La Ville noire (RDDM)/2

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LA


VILLE NOIRE



SECONDE PARTIE.

[1]



V.


Quand les deux artisans furent assis dehors, Audebert parla ainsi :

« À quarante ans, j’aurais pu me remarier avec quelque veuve, car à ce moment-là le choléra avait fait bien des places vides dans les ménages ; mais j’avais eu trop de chagrin de perdre ma petite famille, et je ne me sentais plus capable d’en aimer une seconde au point où il faut l’aimer pour supporter les fatigues et les soucis du travail. Celui qui vit seul est du moins à l’abri de toute inquiétude sérieuse. Il peut en prendre à son aise. Nos industries sont assez bonnes, et ce qui les rend misérables, c’est quand nous avons trop de monde à nourrir.

« Je restai donc seul et triste pendant plusieurs années, travaillant pour me distraire de mes regrets, et ne dépensant rien, parce que j’avais le cœur trop brisé pour entendre rire et chanter. Il en résulta que l’argent s’amassa de lui-même, et quand j’en eus un peu devant moi, un jour que je me sentais plus abattu que de coutume, j’eus l’idée de faire comme ton parrain a fait plus tard, c’est-à-dire d’adopter un orphelin pour donner à quelqu’un le bonheur dont je ne pouvais plus jouir pour mon compte.

« Cette idée-là me conduisit à réfléchir à la misère de l’artisan en général, car, en cherchant dans la ville l’enfant le plus digne de ma pitié, j’en vis tant (et peut-être encore plus parmi ceux qui ont père et mère que parmi ceux dont la charité publique se préoccupe), que j’aurais voulu pouvoir les adopter tous. Alors je changeai de projet et j’imaginai de trouver le remède à la misère.

« C’est là un grand souci, et qui ne me laissa plus un moment de repos. Je pensai d’abord à l’association, dont nous pratiquons une ébauche dans nos règlemens de compagnonnage ; mais, pour l’étendre convenablement, il faudrait un premier capital assez rond et une première pensée assez forte. Ne me sentant pas les connaissances et les talens qu’il faudrait pour fonder une société et y faire concourir des personnes riches, je me mis en tête de me créer un capital dont je pourrais par la suite me servir d’une manière ou de l’autre pour le bien de tous. Je ne savais pas encore ce que je pourrais proposer, et j’ai fait là-dessus bien des projets qu’il est inutile d’énumérer, puisque j’ai échoué pour la création du capital nécessaire ; mais je tiens beaucoup à te dire, jeune homme, que ce n’est pas l’amour de l’argent qui m’a jeté dans les entreprises : c’est l’amitié que je sentais pour tous mes camarades malheureux. J’aurais voulu, comme Henri IV, dont j’ai lu l’histoire, mettre la poule au pot de tous les artisans, et je me sentis tout d’un coup possédé d’un grand amour-propre, comme si j’entendais dans ma tête une voix qui me disait : « Marche, et crois en toi-même ! Tu as été choisi pour devenir le père du peuple de la Ville-Noire ! »

« Voilà ce qui m’a perdu, mon pauvre enfant ! Je me suis cru un homme au-dessus des autres, et je n’ai pas voulu calculer, tant j’avais la foi qu’une providence faite exprès pour moi viendrait à mon secours. Je me dépêchai de placer mes économies dans cette bicoque, que je payai beaucoup trop cher, faute de patience pour marchander. J’y mis des ouvriers, plus qu’il ne m’en fallait, car je me trouvai bientôt encombré de produits que je vendis mal par trop de confiance, et ma confiance venait, je dois m’en confesser comme on se confesse à l’heure de la mort, de ce que je ne voulais pas croire qu’avec des projets si généreux, je ne trouverais pas l’aide et la considération qui m’étaient dues partout.

« Enfin j’ai trop compté sur ma destinée, et elle-même s’est plu à me tromper, car une année vint où je fis d’assez beaux profits, et dès lors ma pauvre tête s’exalta. Je crus que je touchais à la richesse, et je me mis à agir comme si je la tenais déjà. J’achetai quelques terres, dans l’idée d’y fonder une espèce de ferme modèle.

« Et cependant je ne tenais rien, car ce que je venais de gagner couvrait à peine ce que j’avais perdu. Je commençai à m’endetter sans inquiétude. Puis, l’inquiétude arrivée, je fis des projets étonnans pour sortir d’embarras. Je m’imaginai une fois qu’en exposant mes idées pour le bonheur du peuple, idées que j’avais peu à peu mûries dans ma tête, je trouverais des gens instruits pour me tendre la main et m’aider à réaliser mes plans. Ne sachant pas bien écrire, j’allai consulter un homme très bon et très savant de la ville haute, et je lui proposai de lui faire part de mes découvertes, qu’il pourrait ensuite rédiger et faire connaître aux autorités. Cet homme, c’était M. Anthime, dont le fils est médecin depuis peu. Il n’est pas riche, mais il est très écouté et très considéré dans le pays, tu dois savoir cela.

« Il m’écouta avec patience et attention ; mais, moi, quand je me vis forcé de rassembler les pensées qui m’agitaient, bien qu’on m’ait toujours dit que j’avais parfois un langage au-dessus de mon état, je ne pus rien trouver de clair et d’utile à dire. Je faisais très bien le blâme des choses qui existent, et je dépeignais même avec éloquence les malheurs et les souffrances de l’artisan ; mais quand il fallait arriver à fournir le remède que je m’étais vanté d’avoir, mes pensées se troublaient et se confondaient dans ma pauvre tête, et je ne réussissais pas à les débrouiller. Sans doute il était trop tard, j’avais déjà trop souffert pour mon compte.

« Mon ami, me répondit celui que je consultais, tout ce que vous avez rêvé confusément a été examiné, écrit, publié, proposé et discuté par de plus habiles que vous. On n’a pas encore résolu le problème de la misère d’une manière promptement applicable, et on y travaille toujours. C’est une bonne chose d’y travailler ; mais, comme c’est la chose la plus difficile qui soit au monde, il faut, pour y travailler utilement, beaucoup de génie et d’instruction. Je ne doute pas de vos capacités naturelles, mais vous ne savez rien de ce qui se passe à dix lieues de votre Ville-Noire, et vous ne vous faites aucune idée de la société. Vous perdez votre temps, et vous vous épuisez le cerveau sans profit pour personne. Vous feriez mieux de songer à gagner votre vie, et, comme je sais que vous êtes très gêné, je mets ma bourse ou ma signature à votre service.

« Je refusai follement l’une et l’autre. J’étais offensé et désespéré d’être considéré comme un fou et un imbécile, moi qui m’étais cru si grand ! Je revins méditer sur mon rocher, comme un autre Napoléon à Sainte-Hélène, et là, dans la contemplation du ciel et de la nature, je sentis revenir toutes les fumées de mon orgueil. « Hélas ! un méchant démon se moquait de moi, car dans la solitude j’étais rempli de pensées sublimes, et je me les exprimais à moi-même d’une façon claire, brillante. Seulement tout cela se dissipait quand je voulais en faire part à quelqu’un, et il suffisait de la contradiction du dernier de mes apprentis pour me démonter.

« Un jour je m’aperçus qu’on ne me contredisait plus et qu’on se détournait de moi comme d’un insensé ou d’un radoteur. La honte me vint, et avec la honte un chagrin si grand que j’étais prêt à toutes les extravagances. Je sentais partir tout à fait ma cervelle, et je ne revenais à moi qu’après avoir versé beaucoup de larmes très amères.

« Cependant mes affaires allaient de mal en pis. Je les négligeais chaque jour davantage. M’en occuper me navrait d’ennui et de dégoût. Je n’avais de répit qu’en les oubliant pour rêver encore au salut du genre humain.

« Qu’importe que je sois perdu, qu’importe que je succombe ? Si je laisse après moi le secret de rendre les autres heureux, j’ai bien de quoi me consoler : voilà ce que je me disais, mais je ne trouvais le secret du bonheur ni pour moi ni pour les autres.

« Quand je vis mon pauvre bien près d’être saisi et ma personne à la veille d’être décrétée de prise de corps, j’ouvris enfin les yeux sur la réalité, et je reconnus que le bourgeois charitable et raisonnable qui m’avait averti m’avait trop bien jugé. J’allai lui demander de me sauver par sa signature, mais il était trop tard ; il avait été blessé de mon impertinence, et il pensait d’ailleurs que me laisser mon instrument de travail, c’était me laisser mes illusions. Il m’offrit un secours passager qui me parut une nouvelle injure, et que je n’acceptai pas.

« Alors l’idée de la mort me vint, et de ce moment-là j’ai été guéri et soulagé. Tu me vois tranquille, mon enfant, parce que j’ai trouvé le moyen de protester par le suicide contre les mauvais jugemens qu’on a portés sur moi. On a dit que j’étais un poseur et un ambitieux, un mendiant, un fripon, que sais-je ? Quand un homme tombe, on le pousse au plus bas. Dieu m’est témoin que je n’ai voulu tromper personne, et que mon malheur est venu, comme disait M. Anthime, de l’ignorance, « piége et tourment de l’artisan qui a trop d’imagination ; » peut-être aussi le chagrin d’avoir perdu en huit jours ma femme, ma sœur et mes trois enfans, chagrin terrible, suivi d’une existence solitaire pour laquelle je n’étais pas fait, m’a-t-il porté au cerveau. J’ai été fou, je le veux bien, je le crois à présent que tout le monde m’a abandonné ; mais j’ai été sincère, j’ai voulu du fond de mon cœur rendre service à mes pareils. J’ai été confiant et bon, j’ai cru à Dieu, j’ai cru à moi et aux autres : je me suis trompé, c’est sûr ! Ce n’est pas une raison pour que je sois un lâche et un menteur, et la preuve, c’est que, ne voulant être à charge à personne et ne pouvant me consoler du chagrin d’être inutile, je suis décidé à en finir aujourd’hui ou demain. »

— Eh bien ! vous avez là une mauvaise pensée, répondit Sept-Épées après avoir un peu réfléchi à ce qu’il pourrait trouver pour détourner Audebert de sa résolution. Vous ne réussirez pas par ce moyen-là à vous relever dans l’opinion. C’est le contraire qui arrivera. On croira que votre conscience vous a fait des reproches, car chacun sait qu’un homme qui n’a rien sur la conscience peut toujours se consoler de ses malheurs. À mon avis, votre idée de vous tuer est encore le plus gros de vos péchés d’orgueil et la plus grande de vos illusions, car, au lieu de vous plaindre, on vous méprisera.

Cette menace parut faire impression sur Audebert, car il répéta à plusieurs reprises : — Me mépriser, moi ! Il y aurait des gens assez durs et assez injustes pour mépriser un pauvre homme qui a eu le courage de se tuer !

— Il ne faut pas beaucoup de courage pour cela, reprit Sept-Épées ; c’est si vite fait ! Il en faut bien davantage pour vivre et pour se remettre à gagner sa vie.

— Il en faut trop !

— Donc vous n’en avez pas assez !

— Possible ! Je ne veux pas me soumettre à devoir mon pain aux autres, après avoir espéré pendant si longtemps que je pourrais leur en donner.

— C’est donc devoir son pain aux autres que de recevoir leur argent en échange du travail qu’on leur fournit ? À ce compte-là, il n’y aurait personne de libre ; les paresseux et les voleurs auraient seuls droit de lever la tête.

Sept-Épées, qui avait de l’esprit et du jugement, et dont le cœur était généreux, dit encore à l’enthousiaste Audebert beaucoup de choses très justes, et finit par l’ébranler si bien que cet homme lui promit de ne pas attenter à sa vie avant trois mois de réflexion. Il ne fut pas possible de lui faire jurer davantage, mais il le jura, et c’était beaucoup dans la situation d’esprit où il se trouvait.

— À présent que vous voilà un peu plus raisonnable, reprit le jeune armurier, il faut me dire en conscience ce que vaut votre fabrique. Je vous la paierai plus cher qu’elle ne sera évaluée à la criée, et, toutes vos dettes payées, vous verrez tout le monde revenir à vous.

— Quoi ! malheureux enfant ! s’écria Audebert, tu voudrais acheter cette bicoque ? Non, non ! je t’estime trop pour te conseiller cela ! C’est un endroit maudit : le diable s’y est embusqué, vois-tu, et personne n’y fera ses affaires, puisque je n’ai pas pu y faire les miennes !

— Permettez-moi de vous dire que ce n’est pas une raison, puisque vous confessez avoir mal gouverné vos intérêts. Voyons, ne voulez-vous pas faire affaire avec moi ? Je vous garderai ici comme maître ouvrier, et vous aurez l’agrément de causer de temps en temps avec un ami qui ne se moquera pas de vous, car je vois bien que si vous n’êtes pas assez savant pour faire le bonheur du genre humain, — de plus savans que vous n’y ont pas réussi, à ce qu’il paraît, — vous n’êtes pas non plus un homme ordinaire. Je vous ai entendu avec beaucoup de plaisir, et, bien loin de mépriser ceux qui ont une idée fixe, je crois qu’ils valent mieux que ceux qui n’ont rien dans le cœur ni dans l’esprit.

— Allons, s’écria Audebert, voilà enfin une bonne parole, et qui me fait plus de bien que tous les raisonnemens. J’accepte. Je serai ton ouvrier, et demain nous irons voir ensemble l’avoué chargé de ma liquidation. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que tu aies la baraque à bon marché, sans frustrer mes créanciers. Sept-Épées ne voulut pas laisser son nouvel ami passer la nuit seul dans la montagne. Il craignait le retour de quelque hallucination. Il alla effacer avec lui les paroles sinistres écrites sur le mur, et l’emmena chez son parrain, à la Ville-Noire. Il comptait et voulait lui céder son lit, car il était un peu raffiné de sa personne et aimait mieux coucher sur la paille que de sentir un compagnon à ses côtés ; mais Audebert refusa de prendre sa place, et, avisant le parrain qui dormait comme une pierre et ronflait comme un fourneau : — Ce ne sera pas la première fois, dit-il, que nous aurons dormi, celui-ci et moi, sur la même paillasse. Nous avons été amis et compagnons de jeunesse. Je connais la dureté de son somme, et je te réponds qu’il ne s’apercevra pas de mon voisinage.

En effet, le père Laguerre, en s’éveillant avant le jour, selon sa coutume, fut fort étonné de trouver un camarade endormi à ses côtés. Il pensa que son filleul s’était attardé et enivré, et qu’en rentrant il s’était trompé de lit. Il commençait à pousser l’intrus à bas, en grondant, quand Audebert s’éveilla, et lui dit : — Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas un chien qui a sauté sur ton lit, c’est un ancien ami qui t’aurait offert le sien, et son vin, et sa table, et sa bourse, s’il eût fait sa fortune. Il a tout perdu, ce n’est pas une raison pour le mépriser ! donne-lui la main, et le temps de se lever pour partir.

— Je vois ce que c’est, répondit Laguerre en fronçant son sourcil hérissé ; vous voilà au bout de votre chapelet, vous n’avez plus ni sou ni maille, ni feu ni lieu, ni flatteurs ni amis, et vous venez réclamer l’hospitalité, à peu près comme ces oiseaux paresseux, qui, ne sachant point bâtir un nid, s’emparent de celui des autres !

— Alors, reprit Audebert en s’habillant pour s’en aller, vous me chassez du vôtre ! J’aurais dû m’attendre à cela, et au fait je m’y attendais un peu… Mais, quand on est malheureux, un affront de plus ou de moins…

— Restez ! s’écria le forgeron en colère. Les affronts ont été pour moi ! C’est vous qui m’avez humilié et offensé en oubliant que j’étais votre ami et en vous laissant tomber dans la misère, comme si vous vous attendiez à un refus de ma part. Vous n’êtes qu’un égoïste et un mauvais cœur, et vous ne méritez guère que je vous pardonne. Restez, je vous dis, ou alors ce sera fini pour toujours entre nous.

Sept-Épées, qui, de son lit, entendait la querelle, ne put s’empêcher de rire de l’indignation de son parrain, qui reprochait une indiscrétion tout en se plaignant d’une discrétion trop grande. Ce n’était pas le moyen de s’entendre, car Audebert, avec beaucoup plus d’esprit que son camarade, n’avait pas toujours le raisonnement beaucoup plus juste. Ces deux vieux faillirent s’arracher le peu de cheveux qui leur restaient, parce que l’un demandait une poignée de main que l’autre ne voulait pas accorder avant qu’on ne lui eût demandé sa bourse.

— Je sais ce que vous pensez et ce que vous débitez sur mon compte ! disait le vieux forgeron ; vous me faites passer pour un vieux cancre qui enfouit tous ses écus, et vous avez voulu subir la honte de vous laisser exproprier, quand vous saviez fort bien que je vous aurais crédité, si vous m’eussiez fait l’honneur d’une simple visite ! Mais monsieur est fier : il s’est cru plus savant que tout le monde et il a méprisé ses anciens, car je suis votre ancien, monsieur ! J’ai quatre ans de plus que vous, et tout bête et ignare batteur de fer que je suis, vous me devez le respect. C’était à vous de venir à moi, et non pas à moi d’aller à vous ! Enfin, puisque vous voilà, il faut bien avoir pitié de votre sottise ; voilà de l’argent, monsieur, en voilà plein un tiroir. Oui, les voilà, les vieux écus de l’avare imbécile ! Prenez ce qu’il vous faut et n’ayez pas le malheur de me remercier : puisque vous n’êtes venu à moi que le jour où vous n’attendiez plus rien des autres, je ne veux pas de vos belles paroles ! Je ne veux plus de votre amitié, il y a longtemps que j’ai fini d’y croire !

En parlant ainsi, le vieillard, aussi exalté dans son orgueil d’économie que l’autre l’était dans son orgueil de prodigalité, se promenait à demi vêtu par la chambre, et secouait son tiroir plein d’écus, qu’il jeta et répandit sur le plancher en voyant qu’Audebert, offensé de cette manière de les lui offrir, refusait d’un air hautain l’aumône de la fraternité courroucée.



VI.


Ce ne fut pas sans peine que Sept-Épées parvint à calmer les deux vieillards et à les réconcilier. Il avait été convenu entre Audebert et lui que l’on tairait la tentative de suicide. Ce fait eût révolté l’âme religieuse et austère du forgeron. Audebert le sentait et commençait à rougir de son découragement. Sept-Épées expliqua leur rencontre comme une chose préméditée de sa part, et il profita de l’occasion pour s’ouvrir à son parrain de ses projets sur la petite usine qu’Audebert était forcé de vendre.

— Il est impossible, lui dit-il, que ce brave homme accepte gratuitement vos services. Sa fierté, qui en ceci n’a rien d’exagéré, s’y oppose. Laissez-le se libérer par la vente et se réhabiliter par le travail. Je me charge de l’aider dans l’un comme dans l’autre. Si je n’y réussis point, je vous promets, de sa part, qu’il viendra de lui-même réclamer votre conseil et votre amitié.

Audebert sut gré à Sept-Épées de cette conclusion. Pour rien au monde, connaissant le caractère entier et bizarre du vieux forgeron, il n’eût voulu se mettre dans sa dépendance. Il eût préféré se remettre la corde au cou.

Il s’agissait d’obtenir l’assentiment de Laguerre à l’entreprise de son filleul. En cas de refus, Sept-Épées, maître de ses économies, pouvait bien passer outre, et il l’eût fait, car il avait une grande volonté ; mais il ne l’eût pas fait sans chagrin, car il aimait tendrement son père adoptif. C’est ce qu’il lui fit comprendre en peu de paroles, et comme il avait sur lui beaucoup d’ascendant, il l’amena plus vite à céder qu’Audebert ne s’y était attendu.

— Si c’est ton idée, répondit le forgeron, je n’ai pas le droit de m’y opposer. Ce qui est à toi est à toi. Si tu me demandais mon avis, je te dirais qu’il faut garder ce qu’on a amassé au prix de sa sueur pour le moment où l’on peut devenir malade ou estropié, et que, si l’on a la chance de conduire sa carcasse à bon port, on est toujours bien aise d’avoir sous la main de quoi sauver un parent ou un ami qui ne peut plus s’aider ; mais tu es encore si jeune que, dans le cas où tu perdrais ton argent, tu aurais le temps de recommencer, et d’ailleurs me voilà bien vieux, moi : ce que j’ai de placé te reviendra. Ce n’est pas grand’chose, mais c’est un morceau de pain assuré, et je crois qu’il ne te faudra pas attendre cela une centaine d’années ! Donc, si tu veux te risquer, risque-toi. Tu veux monter un atelier sur la rivière ? J’aime mieux ça qu’une boutique dans la ville haute. Tu t’attacheras à la paroisse, et tu n’auras plus jamais l’idée d’en sortir. Allons, ne perdons pas la journée à causer pour répéter dix fois la même chose ; ce qui est décidé est décidé. Va-t’en voir les avoués, et, puisqu’il faut se quitter, je vais m’occuper, moi, de prendre ici un apprenti à ta place, car je suis trop vieux pour rester seul.

— Je ne l’entends pas ainsi, répondit Sept-Épées. Nous ne nous quitterons jamais. L’atelier en question n’est guère logeable, et ce n’est pas à votre âge que je voudrais vous faire changer vos habitudes. Moi, j’ai de bonnes jambes, et ce n’est rien pour moi que d’aller là tous les matins et d’en revenir tous les soirs. Si j’y fais fortune, je le revendrai, et j’en achèterai un plus près, où vous pourrez venir souvent m’aider de vos conseils.

— Et où je ne m’installerai pas davantage, reprit Laguerre en souriant. Je comprends et je t’approuve. Il faut que chacun soit maître chez soi. Je n’aimerais pas à être contrarié, et je ne veux contrarier personne. Pour le moment, tu restes avec moi, je t’en remercie. Je crois que je ne profiterai pas longtemps de ta compagnie, encore que, s’il plaît à Dieu, j’en veuille profiter le plus longtemps possible.

Deux mois se passèrent avant que Sept-Épées fût installé dans sa fabrique. L’affaire fut conclue avantageusement pour lui et pour Audebert, car si l’on eût attendu la vente par autorité de justice, l’immeuble eût tellement perdu de sa valeur, que ce n’eût pas été un profit pour l’acquéreur, mais au contraire un discrédit complet de la chose acquise. Le jeune armurier montra dans cette petite affaire beaucoup de jugement et d’habileté véritable, celle qui ne spécule pas sur le malheur d’autrui, et qui va droit au but, sans diminuer la personne au profit de la bourse. En cela, il suivit de grand cœur les conseils de son parrain, qui avait un sentiment très juste de l’honneur, et qui disait qu’une mauvaise réputation ne pouvait jamais faire un bon fonds de commerce pour un ouvrier.

Audebert était un fabricant assez habile. Du moment qu’il n’avait plus son libre arbitre pour spéculer à la légère, il pouvait devenir précieux pour diriger le travail et en fournir lui-même sa large part. Il reprit son petit logement dans l’usine, dont il se constitua le gardien avec un bon apprenti. La baraque fut mise en état satisfaisant de réparation, l’outillage fut renouvelé, et Sept-Épées se vit à la tête de six ouvriers, dont quatre à la pièce et deux à l’année.

Quand il put relever approximativement le produit net de chaque semaine, il fut surpris de constater que c’était à peu près moitié moins de ce qu’il eût pu gagner en travaillant douze heures par jour chez les autres. La propriété est un rêve de repos et de sécurité que l’homme ne prise pas au-delà de ce qu’il vaut, puisqu’il lui procure les douceurs de l’espérance : il met dans sa vie l’idéal du mieux, et civilise celui qui est apte au progrès de la civilisation ; mais la réalisation de ce rêve est, comme toutes les réalités, une déception.

Au bout de peu de temps, Sept-Épées sentit que plus on complique son existence, plus on y fait entrer de soucis et de périls. Il s’effraya de ne pas se trouver aussi positif qu’il faut l’être pour marcher à coup sûr et rapidement à la richesse. Il n’était pas avare ; il ne savait pas marchander avec âpreté. Il avait pitié de ses ouvriers malades ou serrés de trop près par la misère. Il faisait des avances qui ne lui rentraient que mal et tard, quelquefois pas du tout. Il s’aperçut ainsi de ce dont il ne s’était pas douté alors qu’il n’avait pas d’obligés : à savoir que tous les hommes sont plus ou moins ingrats, et que personne ne prend à cœur la passion d’un autre au détriment de la sienne propre. Il trouvait tout le monde exigeant, et comme il était intelligent et réfléchi, il se sentait avec effroi devenir exigeant lui-même.

Quand son bon cœur l’avait entraîné à quelque faiblesse, il voulait réparer le sort qu’il s’était fait, en travaillant au-delà de ses forces, et quelquefois il était si fatigué qu’il regrettait cette liberté d’autrefois qu’il avait prise pour un esclavage. Désormais il était réellement esclave de sa chose. Cette chose était devenue son honneur, sa vie ; il ne lui était pas permis de l’oublier un seul instant ; la prédiction de Gaucher se réalisait : « Tu ne dois plus connaître ni le bonheur ni le plaisir. » Gaucher avait dit cette parole terrible sans en comprendre la portée ; Sept-Épées l’avait acceptée en la comprenant. Il y avait des heures et des jours où il en était accablé ; mais il était trop tard pour reculer : il fallait chasser les regrets, étouffer les besoins de la jeunesse.

Le premier de ses déplaisirs, et l’un des plus sérieux, lui vint précisément de l’homme dont il avait sauvé l’honneur et la vie. Audebert, poussé par l’enthousiasme de la reconnaissance, travailla avec ardeur, et surveilla la fabrique avec austérité pendant deux ou trois semaines ; mais ce fut un feu de paille. Il retomba dans ses rêveries, et la rage de prêcher s’empara de ce cerveau enfiévré d’impuissance.

Au premier reproche de son jeune maître, le brave homme s’affecta profondément. Il était aimant, sensible, délicat à l’excès : il avait toutes les qualités du cœur, toutes les vertus de l’âme ; mais il était de ceux dont on peut dire, en comparant la machine intellectuelle à une machine d’industrie, qu’il manque à leur cerveau la cheville ouvrière. Il perdit trois jours à se reprocher sa faute, et Sept-Épées, voyant son découragement, fut forcé, pour le remettre à la besogne, de lui demander pardon de sa réprimande.

Il est vrai que le jeune homme ne tenait pas ses promesses. Il avait laissé croire à Audebert qu’il serait l’auditeur attentif, l’admirateur complaisant de ses théories philosophiques. Il s’était flatté lui-même de trouver une distraction utile et noble dans la conversation de ce penseur naïf, éloquent à ses heures et toujours ardemment convaincu, alors même qu’il déraisonnait ; mais il reconnut vite qu’il est impossible d’écouter longtemps ceux qui manquent de clarté intérieure, et qui ne trouvent leurs idées qu’en se suscitant des contradicteurs officieux. Tout paradoxe était bon à Audebert pour se livrer à cet exercice, et comme dans ces heures-là il ne tenait plus compte du temps qui s’écoulait et de la cloche qui appelait au travail, c’était toujours au moment de s’y remettre qu’il lui fallait abandonner avec douleur et dépit les premières lueurs de ses longues et vagues discussions. Sept-Épées n’avait pas le temps d’en attendre l’issue douteuse, et il sentait d’ailleurs qu’il n’en avait pas la patience. Sa logique naturelle se révoltait contre les aphorismes de mauvaise foi dont Audebert se faisait un jeu d’esprit pour entrer en matière. Son air distrait, ses efforts pour ramener l’entretien aux préoccupations de la vie positive étaient autant de coups de poignard que ce pauvre exalté recevait en plein cœur. Sa sensibilité surexcitée y voyait tantôt l’outrage du dédain, tantôt la condamnation méritée de sa propre impuissance. C’était dans ce dernier cas surtout que son air égaré et son silence subit devenaient inquiétans. Sans le lui avouer, Sept-Épées passa plus d’une nuit à veiller autour de la baraque par des temps affreux, dans la crainte que son malheureux ami ne cédât de nouveau à la tentation du suicide. Le délai qu’il s’était imposé par serment était expiré, et Sept-Épées n’osait lui demander de jurer un nouveau bail avec la vie. Il tremblait d’échouer dans cette tentative, et de lui rappeler que sa liberté était reconquise.

Le parrain alla voir une seule fois l’établissement de son filleul, quand cet établissement commença de fonctionner. Il n’approuva rien et ne voulut rien blâmer. Naturellement, dans ses simples appareils, le jeune homme avait adopté les méthodes les plus nouvelles, et naturellement aussi le vieillard, malgré l’évidence et sa propre expérience de tous les jours, ne voulait pas se décider à les déclarer meilleures que les anciennes. Il pensait que Sept-Épées ne réussirait pas, mais il se gardait bien de le lui dire, sachant par lui-même que la contradiction stimule les esprits obstinés. Il disait à Gaucher, à Lise, et à deux ou trois vieux amis qui le consultaient sur les chances de cette entreprise : « Je n’y crois guère, l’endroit est mauvais, et si, après cinq ou six ans de fatigue et de tracas, le jeune homme s’en retire sans y perdre, ce sera une expérience qu’il aura faite, et qui, du moins, lui servira pour l’avenir à se contenter de ce qui nous contente. Après tout, puisqu’il était dans les ambitieux, j’aime autant qu’il ait fait cette sottise-là que celle de quitter l’industrie et le ressort de la Ville-Noire. Quand je vois des freluquets mettre tout ce qu’ils gagnent à se déguiser en bourgeois le samedi soir, et à s’en aller, le chapeau sur l’oreille, dans les estaminets de la ville peinturlurée (c’est ainsi que, par mépris, le vieillard appelait la ville haute), jouer au billard et consommer des liqueurs, pour revenir le mardi matin, le chapeau sur la nuque du cou, débraillés, vilains, hébétés, et se servant de mots nouveaux qu’ils ne comprennent pas et qu’ils estropient à la grande joie et risée des bourgeois, je trouve mon filleul plus raisonnable, plus convenable, mieux élevé que ces gens-là. Je suis content alors d’avoir réussi à lui donner, sinon toutes mes idées, du moins le goût de réussir dans son état par des moyens qui n’ont rien de ridicule et qui ne l’éloignent pas des intérêts de sa paroisse. »

Gaucher avait chaudement partagé les illusions de son jeune ami. Il avait lui-même l’esprit jeune, et sa confiance dans le succès des autres le rendait aimable et conciliant. Il se consolait, par cette sympathie généreuse et désintéressée, d’une vie pénible et dure pour son propre compte.

— Bah ! disait-il à sa femme quand celle-ci s’efforçait de lui persuader qu’il était plus heureux que Sept-Épées, on est toujours assez heureux quand on fait ce qui plaît ! Mon plaisir est de vivre et de travailler pour toi ; si le camarade pense différemment, il a bien fait de suivre sa pente. Ne le décourageons pas, et soyons prêts à l’aider au besoin autant qu’il dépendra de nous.

Au bout de quatre mois, un jour de printemps, un dimanche, Sept-Épées, au retour de plusieurs excursions de placement dont le résultat n’avait pas été aussi satisfaisant qu’il l’avait espéré, resta enfermé dans son usine. Il avait coutume de passer le jour du repos à la Ville-Noire auprès de son parrain et de ses amis ; mais Audebert, qui ne quittait pas la baraque, se trouvant malade, Sept-Épées dut le garder et le soigner.

Il voulut profiter de cette circonstance pour revoir ses livres, qu’il croyait bien en ordre. Il savait très bien calculer, mais son humeur active le portait à s’occuper plutôt du travail manuel et des transactions commerciales que de la tenue des registres. Audebert était un assez bon comptable, et sa probité scrupuleuse l’astreignait à bien faire pour le compte d’autrui ce qu’il avait mal fait pour son propre compte. Durant le premier trimestre, il en avait fourni la preuve rigoureuse ; mais quand Sept-Épées se livra à l’examen du quatrième mois, il découvrit qu’un grand désordre s’était emparé de la cervelle du pauvre homme, et qu’il avait inscrit à l’article recette nombre de chiffres qu’il eût fallu très vraisemblablement mettre à celui de la dépense. C’était ou un commencement de fièvre, ou plutôt l’entraînement naturel de son esprit, porté aux illusions, qui avait égaré sa mémoire et sa plume. Ces erreurs n’étaient pas très faciles à redresser, et Sept-Épées vit bien par là qu’il ne devait pas se fier à la lucidité soutenue de son ami. Il se convainquit, non sans humeur, que désormais il lui faudrait tout voir et tout faire par lui-même. Il ne voulut pas troubler le malade en lui signalant ses bévues, et, comme il avait été absent toute la semaine, il pensa qu’il ferait bien de visiter avec attention ses machines et ses outils.

Il y trouva le même désordre que dans les écritures, et même la roue qui était son principal moteur était hors de service par suite d’un accident qui ne lui avait pas été signalé. C’était une réparation assez grave à entreprendre au plus vite, si l’on ne voulait pas s’exposer à une ou deux semaines de chômage. Il eût fallu courir à la ville pour s’assurer d’un ouvrier spécial exact à venir dès le lendemain ; mais Audebert, à qui il ne put s’empêcher de parler de cette roue, lui répondit qu’elle s’était cassée dans sa tête en éternuant, et Sept-Épées vit qu’il avait le délire, ce qui commença à l’inquiéter et à l’attrister grandement. Il avait recommandé, la veille au soir, à ses ouvriers de lui envoyer le médecin ; cependant, soit qu’ils l’eussent oublié, soit que le médecin ne fût pas bien pressé de venir dans un endroit si difficile un jour où l’orage menaçait, il n’arrivait pas, et d’heure en heure l’agitation du malade devenait plus alarmante. Pour comble d’ennui et de tristesse, une tempête horrible se déchaîna. Le vent s’engouffrait dans la gorge par rafales impétueuses, et le torrent, grossissant avec une effrayante rapidité, fit mine d’envahir l’atelier. Les pins commencèrent à craquer avec un bruit sec et sinistre le long des roches, entraînant une pluie de pierres et de gravier jusque sur le toit de la construction fragile, qu’un écroulement un peu considérable pouvait écraser d’un moment à l’autre. Quand le vent s’apaisa, le malade s’apaisa aussi, ou plutôt il changea d’angoisse. Ses nerfs furent détendus par la sensation de la pluie qui ruisselait sur les vitres et qui refroidissait l’atmosphère ; mais il fut pris alors d’une terreur puérile, et, fondant en larmes, il répéta à satiété son vieux refrain, que ce lieu était maudit, que le diable s’y était embusqué.

Sept-Épées avait bien assez affaire de se défendre de l’eau qui montait toujours, et dont il s’empressait d’enlever les barrages artificiels, afin qu’elle pût s’écouler plus vite. Seul à cette besogne, il y déployait, au risque de sa vie, une activité et une force surhumaines. Les lamentations et les gémissemens d’Audebert, qui continuaient à se faire entendre à travers les mugissemens de la rivière et les roulemens de la foudre, lui causaient une sorte de rage, car, en dépit de lui-même, il sentait que ce découragement maladif lui ôtait sa présence d’esprit. Il couvrait en vain ces plaintes importunes de juremens indignés : vingt fois il avait crié à Audebert de s’en aller par la galerie qui était adossée au rocher ; Audebert ne comprenait pas, et Sept-Épées, commençant à désespérer de sauver sa propriété, songeait à y renoncer et à emporter de gré ou de force le malade sur la montagne.

Pourtant une dernière planche, qui repoussait encore le flot sur la maison, eût tout sauvé, s’il eût réussi à l’abattre. Elle résistait opiniâtrement, et il s’y acharnait avec le courage du désespoir.

Enfin, dans un suprême effort, il l’attira à lui ; mais ses pieds glissèrent sur les pierres inondées, et il allait être englouti, lorsqu’une main secourable, par une assez faible impulsion, lui rendit l’équilibre juste au moment où la planche se plantait tout droit devant lui, ce qui lui permit de s’y appuyer un instant. En même temps, la main qui l’avait soutenu le tira en arrière, et il se trouva en sûreté, tandis que l’eau, se frayant une issue nouvelle, cessait de battre avec violence les fondations de l’usine.

Tout était sauvé. Sept-Épées, sauvé lui-même d’une mort presque certaine, se retourna pour voir par qui il avait été si à propos secouru, et resta stupéfait en reconnaissant Tonine Gaucher.



VII.


Il y avait bien longtemps que Sept-Épées n’avait rencontré Tonine face à face. Il la voyait bien quelquefois passer plus ou moins près de lui quand il retournait soir et matin à la Ville-Noire, et le dimanche, quand il allait rendre visite à Gaucher, il l’entendait quelquefois sortir d’une chambre quand il entrait dans l’autre. Elle paraissait l’éviter, et de son côté, comme il se sentait coupable envers elle, il s’arrangeait de manière à ne pas être obligé de lui parler.

Cette fois il lui fallut bien la saluer, la remercier, et lui demander comment elle se trouvait là par ce temps maudit.

— Par le plus grand hasard du monde, répondit Tonine en se dépêchant de se mettre à l’abri dans l’atelier et en secouant sa mante chargée de pluie. J’étais sortie avec le beau temps pour aller, par la route d’en haut, voir ma nourrice à son village, quand l’orage m’a surprise. Je me suis réfugiée sous un rocher, et j’y serais encore si je n’avais vu passer un médecin qui m’a offert une place dans son cabriolet. Il m’a dit qu’il allait faire une visite pas loin, et qu’il me ramènerait à la ville haute. Cela valait mieux que de rester sous ce rocher où j’étais bien mal abritée. Chemin faisant, il m’a dit qu’il venait chez vous pour voir un malade, et qu’il ne savait pas trop par où descendre pour gagner à pied le fond du ravin. Il n’était jamais venu ici. J’y suis descendue avec lui pour le conduire, et nous avons eu assez de peine à nous tenir dans le sentier. Enfin nous voilà, le médecin est là-haut qui examine votre ami Audebert, et moi, qui ne croyais pas vous trouver céans, parce que vous passez tous les dimanches à la ville, à ce qu’on m’a dit, je venais voir s’il y avait dans l’atelier quelque personne chargée de veiller sur ce pauvre homme, quand je vous ai trouvé en train de vous battre avec la rivière.

— Et sans vous, Tonine, j’aurais, je crois, diablement perdu la bataille.

— Oh que non ! si vous aviez dû tomber, ce n’est pas ma force qui vous aurait retenu.

— Excusez-moi, c’est votre bon cœur qui m’a donné la force de me retenir.

— Il ne faut pas avoir grand bon cœur pour empêcher un homme de se noyer. D’ailleurs vous vous seriez sauvé de l’eau ; je me souviens du temps où, tout jeune garçon, vous piquiez des têtes par-dessus le Trou-d’Enfer avec mon cousin Louis !

— Vous vous en souvenez, Tonine ? Je croyais que vous aviez tout oublié de moi, et je dois dire que je le méritais bien.

— Allons ! il ne s’agit pas de ça, reprit Tonine ; occupez-vous donc de ce pauvre vieux, qui ne sait peut-être guère répondre au médecin.

— Je vous retrouverai ici, Tonine ?

— Dame ! bien sûr ! il ne fait pas un temps à cueillir des marguerites !

— Laissez-moi au moins allumer ma forge pour vous réchauffer ; ça sera l’affaire d’un instant.

Et, sans attendre la réponse, Sept-Épées alluma le feu et fit gronder le soufflet, après quoi il courut à l’étage supérieur, où, dans un coin assez bien clos, était située la soupente habitée par son malade.

— Cet homme n’est pas bien, lui dit tout bas le médecin, et il n’est pas facile de le soigner. Il faudrait envoyer vite à la ville haute chercher les remèdes que j’ai prescrits, et surtout le forcer à les prendre, car il m’a l’air peu disposé à suivre mes ordonnances.

Sept-Épées n’avait personne à envoyer et n’osait laisser Audebert seul. Il pria le médecin de retourner à la ville et de donner la commission à un exprès.

— Ce sera trop long ! dit Tonine, qui était venue au seuil de la chambre ; le dimanche, et par ce mauvais temps, vous ne trouverez peut-être personne. Allez-y vous-même, Sept-Épées ; moi, je resterai ici, et je garderai le malade.

— Non ! non ! vous ne pourriez pas, il a le délire.

— Pas du tout, reprit-elle en touchant le bras du malade. Je ne lui sens plus de fièvre. Soyez tranquille, nous nous entendrons très bien tous les deux, n’est-ce pas, père Audebert ?

— Qui donc es-tu, ma fille ? dit le vieillard rassemblant ses idées. Ah ! oui, tu es la sœur de la pauvre Suzanne. Va, va, tu as raison ! je ne voudrais pas te faire de peine ; tu es comme moi, tu en as eu bien assez dans ta vie !

— Vous voyez, dit Tonine à Sept-Épées. Partez, partez ! M. le docteur Anthime vous mènera vite à la ville ; il a un bon cheval.

— Anthime ? s’écria Audebert, qui avait repris sa raison comme par enchantement depuis que Tonine était auprès de lui ; alors vous êtes le fils d’un homme bien bon, envers qui j’ai été ingrat ! Présentez-lui mon respect et mes excuses.

Quand Sept-Épées fut en voiture avec le jeune docteur, celui-ci le questionna sur Tonine. — Je me rappelle, dit-il, le mariage de sa sœur avec Molino ; Tonine était alors une enfant. Depuis ce temps-là, j’ai été absent ; j’ai fait mes études à Paris. Revenu depuis peu, je ne connais plus personne au pays. Le hasard m’a fait rencontrer cette jeune fille en venant chez vous. J’ai été très frappé de son langage et de son air distingué. Elle n’est donc pas mariée ? Elle doit, comme toutes les ouvrières de la Ville-Noire, avoir du moins un amoureux ? — Et comme Sept-Épées fronçait involontairement le sourcil, il se reprit et dit : — Un fiancé ?

Sept-Épées répondit assez froidement que Tonine était sage, et que tout le monde la respectait.

— Cela ne m’étonne pas, reprit le jeune médecin d’un ton pénétré. Et après quelques questions et réflexions sur Audebert, dont son père lui avait parlé, il revint à Tonine : Elle vous a traité en camarade ; vous vous connaissez depuis l’enfance ? — Sept-Épées fit des réponses courtes et insignifiantes qui laissaient tomber la conversation ; mais, quand le docteur le déposa chez le pharmacien, il ajouta :

— Il faudrait une femme auprès de votre malade : tâchez que cette Tonine, qui a si bon cœur, reste auprès de lui. Voilà le temps remis ; je retournerai le voir après mon dîner.

L’effet que Tonine avait produit sur ce jeune homme préoccupa singulièrement Sept-Épées, car il oublia de passer chez le charron pour le raccommodage de sa roue ; il oublia également de faire avertir Gaucher, quoique Tonine le lui eût recommandé. Il ne prit souci que de presser le pharmacien et de s’en retourner au plus vite avec les médicamens.

Il brûla le chemin et trouva Tonine assise auprès du lit d’Audebert et causant avec lui. Le malade était entièrement calmé et soumis. Elle lui fit prendre les poudres qu’il avait juré de ne pas avaler, sans qu’il fît la moindre objection. Et il dit alors, en tenant les mains de son jeune maître : — Je t’ai bien ennuyé, mon pauvre petit bourgeois ! Tantôt j’étais comme fou, et j’ai bien vu que tu ne savais où donner de la tête ; mais Dieu m’a envoyé un de ses anges : cette Tonine m’a dit des choses qui m’ont mis du baume dans le sang. Je ne savais pas qu’elle avait plus d’esprit à elle seule que toi et moi. Voilà comme on passe des années les uns à côté des autres sans se connaître et sans s’apprécier ! Tonine, si vous voulez que je tâche de dormir, il faut me jurer que vous resterez là jusqu’à mon réveil.

Tonine le promit et demanda à Sept-Épées s’il avait fait avertir Gaucher. Il allait se confesser de l’avoir oublié, quand Gaucher arriva de lui-même. La crue de l’eau l’avait inquiété pour son ami, il venait voir s’il n’avait point éprouvé de dommage. Il fut surpris de trouver là sa cousine ; mais, tout étant expliqué, il se préoccupa du chômage qui menaçait la petite fabrique, et, avec l’ardeur généreuse du premier mouvement, il voulut aussitôt repartir pour chercher les ouvriers. Tonine le retint. Puisqu’elle devait rester auprès du malade, il valait mieux que son cousin lui fît compagnie pendant que Sept-Épées irait à la Ville-Noire par le sentier rassurer son parrain, qui devait être inquiet, et faire ses affaires lui-même.

Sept-Épées était fort agité intérieurement. Il se passait en lui quelque chose de nouveau. Sa roue brisée, qui lui avait paru, le matin, un si grand événement, ne lui semblait plus mériter tant de peine ; mais il n’osait pas insister pour envoyer Gaucher à sa place, sentant bien que Tonine n’avait aucun désir de se trouver seule avec lui durant le sommeil d’Audebert.

Il repartit, vit en courant son parrain, et ramena les ouvriers, qui examinèrent le dommage et démontèrent la pièce à réparer. Il dut nécessairement s’occuper tout le reste du jour de cette grosse affaire, sans revoir Tonine, qui était restée en haut. Quand les ouvriers furent partis, Sept-Épées, qui, dans toute la journée, n’avait pas eu le loisir de songer à manger, et qui avait passé la nuit à veiller Audebert, se sentit pris de faiblesse, et Gaucher appela Tonine, qui s’empressa de le secourir et de lui faire avaler une soupe au vin. Il y avait bien là les provisions nécessaires ; mais l’apprenti qui était chargé de la cuisine faisait son dimanche, et, bien qu’averti, ne se hâtait pas d’arriver. Il arriva enfin vers le soir, et le médecin aussi. Le malade avait dormi ; tout allait mieux. Sept-Épées était très touché de la bonté et de l’obligeance de Tonine. Le docteur Anthime la regardait beaucoup.

— À présent, dit Gaucher, qui s’en aperçut, vous pouvez vous en retourner, monsieur le docteur. Nous autres, nous allons nous arranger pour la nuit. — Et il ajouta en s’adressant à Sept-Épées : Toi, tu es sur les dents ; tu vas retourner coucher à la Ville-Noire, et je resterai ici à veiller le malade avec l’apprenti. Demain, on se relaiera les uns les autres, et tout s’arrangera sans que personne s’y tue.

— Et moi, dit Tonine, qui est-ce qui me reconduira ?

— Moi, dit le docteur. Ma voiture est là-haut sur la route.

— Mais mademoiselle ne demeure pas à la ville haute, dit vivement Sept-Épées, que Gaucher observait aussi.

— Je le sais. Je la conduirai à la Ville-Noire par le grand détour.

— Ce serait trop long, répondit Gaucher d’un ton narquois, cela vous dérangerait.

Le jeune homme comprit que, le cousin étant là, Tonine ne lui serait pas confiée ; mais quand elle le suivit jusqu’à la porte, afin de se bien remettre en mémoire les prescriptions qu’elle devait transmettre à Gaucher pour la nuit du malade, Anthime lui dit bas : Est-ce que vous avez peur de venir avec moi ?

— Non, monsieur, répondit-elle ; je ne me crois pas assez belle pour être en danger avec personne.

— Oh ! si c’était là la seule raison…

— Si ce n’est pas une assez bonne raison, j’en ai une autre : c’est que je ne mérite pas que le fils d’un père comme le vôtre manque d’estime pour moi ; mais je vous remercie de vos politesses. Je ne vais pas le soir avec les bourgeois ; vous savez bien que cela ne convient pas à une fille d’ouvrier.

— Vous vous croyez plus en sûreté avec M. Sept-Épées, qui sans doute va vous reconduire ?

— Je m’y crois plus en sûreté contre les mauvaises langues.

— Et elle a raison, dit Gaucher, qui, trouvant l’a parte trop long, s’était approché. Ses pareils peuvent lui offrir le mariage, et vous autres, messieurs, vous ne le pouvez pas.

— Savoir ! reprit le médecin en s’éloignant.

— Oui, oui, savoir ! dit Tonine à son cousin quand elle se crut seule avec lui. Je crois, moi, qu’en fait de mariage, il ne faut se fier à personne, et que le rang n’y fait rien.

— Tu aurais pu te fier à Sept-Épées, tu ne l’as pas voulu.

— Ah ! oui, j’oubliais cela ! reprit-elle en riant. Sept-Épées, qui l’écoutait sans en avoir l’air, fut à la fois humilié et piqué de sa gaieté. Jamais il n’eût osé lui offrir de la reconduire, si Gaucher ne leur eût dit : Allons, n’attendez pas la nuit noire. Le sentier n’est pas bien bon, il doit y avoir encore de l’eau en plusieurs endroits.

— Attendez, cousin, dit Tonine, il faut que je vous écrive tout ce qui est commandé pour le malade. Je suis sûre que vous l’oublieriez !

Sept-Épées lui présenta un de ses livres de comptes, sur lequel il la regarda écrire. Il remarqua comme elle écrivait vite et bien. — Vous seriez un bon commis, lui dit-il en souriant.

— Tout comme un autre, répondit-elle, et mes chiffres n’auraient pas grand’peine à être mieux alignés que ne le sont ceux de cette page. Est-ce vous qui griffonnez comme ça ?…

Sept-Épées fut content de pouvoir dire que c’était Audebert.

Elle monta dire bonsoir au malade, qui lui fit promettre de revenir en s’engageant lui-même à se laisser soigner avec la plus grande docilité.

Pendant qu’elle était avec lui, Gaucher dit à Sept-Épées : — Eh bien ! mon camarade, si tu en tiens toujours pour Tonine, voilà l’occasion de la faire revenir de sa méfiance. Parle-lui avec l’esprit que tu as, montre-lui l’estime que tu sens pour elle, et peut-être se ravisera-t-elle à ton égard.

— Je n’espère pas cela, répondit l’armurier ; elle a l’air de me dédaigner beaucoup.

— Elle ne nous a pourtant jamais mal parlé sur ton compte. Elle nous a dit, à ma femme et à moi, qu’elle ne voulait pas se marier. C’est à toi de lui prouver qu’elle a tort, si c’est ton avis.

Quand Sept-Épées se trouva seul sur le sentier avec Tonine, il secoua sa mauvaise honte. — Ma chère Tonine, lui dit-il, vous êtes bonne comme un ange, Audebert a eu raison de le dire, et la journée d’aujourd’hui n’est pas la seule qui m’ait donné l’occasion de vous connaître. Sans votre grand cœur et sans votre bon esprit, j’aurais perdu l’estime de mon meilleur ami. J’ai été bien sot et bien coupable envers vous. Je m’en repens, je m’en suis repenti cent fois déjà, et si j’avais osé, j’aurais été vous demander pardon dès le lendemain de ma faute.

— Pourquoi donc voulez-vous parler de ces choses-là ? répondit Tonine ; je vous ai pardonné, si tant est que vous ayez eu des torts envers moi, ce que je ne crois point.

— Oui, j’ai eu de grands torts ! Je vous ai fait la cour, et j’ai eu tout à coup peur de m’engager dans le mariage. J’aurais souhaité être plus vieux de deux ou trois ans et pouvoir vous offrir une existence assurée… Mais à présent, Tonine, puisque vous me pardonnez…

— À présent, quoi ? dit Tonine.

— À présent que me voilà établi dans le ressort de la Ville-Noire, quoique je n’aie pas fait encore de bien belles affaires, si vous vous sentiez le même courage que moi…

— Le courage de nous mettre en ménage, n’est-ce pas ? reprit Tonine, qui se vit forcée d’achever la phrase. Eh bien ! non, mon cher camarade, je n’aurai jamais le courage de me marier par courage. J’ai la fantaisie de me marier joyeusement, par amitié et avec toute confiance dans mon sort. Voilà pourquoi, ne voyant pas en vous cette confiance-là, je n’ai pas eu de dépit contre vous. À présent, le moment de se raviser est passé. Vous ne pouvez pas m’offrir, comme vous le prétendez, une existence assurée. Quand vous aviez vos économies disponibles, je pouvais songer à m’établir avec vous ; vous m’auriez consultée, j’imagine, sur votre placement, et nous aurions arrangé notre vie à la satisfaction de l’un et de l’autre. Aujourd’hui tout est changé ; vous voilà propriétaire d’une chose qui ne vaut peut-être rien, dans un endroit qui ne me plairait peut-être pas. D’ailleurs vous êtes loin d’être rentré dans vos dépenses.

Comment pouvez-vous songer à avoir femme et enfans ? Ce serait pour vous une bien plus grosse charge qu’auparavant, car une année de mauvaise vente, quelques semaines de chômage, un accident de rivière, peuvent vous mettre à bas, et aucune fille raisonnable et prévoyante ne vous confiera son sort.

— Il me semble, répondit Sept-Épées très mortifié, que vous avez de la raison et de la prudence pour cent, ma belle Tonine. Vous calculez juste, et vous avez beau dire le contraire, on voit bien que l’amitié n’entre pour rien dans vos projets de mariage !

— Je n’ai aucun projet de mariage, reprit-elle : ne possédant rien que ma jeunesse et ma santé, je n’ai besoin de personne pour me gagner mon pain. De cette façon, je vis comme il me plaît. Je me tiens propre dans ma petite chambre avec un livre, le dimanche, et les enfans des autres sur mes genoux. Je n’ai point de souci du lendemain. Si je tombe malade, ce sera tant pis pour moi. Si je meurs, je ne laisserai pas une famille dans la misère, et je mourrai tranquillement, comme on doit, comme on peut mourir quand on n’est pas nécessaire aux autres. Vous voyez bien que je n’ai pas de raisons pour échanger mon sort contre celui que vous pourriez me faire.

— Vous avez raison, Tonine, tellement raison qu’il n’y a rien à vous dire ; vous n’aimez personne, vous songez à vous-même, le bonheur ou le malheur des autres ne vous est de rien. De cette manière-là, vous n’aurez jamais d’inquiétude, et on peut dire que vous connaissez votre intérêt !

— Je crois, Sept-Épées, que s’il y a un reproche là-dessous, ce n’est pas de vous qu’il devrait me venir. Vous avez raisonné encore mieux que moi le jour où vous vous êtes dit : « Un homme marié ne s’appartient plus et ne peut pas arriver à changer son sort contre un meilleur. Il vaut mieux rester garçon et chercher son avantage. » Moi, je n’ai rien à chercher, je me contente de rester comme je suis !

— Savoir ! comme disait tantôt ce beau médecin. Vous êtes assez agréable pour trouver sans chercher, et vous attendez peut-être la fortune de plus haut que moi !

— Quant à cela, répondit Tonine en riant, si le bien me vient en dormant, personne n’aura de critique à me faire.

Sept-Épées garda le silence, et continua de marcher sans vouloir montrer tout le dépit et tout le chagrin que lui causait l’indifférence de Tonine.



VIII.


Ils arrivèrent ainsi jusqu’à un endroit où l’eau ne s’était pas écoulée et couvrait tout le petit chemin qu’ils suivaient. Sept-Épées, voyant que Tonine allait s’y enfoncer bravement sans requérir son aide, l’arrêta avec humeur. — Vous me haïssez donc bien, Tonine, lui dit-il, que vous ne voulez pas recevoir de moi le plus petit service ? Je sais bien que je n’ai ni cheval, ni carriole, moi, pour vous empêcher de gâter votre chaussure ; mais j’ai de bons bras pour vous porter.

— Je suis trop grande pour faire la petite mignonne, répondit Tonine, et je ne mourrai pas pour un bain de jambes.

— Vous ne voulez pas que je vous porte ? reprit Sept-Épées, fâché tout à fait. Allez donc si c’est votre plaisir ! — Mais quand il la vit se risquer dans l’eau sans répondre, il se reprocha sa fierté, la saisit dans ses bras sans la consulter davantage, et la remit à pied sec sur le sable, vingt ou trente pas plus loin.

— Qu’est-ce que vous avez, Sept-Épées ? lui dit-elle alors ; j’ai senti sur mon bras des larmes tombant toutes chaudes de vos yeux. Pourquoi donc vous ferais-je du chagrin ? Voulez-vous que je vous dise ? vous vous imaginez devoir me regretter parce que j’ai pris mon parti sans me fâcher ni me plaindre ; mais, si j’étais votre femme à cette heure, vous en seriez désolé. Voyons, ne prenez pas l’orgueil pour l’amitié, ce n’est pas du tout la même chose !

— Si vous étiez ma femme à cette heure, répondit le jeune homme, au lieu de me sentir inquiet et découragé comme je l’étais quand vous êtes arrivée ce matin, j’aurais quelqu’un pour me consoler et me rendre l’espérance ; il me semble que je n’aurais point des idées noires quand la rivière monte et des accès de colère contre ce pauvre Audebert quand il devient fou. Tonine, je suis plus malheureux que vous ne croyez ! Je ne sais pas si c’est l’inquiétude de ne pas réussir et de me voir moqué par ceux qui m’ont trouvé insolent de vouloir être un homme sérieux à l’âge où tant d’autres ne songent qu’au plaisir, ou bien si c’est la société de cette tête à l’envers que je me suis donnée pour ami et compagnon, ou encore la tristesse et la solitude de cette baraque endiablée ; mais je vous jure qu’il y a des jours où pour bien peu…

Sept-Épées n’acheva pas sa pensée, et tous les deux gardèrent le silence quelques instans. Enfin Tonine lui dit : — Vous me faites de la peine, Sept-Épées, vrai, vous m’en faites beaucoup ! Mais, de ce que vous regrettez votre acquisition, il ne résulte pas que vous ayez tant sujet de regretter le mariage, et si, marié, vos affaires tournaient mal, vous seriez bien plus tourmenté encore. Voyons, compagnon, vous n’êtes pas un cœur bien tendre, vous, mais vous êtes un honnête homme ; vous ne voudriez pas, vous ne sauriez pas mentir, je pense. Convenez que, depuis quatre mois que vous êtes maître, vous n’avez pas beaucoup pensé à moi.

— Vous vous trompez, Tonine, j’y ai pensé souvent, et toujours avec tristesse.

— Parce que vous pensiez m’avoir fait de la peine. Dites la vérité, rien ne me fâchera.

— Eh bien ! oui, je m’imaginais vous avoir offensée.

— Alors je vois que vous n’êtes pas un mauvais cœur ; mais, si vous aviez pu voir dans le mien et vous assurer par vos yeux qu’il ne souffrait pas, est-ce que vous seriez venu me dire, comme j’ai entendu autrefois Gaucher le dire à Lise : — Ma chère, que vous m’aimiez ou non, je sens, moi, que je ne peux pas me passer de vous ? — Ne répondez pas à la légère, Sept-Épées ; je ne tiens pas à ce que vous soyez galant et gentil avec moi : j’en appelle à votre foi d’honnête homme.

— Eh bien ! répondit l’armurier après un moment de réflexion et d’abattement, je conviens que j’ai été si occupé, si agité par mes affaires que je n’ai eu aucune autre idée arrêtée dans l’esprit. Mon ambition n’a pas éteint mon amour, mais elle lui a fait du tort. Voilà ma confession faite : est-ce une raison pour ne pas me pardonner ?

— Ce serait une raison, au contraire, pour vous pardonner, si vous m’aimiez beaucoup à présent. La sincérité est une belle qualité à mes yeux ; mais vous ne m’aimez pas plus aujourd’hui qu’hier, mon cher ami !

— Il me semble pourtant bien…

— Il vous semble que je vaux mieux parce que je vous ai surpris dans un jour de chagrin et de danger, et que dans ces momens-là on a besoin d’amitié. Et puis vous vous êtes imaginé que quelqu’un faisait attention à moi, et votre amour-propre s’en est réveillé. Enfin, me voyant désireuse de vous obliger, vous avez cru que je vous aimais, et tout cela vous a un peu monté à la tête ; mais votre danger est passé, et votre ennui passera. Personne ne songe à moi, et je ne songe à personne. Si vous me demandiez ce soir une parole d’amour et de mariage, vous vous en repentiriez demain matin, et moi, je serais là aussi avec le repentir d’avoir cru à une bouffée d’amour qui n’est pas l’amour vrai de toute la vie.

— Allons ! dit Sept-Épées, vous me punissez de ma franchise, et vous me tuez avec le fer que vous m’avez retiré du cœur ! C’est votre droit. Il faudra donc que je fasse fortune pour me consoler ? Eh bien ! je commence à n’y plus croire, à la fortune, et à me dire que je suis bien fou de me donner tant de peine pour quelque chose de si incertain !

— Vous n’avez pas le droit de vous décourager si vite, reprit Tonine ; le vin est tiré, il faut le boire. Il ne faut pas vous dégoûter d’une chose à peine commencée. Celui qui se rebute aux premiers ennuis n’est pas un homme, et, en changeant de projet tous les jours, on n’inspire plus de confiance à personne. Il est peut-être malheureux pour vous d’avoir sacrifié votre jeunesse au gain et le présent à l’avenir ; mais il serait plus malheureux encore de sacrifier cet avenir, qui vous a coûté si gros, pour quelques désagrémens qui passeront comme tout passe. J’irai demain matin revoir votre malade, puisque je le lui ai promis, et nous causerons avec Gaucher de tout cela.

— Ah ! vous reviendrez demain à la baraque ! À quelle heure ?

— Je ne sais pas. Je ne veux pas y retourner avec vous, Sept-Épées : ça ferait jaser, et même nous allons nous quitter ici pour ne pas entrer ensemble dans le faubourg ; mais nous nous verrons demain, je vous le promets. Pour ma peine, voulez-vous me promettre de réfléchir comme un garçon raisonnable doit le faire, et de ne pas trop vous affliger des contrariétés qui vous arriveront ?

— Eh mon Dieu ! qu’est-ce que ça vous fait, Tonine, que je m’afflige et que je manque de courage, puisque vous n’avez aucune amitié pour moi ?

— Il y a amitié et amitié ! Il y a celle qui fait qu’on ne peut pas vivre l’un sans l’autre et qu’on se marie ensemble : celle-là, vous ne l’avez pas eue pour moi, et il est heureux que je ne l’aie pas eue pour vous ; mais il y a une amitié plus tranquille et qui n’enchaîne pas tant : c’est celle qui fait qu’on s’intéresse aux peines d’un autre et qu’on voudrait l’en tirer. Au point où nous en sommes, c’est la meilleure qu’il puisse y avoir entre nous, et, si vous m’en croyez, c’est celle que nous aurons. Il ne sera plus question ni d’amour ni d’amourette ; vous me prendrez aussi au sérieux que si j’étais Gaucher, mon cousin. Si la chose vous convient, à revoir ; sinon, nous nous verrons demain pour la dernière fois.

— Je serai pour vous tout ce que vous voudrez, Tonine, votre mari ou votre frère, votre amoureux ou votre ami ; pourvu que nous ne soyons pas brouillés, je serai toujours plus content que je ne le suis depuis six mois.

Le lendemain, Sept-Épées, pour obéir à Tonine, regagna son usine avec ses ouvriers et sans paraître songer à elle ; mais il compta les heures et les quarts d’heure jusqu’à ce qu’il la vit arriver avec Lise et ses deux enfans. Après qu’elles eurent vu Audebert, qui allait assez bien, et qui, lui aussi, avait attendu Tonine comme le Messie, Lise, laissant sa compagne auprès du malade, prit à part son mari.

— Il y a une chose que tu ne sais pas, lui dit-elle, et que Tonine vient de m’apprendre en venant ici : c’est que ton ami a de la tristesse et court risque de se décourager tout à fait, si tu ne lui donnes pas un coup de main. Qui t’empêche de travailler pour lui pendant une ou deux semaines ? Ce sera un chagrin pour la petite et pour moi de ne pas te voir dans la journée, mais il ne faut pas ne songer qu’à soi dans ce monde. Audebert est un bon cœur, mais le voilà hors d’état de travailler pendant quelques jours, et d’ailleurs ce n’est pas l’homme qui convient à un garçon comme Sept-Épées. Audebert le reconnaît lui-même, et il a l’idée de le quitter. Tu seras donc nécessaire ici jusqu’à ce que ton ami ait trouvé un autre maître ouvrier.

— J’avais déjà pensé à tout ceci, répondit Gaucher, mais je n’osais pas m’offrir au camarade dans la crainte de te chagriner. J’ai eu tort de douter de ton bon cœur, ma Lise, et puisque la chose vient de toi, je suis content de t’en laisser le mérite. Parle à Sept-Épées et dis-lui que si cela lui convient, je suis à son service pour le restant du mois.

Quand Sept-Épées eut accepté avec reconnaissance l’offre de son ami, Tonine lui dit : — Hier, j’ai ri mal à propos de votre livre de comptes. Si j’avais su ce que le pauvre Audebert vient de me dire, je n’aurais pas plaisanté sur une chose sérieuse.

— Que vous a-t-il donc dit, Tonine ?

— Il s’est confessé à moi de plusieurs manquemens qui lui sont revenus en mémoire depuis que la fièvre l’a quitté. Il craint que vous ne vous en soyez aperçu, et il vient de me prier de les corriger. Voulez-vous me permettre de les revoir, ces livres dont je me moquais hier ?

— Je ne veux pas vous donner ce casse-tête, ma chère Tonine ! J’ai bien vu que tout était en désarroi ; mais je vous promets de n’en pas faire de reproche à Audebert, et, quand j’aurai l’esprit plus tranquille, je viendrai à bout de me reconnaître dans son griffonnage.

— Pourquoi pas tout de suite ? reprit Tonine ; ce que l’on remet ne se fait pas ou coûte beaucoup à faire. Puisque votre roue ne tourne pas aujourd’hui et que vous ne pouvez pas aider aux charrons, je peux bien vous donner le reste de ma demi-journée. Ce ne sera pas la rançon d’un roi. Asseyez-vous là, et à nous deux nous allons remettre vos affaires en ordre.

Tonine prit la plume et transcrivit sur un nouveau registre toutes les écritures d’Audebert, en consultant Sept-Épées sur chaque article de dépense et de recette. Elle en fit ensuite la balance, et lui prouva que, s’il était encore au-dessous de ses affaires, ce n’était pas la faute de son travail ni celle de son industrie, mais seulement celle du temps, et qu’en toute chose il fallait savoir attendre.

Gaucher, qui avait cru l’affaire très brillante, fut étonné de la trouver si médiocre ; mais elle n’était pas non plus mauvaise, comme beaucoup le prétendaient par jalousie. Sept-Épées fut bien soulagé de pouvoir en parler à cœur ouvert, chose qu’il n’avait pas encore osé faire, même avec ses meilleurs amis. Quand un ouvrier passe maître, il y a tant d’amour-propre en jeu chez lui et chez les autres qu’il devient méfiant et ombrageux, vantard ou pusillanime. Le jeune homme, qui tour à tour avait été un peu tout cela, se sentit à l’aise, et reconnut que les soucis avoués sont à moitié effacés, quand c’est l’amitié qui les partage.

— Et à présent, Tonine, dit-il à cette obligeante fille, à présent que vous m’avez remis le cœur dans la tête, est-ce que nous ne nous parlerons plus quand nous nous rencontrerons en ville ?

— Quand je vous verrai l’œil clair et la figure ouverte, comme Gaucher les a toujours, je vous parlerai comme je lui parle ; mais si je vous rencontre avec une mine soucieuse et des regards farouches, comme vous les avez depuis deux ou trois mois, je passerai d’un autre côté, sans vous dire autre chose que le bonjour, car je ne suis pas d’un caractère à aimer les gens qui ont l’air de se défier de tout le monde. Là-dessus, je m’en retourne à mon ouvrage. C’est vous qui veillerez le malade cette nuit ; la nuit d’après, ce sera moi avec Lise, et ensuite Gaucher, et puis vous. De cette manière-là, nous gagnerons la fin de sa maladie, qui n’a pas l’air de vouloir durer longtemps ; après quoi, il vous quittera et viendra travailler en ville. Il me l’a promis, et vous devez l’y pousser, car il est trop seul ici la nuit, et ça ne vaut rien pour une tête malade. Sa compagnie ne vous est pas bonne non plus. Il vous faut un homme plus jeune et qui n’en cherche pas si long. Si vous m’en croyez, vous prendrez Va-sans-Peur.

— Va-sans-Peur n’est pas libre !

— Si fait. Il s’est fâché hier avec son patron, et ce matin je lui ai parlé de venir ici. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il a bonne mémoire et bonne tête, et il n’y aura pas de mal à ce que vous écriviez vous-même. Le soir, au lieu de retourner en ville avec le coucher du soleil, vous devriez vous mettre à votre bureau pendant une heure. De cette manière, vous verriez toujours clair dans votre situation, et ça vaudrait mieux que d’y regarder de temps en temps.

— Oui sans doute, il le faudrait ; mais mon pauvre vieux parrain se couche comme les poules, et il s’ennuiera de souper seul !

— D’autant plus que sa vieille logeuse le fait mal souper quand vous n’êtes pas là. Il s’en plaignait à moi tantôt, et me disait que, s’il pouvait demeurer dans la maison où je suis, il y serait plus proprement et aurait le soir ma compagnie. Si cela vous fait plaisir, on peut bien arranger la chose, et le vieux s’en trouvera bien.

— Tonine, répondit Sept-Épées, vous êtes bien la meilleure et la plus sage fille du monde. Vous avez le don de persuader les têtes les plus dures. Il y a des années que mon parrain se plaint de la maison où il est et des gens qui le nourrissent, et pourtant il ne fallait pas lui parler de changer. Avec un mot, vous le décidez, vous ! Ça ne devrait pas m’étonner, car moi, qui devenais fou hier matin, me voilà comme dans le ciel aujourd’hui… Et si mon parrain demeure auprès de vous, je vous verrai donc tous les jours !…

— Oui, répondit Tonine ; mais, vous savez, en camarade et en frère !… Pas d’autres idées entre nous ! Plus je vois comme votre existence est difficile à arranger, moins j’ai envie de changer la mienne, qui va toute seule, comme un ruisseau dans un pré.

Tonine laissa Sept-Épées plein de courage et d’espérance. Quoi qu’elle pût lui dire, il se flattait de ne pas attendre bien longtemps un pardon complet. Il avait de l’amour-propre, et pouvait en avoir, étant beau, bien fait, intelligent et très aimable quand il se sentait le cœur gai. Et puis Gaucher était là pour lui dire que Tonine l’aimait plus qu’elle ne voulait en convenir, et que ce qu’elle en faisait n’était qu’une épreuve où il entrait peut-être bien un peu de coquetterie. Du moins c’était l’idée de Lise, et Gaucher croyait sans examen tout ce que croyait sa femme.

Bien peu de jours après, le père Laguerre fut installé dans une assez bonne chambre, attenant à une pareille, destinée à Sept-Épées, juste au-dessous de celle que Tonine louait chez la Laurentis, une femme très propre et très honnête. C’est Tonine qui se chargea avec son hôtesse de surveiller le déménagement de Laguerre et de Sept-Épées, ainsi que de ranger leur petit ménage. Tout y était en fort mauvais état par suite de l’économie du parrain et de l’insouciance du filleul. Lise vint leur donner un coup de main, et un beau soir Sept-Épées fut tout surpris d’entrer dans un logement où tout paraissait neuf, tant les nippes étaient bien reprisées, et les meubles nettoyés et reluisans. Le modeste souper fut servi dans de la vaisselle non ébréchée, et le parrain déclara qu’on trouvait le vin meilleur quand le verre était clair et bien rincé. C’était une grande dérogation à ses habitudes sauvages et dures. Il paraissait vouloir tourner tout d’un coup au sybaritisme. Il y avait bien là-dedans un peu de vengeance contre son ex-hôtesse, avec laquelle il s’était fâché tout rouge pour une chatte voleuse de lard, vieille compagne qu’il aimait beaucoup et que la dame avait fait méchamment disparaître ; mais il y avait aussi de l’influence étonnante de Tonine. Elle l’avait pris par son amour-propre. — Comment se fait-il, lui avait-elle dit un matin en entrant chez lui pour lui donner des nouvelles d’Audebert, qu’un homme propre, un vieillard sain et distingué comme vous, vive dans un pareil taudis ? C’est la négligence des gens dont vous êtes pensionnaire qui vous fait passer pour avare et crasseux. Il ne faudrait qu’un peu de cœur et d’amitié autour de vous pour vous donner l’air qui convient à un maître ouvrier, l’un des plus considérés de la Ville-Noire. Si vous étiez chez nous, ce n’est pas la Laurentis qui vous laisserait aller le dimanche à la messe avec des trous aux genoux et une chemise noircie du travail de la semaine.

— Le fait est, ma fille, avait répondu le vieux forgeron, que la femme qui me soigne n’est bonne qu’à tuer les chats, et je serais content de lui prouver qu’on peut être mieux ailleurs que chez elle, sans payer davantage.

Sept-Épées fut tout à coup comme dans un autre monde, en voyant changer ainsi l’aspect des choses autour de lui. Au lieu du trou noir et hideux où l’ancienne demeure de son parrain était enfouie, il avait une chambre claire, élevée au flanc du rocher, et d’où il embrassait d’un coup d’œil tout le tableau bizarre et animé de la Ville-Noire, pittoresque décor de fabriques enfumées et de cascades étincelantes, amas de charbons et de diamans, sanctuaire de travail ardent au sein d’une nature âpre et sublime. Sans bien se rendre compte de la poésie qui l’entourait, il sentit sa rêverie s’éclairer d’un rayon de joie et de bien-être. Les détails de la vie manufacturière sont souvent rebutans à voir. Rien de triste comme un atelier sombre où chaque homme rivé, comme une pièce de mécanique, à un instrument de fatigue fonctionne, exilé du jour et du soleil, au sein du bruit et de la fumée ; mais quand l’ensemble formidable du puissant levier de la production se présente aux regards, quand une population active et industrieuse résume son cri de guerre contre l’inertie et son cri de victoire sur les élémens par les mille voix de ses machines obéissantes, la pensée s’élève, le cœur bat comme au spectacle d’une grande lutte, et l’on sent bien que toutes ces forces matérielles, mises en jeu par l’intelligence, sont une gloire pour l’humanité, une fête pour le ciel.



IX.


Tonine n’avait probablement pas en elle le sens bien défini de cette appréciation, mais elle en avait l’instinct. Elle aimait sa Ville-Noire, la blanche fille de l’atelier ; elle y respirait à l’aise et voltigeait sur la sombre pouzzolane des ruelles et des galeries, aussi proprette et aussi tranquille que les bergeronnettes le long des remous de la rivière. Elle n’avait songé qu’à transporter à l’air et au soleil le nid de celui qu’elle appelait son camarade, et, sans être un esprit trop exceptionnel, elle savait bien qu’on vit plus joyeux sur une terrasse que dans une cave.

Un autre changement agréable dans la vie de Sept-Épées fut l’installation de Va-sans-Peur à la baraque, à la place d’Audebert, à qui Tonine avait su persuader de prendre la place que Sans-Peur laissait vide dans un des ateliers de la ville.

Cette résolution avait coûté à Audebert : son orgueil d’ex-propriétaire et d’homme à projets ne se pliait guère à l’austérité du simple compagnonnage. Il avait senti qu’il devenait une charge pour Sept-Épées ; mais il craignait de reparaître en ville, après ses désastres, sous le harnais de la servitude. Tonine, en causant avec lui, découvrit le secret de sa vanité et le moyen de lui donner un autre aliment.

Audebert avait méconnu sa véritable aptitude. Il était poète ; les mots lui venaient en abondance, et sous ces mots il y avait de la peinture et de la vie. Il avait le sens de l’observation idéalisée, et son attendrissement était facilement provoqué par les petits drames de la vie ouvrière. Son erreur était d’avoir cru pouvoir aborder sans culture, et dans un âge trop avancé, les abstractions et les calculs de l’économie sociale.

C’est par hasard que, dans une petite reprise de fièvre, il se mit à parler en vers à Tonine. Les vers n’étaient pas corrects ; Tonine ne s’en aperçut pas beaucoup, ils chantaient quand même à l’oreille et plaisaient à l’esprit. Les images étaient vives, et les sentimens tendres et vrais. Quand l’accès fut passé, Tonine lui demanda s’il n’avait pas fait quelquefois des chansons.

— Oui, quelquefois, pour m’amuser, répondit-il, mais je ne les ai jamais montrées. J’aurais eu honte de m’avouer poète. Y a-t-il rien de plus méprisable qu’un poète ? C’est une voix pleurarde qui raconte la peine sans jamais trouver le remède.

— N’importe, reprit Tonine, montrez-moi vos chansons, ou si vous n’avez pas daigné les écrire, tâchez de vous en rappeler une ou deux. Vous avez la tête fatiguée, vous ne pouvez pas penser de quelque temps à vos grandes affaires, que d’ailleurs je ne comprendrais pas : une chanson vous délassera et me fera plaisir à entendre.

Audebert chanta ses vers, qui plurent à Tonine et à Lise. Elles les apprirent tout de suite et les chantèrent en ville, où ils furent très goûtés. Audebert était depuis longtemps si sevré de complimens, qu’il fut très sensible à ceux que lui rapporta Tonine. Le pauvre homme était bon et tendre dans sa vanité ; il y avait en lui autant de besoin d’être aimé que de besoin d’être admiré. Durant sa convalescence, il alla versifier dans la montagne. Sa tête s’y échauffa, et il rapporta des chansons en patois qui étaient réellement jolies. Il les envoya à Tonine par Sept-Épées, qui les lui remit en disant : — Voilà que le pauvre ami change de manie. Il se croit un petit Béranger, et si vous ne trouvez pas le moyen de l’arrêter, il va vous inonder de ses rimes.

— Eh bien ! ce sera ce qu’il aura fait de plus raisonnable en sa vie, dit Tonine après avoir lu les chansons. Écoutez vous-même si ce n’est pas gentil !

Elle chanta d’une jolie voix fraîche, et sans prétention, les vers du vieux rimeur, et Sept-Épées les trouva beaux, ce qui fit grand plaisir à Tonine. Le vieux parrain les écouta aussi, ne les comprit guère, mais les déclara très jolis, craignant de passer pour une bête s’il était d’un autre avis que « sa princesse ; » seulement il se persuada qu’il en ferait bien autant s’il voulait, mais il ne voulut pas.

Tonine et Lise répandirent les chansons en les vantant beaucoup ; puis il leur vint une idée, qui fut de les faire envoyer sous enveloppe, par Gaucher, au journal des petites affiches de la ville, où quelquefois elles avaient lu les élucubrations des poètes de la localité, lesquelles ne leur avaient pas toujours paru bien belles, et qu’on imprimait quand même. Le samedi suivant, elles trouvèrent avec joie une des chansons de leur poète dans la feuille hebdomadaire. Ce fut pour les ouvriers de la Ville-Noire la consécration du talent d’Audebert, et Tonine imagina encore de lui faire préparer un petit triomphe pour sa rentrée dans les ateliers. Deux ou trois jeunes gens, qui avaient du goût pour chanter, apprirent ses vers, et se mirent à les entonner en chœur quand il parut. De l’atelier où travaillait Tonine avec ses compagnes, des voix de jeunes filles répondirent le second couplet. Audebert fondit en larmes, et tout le monde attendri vint lui donner des poignées de main. Les garçons lui offrirent le vin de la bienvenue. On chanta beaucoup, on s’exalta un peu, et on ne travailla guère ce jour-là ; mais le lendemain Audebert, jaloux de prouver qu’un poète n’est pas nécessairement un paresseux, se mit à l’ouvrage avec ardeur, et en sortit le soir plein d’idées poétiques qu’il lui tardait d’écrire.

Toutefois le bon vieillard n’accepta point sa gloire sans quelques soupirs de regret. C’était pour lui comme un pis-aller, comme un petit sentier qui côtoyait la grande route rêvée. Il avait les préjugés de beaucoup de ceux de sa caste contre les beaux-esprits, et en revenait toujours à dire que ce n’était pas là le fait d’un homme sérieux et utile.

Gaucher, qui avait un grand bon sens dans sa simplicité, lui dit :

— Consolez-vous, les vers qu’on chante me paraissent grandement utiles, à moi qui ne sais pas lire beaucoup dans les livres, et je ne suis pas le seul. C’est de la morale qui nous vient toute mâchée, et qui nous entre dans la tête sans que nous nous en apercevions. Ça dit beaucoup en peu de mots, ça va partout, et ça reste où ça va. Ça console souvent, ça apprend à voir et à sentir ce qui est beau et ce qui est bien. D’ailleurs il n’y a d’utile que ce qui est très clair et très bien dit. Vos systèmes pouvaient être bons, mais tout le monde ne les comprenait pas. Peut-être, sans vous offenser, qu’il y manquait par-ci par-là quelque petite chose, tandis que rien ne manque à vos chansons. Eh bien ! quand on n’a pas tous les moyens qu’il faudrait pour tirer le monde de ses peines, c’est beaucoup que d’avoir les moyens de faire prendre les peines en patience. À votre place, je serais aussi fier d’avoir fait un beau couplet de chanson que d’avoir écrit plein une bibliothèque.

Audebert sut gré à Gaucher de ces bonnes paroles, et se tint au travail de l’atelier assez régulièrement. Il ne manquait pas de courage ; seulement il ne s’y soutenait pas volontiers, et fâchait souvent les maîtres par un excès de susceptibilité. À la moindre apparence de reproche, il boudait comme un enfant. Lise, Tonine et Gaucher l’adoptèrent un peu comme tel, tout en respectant son âge, son cœur et son intelligence. Ils le logèrent près d’eux, sachant bien qu’il n’amasserait plus rien, et qu’il fallait le pousser à gagner son pain quotidien les jours de bonne humeur, le distraire les jours de tristesse, et le contenir les jours d’exaltation trop vive. Tonine conserva sur lui un grand empire, et sut le raccommoder plus d’une fois avec ses patrons, avec ses amis et avec lui-même.

Sept-Épées travaillait, lui, comme un diable enragé, espérant mettre ses affaires sur un assez bon pied pour que Tonine n’eût bientôt plus de prétexte à ses refus. Il était devenu amoureux d’elle plus qu’il ne l’avait jamais été, et il faut dire aussi qu’elle se faisait chaque jour remarquer davantage par son grand esprit et sa belle conduite. Elle devenait tout à fait jolie et le paraissait plus que toutes les autres à cause de ce certain air que les autres n’avaient pas. Elles imitaient bien sa coiffure, son habillement et sa tenue, car elle était devenue grandement à la mode ; mais tout cela n’était pas la princesse Tonine, et si les garçons de mauvaise vie s’éloignaient d’elle comme d’une mijaurée, ceux qui avaient du goût et de la fierté commençaient à lui faire la cour et à se disputer son attention.

Il arriva peu à peu qu’au milieu de ces hommages, Tonine parut devenir coquette à Sept-Épées, devenu jaloux. Elle n’encourageait personne, disant qu’elle voulait devenir vieille fille et rester sage ; mais elle avait des manières polies et de la gaieté avec tout le monde. Elle ne cachait pas sa figure et son esprit comme dans le temps où, grande et mince fillette, elle se méfiait d’elle-même et des autres. Elle était bien forcée de voir, à présent qu’elle plaisait, que beaucoup voulaient lui plaire, et qu’elle était gardée par trop d’amoureux rivaux les uns des autres pour être exposée aux insolences d’un seul. Elle allait donc la tête haute dans sa Ville-Noire, parlant à tous, conseillant l’un, consultant l’autre, toujours en vue du bien de quelqu’un, respectueuse avec les vieux, respectée des jeunes, ne voulant porter ombrage à aucune femme, et se faisant chérir de tous sans avoir l’air de le chercher.

Sept-Épées voyait tout cela et en était fier, quand il s’imaginait être préféré en secret ; mais quand il ne sentait pas venir la préférence, il se tourmentait beaucoup, et ne savait plus que penser de l’amitié que Tonine lui avait témoignée dans ses peines. Il remarquait alors qu’elle avait des soins et de la bonté pour tous ceux qu’elle voyait souffrir autour d’elle, que c’était son plaisir d’obliger, et qu’adroite à consoler, elle s’en faisait un devoir. Chaque jour, ce caractère d’obligeance et de charité se développait chez elle, et après une enfance mélancolique et réservée elle devenait expansive et encourageante aux malheureux, comme si elle eût renoncé tout d’un coup à vivre pour elle-même.

Elle avait des attentions délicates qui la faisaient bénir partout. N’allant jamais à la danse ni dans les réunions où le goût qu’elle inspirait à beaucoup de jeunes gens eût pu susciter des querelles, elle avait, tout en travaillant avec assiduité à son atelier, tout son loisir disponible pour contenter son bon cœur. Si quelqu’un de sa connaissance était malade, n’eût-elle qu’une heure à lui donner, elle y courait, et sa seule présence soulageait et ranimait la famille. À un pauvre elle trouvait toujours moyen de porter quelque chose, ne se gênant pas, quand elle n’avait rien, pour le demander à ceux qui étaient riches, et qu’elle trouvait toujours bien disposés pour l’aider dans sa charité. Si le père Laguerre était en colère, elle le persuadait si doucement, en commençant toujours par lui donner raison, qu’elle l’amenait vite à convenir qu’il avait tort. Si Gaucher avait un moment de tristesse, Lise accourait l’en avertir, et elle arrangeait une promenade avec les enfans pour le distraire.

Elle avait sur le rocher, au niveau de sa chambrette, quatre toises d’assise où elle était très habile à élever des fleurs en pot. Elle allait tous les dimanches porter quelque plante bien fleurie à Audebert, qui adorait les parfums, et elle rapportait celle dont il avait joui durant la semaine, pour la soigner jusqu’à nouvelle floraison. Ses amoureux lui en apportaient qu’elle n’acceptait qu’en leur disant : — Vous savez, c’est pour notre chansonnier ! — Et on lui répondait : — C’est bien, Tonine, puisque c’est votre plaisir ! Que n’imaginait-elle pas en effet pour faire plaisir à ses amis !

Elle avait procuré à Laguerre la plus belle chatte du monde, et elle la tenait propre et blanche comme une hermine. Elle apprenait à lire et à coudre à la petite Rose ; elle la faisait belle, taillant elle-même ses robes, lui arrangeant ses cheveux blonds avec tant de goût que Gaucher, sortant de sa forge, noir comme un diable, croyait voir un ange au seuil de sa maison. Quand les garçons allaient à la chasse ou à la pêche, elle les rançonnait gaiement pour ses malades, et ils étaient si contens d’être remerciés par elle qu’ils se fussent cassé le cou dans la montagne pour lui rapporter une grive ou une truite.

Sept-Épées remarquait tout, admirait et souffrait ; mais de quoi pouvait-il se plaindre ? S’il allait auprès d’elle avec l’intention de lui faire des reproches, il la trouvait raccommodant son linge ou préparant son souper, à la fois servante et maîtresse dans la maison qu’ils habitaient, comme dans toutes les maisons où elle daignait apporter l’ordre ou le secours, l’aumône de ses bras, de son cœur ou de son esprit, tout cela sans épargner ses mains blanches, que, par je ne sais quel miracle d’adresse ou de coquetterie, elle conservait si belles qu’il en était parlé jusque dans la ville haute, et que bien des dames en étaient jalouses.

Voyant que tout le monde voulait plaire à Tonine, Sept-Épées se tourmentait de ce qu’il pourrait faire pour être plus agréable et plus dévoué que les autres. Quoiqu’il fût sûr de la trouver chaque soir dans la chambre de son parrain et de pouvoir lui parler quelques instans, le Creux-Perdu était loin, et toute la journée se passait sans la voir, tandis que les autres jeunes ouvriers, allant et venant autour d’elle, pouvaient la rencontrer à toute heure. Il fut encore bien des fois sur le point d’envoyer paître la fortune ; mais une forte considération l’arrêta.

Tonine refusait tous les partis, disant qu’un mari raisonnable la contrarierait certainement dans sa libéralité, et qu’avec un mari de son humeur, la misère rendrait bientôt toute libéralité impossible. Sept-Épées se disait alors qu’il fallait devenir riche afin de la mettre à même d’être généreuse à son gré, et quand la jalousie lui avait fait un peu négliger ses affaires, il s’y replongeait courageusement, mais sans grand succès. Ses relations au dehors étaient encore mal établies, ses placemens médiocres, ses livraisons souvent en retard par la faute de ses ouvriers, en dépit de l’activité et de l’autorité de Va-sans-Peur.

Sept-Épées, dans son inquiétude, s’imaginait que Tonine eût pu lui donner l’élan du génie, si elle eût voulu l’aimer ; mais il n’était ni hardi, ni habile avec elle. Sa fierté s’accommodait peu des patientes délicatesses avec lesquelles il faut convaincre une femme que l’on a rendue méfiante par sa propre faute. Généreux et sincère, il ne savait pas être tendre. Sûr de sa franchise et orgueilleux de sa bonne conduite, qui l’élevait au-dessus de la plupart de ses jeunes compagnons, il ne souffrait pas aisément qu’on ne lui rendît pas justice. Il avait vu les paresseux et les débauchés faciles au repentir, aux larmes, aux protestations. Son parrain avait eu sur lui sa part d’influence. Il lui avait inspiré le mépris de la faiblesse, et lorsque, enfant, il avait eu, à la suite de quelque faute légère, le besoin de se faire pardonner, le vieillard lui avait dit, de sa voix terrible : Pas de ça ! il n’y a que les lâches qui câlinent les parens ! Ne recommencez pas à désobéir, voilà comment vous vous ferez absoudre. — Sept-Épées avait donc contracté un peu de la rigidité du vieux forgeron. Il n’avait guère connu les baisers d’une mère, et jamais le sentiment de protection tendre qu’une jeune sœur inspire. Sa mâle beauté disait tout cela pour qui savait l’étudier, et peut-être Tonine en avait-elle pénétré l’expression avec un peu de crainte.

Il avait pourtant de grands accès de sensibilité, le pauvre armurier, lorsqu’il se trouvait seul : parfois son cœur navré éclatait en sanglots ; mais il en rougissait au lieu de s’en faire un mérite. — Qu’importe que j’aie ce chagrin ? se disait-il ; je sais bien que ce n’est pas le chagrin qui fait un homme solide et méritant : c’est au contraire ce qui l’affaiblit et le rabaisse. Tonine ne m’a-t-elle pas dit qu’il fallait persévérer dans mon entreprise ? Sans doute elle me mépriserait, si je quittais la partie pour aller pleurer à sa porte comme un chien battu. Allons ! un jour viendra peut-être où elle verra qui je suis, où les faits vaudront mieux pour la convaincre que de belles paroles pour l’attendrir !

Sept-Épées n’avait pas réalisé ses rêves d’aisance. Il n’avait ni forts mulets pour porter sa marchandise, ni bon petit cheval pour le porter lui-même dans ses visites aux détaillans. Il s’en allait à pied par les chemins, sombre, hautain, et mal disposé à prendre la pratique par la persuasion.

Aussi fit-il peu d’affaires. Il s’était bien trompé le jour où il s’était cru propre au commerce. Son âme droite et probe s’indignait des mille petits subterfuges de l’acheteur, des affectations de dédain en usage pour déprécier les produits et les avoir à meilleur compte. Il eût fallu répondre par un langage ad hoc, appelé bagout par les praticiens, échange de mensonges enjoués, de taquineries gasconnes, et même d’invectives de convention ; cela lui était impossible. Il se fâchait quand on le traitait de voleur et de brigand, quoiqu’il sût bien que ce sont là les amicales plaisanteries reçues dans le petit commerce des grands chemins, et que, pour un sou de rabais, on peut aller jusqu’à se traiter d’assassin, sauf à trinquer ensemble un instant après, pour cimenter le bon accord.

Sept-Épées rentra un jour à la baraque, très mécontent de sa situation, et il y trouva les choses sur un pied qui acheva de le consterner.


GEORGE SAND.

(La troisième partie au prochain n°.)

  1. Voyez la livraison du 1er  avril.