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La Ville charnelle/ÉPILOGUE. — LA MORT TIENT LE VOLANT.

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 221-229).

ÉPILOGUE
La Mort tient le volant…


(Brescia, le jour de la Coupe de la Vitesse.)

Quelqu’un se leva dans cette assemblée nocturne de nègres, de forbans, de cow-boys et de riches planteurs.

— Quoi que vous fassiez — dit-il — vous crèverez tous sous la trique de la Mort !… Pas la peine de ronger vos entraves. La Mort vous rattrapera toujours, car nul ne peut la dépasser à la course !…

Tous répondirent :

— Nous verrons ça !

Et ils sortirent de la case en bougonnant.

C’était aux dernières heures violettes de la nuit. Dans la jungle électrisée par l’orage, les lueurs corrosives de l’aube léchaient la végétation de bronze qui suffoquait un village aux toits acariâtres. À l’horizon, les noirs échafaudages interrompus d’une ville naissante s’accrochaient éperdument aux nuages.

Quelques instants après, des nègres s’avancèrent en traînant un grand jaguar métallique encore engourdi de sommeil. Vite, on lui frotta à tour de bras le poitrail à manivelle. D’autres jouaient sur les graisseurs de sa croupe pour calmer les prurits de la bête.

Enfin, dans ses poumons ajourés et sonores, se déchaînèrent de turbulents catarrhes et de profonds mugissements.

En même temps des mécaniciens poussaient sur la route du circuit trois chars étranges aux formes agressives. On eût dit d’énormes revolvers à quatre roues. L’un des mécaniciens expliqua :

— Ce sont les projectiles qui font marcher les engrenages, en jaillissant coup sur coup du canon de ce revolver. Tenez !… Je me courbe en chien de fusil sur le tambour plein de cartouches… Mon pied touche la gâchette… Ô gué ! Je pars tout seul !…

Dans la pénombre rousse des hangars, rongée de pâleurs mauvaises, apparut ensuite le profil d’une tortue monstrueuse tiraillée par des forbans coiffés de rouge.

Celui qui enfourcha la carapace déclara :

— Moi, j’ai de la dynamite entre les jambes et sous le nez !… C’est pourquoi je ne cours pas, je saute !… Un truc épatant ! Car plus ça éclate et plus ça va vite !…

Et cependant des cow-boys lancèrent au grand galop deux cavales d’acier aux naseaux tonnants. Ils les montaient à cru, en se tenant sur le derrière de la bête, cramponnés au volant comme à une crinière.

Tous narguaient un planteur bedonnant qui voulait courir aussi. Mais avec une aisance grave et méprisante le planteur s’ouvrit le ventre, puis il mit le tuyautage de ses entrailles torrides à nu, sans capot, dans une grande brouette qu’il poussa à toute vitesse.

Alors, jaguars métalliques au pelage de braise, cavales aux sabots foudroyants, revolvers hystériques et bombes dansantes traversèrent en furie les prairies parfumées et plantées de femmes printanières qui ondoyaient sur leurs tiges élégantes, comme des fleurs chapeautées de papillons. Et les chapeaux ailés furent balayés par le coup de vent du démarrage. Les femmes en fleur jetèrent aux chauffeurs frénétiques leurs bagues, leurs bracelets et leurs colliers de pétales. Des antilopes et des gazelles vêtues de rose et de lilas leur offraient de loin leurs lèvres éclatées de chaleur et leurs yeux frais et mûrs.

Mais les nuées gonflées d’orage crevèrent tout à coup, et une averse cataracta sur la route goudronnée, qui luisait à l’infini, alléchante glissière !…

Bientôt ce ne fut plus qu’un fleuve de boue violente où brusquement apparut la Mort, sur son torpilleur funèbre filant à toute vapeur.

On ne voyait que le globe de son scaphandre noir vitré de diamants qui émergeaient hors du capot ; car elle se penchait sur son gouvernail en forme de boussole, en tenant tête aux flèches et aux griffes de la pluie.

Et son bateau tanguait de ci de là sur sa proue à ressorts, parmi la vague furibonde de sa vitesse, en écartant sur ses flancs les draperies ténébreuses d’un sillage boueux.

Ce fut le Jaguar métallique qui la vit le premier : il renâcla et rugit aussitôt, en balançant son brûlant radiateur sur les suspensions élastiques de ses pattes fourrées.

Puis il s’élança, à grands coups de reins, aux trousses de la Mort, portant son nègre en équilibre sur le panache raidi de sa queue.

Et le nègre criait :

— Ô grand Jaguar d’airain, avale donc la route immense, et mords le vent aux fesses !…

L’un des énormes revolvers aux tambours explosifs bondissait derrière lui, criblant l’horizon vaste de ses éclats de vitesse. Et son mécanicien criait :

— Voici ton ennemi : l’Espace !… l’Espace devant toi !… Tue-le donc !… Décharge-toi sur lui à brûle-pourpoint !…

Les bombes galopantes éclataient sur tous les points du circuit, omniprésentes et rancunières comme les drapeaux rouges d’une révolution.

Le levain de l’enthousiasme général gonflait bizarrement la pâte du terrain, dont la croûte brune se lézardait de joie.

La folie souffla si violemment dans le pneumatique immensurable du circuit, qu’il prit la forme d’un colimaçon, montant en vis vers le Zénith, dont le plafond nuageux était troué çà et là par les curiosités du Soleil.

Et les chauffeurs mêlaient leurs cris déments :

— Plus vite que le vent ! Plus vite que la foudre !… Plus vite que le curaro lancé dans le circuit des veines !… En vérité… en vérité, on peut bien lancer sa machine sur la cascade de l’averse, en montant vers les nues à grands coup de moteur !… Sur l’arc-en-ciel !… Sur les rayons de lune !… Il s’agit de vouloir ! Se détache qui veut !… Monte au ciel qui désire !… Triomphe qui croit !… Il faut croire et vouloir !… Ô désir, ô désir, éternelle magnéto !… Et toi, ma volonté torride, grand carburateur de rêves !… Transmission de mes nerfs, embrayant les orbites planétaires !… Instinct divinateur, ô boîte des vitesses !… Ô mon cœur explosif et détonnant, qui t’empêche de terrasser la Mort ?… Qui te défend de commander à l’impossible ?… Et rends-toi immortel, d’un coup de volonté !…

C’est ainsi que le Jaguar métallique, avalant d’un seul trait l’immense serpent du circuit, enjamba le torpilleur funèbre de la Mort, et mordit en plein dans son scaphandre vitré de diamants.