La Villa Palmieri/IV

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iv

VISITES DOMICILIAIRES.

MAISON D’ALFIERI.

Au bout du Ponte-alla-Trinita, en descendant le quai qui conduit au palais Corsini, entre le casino de la Noblesse et la maison habitée par le comte de Saint-Leu, ex-roi de Hollande, indiquée sous le no 4177, est la maison où mourut Alfieri.

L’appartement du poëte piémontais était au second étage. Lors de mon arrivée à Florence, cet appartement était vacant ; je le visitai dans la double intention de rendre hommage à la mémoire du Sophocle italien, comme on l’appelle pompeusement à Florence, et de le louer s’il me convenait. Malheureusement sa disposition rendait impossible la réalisation de ce dernier désir : quelque lustre qui eût pu rejaillir sur moi d’avoir dormi dans la même chambre et travaillé dans le même cabinet que l’auteur de Polinice et de la Conspiration des Pazzi, il me fallut renoncer à cet honneur.

Ce fut vers la fin de 1793, comme le dit lui-même Alfieri dans ses Mémoires, qu’il vint habiter la maison où il mourut.

« A la fin de cette même année il se trouva, près du pont de la Sainte-Trinité, une maison extrêmement jolie, quoique petite, placée sur le Long’Arno au midi : la maison de Gianfigliazzi, où nous allâmes nous établir vers le mois de novembre, où je suis encore, et où il est probable que je mourrai si le sort ne m’emporte pas d’un autre côté. L’air, la vue, la commodité de cette maison, me rendirent la meilleure partie de mes facultés intellectuelles et créatrices, moins les tramelogédies, auxquelles il ne me fut plus possible de m’élever[1]. »

Alfieri habitait cette maison avec une femme dont le souvenir est encore aussi vivant à Florence que si elle ne fût pas morte depuis dix ans : c’était la comtesse d’Albany, veuve de Charles-Édouard, le dernier des princes anglais déchus du trône. Le poëte l’avait rencontrée à son précédent voyage dans la capitale de la Toscane ; il avait alors vingt-huit ans : il raconte lui-même le commencement de cet amour, qui ne devait finir qu’avec sa vie.

« Pendant l’été de 1777, que j’avais tout entier passé à Florence, comme je l’ai dit, j’y avais souvent rencontré sans la chercher une belle et très-aimable dame Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir et de ne la point remarquer ; plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle ; mais, plongé dans mes études et dans une mélancolie sauvage et fantasque, et d’autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus pas à mon premier voyage me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m’était arrivé très-souvent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade ; il m’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très-agréable. Des yeux très noirs et pleins d’une douce flamme, joints, chose rare, à une peau blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de ne pas être frappé, et auquel on échappait malaisément. Elle avait vingt-cinq ans, un goût très-vif pour les lettres et les beaux-arts, un caractère d’ange ; et malgré toute sa fortune, des circonstances pénibles et désagréables ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité ! il y avait là trop de doux écueils pour que j’osasse les affronter.

Mais dans le cours de cette automne, pressé à plusieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez fort, je me risquai à-en courir le danger, et je ne fus pas longtemps à me sentir pris presque sans m’en apercevoir. Toutefois, encore chancelant entre le oui et le non de cette flamme nouvelle, au mois de décembre je pris la poste, et je m’en allai à franc étrier jusqu’à Rome ; voyage insensé et fatigant, dont je ne rapportai pour tout fruit qu’un sonnet que je fis une nuit dans une pitoyable auberge de Baccano, où il me fut impossible de fermer l’œil. Aller, rester, revenir, ce fut l’affaire de douze jours ; je passai et repassai par Sienne, où je revis mon ami Gori, qui ne me détourna point de ces nouvelles chaînes dont j’étais plus d’à moitié enveloppé ; aussi mon retour à Florence acheva bientôt de les river pour toujours. L’approche de cette quatrième et dernière fièvre de mon cœur s’annonçait, heureusement pour moi, par des symptômes bien différens de ceux qui avaient marqué l’accès des trois premières : dans celles-ci, je n’étais point ému, comme dans la dernière ; par une passion de l’intelligence qui, se mêlant à celle du cœur et lui faisant un contre-poids, formait, pour parler comme le poète, un mélange ineffable et confus qui, avec moins d’ardeur et d’impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s’éteindre qu’avec ma vie. Ayant fini par m’apercevoir, au bout de deux mois, que c’était la femme que je cherchais, puisque, loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l’amour qu’elle m’inspirait me dégoûter des occupations utiles et rapetisser pour ainsi dire mes pensées, j’y trouvais, au contraire, un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien. J’appris à connaître et à apprécier un trésor si rare ; et dès lors je me livrai éperdument à elle. Et, certes, je ne me trompai point, puisqu’après dix années entières, à l’époque où j’écris ces enfantillages, désormais, hélas ! entré dans la triste saison des désenchantemens, de plus en plus je m’enflamme pour elle à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n’est pas elle, ces frêles avantages d’une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s’élève, s’adoucit, s’améliore en elle ; et j’oserai dire, j’oserai croire qu’il en est d’elle comme de moi, et que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une nouvelle force. »

Alfieri habita dix ans cette maison, à laquelle il reconnaît sur sa santé et son génie une si heureuse influence, c’est-à-dire qu’il y entra à l’âge de quarante-cinq ans. Ce fut là qu’après avoir lu Homère et les tragiques grecs dans des traductions littérales, il se remit à l’étude de la langue de Démosthènes, écrivit la seconde Alceste, finit son Misogallo, termina sa carrière poétique par la Talcutodia, conçut le plan de six comédies à la fois, institua son ordre d’Homère dont il se décora de sa propre main ; las, épuisé, renonça à toute entreprise nouvelle, et, plus propre, comme il le dit lui-même, désormais à défaire qu’à faire, sortit volontairement de la quatrième époque de sa vie en se constituant vieux à cinquante-cinq ans, après avoir passé vingt-huit ans à inventer, à vérifier, à traduire et à étudier.

Les Mémoires d’Alfieri s’arrêtent au 4 mai 1803. À cette époque sa santé était entièrement détruite. Comme chez Schiller, l’âme avait chez Alfieri usé le corps avant l’âge. La goutte qu’il éprouvait à tous les changemens de saison l’avait pris dès le mois d’avril, plus fâcheuse que de coutume, sans doute parce qu’elle l’avait trouvé plus épuisé qu’à l’ordinaire. Alors, comme depuis un an déjà Alfieri sentait sa digestion devenir de plus en plus difficile, il se mit en tête qu’il affaiblirait son mal en réduisant encore le peu de nourriture qu’il prenait, et que d’un autre côté son estomac, plus libre par l’inaction à laquelle il le condamnait, laisserait plus de lucidité à son esprit. Le résultat de ce régime, auquel Byron dut aussi, selon toute probabilité, sa mort prématurée, fut bientôt visible chez Alfieri ; déjà arrivé à un état de maigreur inquiétant, il devint plus maigre encore de jour en jour. Alors la comtesse d’Albany essaya d’user de son influence pour décider le malade à renoncer à cette diète fatale, mais pour la première fois ses prières furent sans influence En même temps, comme si Alfieri eût senti la mort venir, il travaillait sans relâche à ses comédies ; puis, dans les momens où il ne composait pas ou n’exécutait pas, il lisait, relisait sans cesse, afin de donner à la fébrile avidité de son esprit une nourriture dont il privait son corps. C’est ainsi que maigrissant toujours et réduisant sans cesse la portion d’alimens qu’il se permettait, il arriva au 5 octobre de la même année.

Ce jour-là Alfieri s’était levé plus gai que la veille et mieux portant que d’habitude. Vers les onze heures, après ses études régulières du matin, il sortit en phaéton pour aller se promener aux Caschines. Mais à peine fut-il arrivé au Ponte-alla-Carraja, qu’il se sentit pris d’un si grand froid, qu’il voulut, pour se réchauffer, descendre et marcher un peu le long de l’Arno. Il n’avait pas fait dix pas qu’il se sentit pris de violentes douleurs d’entrailles. Il rentra aussitôt, et à peine rentré, fut pris d’un accès de fièvre qui dura quelques heures et cessa vers le soir, laissant cependant subsister pendant toute la nuit une continuelle et impuissante envie de vomir.

Cependant, comme ses douleurs d’entrailles s’étaient calmées vers midi, Alfieri s’habilla, et à deux heures descendit pour se mettre à table. Mais cette fois, il n’essaya pas même de manger ; une partie de l’après dîner et de la soirée se passa dans une somnolence continue, et cependant à peine pendant la nuit put-il dormir deux heures, tant cette nuit fut agitée.

Le 5 au matin, il se rasa lui-même, s’habilla presque sans le secours de son valet de chambre, et voulut sortir pour prendre l'air. Mais arrivé au seuil de la porte, la pluie qui commençait à tomber, et qui menaçait d’aller en augmentant, ne le lui permit pas. Il remonta donc, essaya de travailler, n’en put venir à bout, et passa la journée dans un état d’impatience qui lui était trop familier pour que dans toute autre circonstance on s’en fût inquiété, mais qui cette fois alarma violemment la comtesse d’Albany. Le soir cependant cette irritabilité se calma un peu ; il but son chocolat et le trouva bon ; mais trois heures après s’être remis au lit, il fut repris de nouvelles douleurs d’entrailles plus vives et plus intenses encore que les premières. Le docteur, appelé pour la première fois, ordonna alors des sinapismes aux pieds. Après de longues contestations, le malade consentit à se les laisser mettre ; mais à peine commencèrent-ils d’agir, que, craignant qu’ils ne produisissent quelques plaies, et que ces plaies ne l’empêchassent de marcher, Alfieri s’en débarrassa sans rien dire et les repoussa dans un coin de son lit. Si peu qu’ils eussent opéré, cependant, leur application avait été favorable ; et vers le soir, le malade se trouvant mieux se leva, quelque observation qu’on tentât de lui faire, prétendant qu’il ne pouvait supporter le lit.

Dans la matinée du 8, comme l’état du malade présentait des symptômes de plus en plus inquiétans, le médecin ordinaire d’Alfieri fit appeler un de ses confrères. Ce dernier approuva le traitement suivi, blâma l’enlèvement prématuré des sinapismes, que trahit le peu de traces qu’ils avaient laissé, et ordonna des vésicatoires aux jambes. Mais si Alfieri s’était révolté contre le premier remède, ce fut bien pis contre le second. Il déclara que rien au monde ne le déterminerait à l’employer, et invita ses deux médecins à ne s’occuper de rien autre chose que de calmer ses douleurs d’entrailles ; ils lui préparèrent alors une potion dans laquelle entrait une assez forte dose d’opium.

Cette potion le calma d’abord ; mais le malade ayant persisté dans son refus de se coucher, et étant resté étendu sur une chaise longue près de la comtesse d’Albany, qui s’était établie sa gardienne, peu à peu le repos momentané qu’il devait à ce puissant narcotique dégénéra en hallucinations ; alors son visage pâle s’empourpra, ses yeux s’ouvrirent fixes et fiévreux, sa parole devint stridente et saccadée, et, dans une espèce de délire, il vit repasser devant ses yeux, vivans et comme s’ils étaient accomplis de la veille, les événemens les plus oubliés de son enfance et de sa jeunesse. Bien plus, des centaines de vers d’Hésiode, qu’il n’avait cependant lu qu’une fois, se représentèrent à sa mémoire avec une telle lucidité, qu’il en disait des tirades entières qu’il avait retenues, lui-même ne savait comment. Cet état d’exaltation dura jusqu’à six heures du matin.

À cette heure seulement, vaincue par ses prières, la comtesse d’Albany consentit à prendre quelques instans de repos. À peine fut-elle sortie de sa chambre, qu’Alfieri profita de son absence pour prendre une potion qu’il avait demandée à ses médecins, et que ses médecins lui avaient refusée : c’était un mélange d’huile et de magnésie. Au même instant il se sentit plus mal ; à ses douleurs d’entrailles avait succédé un engourdissement lourd et froid qui ressemblait à une paralysie. Le malade lutta pendant quelque temps contre ce premier envahissement de la mort, marchant dans la chambre, parlant tout haut, essayant la réaction de l’intelligence sur la matière. Mais enfin, se sentant de plus en plus mal, il sonna, et son domestique en entrant le trouva assis et épuisé sur un fauteuil voisin du cordon de la sonnette. Il appela aussitôt la comtesse d’Albany et courut chez le médecin.

La comtesse d’Albany accourut. Elle trouva Alfieri respirant à peine et à demi suffoqué. Elle l’invita alors à essayer de se coucher ; il se leva aussitôt, chancelant et lui tendant la main, marcha vers son lit, s’y laissa tomber en poussant un gémissement ; bientôt sa vue s’obscurcit, ses yeux se fermèrent. La comtesse qui à genoux près de lui tenait une de ses mains dans les deux siennes, sentit un faible serrement ; puis elle entendit un faible et long soupir ; c’était le dernier souffle du poëte : Alfieri était mort.

Au moment où les Français envahirent la Toscane, Alfieri, exagéré comme toujours, avait résolu de les attendre comme autrefois les sénateurs romains attendirent les Gaulois sur leurs chaises curules, ne doutant pas que la mort ne dût être le prix de son courage. Il avait fait alors son épitaphe et celle de la comtesse d’Albany. Les voici toutes deux :

ÉPITAPHE D’ALFIERI.

Ici repose enfin

Victor Alfieri d’Asti,

Ardent adorateur des Muses,

Esclave de la seule vérité,

Par conséquent odieux aux despotes

Qui commandent et aux lâches qui obéissent.

Inconnu à la

Multitude,

Attendu qu’il ne remplit jamais
Aucun emploi
Public.
Aimé de peu de gens, mais des meilleurs.
Méprisé
De personne, si ce n’est peut-être
De lui-même.
il a vécu… années… mois… jours
Et il est mort… jour… mois…
L’an du Seigneur M. D. CCC…
ÉPITAPHE DE LA COMTESSE D’ALBANY.
Ici repose
Aloyse de Holberg,
Comtesse d’Albany.

Très illustre
Par sa naissance, par sa beauté, par sa candeur.
Pendant l’espace
De… années.
Chérie au delà de toutes choses par Alfieri,
Près de qui
Elle est ensevelie dans le même tombeau[2].
Constamment honorée par lui
À l’égal d’une divinité mortelle
Elle a vécu… années… mois… jours.
Est née dans les montagnes du Hainaut.
Elle est morte… jour… mois…

De l’an du Seigneur M. D. CCC…
MAISONS DE BENVENUTO CELLINI.

Nous écrivons maisons au pluriel, car il y a à Florence deux maisons qui conservent le souvenir de l’illustre ciseleur : la maison où il est né, et où il reçut de son père et de sa mère, qui s’attendaient à la naissance d’une fille, le prénom reconnaissant de Benvenuto ; et celle qu’il tenait de la munificence du duc Cosme, et où eut lieu la fameuse fonte du Persée.

La première était dans la rue Chiara del Popolo di San-Lorenzo.

La seconde était dans la rue de la Pergola. Des inscriptions gravées sur une plaque de marbre les signalent toutes deux à la curiosité des voyageurs.

C’est dans la première que se passe sa jeunesse ; qu’il serre dans sa main un scorpion qui, par miracle, ne le pique point ; que son père voit dans le feu une salamandre la lui montre, et, pour qu’il se souvienne de cette merveille, lui donne un si vigoureux soufflet que l’assurance que ce soufflet est une précaution contre l’oubli ne peut le consoler, si bien que, pour étancher ses larmes, il faut que non-seulement son père lui dépose un baiser sur chaque joue, mais encore lui mette un écu sur chaque œil. C’est dans cette maison enfin qu’il passe sa jeunesse, caressé de temps en temps par le gonfalonier Soderini, que manquera d’aveugler Michel-Ange, et dont Machiavel immortalisera la stupidité dans une épitaphe : étudie l’orfèvrerie chez le père de Bandinello, et dans la boutique de Marcone, jusqu’à ce qu’un jour il se prend de querelle entre la porte al Prato et la porte Pitti, ramasse l’épée de son frère renversé d’un coup de pierre, et espadonne si joyeusement que le Conseil des huit l’invite à aller passer six mois loin de Florence. Alors commence la vie aventureuse de Cellini.

Il abandonne cette maison paternelle, qu’il ne reverra plus qu’à de longs intervalles, et où il ne fera plus que de courtes haltes ; il va à Sienne, où il travaille sous François Castera ; à Bologne, où il travaille sous maître Hercule del Giffero ; à Pise, où il travaille sous Ulvieri della Chiostra ; refuse d’aller en Angleterre avec Torregiani, parce que d’un coup de poing Torregiani a écrasé le nez de Michel-Ange ; entre chez François Salembeni, où il fait une agrafe de ceinture ; part pour Rome avec le graveur Tasso ; fait dans la boutique de Firenzola, de Lombardie, une salière magnifique ; revient à Florence, se fait condamner à l’amende pour une nouvelle rixe ; sort de Florence déguisé en moine et retourne à Rome, entre chez Lucagnolo da Jesi, fait des chandeliers pour l’évêque de Salamanque et un lis de diamants pour la Chigi ; apprend à sonner de la trompette, est fait musicien de la cour pontificale ; travaille pour le pape Clément VII et pour différens cardinaux ; fait la médaille de Léda pour le gonfalonier de Rome Gabriel Ceserino ; deux vases pour Jacques Berengario ; est nommé bombardier au château Saint-Ange ; se figure qu'il a tué d’un coup d’arquebuse le connétable de Bourbon ; fond l’or dans lequel sont montés les joyaux du pape ; attise ses fourneaux d’une main, tire ses fauconneaux de l’autre ; de l’une de leurs décharges blesse mortellement le prince d’0range ; revient à Florence capitaine ; va à Mantoue et travaille sous Niccolo de Milan ; fait au duc un reliquaire et au cardinal un cachet ; retourne à Florence avec la fièvre et trouve son père mort ; est rappelé à Rome par Clément VII, qui a payé sa rançon en vendant huit chapeaux de cardinaux ; fait les médailles de l’Ecce-Homo et de saint Pierre sur la mer ; voit mourir entre ses bras son frère blessé dans une rixe, fait faire son épitaphe en latin, tue son meurtrier, se sauve chez le duc Alexandre, qui demeurait entre la place Navone et la Rotonde ; en est quitte pour une bouderie du pape, qui le fait son massier ; S’amourache d’Angélique Siciliana ; se livre à la magie ; jette une poignée de boue au visage de ser Benedetto, oublie d’en ôter un caillou qui s’y trouve par hasard et qui le renverse évanoui, croit l’avoir tué, se sauve à Naples, est bien accueilli par le vice-roi, apprend que ser Benedetto n’est pas mort, revient à Rome près du cardinal Hippolyte de Médicis ; présente au pape la médaille de la Paix, reçoit la commission de faire celle de Moïse ; tue l’orfévre Pompeio de deux coups de poignard, est défendu par les cardinaux Cornaro et Médicis, obtient du pape Paul III un sauf-conduit ; tourmenté par Pierre-Louis Farnèse, il se débarrasse d’un hère qui le gêne, s’enfuit à Florence ; part pour Venise avec le Tribolo, se prend de querelle en passant à Ferrare avec les bannis florentins ; visite le Sansorino ; repart pour Florence, frappe la monnaie du duc Alexandre, se dispute avec Octaviano de Médicis ; retourne à Rome en promettant au duc. Alexandre de lui faire une médaille, est gracié par le pape à l’endroit du meurtre de Pompeio ; tombe malade, est soigné pas Francesco Furconi, se trouve si mal que la nouvelle de sa mort se répand, se guérit en buvant de l’eau ; revient à Florence, se querelle avec le duc Alexandre à propos de Vasari ; retourne à Rome, est calomnié près du pape par Latino Maletti ; quitte de nouveau Borne, résolu d’aller en France ; commence en passant à Padoue une médaille pour le Bembo ; traverse les Grisons, arrive à Paris, est reçu par François Ier, va avec la cour à Lyon, y tombe malade ; revient en Italie, est bien accueilli par le duc de Ferrare, arrive à Rome ; est demandé au pape par monsieur de Montluc, au nom du roi de France : est accusé, par Jérôme Perugino, d’avoir distrait à son profit une partie des joyaux que lui a confiés Clément VII pour les démonter, est enfermé au château Saint-Ange, tente de s’évader avec ses draps, tombe du haut en bas d’un bastion et se casse une jambe, est porté chez le sénateur Cornaro qui le fait soigner ; le pape le réclame, Cellini est transporté dans une chambre du Vatican, d’où on le transporte de nuit à Terre di None ; il se croit condamné à mort, lit la Bible, tente de se tuer, est retenu par un bras invisible, a une vision, écrit un madrigal, fait des dessins sur le mur, est élargi sur les instances du cardinal d’Est ; part pour la France ; à Monte-Rosi soutient un assaut contre ses ennemis qui l’attendaient pour l’assassiner, sort de l’escarmouche sain et sauf, visite en passant à Viterbe ses cousines qui sont religieuses ; se prend de dispute à Sienne avec un maître de poste et le tue ; s’arrête un instant à Florence dans cette maison de la rue Chiara del Popolo, où il est né et où son père est mort ; traverse Ferrare, fait en passant une médaille pour le duc Hercule ; franchit le mont Cenis, arrive à Lyon, gagne Paris, part pour Fontainebleau avec la cour, refuse avec indignation les 500 écus qu’on lui offre par an, s’enfuit furieux, décide un pèlerinage à Jérusalem, est rejoint au bout de dix lieues, ramené à la cour, où sa pension est fixée à 700 écus ; reçoit commission de François Ier de lui faire douze statues d’argent de trois bras chacune, ouvre boutique, y reçoit la visite du roi, fait le modèle en grand de son Jupiter, reçoit des lettres de naturalisation du roi, qui lui donne le château de Nesle ; réclame en vain l’argent nécessaire à sa statue de Junon ; reçoit une seconde visite du roi, qui lui commande des travaux pour Fontainebleau ; présente au roi deux modèles de porte et un modèle de fontaine, encourt l’inimitié de madame d’Étampes pour ne les lui avoir pas montrés ; est accusé de sodomie ; apprend que le Primatice lui a escamoté les travaux de la fontaine, et que madame d’Étampes a proposé au roi de le faire pendre ; se justifie près de François Ier, intimide le Primatice, qui lui rend sa fontaine ; reçoit une troisième visite du roi qui, enchanté de son Jupiter, ordonne qu’on lui compte 7, 000 écus d’or, dont il ne touche que 1, 000, attendu les besoins de la guerre ; est consulté par le roi sur les fortifications de Paris, reste sans secours pour continuer ses travaux à cause de la guerre ; obtient, par l’intermédiaire du cardinal d’Est, la permission de retourner en Italie ; arrive à Florence, où il trouve sa sœur dans la misère ; fait une visite au grand-duc Cosme, qui lui commande le Persée ; trouve une maison qui lui convient pour exécuter cet ouvrage, la demande au grand-duc, qui la lui donne. C’est la maison de la Pergola.

« La casa è posta in via Lauro, in sul canto delle quattro case, e confina col orto de’Nocenti, et è oggi di Luigi Ruccelai di Roma. L’assunto in Fiorenza l’ha Lionardo Ginori. In prima era di Girolamo Salvadori. Io priego V. E. che sia contenta di mettermi in opera. Il divoto servitore di V. Eccellenzia.

 » BENVENUTO CELLINI. »

Au-dessous de ces mots est le rescrit suivant qui est écrit de la main même du duc

« Veggasi qa a chi sta a venderla, e il prezzo che ne domandano ; perche vogliamo compiacerne Benvenuto. »

Passons par-dessus les mille aventures qui lui arrivent encore, par-dessus les accusations qui le poursuivent, par-dessus sa fuite et son voyage à Venise, par-dessus ses disputes avec Bandinelli, pour arriver enfin à la fonte du Persée, l’événement principal de cette période de sa vie, et qu’il va nous raconter lui-même.

Tous les malheurs sont venus l’assaillir et ont menacé la naissance de cette statue, si longtemps mise en problème par ses rivaux. Le feu a pris à la maison d’une manière si violente qu’on a craint un instant que le toit ne s’abîmât sur la boutique. Le temps s’est mis à l’orage, et il est tombé une si grande pluie, et il a fait un si grand vent qu’on a en toutes les peines du monde à entretenir le feu de la fournaise. Enfin, le moule est prêt, le métal est en fusion, il n’y a plus qu’à faire couler le bronze de la chaudière dans la forme, quand le pauvre Benvenuto se sent pris d’une si grosse fièvre, qu’il est obligé de laisser jouer à des ouvriers cette partie dont dépend son honneur, et que ne pouvant plus tenir sur ses jambes il se décide à aller se mettre au lit.

« Alors, dit-il, triste et tourmenté, je me tournai vers ceux qui m’entouraient, et qui étaient au nombre de dix ou douze, tant maîtres fondeurs que manœuvres et ouvriers travaillant dans ma boutique ; et m’adressant à un certain Bernardino Manellini di Mugello qui faisait partie de ces derniers, et qui était chez moi depuis plusieurs années, après m’être recommandé à tous, je lui dis à lui particulièrement : — Mon cher Bernardino, suis ponctuellement les ordres que je t’ai donnés, et fais le plus vite que tu pourras, car le métal ne peut tarder d’être à point. Tu ne peux te tromper ; ces braves gens feront le canal, et je suis certain qu’en ne vous écartant point de mes instructions la forme s’emplira parfaitement. Quant à moi, je suis plus malade que je ne l’ai jamais été depuis le jour où je suis né, et, sur ma parole, je crains bien avant peu d’heures de n’être plus de ce monde.

Et ayant ainsi parlé, je les quittai bien triste, et j’allai me coucher.

À peine fus-je au lit, que j’ordonnai à mes servantes de porter dans la boutique de quoi boire et manger pour tout le monde, et je leur disais : — Hélas ! hélas ! demain je ne serai plus en vie. Eux cependant, essayant de me rendre mon courage, me répondaient que ce grand mal, étant venu par trop de fatigue, passerait par un peu de repos.

Deux heures s’écoulèrent, pendant lesquelles je voulus lutter vainement contre le mal, et pendant lesquelles la fièvre au lieu de décroître alla toujours s’augmentant ; et pendant ces deux heures, je ne cessais de répéter que je me sentais mourir. Pendant ce temps, ma servante en chef, celle qui gouvernait toute la maison, et qui se nommait Mona Flore de Castel-Rio, la femme la plus vaillante et du meilleur cœur qui fût jamais, ne cessait de me crier que j’étais fou, que cela passerait ; me soignant de son mieux, et tout en me consolant, elle ne pouvait enfermer dans son brave cœur la quantité de larmes qui l’étouffaient, et qui, malgré elle, lui sortaient par les yeux ; si bien que, toutes les fois qu’elle croyait que je ne la voyais pas, elle pleurait à cœur joie. J’étais donc en proie à ces tribulations, lorsque je vois entrer dans ma chambre un petit homme tortu comme un S majuscule, qui, se tordant les bras, commença à me crier d’une voix aussi lamentable que celle des gens qui annoncent aux condamnés leur dernière heure : — O Benvenuto ! pauvre Benvenuto ! tout votre travail est perdu, et il n’y a plus de remède au monde !

Aux paroles de ce malheureux qui me remuèrent jusqu’au fond des entrailles, je jetai un si terrible cri qu’on l’eût entendu du ciel ; et bondissant de mon lit, je pris mes habits et commençai à me vêtir, distribuant à droite et à gauche, à mes servantes, à mes garçons et à tous ceux qui me tombaient sous la main, une grêle de coups de pied et de coups de poing, et tout cela, en me lamentant, tout en criant : — Ah ! les traîtres ! ah ! les envieux ! C’est une trahison, non pas faite à moi seul, mais à l’art tout entier ; mais, par le ciel ! je jure que je connaîtrai celui qui me l’a faite, et qu’avant de mourir je prouverai qui je suis par une telle vengeance que le monde en sera épouvanté. Au milieu de tout ce trouble, j’achevai de m’habiller ; et m’élançant vers ma boutique, où tous ces gens que j’avais laissés si joyeux et si pleins de courage étaient maintenant épouvantés et comme abrutis :

— Écoutez, leur dis-je d’une voix terrible, écoutez ; et puisque vous n’avez pas su m’obéir quand je n’y étais pas, obéissez-moi maintenant que me voilà pour présider à mon œuvre, et que pas un ne raisonne, attendu qu’à cette heure j’ai besoin d’aide et non de conseil. À ces mots, un certain maître Alexandre Lastricati voulut me répondre et me dit : — Vous voyez bien, Benvenuto, que vous voulez accomplir une entreprise qui est contre toutes les règles de l’art. Il avait à peine prononcé ces paroles que je m’étais retourné vers lui avec tant de fureur et d’un air qui indiquait si bien que les choses allaient mal tourner, que tous s’écrièrent d’une voix : — Or, sus, sus, commandez et nous vous obéirons tous tant qu’il nous restera un souffle de vie. Je crois, Dieu me pardonne ! qu’ils me dirent ces bonnes paroles, croyant, à ma pâleur, que j’allais tomber mort. Mais n’importe, je vis que je pouvais compter sur eux, et sans perdre de temps je courus à ma fournaise, et je vis que le métal s’était tout coagulé, et, comme on dit en termes de fonderie, avait fait un gâteau.

J’ordonnai aussitôt à deux manœuvres de courir en face, dans la maison d’un boucher nommé Capretta, pour y prendre une pile de bois de jeunes chênes, secs depuis plus d’un an, et que sa femme Ginevra m’avait souvent offerte. À mesure qu’ils apportaient des brassées de fagots, je commençais à les jeter dans la fournaise ; et, comme cette espèce de chêne fait un feu plus violent que toute autre sorte de bois (on se sert d’ordinaire de bois de peuplier ou de pin pour fondre l’artillerie, qui n’a pas besoin d’une si forte chaleur), il arriva que, lorsque le gâteau commença à sentir ce feu infernal, il se mit à fondre et à flamboyer. Aussitôt je fis préparer les canaux, j’envoyai quelques-uns de mes hommes veiller à ce que le toit endommagé par le feu ne nous jouât pas quelque mauvais tour, et comme j’avais fait tendre des toiles et des tapisseries devant l’ouverture du jardin, je me trouvais de ce côté garanti du vent et de l’eau. De sorte que, voyant que j’avais pourvu à tout et que tout allait bien, je criais de ma plus grosse voix : — Faites ceci, faites cela ; allez là, venez ici. Et toute cette brigade, voyant que le gâteau fondait, que c’était merveille, m’obéissait à qui mieux mieux, chacun faisant la besogne de trois. Alors je fis prendre un demi pain d’étain qui pesait environ soixante livres, et je le jetai au beau milieu de la fournaise, en plein sur le gâteau, lequel, avec l’aide du bois qui le chauffait en dessous, et des instrumens de fer avec lesquels nous l’attaquions en dessus, se trouva enfin liquéfié en peu d’instans.

Or, ayant vu que, contre l’attente de tous ces ignorans, j’avais pour ainsi dire ressuscité un mort, je repris tant de force et de courage, qu’il me semblait n’avoir plus ni fièvre ni crainte de la mort. Tout à coup une détonation se fit entendre, un éclair pareil à une flèche de flamme passa devant nos yeux, et cela avec un tel bruit et un tel éclat, que chacun resta stupéfait, et moi-même peut-être plus stupéfait et plus épouvanté encore que les autres. Ce fracas passé et cette clarté éteinte, nous nous regardâmes les uns les autres dans le blanc des yeux, nous demandant ce que cela voulait dire, lorsque nous nous aperçûmes que le couvercle de la fournaise venait de se rompre et que le bronze débordait ; j’ordonnai aussitôt qu’on ouvrit la bouche de mon moule, tandis qu’en même temps je faisais frapper sur les tampons du fourneau. Alors, voyant que le métal ne courait pas avec la rapidité qui lui est habituelle, j’attribuai sa lenteur à ce que le terrible feu auquel je l’avais forcé de fondre avait consumé tout l’alliage. Je fis aussitôt prendre tous mes plats, toutes mes écuelles et toutes mes assiettes d’étain, et, tandis que j’en poussais une partie dans mes canaux, je fis jeter le reste dans la fournaise, de manière que, voyant que grâce à cette adjonction le bronze était devenu parfaitement liquide et que mon moule s’emplissait, tous mes gaillards, pleins de courage et de joie, m’aidaient et m’obéissaient à qui mieux mieux ; tandis que moi, tantôt ici, tantôt là, j’aidais de mon côté, commandant et disant tout en commandant : — O mon Dieu ! Seigneur ! toi qui par ta toute-puissance ressuscitas d’entre les morts et montas glorieusement dans le ciel ! De manière qu’en un instant mon moule s’emplit, et que moi, le voyant plein, je tombai à genoux ; et, après avoir remercié le Seigneur de toute mon âme, je me relevai ; et, apercevant un plat de salade qui était sur un vieux banc, je me jetai dessus et le mangerai en compagnie de toute ma brigade, qui mangeait et buvait en même temps que moi ; ensuite de quoi, car il était deux heures avant le jour, j’allai me mettre au lit, sain et sauf, où je me reposai aussi tranquillement que si je n’avais jamais en la moindre indisposition.

Pendant ce temps, ma bonne servante, sans me rien dire, s’était pourvue d’un gros chapon qu’elle avait fait cuire ; de sorte que, lorsque je me levai elle vint joyeusement au-devant de moi, disant : — Ah ! le voilà donc, cet homme qui devait être mort ce matin ! Je crois que cette volée de coups de pied et de coups de poing que vous nous avez donnée la nuit passée, quand vous étiez dans votre grande colère, aura épouvanté la fièvre, qui se sera enfuie de peur d’en avoir sa part. C’est ainsi que toute ma pauvre maison, remise peu à peu de la terreur qu’elle avait eue et de la grande fatigue qu’elle s’était donnée, se tranquillisa en me voyant hors de danger et de crainte, et courut joyeusement chercher, pour remplacer la vaisselle d’étain que j’avais jetée à la fournaise, des plats de terre, dans lesquels je fis le meilleur dîner que j’eusse fait de ma vie.

Après le dîner, tous ceux qui m’avaient aidé vinrent me voir à leur tour, se félicitant joyeusement les uns les autres, et remerciant Dieu de la manière dont les choses avaient tourné, disant que je leur avais fait voir une merveille que tous les autres maîtres eussent regardée comme impossible. Je mis alors la main à la poche, et je payai tout le monde.

Lorsque j’eus pendant deux jours laissé refroidir le bronze dans le moule, je commençai à le découvrir peu à peu, et la première chose que je rencontrai fut la tête de la Méduse, qui, grâce aux soupiraux que j’avais établis pour donner passage à l’air, était venue parfaitement ; aussitôt je continuai à découvrir le reste, et je trouvai l’autre tête, c’est-à-dire celle du Persée, qui, de son côté, était venue à merveille, ce qui me donna d’autant plus d’étonnement et de joie, que, comme on le sait, elle est plus basse que l’autre ; et, comme la bouche du moule était juste sur la tête de Persée, je trouvai que, cette tête finie, le bronze était épuisé ; de sorte qu’il n’y en avait ni trop ni pas assez, mais la mesure juste et nécessaire. Alors je vis bien que c’était une chose véritablement miraculeuse, et dont je fus bien reconnaissant envers Dieu. J’allai donc de l’avant et continuai de découvrir ma statue ; et à mesure que je la découvrais, je trouvai chaque partie admirablement venue, jusqu’à ce qu’enfin j’arrivai au pied droit qui pose à terre, et je vis que ce talon était aussi complet que tout le reste ; circonstance qui me rendait à la fois joyeux et mécontent, car j’avais dit au duc qu’il était impossible que le bronze coulât jusqu’au bout du moule, de manière que je crus un instant que l’événement allait me démentir.

Mais en continuant mon exhumation, je trouvai que, selon ma prévision, les doigts n’étaient pas venus, et qu’il en manquait dans leur partie supérieure près de la moitié. Quelque fatigue que dût me donner en plus cet accident, j’en fus enchanté, car il devait prouver au duc si je savais ou non mon métier. Au reste, si le métal avait coulé plus avant que je croyais qu’il ne le pût faire, cela tenait tout simplement d’abord à ce que j’avais fait chauffer le bronze plus que d’habitude, et ensuite à cette quantité d’étain que j’y avais mêlé, chose dont les autres maîtres ne s’étaient jamais avisés. Or, voyant mon œuvre si bien venue, j’allai aussitôt trouver le duc à Pise, où lui et la duchesse me firent un accueil aussi aimable que possible ; et quoique le majordome leur eût déjà appris l’événement dans tous ses détails, cela ne leur suffit point, et ils voulurent me l’entendre raconter, de vive voix. J’obéis aussitôt ; mais lorsque j’en fus venu aux pieds du Persée, et que j’annonçai à Son Excellence, qu’ainsi que je lui avais dit qu’il devait le faire, le métal n’avait point entièrement rempli le moule, le grand-duc fut émerveillé de ma prévision, et la redit à la grande-duchesse dans les propres termes dont je m’étais servi pour l’en prévenir lui-même. Voyant alors mes maîtres et seigneurs si bien disposés à mon égard, je priai le grand-duc de me donner congé d’aller à Rome, congé qu’il m’accorda gracieusement, mais en me recommandant toutefois de revenir au plus vite pour finir son Persée ; de plus, il me donna des lettres pour son ambassadeur, qui était à cette époque Averard Serristori. »

Ce fut dans cette même maison que Benvenuto Cellini mourut le 13 de février 1571, et fut enterré à l’église de l’Annunziata, ainsi que le prouve la note suivante que j’extrais des archives de l’Académie des beaux-arts.

« Ce 15 février 1571.

Funérailles faites à messire Benvenuto Cellini, sculpteur.

Aujourd’hui, jour sus dénommé, fut enterré maître Benvenuto Cellini, sculpteur, et par son ordre l’inhumation fut faite dans notre chapitre de l’Annunziata avec une grande pompe funèbre, à laquelle concourut toute l’Académie et toute la compagnie des Beaux-Arts. On se rendit à sa maison, on se rangea comme d’habitude, et lorsque tous les moines eurent défilé, quatre académiciens prirent le cercueil que l’on porta à l’Annunziata avec les mutations d’usage ; là, les cérémonies du culte divin ayant été accomplies, un frère entra qui, la veille de l’enterrement, avait reçu la mission de faire l’oraison funèbre à la louange dudit maître Benvenuto, oraison qui fut fort goûtée de tous ceux qui avaient suivi le défunt, non-seulement pour lui rendre les derniers devoirs, mais encore dans l’espérance d’entendre faire son éloge. Et le tout fut fait avec un grand appareil de cierges et de lumières, tant dans l’église que dans le chapitre. Je vais faire le compte des cierges que l’on donna à l’Académie. D’abord, les consuls reçurent chacun un cierge d’une livre ; les conseillers, les secrétaires et les camerlingues, chacun un cierge de huit onces ; le provéditeur, un cierge d’une livre ; enfin tous les autres, au nombre de cinquante, chacun un cierge de quatre onces. »

Qui croirait qu’après de si brillantes funérailles, si scrupuleusement enregistrées, la compagnie des Beaux-Arts a oublié une chose : c’est de mettre le nom de Benvenuto Cellini sur sa tombe ! Ce qui fait que, grâce à cet oubli, nul, dans tout Florence, ne peut montrer du doigt la place où fut enterré l’auteur du Persée.

MAISON D'AMÉRIC VESPUCE.

La maison qu’habita Améric Vespuce fait partie du couvent des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu. Cette inscription, scellée sur sa façade, perpétue la mémoire de l’heureux rival de Colomb :

Americco Vespuccio, patricio Florentino,

ob repertam Americam

Sui et patriæ nominis illustratori,

Amplificatori orbis terrarum.

In hac olim Vespuccio domo
A tanto domino habitata
Patres Sancti Johannis a Deo cultores,
Gratæ memoriæ causa.
PC
A. S. m d ccxix.

Les anciens avaient deviné l’Amérique. Sénèque, dans sa Médée, prophétise sa découverte de la manière la plus claire et la plus précise :

Venient anuis sæcula seris,
Quibus Oceanus vincula rerum
Laxet, et ingens pateat Tellus,
Telhysque novos delegat orbus,
Net sit terris ultima Thule.
(Medea. acte II.)

Dante en parle dans le Purgatoire :

I’ mi volsi a man destra e posi mente
All’ altro polo, e vidi quattro stelle
Non viste mai fuor dalla prima gente

Goder pareva il ciel di lor fiammelle
0 settentrional vedovo sito
Poiche privato se’ di mirar quelle.

Améric Vespucci naquit le 9 mars 1451 ; il étudia les lettres sous son oncle paternel Georges Antonia Vespucci, qui, plus tard, se fit moine dominicain, et habita le couvent de Saint-Marc en même temps que Savonarole. À l’âge de seize ans il entra, selon l’usage florentin, et comme c’était particulièrement l’habitude dans sa famille qui s’était enrichie ainsi, dans le commerce maritime. Améric Vespuce naviguait déjà depuis dix-sept ans, et il s’était fait une certaine réputation d’habileté et d’audace, surtout en Espagne, pays avec lequel ses relations commerciales le mettaient en rapport, lorsque la nouvelle parvint en Europe que, le 12 octobre 1492, le Génois Christophe Colomb avait trouvé un nouveau monde.

Cette nouvelle redoubla l’ardeur aventureuse d’Améric Vespuce ; il alla trouver Ferdinand et Isabelle, les protecteurs de son devancier, et obtint d’eux un vaisseau.

Le 10 mai 1497, c’est-à-dire cinq ans après la découverte des îles de la Tortue et de Saint-Domingue, Améric Vespuce partit de Cadix pour les îles Fortunées, et, dirigeant sa proue vers l’occident, après trente-sept jours de traversée, il découvrit une terre inconnue : c’était le grand continent auquel il devait donner son nom.

Ce fut une grande joie à Florence lorsqu’on apprit cette nouvelle ; la république lui décréta les lumières[3] publiques pendant trois jours et trois-nuits.

Améric fit, au service du roi Emmanuel de Portugal, trois autres voyages dans le Nouveau-Monde, dont, ainsi que du premier, il écrivit la relation. Plusieurs copies de ces voyages furent envoyées par lui à Pierre Soderini, gonfalonnier perpétuel de Florence, qui en fit faire de nouvelles copies et les répandit dans toute la Toscane ; de là l’immense popularité d’Améric Vespuce, et le triomphe de son nom sur celui de Colomb.

Ce triomphe parut si injuste au conseil royal des Indes, qu’en 1508 il décréta que le nouveau continent s’appellerait Colombie ; mais il était déjà trop tard, le nom d’Amérique avait prévalu.

Le dernier voyage du navigateur florentin eut lieu vers 1512 ; puis, ce voyage achevé, il revint à Lisbonne, où il mourut comblé de richesses et de gloire.

Colomb, déshérité de son sublime parrainage, avait passé une partie de sa vie en prison, et était mort dans la misère.

MAISON DE GALILÉE.

En suivant la côte de Saint-Georges, on rencontre une pauvre petite maison portant le numéro 1600, qui, au premier aspect, ne diffère en rien des maisons du bas peuple de Florence ; seulement, lorsqu’on lève les yeux sur elle, on lit au-dessus de sa porte l’inscription suivante.

Qui ove abito Galileo,
Non sdegno piegarsi alla potenza del genio
La maestà di Fernando II de Medici.

Ce qui veut dire : « Ici où habita Galilée, la majesté de Ferdinand II de Médicis ne dédaigna point de s’incliner devant la puissance du génie. »

En effet, c’est dans cette maison que mourut Galilée, l’année où naquit Isaac Newton, comme lui-même était né l’année où était mort Michel-Ange Buonarotti.

Galilée était de famille patricienne. Dix-huit de ses ancêtres s’étaient assis sur le siège des prieurs. Le premier qui avait exercé cette charge, en 1372, était Nicolas de Bernard.

Par une étrange prédestination héraldique, les armes des Galilée étaient d’or, à une échelle de gueules posée en pal ; échelle de Jacob, à l’aide de laquelle l’illustre astronome devait escalader le ciel.

Galilée naquit à Pise. Son père voulait en faire un médecin ; sa destinée l’emporta. Entre son Galien et son Hippocrate il cacha un Euclide, et, un jour qu’il se promenait dans ce magnifique Dôme de Pise, chef-d’œuvre de Buschetto, il remarqua le mouvement d’une lampe pendue à la voûte, calcula la durée de ses oscillations, et inventa le pendule.

Un autre jour, il entendit raconter qu’un Hollandais avait présenté au comte Maurice de Nassau un instrument qui rapprochait les objets Aussitôt Galilée se met à la recherche de la même découverte, calcule la marche des rayons lumineux dans les verres sphériques de différentes formes, arrive au résultat dont il a entendu parler, et le lendemain présente au sénat de Venise, qui l’a nommé professeur à Padoue, un instrument qui n’est rien moins que le télescope.

Alors, comme Galilée grandit, l’envie se lève ; on lui accorde le perfectionnement, mais on lui nie l’invention. — C’est bien, répond Galilée je n’ai point inventé le télescope, mais je le tournerai vers le ciel.

Galilée fit ainsi qu’il disait, et vit alors ce que personne n’avait vu : il vit dans les profondeurs du ciel des myriades d’étoiles jusqu’alors inconnues : les Nébuleuses, la Voie lactée, Jupiter et ses quatre satellites, Vénus et ses phases ; la Lune enfin, cette autre terre, avec ses lacs, ses vallées et ses montagnes. Saturne lui-même lui apparut quelquefois sous la forme d’un simple disque, quelquefois accompagné de deux petites planètes ; mais l’instrument encore incomplet trahit son auteur, et c’est à un autre qu’est réservée la découverte de l’anneau mystérieux qui enveloppe la planète de son cercle de flamme.

Alors, les critiques de l’époque redoublèrent d’insultes : on nia que Galilée pût voir véritablement ce qu’il disait avoir vu ; on compara ses découvertes au voyage chimérique d’Astolphe, et un prédicateur prit pour texte de son sermon : Viri Galilœi, quid statis ascipientes in cœlum ? Tous ceux qui avaient la vue courte applaudirent aux brocards de la critique et aux insultes du prédicateur, et il fut décidé que Galilée était un fou.

Enfin, un jour Galilée osa avancer, d’après Copernic, que c’était le soleil qui était immobile, et que la terre tournait autour de lui.

Cette fois, ce ne fut plus la critique qui le barbouilla d’encre, ce ne fut plus un prédicateur qui le larda de citations, ce furent les prêtres qui le déclarèrent hérétique. Galilée, conduit devant un tribunal, mis à la torture de la corde, fut forcé d’avouer que la terre était immobile, et que c’était le soleil qui tournait.

Ce fut le 22 juin 1652 que ce grand exemple de l’infaillibilité des jugemens humains fut donnée au monde. Galilée septuagénaire, mutilé par la torture, la corde au cou, un cierge a la main, fut traîné devant le tribunal. Là on le fit mettre à genoux, et on lui dicta cette abjuration qu’il répéta textuellement :

« Moi, Galilée, dans la soixante-dixième année de mon âge, étant constitué prisonnier, et à genoux devant vos Éminences, ayant devant les yeux les saints Évangiles que je touche de mes propres mains, j’abjure, je maudis et je déteste l’erreur et l’hérésie du mouvement de la terre. »

Puis, cette expiation achevée, on fit brûler ses livres par le bourreau ; on le condamna à une prison indéfinie, et on lui ordonna, pour se raccommoder avec le ciel qu’il avait bouleversé, de réciter une fois par semaine les sept psaumes de la pénitence.

Et pendant qu’on lui lisait ce jugement qu’il n’écoutait point, Galilée frappait la terre du pied en répétant tout bas : E pur si muove !

La captivité de Galilée dura quatorze mois. Alors il avait soixante-onze ans ; on eut enfin pitié du vieillard repentant, et on lui permit d’aller mourir où bon lui semblerait, à la condition qu’il n’écrirait, qu’il ne professerait plus, qu’il ne penserait plus.

Galilée se retira à Florence.

Alors, après la persécution des hommes, vint l’épreuve du Seigneur. Comme si Dieu avait voulu le punir de sa témérité, il frappa d’aveuglement ce regard d’aigle qui avait découvert des taches dans le soleil.

Enfin, le 9 janvier 4642, dix ans après son abjuration, six ans après sa cécité, Galilée mourut d’une fièvre lente dans cette petite maison de la Costa, devenue aujourd’hui un pèlerinage, comme Ravenne et comme Arqua.

Il est vrai que, quelque vingt années après sa mort, on fit à Galilée une espèce de tombeau qui a la prétention d’être un monument, et que nous retrouverons dans l’église de Santa-Croce.

Moyennant quoi la postérité s’est regardée comme parfaitement quitte envers lui.

MAISON DE MACHIAVEL.

Dans la via di Guicciardini, sous le no 454, s’élève une petite maison à trois étages, de modeste et simple apparence, devant laquelle l’étranger passerait sans s’arrêter, si son attention n’était pas éveillée tout à coup par ces paroles :

« Casa ove visse Niccolo Machiavelli, e vi morì il 22 giugno 1527, d’anni 58 mesi 8 e giorni 19. »

«  Maison dans laquelle vécut Niccolo Machiavel, et où il mourut le 22 juin 1527, âgé de 58 ans 8 mois 19 jours. » La famille de Machiavel était des plus nobles et des plus anciennes ; son origine remonte jusqu’à l’année 850, aux antiques marquis de Toscane. Les Machiavel avaient été seigneurs de Montespertoli ; mais, préférant sans doute à leur petite principauté la qualité de citoyens de Florence, ils se soumirent de bon gré aux lois d’une république qui devait écrire plus tard dans ses statuts qu’on pourrait être déclaré noble pour crime de viol, de brigandage, d’empoisonnement, d’inceste et de parricide.

Exilés comme guelfes après la bataille de Montaperto, ainsi que les parens de Dante, ils rentrèrent dans leur patrie le 11 novembre 1266, après la victoire de Cepparano, remportée par Charles d’Anjou sur Manfred. À dater de cette époque sa réhabilitation fut complète, et on compte parmi les ancêtres de Machiavel seize gonfaloniers de justice et cinquante-trois prieurs.

Niccolo naquit à Florence le 5 mai 1469, de Bernard Machiavello, trésorier de la marche d’Ancône, et de Bartolommea Nelli, des comtes de Borgo-Nuovo. il perdit son père à seize ans ; mais sa mère, en redoublant pour lui d’affection et de dévouement, l’entoura de soins si tendres et si éclairés, qu’elle me tarda pas à en recueillir les fruits. Placé vers 1494 auprès de Marcello-Virginio Adriani, Niccolo montra de bonne heure les premiers éclairs de ce génie qui devait embrasser toutes les branches du savoir humain. Poëte, philosophe, critique, historien, publiciste, diplomate, orateur, aucun titre ne manqua à sa gloire, aucune auréole à son front. À vingt-neuf ans, il fut nommé, sur quatre concurrens, chancelier de la seigneurie, et un mois après il fut chargé de servir le conseil des Dix en qualité de secrétaire.

Dans l’espace de quatorze ans, il fut envoyé comme ambassadeur deux fois à la cour de Rome, deux fois auprès de l’empereur, quatre fois à la cour de France. Chargé des missions les plus délicates auprès de César Borgia, du prince de Piombino, de la comtesse de Forli, du marquis de Mantoue, des républiques de Sienne et de Venise, il conclut des traités, déjoua des complots, leva des armées. Sa réputation grandit promptement en Italie et parvint à l’étranger, ou n’osa plus décider une affaire de quelque importance sans le consulter, et le secrétaire florentin fut bientôt proclamé et redouté comme le plus grand politique de son temps.

Mais si son élévation avait été éclatante et rapide, jamais chute ne fut plus brusque et plus profonde. En 1512, les Médicis étant rentrés à Florence, pour assurer leur domination chancelante, durent faire main-basse sur tout ce qu’il y avait de noble et de grand dans la république. Machiavel ne pouvait pas échapper à la persécution générale. Accusé d’avoir conspiré contre le cardinal Jean de Médicis, qui fut depuis Léon X, il fut privé de sa charge, et expia par la prison et par la torture tous les services qu’il avait rendus à sa patrie.

Malgré les tourmens les plus atroces il n’avoua rien, car il n’avait rien à avouer. Pour se faire une idée de ce qu’il eut à souffrir de la cruauté de ses ennemis, il faut savoir ce que c’étaient que les Stinche, où il fut jeté. Les Stinche n’étaient pas une prison, c’était un groupe de prisons dont chacune avait son nom, sa forme, sa destination ; c’était une enceinte sombre et terrible, comme l’enfer dantesque, où tous les crimes, toutes les flétrissures, tous les supplices étaient réunis ; où l’on entassait pêle-mêle les fous, les prostituées, les faillis, car la république marchande ne trouvait pas de peine assez sévère pour punir les débiteurs insolvables ; si bien que lorsque le bourreau manquait c’était là qu’on venait le prendre. Ce fut donc parmi ces malheureux sans raison, parmi ces femmes sans honte, parmi ces hommes sans honneur qu’on enferma le secrétaire de Florence. Les cachots de son horrible prison étaient bâtis ou plutôt creusés sur le modèle des Zilie de Padoue et des Fours de Monza ; c’étaient des trous circulaires où le patient ne pouvait se tenir assis, ni couché, ni debout. Cet affreux édifice, souillé par le sang des victimes, a disparu par ordre du grand-duc actuel ; et, en démolissant les murs de l’ancienne forteresse, on trouva, dans les cours qui séparaient une prison de l’autre, des puits d’une immense profondeur comblés jusqu’au bord d’ossemens humains. Aujourd’hui il ne reste plus de ce monument maudit qu’un triste et sanglant souvenir, et deux sonnets de Machiavel dictés dans le style comique et plaisant de Burchiello et de Berni.

Ah ! croyez-moi, c’est une horrible chose que de voir cet homme de génie, ce niveleur de tyrans, ce grand et austère citoyen subissant la torture le sourire aux lèvres, et ne voulant pas faire à ses bourreaux l’honneur de les prendre au sérieux.

Voici à peu près le sens des deux sonnets :

« J’ai des fers aux pieds ; j’ai les épaules meurtries par six rouleaux de cordes ; je ne parle pas de mes autres malheurs, car c’est ainsi qu’on traite ordinairement les poëtes.

Les murs de ma geôle suent l’eau et la vermine ; il y a des insectes si gros et si bien nourris qu’on les prendrait pour des papillons ; il s’en exhale une telle puanteur que les égoûts de Roncivalle et les bois de la Sardaigne ne sont que parfums, comparés à mon noble hôtel.

C’est un bruit tel qu’on dirait que la foudre gronde au ciel et que l’Etna mugit sur la terre. On n’entend que des verrous qu’on tire, des clefs qui grincent dans leur serrure, des chaînes qu’on rive.

Puis c’est un cri de torturé qui se plaint qu’on le hisse trop haut.

Ce qui m’ennuie davantage, c’est que l’autre jour, m’étant endormi sur l’aurore, j’ai été réveillé par un chant lugubre, et j’ai entendu dire : On prie pour vous.

Or, que le diable les emporte pourvu que votre pitié se tourne envers moi, ô bon père ! et qu’elle brise ces indignes liens. »

Dans le second sonnet il est question d’un certain Dazzo. Était-ce un fou, était-ce un malfaiteur ?

« Cette nuit, comme je priais les Muses de visiter avec leur douce lyre et leurs doux vers Votre Magnificence, pour m’obtenir quelques soulagemens et pour vous faire mes excuses ;

L’une d’elles m’apparut et me fit rougir par ces mots : Qui es-tu donc, toi qui oses m’appeler ainsi ? — Je lui dis mon nom ; mais elle, pour me punir, me frappa au visage et me ferma la bouche.

— Tu n’es pas Niccolo, ajouta-t-elle, tu es le Dazzo, puisque tu as les jambes et les pieds liés, et que tu es enchaîné comme un fou.

Moi je voulais lui conter mes raisons, mais elle reprit aussitôt :

— Va-t’en ! mauvais plaisant, va-t’en, avec ta sotte comédie.

0 magnifique Julien ! j’en appelle à votre témoignage ; prouvez-lui, par Dieu ! que je ne suis pas le Dazzo, mais que c’est bien moi. »

Machiavel a voulu ici faire allusion à ses comédies. Il se trouve en effet que le plus grand politique de l’Italie a été en même temps le plus grand écrivain comique de son siècle.

Les autres ouvrages les plus répandus de Machiavel sont l’Histoire de Florence, le Traité sur l’art de la guerre, les Discours sur Tite-Live, et le Prince. Doué d’un génie profond, d’un coup d’œil juste et pénétrant, le secrétaire de Florence a vu de haut les hommes et les choses ; il n’a pas craint d’enfoncer le scalpel de l’analyse dans les veines les plus imperceptibles, dans les fibres les plus délicates du cœur humain. Né dans un siècle de corruption, de perfidie et de violence, il a étudié froidement le vice et le crime ; il a évoqué les grandes figures de l’antiquité pour les faire poser devant une génération molle et dégradée. Il a traité théoriquement, et avec la plus grande précision de détails, les différentes formes de gouvernement, sans se passionner pour aucune d’elles.

Il a dit aux peuples : « Voici comment on fonde une république, voici les causes de sa grandeur et de sa décadence. Il a dit aux princes : « Voilà la seule manière possible de régner aujourd’hui. » C’est affreux, mais c’est véritable : il faut qu’un prince n’ait jamais tort devant ses sujets ; il faut repousser la force par la force, la ruse par la ruse, le mensonge par le mensonge. Vous voulez le sceptre et la pourpre ? prenez-les : mais ne vous y trompez pas du moins : le sceptre, c’est du fer ; la pourpre, c’est du sang.

Machiavel avait hérité de Dante la grande idée de l’unité italienne. L’obstacle le plus sérieux à la réunion de l’Italie venait de Rome. Pour que le rêve de Dante et de Machiavel, le rêve de tous les grands hommes de l’Italie, pût se réaliser, il fallait que les deux puissances, spirituelle et temporelle, consentissent à marcher vers le même but ; il fallait trouver un prince assez puissant pour se mettre à la tête d’une armée nationale, et un pape assez lié d’intérêts ou d’amitié avec ce prince pour seconder son projet. Deux fois dans sa vie Machiavel crut avoir trouvé le prince et le pape dont il avait besoin dans la même famille : Alexandre VI et son fils César Borgia, Léon X et son neveu Laurent de Médicis, réunissaient toutes les conditions nécessaires pour s’emparer de l’Italie et assurer son indépendance. Aussi a-t-on vu le secrétaire de la république proposer Borgia pour modèle à Laurent, et conjurer ce dernier par une sublime apostrophe de délivrer la patrie des étrangers.

L’occasion qui se présente est trop belle pour la laisser échapper, et il est temps que l’Italie voie briser ses chaînes. Avec quelles démonstrations de joie et de reconnaissance ne recevraient-elles pas leur libérateur, ces malheureuses provinces qui gémissent depuis si longtemps sous le joug d’une domination odieuse ! Quelle ville lui fermerait ses portes, et quel peuple serait assez aveugle pour refuser de lui obéir ? Quels rivaux aurait-il à craindre ? Est-il un seul Italien qui ne s’empressât de lui rendre hommage ? Tous sont las de la domination de ces barbares. »

Qui ne voit pas clairement dans ces paroles la pensée qui les inspire ? Que l’Italie soit d’abord une nation unie et puissante, que l’étranger soit balayé de notre terre, que le sol que nous foulons nous appartienne d’abord ; et lorsque le jour sera venu, lorsque l’arbre que nous arrosons de notre sang et de nos larmes aura poussé de profondes racines, le moindre vent suffira pour secouer ses branches, et le tyran, quel qu’il soit, tombera comme un fruit mûr, et l’Italie sera libre !

Les dernières années de Machiavel s’écoulèrent dans la solitude et dans le chagrin. Retiré dans le village de San-Casciano, il s’entretenait une grande partie de la journée avec des bûcherons, on jouait au trictrac avec son hôte. Enfin, le 22 juin 1527, il s’éteignit tristement, et l’indépendance italienne expira avec lui.

MAISON DE MICHEL-ANGE.

Un jour, c’était vers l’an 1490, un homme et un enfant se trouvaient en même temps dans les jardins de Saint-Marc, où Florence commençait à réunir ces chefs-d’œuvre de la statuaire antique qui font aujourd’hui de la galerie des Offices la rivale de la galerie Vaticane, et de son musée le second musée du monde.

L’homme pouvait avoir quarante ou quarante-deux ans ; il était laid, petit et assez mal fait ; cependant, malgré sa laideur, sa physionomie ne manquait pas d’un certain charme, et lorsque cette physionomie s’éclairait d’un sourire fin et bienveillant qui lui était habituel, ou oubliait presque aussitôt l’impression désagréable qu’elle avait produite à la première vue. Il était vêtu d’une longue simarre de velours violet garnie de fourrure, mais très simple du reste, serrée à la taille comme une robe de chambre par un cordon de soie ; il avait sur la tête une espèce de toque pareille à nos casquettes de jockey, aux pieds des souliers semblables à nos pantoufles, et, contre l’habitude de l’époque, on cherchait en vain à sa ceinture ou un poignard ou une épée.

Cet homme s’arrêtait de temps en temps devant les statues, qu’il regardait avec un amour d’artiste, et dont il paraissait parfaitement comprendre l’idéale beauté.

L’enfant pouvait avoir treize à quatorze ans : c’était une puissante nature et qui promettait de se développer largement. Il était vêtu d’un pourpoint grisâtre montrant fort sa corde, et taché de couleurs en différens endroits ; l’enfant tenait à la main une tête de faune qu’il polissait avec un ciseau. L’homme et l’enfant se rencontrèrent.

— Que fais-tu là ? demanda l’homme avec un sourire plein d’intérêt, après avoir regardé un instant en silence l’enfant, tellement préoccupé de son œuvre qu’il ne s’était pas même aperçu que quelqu’un s’approchait de lui.

L’enfant leva la tête, regarda l’homme d’un regard fixe, comme s’il eût voulu s’assurer si celui qui lui adressait la parole avait le droit de l’interroger ; puis se remettant à la besogne : — Vous le voyez, répondit-il, je sculpte.

— Et quel est ton maître ? demanda l’homme.

— Dominique Guirlandajo, reprit l’enfant.

— Mais Dominique Guirlandajo est peintre et non pas sculpteur.

— Aussi je ne suis pas sculpteur, je suis peintre.

— Et pourquoi sculptes-tu, alors ?

— Pour Mamurco.

— Et qui t’a donné des ciseaux ?

— Granacci.

— Et ce marbre ?

— Des tailleurs de pierre.

— Et tu as copié ?

— La tête du faune.

— Mais le bas de la figure manquait ?

— Je l’ai remplacé.

— Voyons ?

— Tenez.

— Comment t’appelles-tu ? demanda l’homme.

— Michel-Ange Buonarotti, répondit l’enfant.

L’homme regarda la tête, la tourna et la retourna en tout sens ; puis, avec un sourire de bienveillante critique, la remettant à son jeune auteur :

— Monsieur le sculpteur, lui dit-il, voulez-vous permettre que je vous fasse une observation ?

— Laquelle ?

— Vous avez voulu faire ce faune vieux ?

— Sans doute.

— Eh bien ! dans ce cas il ne fallait pas lui laisser toutes ses dents ; à l’âge qu’il a, il en manque toujours quelques-unes.

— Vous avez raison.

— Vraiment ?

— Vous êtes donc sculpteur ?

— Non.

— Vous êtes donc peintre alors ?

— Non.

— Vous êtes donc architecte au moins ?

— Non.

— Qu’êtes-vous donc, en ce cas ?

— Je suis artiste.

— Et l’on vous appelle ?

— Laurent de Médicis.

Et Laurent de Médicis, voyant passer dans une allée Politien et Pic de la Mirandole, alla les rejoindre, et laissa l’enfant réfléchissant à l’avis qu’il venait de recevoir, et surtout à celui qui le lui avait donné.

Le lendemain, il porta cette tête complètement achevée à Laurent de Médicis. L’observation avait porté son fruit, une dent manquait.

C’est cette même tête de faune qui est à la galerie de Florence.

Laurent devina l’homme dans l’enfant, le fit sortir de l’atelier de Guirlandajo, où il était engagé pour trois ans, lui donna une chambre dans son palais, l’admit à sa table, et le traita comme s’il eût été son propre fils.

Cet événement décida de la vocation de Michel-Ange. Dès lors il abandonna à peu près la peinture pour la sculpture ; et cependant il avait déjà en peinture deux étranges succès pour un enfant de son âge.

Un jour, son ami Granacci, le même qui lui avait procuré des ciseaux, lui avait fait cadeau d’une estampe de Martin de Hollande ; elle représentait des diables qui, pour induire saint Antoine au péché, l’assommaient de coups de bâton. Michel-Ange eut alors l’idée de faire un tableau de cette estampe, et d’entourer le saint des démons ayant la forme de quadrupèdes ou de poissons ; mais il ne voulut ébaucher aucun de ces monstres sans avoir primitivement étudié dans la nature les différentes parties dont leur corps se composait. En conséquence, il allait tous les jours aux ménageries ou au marché, dessinant d’après nature les animaux dont il voulait donner la ressemblance à ses diables, et ne commençant rien de l’œuvre définitive que sur des esquisses parfaitement étudiées.

Le tableau fini, l’enfant le porta chez Guirlandajo, qui fut étonné de cette admirable reproduction de la nature, et qui demanda à son élève comment il en était arrivé là. Celui-ci lui montra toutes ses études, lui apporta toutes ses esquisses ; Guirlandajo les regarda les unes après les autres, puis, secouant la tête avec un mouvement où perçait quelque peu d’envie :

— Ce jeune homme, murmura-t-il en se retirant, sera un jour notre maître à tous.

Un autre jour, un peintre donne à Michel-Ange une tête à copier ; c’était une tête d’un des maîtres du siècle passé, on ne sait lequel, mais d’un maître enfin. L’enfant se met à l’œuvre, et rend au peintre, au lieu de l’original, la copie qu’il a eu le soin de noircir à la fumée. Le peintre ne voit aucune différence, et demande alors à voir la copie.

Michel-Ange éclate de rire ; en croyant faire un tour d’écolier, il avait fait un tour de maître.

Mais, comme nous l’avons dit, le jeune Michel-Ange est tout à la sculpture. Sur le conseil de Politien, il fait le Combat des Centaures, dont la vue, soixante-dix ans plus tard, devait lui faire regretter tout le temps qu’il avait perdu à la peinture ; il sculpte le grand crucifix de bois du San-Spirito ; il achève l’autel de Saint-Dominique, commencé par Jean de Pise ; il fait un Amour endormi, qu’il envoie à Rome et vend pour antique ; il exécute pour Giacomo Galli le Bacchus qui est à cette heure à la galerie de Florence ; puis, enfin, compose et taille, pour le cardinal de Saint-Denis, le fameux groupe de la Piété qui se trouve aujourd’hui dans la première chapelle à droite en entrant à Saint-Pierre.

Ici s’arrête la première période de sa vie d’artiste.

Pendant les dix ans qui viennent de s’écouler, Laurent le Magnifique est mort ; Pierre de Médicis, son fils, a été chassé ; les Français ont conquis Naples ; César Borgia s’est emparé de la Romagne, et Savonarole a été brûlé.

Michel-Ange a essayé du doux, du gracieux et du tendre. Il va passer au terrible.

La première œuvre de cette nouvelle période est le David de la place du Palais-Vieux : il la tire, comme nous l’avons dit, d’un bloc de marbre oublié depuis longtemps, ébauché par un autre, auquel personne ne songeait, qu’il relève, qu’il taille, qu’il anime ; la statue n’est pas un chef-d’œuvre, mais le tour de force n’en est pas moins grand.

Après la David, vient un bas-relief en bronze qu’il exécute pour des marchands flamands, et qui arrive à bon port à Anvers ; le groupe de David et Goliath, qu’on envoie en France et qui se perd dans le voyage ; enfin, le fameux carton de la guerre de Pise, qui, volé par Baccio Bandinelli, s’éparpille en morceaux par toute l’Italie, et disparaît sans qu’il en reste aujourd’hui autre chose que la gravure d’un de ses fragmens, exécutée par Marc-Antoine.

C’est alors que Jules II le fait venir à Rome et lui commande son tombeau. Michel-Ange en fait aussitôt le plan : ce sera un parallélogramme de trente pieds de long sur huit de large, et ses quatre faces offriront quarante statues, sans compter les bas-reliefs.

Jules II lui ouvre son trésor, lui donne un vaisseau, lui livre Carrare. Trois mois après, la place Saint-Pierre est encombrée d’une montagne de marbre. Toutes les églises de Rome seront petites pour un pareil tombeau ; ni Saint-Paul, ni Saint-Jean-de Latran, ni Sainte-Marie-Majeure ne pourront le contenir. On reprend les travaux de Saint-Pierre, dont Michel-Ange reçoit la direction ; d’une main le géant soutient la coupole, de l’autre il taille Moïse.

C’est alors que cette gloire gigantesque commence à inquiéter Bramante, l’oncle de Raphaël, familier avec Jules II, comme l’étaient alors les artistes de premier ordre ; il lui insinue que faire faire son tombeau porte malheur, et que, le tombeau fini, Dieu, pour le punir de son grand orgueil, pourrait bien lui ordonner de s’y coucher. La figure du pape s’assombrit. Le tombeau de Jules Il ne sera jamais achevé.

Le pape avait ordonné à Michel-Ange de ne s’adresser qu’à lui lorsqu’il aurait besoin d’argent. Un jour qu’un nouveau chargement de marbres vient de débarquer sur la rive gauche du Tibre, Michel-Ange monte au Vatican pour réclamer le salaire de ses mariniers. Pour la première fois depuis qu’il est à Rome, on lui dit que Sa Sainteté n’est pas visible. L’ordre pouvait être général, Michel-Ange n’insiste pas.

Quelques jours après, Michel-Ange se présente de nouveau au palais : même réponse de la part de l’huissier. Un cardinal qui en sortait, et qui connaissait les privilèges du grand sculpteur, s’étonne et demande à l’homme à la chaîne s’il ne connaît pas Michel-Ange :

— C’est justement parce que je le connais, répond l’huissier, que je ne le laisse point passer.

— Comment cela ? s’écrie Michel-Ange étonné.

L’huissier ne répond pas. Mais sur ces entrefaites Bramante se présente et est introduit.

— C’est bien, dit Michel-Ange, vous direz au pape que si désormais il désire me voir il m’enverra chercher.

Michel-Ange revient chez lui, vend ses meubles, prend un cheval de poste, court sans s’arrêter, et arrive au bout de douze heures à Poggibonzi, village situé hors des frontières pontificales.

Jules II a appris sa fuite. C’est alors qu’il comprend l’homme qu’il perd. Cinq courriers sont expédiés de demi-heure en demi-heure sur les traces du fugitif, avec ordre de ramener Michel-Ange mort ou vif. Ces cinq courriers rejoignent celui qu’ils poursuivent à Poggibonzi ; mais Poggibonzi est toscan ; le pouvoir pontifical expire à Radicotani ; Michel-Ange tire son épée, et les cinq courriers reviennent à Rome annoncer qu’ils n’ont pu rejoindre Michel-Ange.

Alors Jules II en fait une affaire de puissance à puissance : Florence rendra Michel-Ange à Rome, ou Rome fera la guerre à Florence. Jules II était un de ces pontifes qui dominent à la fois par l’épée et par la parole. Le gonfalonier Soderini fait venir Michel-Ange.

— Tu t’es conduit avec le pape, lui dit-il, comme ne l’aurait pas fait un roi de France. Nous ne voulons pas entreprendre une guerre pour toi : ainsi prépare toi à partir.

— C’est bien, répond Michel-Ange. Soliman m’attend pour jeter un pont sur la Corne-d’Or, et je pars, mais pour Constantinople.

Michel-Ange revient chez lui ; mais à peine y est-il que Soderini arrive. Le gonfalonier supplie l’artiste de ne pas brouiller la république avec Jules II. Si l’artiste craint quelque chose pour sa liberté ou pour sa vie, la république lui donnera le titre d’ambassadeur.

Enfin Michel-Ange pardonne et va rejoindre Jules II à Bologne qu’il vient de prendre.

— Je te charge de faire mon portrait, lui dit Jules II en l’apercevant ; il s’agit de couler en bronze une statue colossale qui sera placée sur le portail de Sainte-Pétrone. Voilà mille ducats pour les premiers frais.

— Dans quel acte Votre Sainteté veut-elle être représentée ? demanda Michel-Ange.

— Donnant la bénédiction, dit le pape.

— Bien, voilà pour la main droite, dit Michel-Ange ; mais que mettrons-nous dans la main gauche ? Un livre ?

— Un livre ! un livre ! s’écria Jules II, est-ce que je m’entends aux lettres, moi ? Non, pas un livre, morbleu ! une épée.

Seize mois après, la statue était sur son piédestal. Jules II vint la voir.

— Dis donc, demanda-t-il en indiquant à l’artiste le mouvement du bras droit qui était un peu trop prononcé, donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction, ta statue ?

— Toutes deux, répondit Michel-Ange ; elle pardonne le passé, elle menace l’avenir.

— Bravo ! dit Jules II ; j’aime qu’on me comprenne. Malgré la menace de la statue, elle fut renversée dans une émeute et mise en morceaux ; la tête seule pesait six cents livres, et elle avait coûté 5,000 ducats d’or.

Alphonse de Ferrare en acheta les débris, et en fit fondre une pièce de canon qu’il appela la Julia.

Jules II ramena Michel-Ange à Rome ; il lui promettait des travaux immenses ; Michel-Ange crut qu’il s’agissait de finir le tombeau et le suivit.

En son absence, Bramante avait fait venir Raphaël. Un jour Jules II appela Michel-Ange, qui depuis deux mois attendait ses ordres ; Michel-Ange accourut.

— Viens, lui dit le pape.

Il le conduisit à la chapelle Sixtine.

— il faut me couvrir cette chapelle de peintures ; voilà les travaux que je t’avais promis.

— Mais, s’écria Michel-Ange, je ne suis pas peintre, je suis sculpteur.

— Un homme comme toi est tout ce qu’il veut être, dit Jules II.

— Mais c’est l’affaire de Raphaël et non la mienne. Donnez-lui cette chambre à peindre, et donnez-moi une montagne à tailler.

— Tu feras ceci ou tu ne feras rien, dit Jules II avec sa brusquerie ordinaire.

Et il se retira, laissant Michel-Ange anéanti.

La partie était bien engagée par ses ennemis, et Michel-Ange reconnut l’adresse de Bramante. Ou Michel-Ange acceptait, ou Michel-Ange refusait : s’il refusait, il s’aliénait à tout jamais le pape ; s’il acceptait, il luttait dans un art qui n’était pas le sien avec le roi de cet art, avec Raphaël !

Mais Michel-Ange était un lutteur. Il lui fallait l'infini à combattre, l’impossible à vaincre.

— C’est bien, dit-il ; je ne cherchais pas Raphaël ; mais, puisqu’il s’attaque à moi, je l’écraserai comme un enfant.

Il alla trouver Jules II.

— Je suis prêt, dit-il.

— Que me peindras-tu ? demanda le pape.

— Je n’en sais rien encore, répondit Michel-Ange.

— Et quand commenceras-tu ?

— Demain.

— As-tu quelquefois peint à fresque ?

— Jamais.

Dix-huit mois après la voûte était achevée.

Vingt fois pendant le travail l’impatient Jules II était monté sur l’échafaud de l’artiste, et chaque fois il était redescendu plus émerveillé.

La voûte fut découverte, et Rome entière s’inclina devant la terrible merveille.

Le jour de la Toussaint 1511, le pape dit la messe sous cette admirable voûte.

Quant à Michel-Ange, pendant ces dix-huit mois ses yeux s’étaient tellement habitués à regarder au dessus de sa tête, qu’il ne distinguait plus rien en les ramenant vers la terre. Un jour il reçut une lettre et ne put la lire qu’en la tenant élevée ; il crut qu’il allait devenir aveugle.

Jules II mourut, laissant à deux cardinaux le soin de faire élever son tombeau. Michel-Ange se brouilla avec Léon X et revint à Florence. Pendant neuf ans il ne toucha ni un ciseau ni une palette : le peintre-sculpteur s’était fait poëte.

C’est de cette époque que datent les deux ou trois volumes de vers que fit Michel-Ange.

Sur ces entrefaites Léon X mourut empoisonné. Adrien IV lui succéda. Il n’y avait rien à faire avec un pareil pape, qui avait ordonné de briser l’Apollon du Belvédere qu’il prenait pour une idole.

Les Romains étaient trop artistes pour garder un pareil pape : au bout d’un an il fut un peu empoisonné, et il en mourut tout à fait.

Clément VII lui succéda.

La race des Médicis se résumait dans trois bâtards : Alexandre, Hippolyte et Clément VII.

Florence profita de l’élection de Clément VII pour se révolter et pour changer la forme du gouvernement ; le gonfalonier proposa, pour mettre un terme aux ambitions humaines, de nommer Jésus-Christ roi. On recourut au scrutin, et Jésus-Christ fut élu, après une vive opposition, à une majorité de cinquante voix.

Il avait eu vingt votes contraires.

Par une contradiction étrange, Clément VII ne voulut pas reconnaître cette élection ; le pape résolut de détrôner le Christ, et rassembla tous les Allemands hérétiques qu’il put trouver, en fit une armée, et poussa cette armée contre Florence.

Michel-Ange fut chargé de fortifier sa ville natale.

Il courut à Ferrare pour étudier le système de murailles de la ville et pour causer tactique avec le duc Alphonse, un des premiers tacticiens de l’époque ; mais au moment où l’artiste allait quitter le prince, le prince déclara à l’artiste qu’il était son prisonnier.

— Mais je puis me racheter ? dit Michel-Ange.

— Sans doute.

— Ma rançon ?

— Une statue ou un tableau, à votre voix.

— Des pinceaux et une toile, dit Michel-Ange.

Et il fit le tableau des Amours de Léda.

Au bout de onze mois de siège Florence fut prise. Quelques jours avant la capitulation, Michel-Ange, comprenant qu’il n’y aurait pas de salut pour l’homme dont le génie avait lutté si longtemps contre la force, se fit ouvrir une porte, et partit pour Venise avec quelques amis et 12,000 florins d’or.

Alexandre VI fut nommé duc. Il était artiste, comme à peu près tous les tyrans de cette heureuse époque ; il réclama Michel-Ange à la république de Venise, qui le lui rendit. Il commanda à Michel-Ange les statues de la chapelle Saint-Laurent ; Michel-Ange les exécuta.

Puis un jour on entendit dire que le duc Alexandre avait été assassiné dans un rendez-vous d’amour par son cousin Lorenzino. Michel-Ange tressaillit de joie ; il croyait Florence devenue libre.

Cosme Ier hérita d’Alexandre VI : c’était à peu près comme si Tibère eût hérité de Caligula.

Pendant ce temps Clément VII était mort et Paul III était monté sur le trône.

Huit jours après son exaltation, le nouveau pape envoya chercher Michel-Ange.

— Buonarotti, lui dit-il, je veux tout ton temps ; combien l’estimes-tu ? parle, je te le payerai.

— Mon temps n’est pas à moi, répondit Michel-Ange. J’ai signé avec le duc d’Urbin un traité par lequel je m’engage à terminer avant toute chose le tombeau de Jules II ; il faut que je l’exécute.

— Comment ! s’écria Paul III, il y a vingt ans que je désire être pape rien que pour te faire travailler pour moi seul, et maintenant que je le suis tu travaillerais pour un autre ! Non pas. Où est le contrat, que je le déchire ?

— Déchirez, dit Michel-Ange, mais je préviens Votre Sainteté que je me retire à Gênes. Je ne veux pas mourir insolvable envers le cadavre du seul pape qui m’ait aimé.

— Eh bien ! dit Paul III, je prends sur moi d’obtenir que le duc d’Urbin se contente de trois statues, et je te ferai délivrer de la promesse par lui-même.

Michel-Ange se faisait vieux, et en se faisant vieux devenait prudent. Il connaissait la colère des papes pour l’avoir éprouvée ; il consentit à tout ce que voulut Paul III. Le lendemain du jour où il avait donné son consentement, le pape fit, accompagné de dix cardinaux, une visite à l’artiste. Il se fit montrer les statues du tombeau de Jules II : une était achevée, c’était le Moïse ; deux autres étaient ébauchées seulement.

Puis il voulut voir le carton du Jugement dernier.

Un mois après l’échafaud de l’artiste était de nouveau dressé dans la chapelle Sixtine.

Michel-Ange fut six ans à peindre le Jugement dernier. C’est à lui que s’arrête la seconde période de la vie de Michel-Ange ; période qui embrasse près d’un demi-siècle. C’est l’âge viril de son talent ; c’est l’intervalle dans lequel il a fait ses plus belles statues, ses plus beaux vers, ses plus belles peintures. Il lui reste à conquérir sa place d’architecte.

Pendant cette période, presque tout ce qu’il a vu de grand est tombé autour de lui : l’Italie marche à sa décadence.

Jules II est mort en 1513, Bramante en 1514, Raphaël en 1520, Léon X en 1524, Clément VII en 1554 ; enfin Antoine de San-Gallo vient de mourir en 1540. Michel-Ange, comme une ruine d’un autre siècle, est seul maintenant debout au milieu des tombeaux de ses ennemis, de ses protecteurs et de ses rivaux ; il est vainqueur des hommes et du temps ; mais sa victoire est triste comme une défaite : en perdant ses rivaux, le géant a perdu ses juges.

On trouva un jour Michel-Ange tout en larmes : on lui demanda ce qu’il pleurait.

— Je pleure, répondit-il, Bramante et Raphaël. Saint-Pierre était abandonné ; nul n’osait élever la coupole, Michel-Ange lui-même hésitait. Paul III vint trouver Michel-Ange et le supplia au nom du ciel d’imposer à la terre ce fardeau qu’elle refusait de porter.

En quinze jours il fit un nouveau modèle de Saint-Pierre. Ce modèle coûta 25 écus.

Il avait fallu quatre ans à San-Gallo pour faire le sien, et il avait coûté près de 50,000 livres.

À la vue du modèle de Michel-Ange, Paul III fit un décret qui conférait à l’artiste un pouvoir absolu sur Saint-Pierre.

Saint-Pierre avait déjà coûté deux cents millions.

Paul III mourut en 1549. Tant qu’il avait vécu, Michel-Ange avait été maître suprême. Jules III, son successeur, parut d’abord vouloir laisser à Michel-Ange cette même latitude qu’il avait ; mais un jour Michel-Ange reçut une citation pour paraître devant le nouveau pape.

Michel-Ange monta au Vatican : il trouva un tribunal qui l’attendait pour le juger.

— Michel-Ange, dit Jules III, nous t’avons fait venir pour que tu répondes à nos questions.

— Questionnez ! dit Michel-Ange.

— Les intendans de Saint-Pierre prétendent que l’église sera obscure.

— Et lequel de ces imbéciles a dit cela ?

— C’est moi ! dit Marcel Cervino en se levant.

— Eh bien ! monseigneur, dit Michel-Ange en se retournant vers le cardinal, qui bientôt devait être pape, sachez donc qu’outre la fenêtre que je viens de faire exécuter, il y en aura encore trois autres dans la voûte, et que par conséquent il fera trois fois plus clair dans l’église qu’il ne fait maintenant.

— Alors pourquoi ne nous avez-vous pas dit cela ? reprit Marcel Cervino.

— Parce que je ne suis obligé de communiquer mes plans ni à vous ni à aucun autre, répondit Michel-Ange. Votre affaire est de garantir votre argent des voleurs et de m’en donner quand j’en demande ; la mienne est de bâtir l’église.

Puis, se tournant vers le pape :

— Saint-Père, lui dit-il, vous savez que ma première condition en acceptant la direction de Saint-Pierre a été que je ne toucherais aucun traitement. Voyez quelles sont mes récompenses ; si les persécutions que j’éprouve ne servent pas au salut de mon âme, convenez que je suis un grand fou de continuer une pareille besogne.

— Venez ici, mon fils, dit Jules III en se levant.

Michel-Ange alla au pape et s’agenouilla devant lui. Jules III lui imposa les mains.

— Mon fils, lui dit le pape, elles ne seront perdues ni pour votre âme ni pour votre corps ; fiez-vous en à Dieu et à moi.

De ce jour, le crédit de Michel-Ange fut inébranlable.

Jules III mourut Paul IV monta sur le trône pontifical.

La première idée du nouveau pape fut de faire gratter le Jugement dernier, dont les nus le révoltaient. Heureusement on fit entendre raison à Paul IV : il se contenta de faire demander à Michel-Ange de les voiler. — Allez dire au pape, répondit l’artiste, qu’il s’occupe un peu moins de réformer les peintures, ce qui se fait aisément ; et un peu plus de réformer les hommes, ce qui est plus difficile.

Michel-Ange poursuivit son œuvre gigantesque pendant dix-sept ans. Pendant dix-sept ans toutes les facultés de cet immense génie furent concentrées sur un seul point, il est vrai que ce point était Saint-Pierre.

Le 17 février 1563, Michel-Ange mourut, laissant pour tout testament ces trois lignes :

« Je lègue mon âme à Dieu, mon corps à la terre, et mes biens à mes plus proches parens. »

Il était âgé de quatre-vingt-huit ans onze mois et quinze jours.

Sa maison est à Florence ; non pas la maison où il est né, non pas la maison où il est mort, mais la maison dans laquelle il se réfugiait à chaque persécution nouvelle ; la maison qui conserve ses ciseaux et sa palette, son maillet et ses pinceaux ; la maison enfin où le visita Vittoria Colonna, cette autre Béatrix de cet autre Dante.

Cette maison, dont Miche-Ange a fait un temple et dont ses descendans ont fait un musée, est située via Ghibellina.

Elle est habitée par le cavalier Cosme Buonarotti, président del magestrato supremo de Florence.

MAISON DE DANTE.

Celle-ci n’a pas même une inscription : on m’a montré sur la porte une entaille qui attend une plaque de marbre.

Il est vrai qu’il n’y a guère que six siècles que Dante est mort.

Comme on le voit, il n’y a pas encore de temps de perdu. Cette maison est située via Ricciarda, n° 752, proche de l’église San-Martino, en face de la tour de la Radia, appelée autrefois, sans qu’on ait pu deviner l’étymologie de ce nom, la tour de la Bouche-de-Fer.

De ces six hommes dont nous venons d’esquisser rapidement la biographie, qui naquirent, vécurent ou moururent à Florence, et dont les noms glorieux sont devenus l’héritage du monde, cinq ont été presque constamment calomniés, fugitifs ou proscrits.

Un seul fut toujours riche, toujours honoré, toujours heureux.

Cet homme c’est Améric Vespucci, qui vola l’Amérique à Christophe Colomb.

L’ÉGLISE DE SANTA-CROCE.

Santa-Croce est le Panthéon de Florence ; c’est là qu’elle honore après leur mort ceux qu’elle a proscrits pendant leur vie. C’est là qu’après l’agitation de l’exil ses grands hommes trouvent au moins le repos de la tombe.

Il y a bonne compagnie de morts à Santa-Croce, et peut-être aucune autre église du monde ne présenterait-elle l’équivalent de trois noms pareils à ceux de Dante, de Machiavel et de Galilée, sans compter ceux de Taddeo Gaddi, de Filicaja et d’Alfieri.

Sainte-Croix date du treizième siècle ; c’est une de ces magnifiques montagnes de marbre sur lesquelles Arnolfo di Lasso, le grand architecte de la république, écrivait son nom. Vers 1250, c’est-à-dire entre la naissance de Cimabué et de Dante, les bourgeois, fatigués des insolences aristocratiques, s’y rassemblèrent un jour et résolurent de déposer le podestat. Ce qui fut dit fut fait. Le podestat fut déposé, et la république établie : les républiques étaient fort à la mode dans le treizième siècle.

Vue de l’extérieur, Santa-Croce présente un aspect assez médiocre. Sa façade, comme celles de la plupart des églises florentines, n’est point achevée et semble même plus fruste encore que les autres. Une fois qu’on a monté son perron et franchi son seuil, c’est autre chose : le vaste édifice s’offre à l’œil, sombre, nu, austère, et tel qu’il convient au Dieu mort sur la croix, et aux tombeaux d’hommes morts dans l’exil.

Le premier de ces tombeaux, à droite en entrant, est celui de Michel-Ange. Il représente la Peinture, la Sculpture et l’Architecture pleurant leur favori. Malheureusement, comme ces trois figures sont faites chacune par un artiste différent, la Peinture par Lorenzi, la Sculpture par Cioli, et l’Architecture par Jean dall'Opera, que chaque artiste s’est occupé de l’effet particulier de sa statue et non de l’ensemble général, elles n’ont aucune liaison entre elles et ont l’air de ne pas se connaître.

Le buste de Michel-Ange surmonte la bière de marbre qui renferme ses os. Il n’y a rien à dire du buste ; il n’est ni bon ni mauvais, il est ressemblant. Au reste, grâce au coup de poing dont Torregiani avait écrasé le nez du grand homme, il n’est pas permis à un buste et à un portrait de Michel Ange de ne pas lui ressembler.

Aux deux côtés du buste sont les armes des Buonarotti ; armes splendides qui portent à la fois les lis de la maison d’Anjou et les boules des Médicis.

Au-dessus du buste est un médaillon renfermant une fresque représentant le fameux groupe de Michel-Ange connu sous le nom de la Piété.

Comme nous l’avons dit, Michel-Ange mourut à Rome. Il en résulta que Florence faillit être veuve de son corps comme elle l’était déjà de celui de Dante Heureusement Cosme Ier avait à Rome des émissaires adroits ; ils volèrent le cadavre à Pie V qui ne voulait pas le rendre, et qui comptait le faire enterrer à Saint-Pierre.

Le second tombeau est celui de Dante. Pour celui là, les Florentins furent moins heureux que pour celui de Michel-Ange. Le corps du sublime poëte était trop bien gardé par Ravenne, il n’y eut pas moyen de le voler ; ce fut la punition de Florence mater parvi amoris, comme le disait lui-même le pauvre exilé.

Ce monument avait été décrété en 1396 ; il a été exécuté en 1812 ou 14, je ne sais plus trop bien. Il représente Dante assis et rêvant quelque terrible épisode de son terrible poème, et pour toute épitaphe ces trois mots :

Onorate l’altissimo poeta.

Je ne dirai rien comme art du monument. Je crois que l’architecte vit encore. Seulement j’aimerais mieux qu’il eût été exécuté par Michel-Ange, comme Michel-Ange s’y était offert[4].

Le troisième tombeau est celui d’Alfieri. Contre son intention, à l’épitaphe faite par lui-même, et qui avait au moins l’avantage de donner une idée de son bizarre caractère, une épitaphe pleine d’innocence a été substituée. La voici :

Vittorio Alfierio stensi

Aloisia, e principibus Stolbergis,

Albaniæ comitissa.

M. P. C. AN. MDCCCX.

Le monument est de Canova, et par conséquent passe pour un chef-d’œuvre. Cependant il y aurait peut-être bien quelque chose à dire sur la statue qui pleure. Cette statue représente l’Italie, et l’Italie d’Alfieri, du moins celle qu’il rêvait dans ses désirs ardens de liberté ; cette Italie, la mère des Scipions et des Capponi, doit pleurer comme une déesse et non comme une femme.

Le quatrième tombeau est celui de Machiavel. Celui-là aussi est moderne. Les os de l’auteur de la Mandragore, des Décades de Tite-Live et du Prince restèrent près de trois cents ans sans obtenir les honneurs du monument. Enfin, en 1787, on avisa que c’était un peu ingrat que d’agir ainsi, et l’on ouvrit une souscription approuvée par le grand-duc Léopold. Il est vrai que de mauvaises langues disent que cette idée, toute simple qu’elle est, ne vint point aux compatriotes du grand homme, mais bien à lord Nassau Clavering, comte Cooper, éditeur des œuvres de Machiavel. Il est vrai que ces diables d’Anglais sont si orgueilleux que ce pourrait bien être eux qui firent courir ce bruit. Le fait est que le nom du noble pair se trouvait en tête de la liste.

Il n’y a que deux bonnes choses dans le monument : la plume qui, posée dans la balance, emporte le pic ; et l’épitaphe, réparation tardive de la postérité,

Tanto nomini nullum par elogium.

Les armes de Machiavel étaient la croix et les clous de Notre Seigneur.

Après avoir vu le tombeau d’Alfieri, on est curieux de visiter celui de la comtesse d’Albany, qu’on sait être enterrée dans la même église. Celui-ci est plus difficile à trouver, et il faut l’aller chercher dans la chapelle de la Cène. Comme celui d’Alfieri, il est veuf de l’épitaphe qui lui était destinée.

En traversant l’église dans toute sa largeur, on se trouve en face du tombeau de l’Arétin ; non pas de cet Arétin qui pesait la chaîne de Charles-Quint au poids de la sottise qu’elle était destinée à faire oublier, mais d’un autre Arétin, lettré, historien et quelque peu poëte, mais poëte chaste, historien honnête, et lettré plein de convenance : ce qui n’a pas empêché madame de Staël, à la grande indignation de son ombre, de le confondre avec son cynique homonyme.

Après le tombeau de Léonard Bruni l’Arétin, en revenant du chœur à la porte, est le monument de Galilée, placé juste en face de celui de Michel-Ange mort deux jours avant la naissance de l’illustre mathématicien. Le malheur qui avait poursuivi Galilée pendant sa vie ne l’abandonna point après sa mort. Son mausolée est un des plus mauvais qui soient à Santa-Croce, où cependant il y en a de bien mauvais. Une chose remarquable, et qui peut-être n’a frappé personne, c’est que le buste de t’illustre trépassé est placé en quelque sorte entre deux blasons : celui qu’il s’est fait lui même et celui qu’il a reçu de sa famille, celui qu’il a dérobé au ciel et celui que ses aïeux lui ont légué. Au-dessous du buste, tournent dans un médaillon d’azur les étoiles d’or des Médicis ; au dessus du buste, se dresse sur écu d’or l’échelle de gueules des Galilei.

En faisant quelques pas encore, et en l’allant chercher derrière la porte où il se cache, est le tombeau de Filicaja, célèbre jurisconsulte, mais moins connu peut-être par ses études sur le droit que par son sonnet sur l’Italie.

En face de lui, et de l’autre côté, se dérobe avec non moins de modestie le tombeau de Philippe Buonarotti, mort en 1733. C’était de son temps un fort grand homme, fort oublié aujourd’hui, auquel le voisinage de son grand-oncle porte quelque préjudice ; cela n’empêcha point que ses contemporains ne lui décernassent une médaille avec cet exergue :

Quem nulla æquaverit ætas.

Il est vrai qu’il était auteur de soixante volumes manuscrits qui ne furent jamais imprimés.

Il n’y a si bonne compagnie où ne parvienne à se glisser quelque vilain. C’est ce qui arrive malheureusement à Santa-Croce. Près du mausolée de Machiavel s’élève celui de Nardini.

Qu’est-ce que Nardini ? me direz-vous.

— Nardini est un charmant joueur de violon qui exécutait toute une valse sur la chanterelle, et dont le voisinage, comme on le comprend bien, doit fort réjouir l’ex-ambassadeur de Florence près de César Borgia, pour peu que de son vivant il ait eu le goût de la musique.

Maintenant, arrêtons-nous un instant à un fait assez curieux :

Près de la colonne qui soutient un des deux bénitiers, on lit, à demi rongé par le temps, le nom de :

Buonaparte.

Sans doute ce nom faisait partie d’une inscription qui indiquait ce que c’était que celui qui dormait sous cette pierre. Mais tous les autres mots ont été effacés, et ce nom seul, à peine visible qu’il est aujourd’hui, ne peut guider le curieux à la recherche de l’identité de celui qu’il désigne.

C’était un aïeul de Napoléon, voilà tout ce qu’on en sait.

Quand est-il né, quand est-il mort, qu’a-t-il fait de bien ou de mal entre le jour où il ouvrit les yeux et celui où il les ferma, on l’ignore.

À l’autre extrémité de l’église, dans une modeste chapelle faisant face à la porte d’entrée, s’élève un tombeau.

Ce tombeau est tout moderne, le marbre en est sculpté d’hier ; et on y lit cette épitaphe :

Ici repose Charlotte-Napoléon Bonaparte

Digne de son nom,

Née à Paris, le 31 octobre 1802.

1839 †.

Celle ci, on sait qui elle est. C’est la fille de Joseph Napoléon, deux fois roi de deux royaumes ; c’est cette charmante princesse Charlotte que la France n’a point connue, et que Florence a pleurée comme si elle était sa fille.

L’histoire du monde est renfermée entre ces deux tombeaux, sur chacun desquels est écrit le nom de Bonaparte.

Il y a encore à Santa-Croce beaucoup de choses à voir.

Il y a un Crucifix et une Vierge couronnée de la main du Christ, par le Giotto.

Il y a une Madone de Lucca de la Robbia.

Il y a une Annonciation de Donatello.

Il y a les fresques de Taddée Gaddi.

Il y a la chapelle des Niccolini, chef-d’œuvre de Volterrano.

Il y a enfin, au-dessus de la grande porte de la façade, une statue en bronze représentant un saint Louis qu’il ne faut pas confondre avec le grand roi.

Ce saint Louis est un autre saint Louis fort connu au ciel, mais fort ignoré sur la terre, et qui était tout bonnement évêque de Toulouse.

  1. Cette citation et les citations suivantes que j’emprunterai aux Mémoires d’Alfieri sont prises dans la belle traduction de M. de Latour, homme de beaucoup de talent, et qui a déjà fait avec un rare bonheur passer dans notre langue les Dernières Lettres de Jacques Ortis et les Prisons de Silvio Pellico.
  2. C’est ainsi qu’il faudra mettre si, comme je le crois et l’espère, je meurs le premier, si Dieu ordonnait qu’il en fût autrement, on substituerait à cette ligne celle-ci :
    « Qui sera bientôt enseveli dans le même tombeau. »
    Aucune de ces deux épitaphes ne reçut sa destination, ainsi que nos lecteurs le verront lorsque nous les conduirons à l’église de Santa-Croce.
  3. Les lumières étaient une récompense publique ; la seigneurie décrétait les lumières, et, par ordre du gonfalonier, on illuminait, pour un temps plus ou moins long, les palais de ceux qui avaient mérité cette distinction.
  4. En 1519, les Florentins supplièrent Léon X de leur rendre le corps de Dante. Une pétition fut adressée au pape à ce sujet ; et au nombre des signatures était celle de Michel-Ange, accompagnée de cette apostille : « Io Michel-Angelo scultore il medessimo a Votra Santità supplico, offerendomi al divin poeta fare la sepultura sua condecente e in loco onorevole in questa città.
     MICHEL-ANGELO. »