella Divina Commedia, Torino, 1894. — Michele Scherillo, alcuni capitoli della biografia di Dante, Torino, 1896.