Aller au contenu

La Ville charnelle/MON CŒUR DE SUCRE ROUGE

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 159-166).

Mon Cœur de sucre rouge…
(Petit drame de lumières)


Le dernier soir j’ai caressé longtemps
— En rêve, hélas, en rêve seulement —
Vos jolis pieds folâtres,
Vos pieds spirituels, fureteurs et pareils
À deux petites souris affamées
Que j’ai vu autrefois sortir imprudemment
D’une sombre boutique à Péra, en Turquie…
C’était l’hiver et mes deux souris turques
Portaient un peu de neige sur la pointe du nez,
Comme vos pieds chaussés de soie noire et de perles…
Oh ! dites-moi, Nella, ces petits pieds farceurs
Ne prendront-ils jamais le chemin de mon cœur ?…

Hélas ! Vous répondez en mordillant
Vos ironies légères,
Qui s’élancent, voltigent et me harcèlent,
Et puis s’en vont en oubliant
Leurs aiguillons dans mes blessures…
Non par méchanceté, mais plutôt par dépit,
Car on ne peut donner du chagrin quand on souffre…
Oh ! vous souffrez sans doute
D’un parfum douloureux,
Rose ardente et humide éclose aux sables du désert,
Ô Rose qui s’ennuie de sourire à la nuit !
Ne puis-je rien pour vous, Nella ?…
Ne puis-je rien pour vous guérir ?…

Je suis un marchand turc à son étal multicolore…
Vous n’avez qu’à choisir
Parmi les frais jasmins, les joujoux, les bonbons…
(Dites, Nella, n’aimez-vous pas les friandises ?)
J’ai du vin de Syrie plus riche que mon sang

Et dont le seul fumet grise l’âme et l’emporte…
Approchez donc, Nella !… Ce cœur que je vous tends,
Ce cœur de sucre rouge et transparent, prenez-le donc !
Vous pouvez à loisir regarder au travers
Le soleil qui s’endort sur les flots du Bosphore,
Et en sucer le sang de temps en temps…
Prenez-le… Pas très cher, puisqu’il ne coûte rien !
Quand vous l’aurez mangé vous en aurez un autre,
Et je viendrai vous l’apporter moi-même,
En soulevant les deux rideaux de soie
Que vos cheveux nocturnes mordus par les rubis
Déploient sur le divan passionné de votre âme,
Où je m’endormirais si volontiers comme un pacha.

Vous ne m’écoutez pas et vous rêvez de fuir…
Au bout du monde… ailleurs, ailleurs, n’importe où !
Votre âme rose bat des ailes dans sa cage…
(Non ! l’image est usée !)
Votre âme est au balcon de sa maison qui flambe…

Il faut descendre vite, et filer dans les champs…
Par quelle échelle ?… Lancez-vous donc
Par la fenêtre !… Mais sur quel matelas ?
Je suis pourtant couché dans la rue, bras ouverts ;
Ne me voyez-vous pas ?…

Vous avez oublié nos promenades bleues !…
Je les appelle ainsi, ces deux soirs émouvants
Où je fus suavement touché
Par la joie de marcher côte à côte avec vous…
Vous m’avez plusieurs fois arrosé d’un sourire
En me montrant l’inconsolable étoile
De votre plus beau rêve,
D’un geste vague, un peu narquois, où j’ai cru voir
Une jolie pudeur effarouchée…
Car vous avez souvent la pudeur d’étouffer
Un grand cri de douleur
Sous la brûlure insupportable du désir…
Mais vous ne brûlez pas pour moi, Orientaline !

Je le sais et j’en souffre, et c’est vous la coupable,
Car vous avez voulu me griser de délices
En inclinant sur moi votre sourire,
Comme une coupe lisse,
D’où s’épanche à plaisir votre blanche volupté…

Nella, votre sourire est trop chaud et trop nu !…
Si j’étais votre amant, là-bas en Orient,
J’étoufferais votre sourire sous des grands flots de soie,
Non pour en bâillonner les ironies légères,
Mais pour vous empêcher de damner les croyants
Au passage, le soir, quand vous glissez
Avec le nonchaloir et la cadence moelleuse
D’un élégant nuage occidental
Sur les flots éblouis du Bosphore…
J’étoufferais votre sourire alléchant et trop nu
Sous des flots de beaux voiles,
Que je soulèverais ensuite, un à un,
Pour découvrir la source enivrante

De votre âme charnelle…
Votre âme ?… Oh, non !… Votre âme est aux Étoiles !
Et c’est à mes étoiles que je demanderai
Le secret capiteux de votre blanc sourire !…

Nella, Nella, rose blanche
Dont le parfum se traîne et tombe goutte à goutte,
J’ai humé votre désir inexplicable et fou
En un passé lointain, avant de naître,
Aux jardins de Péra, où le soleil couchant
Fouette d’or les cyprès noirs !