La Ville noire (RDDM)/1

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LA
VILLE NOIRE



I.

— Pourquoi es-tu triste, mon camarade ? De quoi es-tu mécontent ? Tu es jeune et fort, tu n’as père ni mère, femme ni enfans, partant aucun des tiens dans la peine. Tu travailles vite et bien. Jamais tu ne manques d’ouvrage. Personne ici ne te reproche de n’être pas du pays. Au contraire, on t’estime pour ta conduite et tes talens, car tu es instruit pour un ouvrier : tu sais lire, écrire et compter presque aussi bien qu’un commis. Tu as de l’esprit et de la raison, et par-dessus le marché, tu es le plus joli homme de la ville. Enfin tu as vingt-quatre ans, un bel âge ! Qu’est-ce qu’il te faut donc, et pourquoi, au lieu de venir te promener et causer avec nous le dimanche, te tiens-tu à l’écart, comme si tu ne te croyais pas l’égal des autres, ou comme si tu ne les jugeais pas dignes de toi ?

Ainsi parlait Louis Gaucher, l’ouvrier coutelier, à Étienne Lavoute, dit Sept-Épées, le coutelier-armurier. Ils étaient assis au soleil, devant une des cinq ou six cents fabriques qui se pressent et s’enchevêtrent sur les deux rives du torrent, à l’endroit appelé le Trou-d’Enfer. Pour s’entendre parler l’un l’autre au bord de cette violente et superbe chute d’eau, il leur fallait l’habitude qu’ils avaient de saisir la parole humaine à travers le bruit continuel des marteaux, les cris aigres des outils et le sifflement de la fournaise. Les deux ouvriers mangeaient en causant. Gaucher avait une écuelle sur ses genoux, une écuelle de soupe appétissante que lui avait apportée, d’un air orgueilleux et grave, sa fille aînée âgée de cinq ans. La jeune mère, qui tenait un autre enfant dans ses bras, avait suivi la petite pour la surveiller, et maintenant la fille et le garçon se roulaient sur le sable, tandis que la femme, voyant son mari causer d’un air de confidence, se tenait respectueusement à quelques pas, et se contentait de lever les yeux de temps en temps, pour voir s’il mangeait avec plaisir.

Sept-Épées mangeait comme mangent les garçons, sur le pouce, et avec l’indifférence de ceux qui n’ont ni compagne ni mère. Comme son camarade, il avait les bras nus, maculés de taches noires, et la tête exposée à l’ardent soleil de midi, fraîcheur relative pour ceux qui vivent dans l’enfer de la forge :

Sept-Épées ne répondit pas à Gaucher. Il lui serra la main pour lui faire comprendre qu’il était reconnaissant de son intérêt ; mais il baissa la tête et regarda couler le torrent. — Voyons, voyons, reprit le coutelier, tu as, dans ton idée, quelque chose qui ne va pas ! Est-ce quelque chose où l’on puisse t’aider ? parle ! J’ai de l’amitié pour toi, et je voudrais te rendre service.

— Merci, camarade, répondit le jeune homme avec un peu de fierté. Je connais ton bon cœur, et si j’avais besoin de toi, je te demanderais ce qu’il me faut ; mais je ne manque de rien, et je ne te cacherai pas que, si je voulais, tel que tu me vois, je gagnerais douze francs par jour.

— Et pourquoi ne veux-tu pas ? Est-ce que tu crains ta peine ?

— Non ; mais quand je me serai mis la volonté en feu pour doubler le nombre des pièces de ma journée, en serai-je plus avancé ?

— Oui, tu te reposeras plus longtemps quand il te plaira de te reposer, et le jour où tu voudras te reposer tout à fait, tu seras encore jeune. Si je n’avais pas de la famille à nourrir, et si j’avais tes talens, je voudrais, dans dix ans d’ici, monter une fabrique à mon compte.

— Oui, oui, devenir maître, payer et surveiller des ouvriers, tenir des écritures, faire du commerce, pour, au bout de dix autres années, acheter un terrain dans la ville haute, et faire bâtir une grande maison qui vous ruine, parce que la folie de la richesse vous prend ? Voilà l’ambition de l’ouvrier d’ici.

— Eh bien ! pourquoi donc pas ? reprit Gaucher. Un peu de raison au bout de la tâche, et l’ouvrier peut devenir un gros bourgeois. Regarde là, au-dessus de nos têtes, sur la terrasse de la montagne, ces jolies rues à escaliers, ces promenades d’où l’on voit cinquante lieues d’horizon, ces murailles blanches et roses, ces jardins en fleurs, treillagés de vert ; tout cela est sorti du gouffre où nous voici attelés du matin au soir, qui à une roue et à une pince, qui à une barre de fer et à un marteau. Tous ces gens riches qui, de là-haut, nous regardent suer, en lisant leurs journaux ou en taillant leurs rosiers, sont, ou d’anciens camarades, ou les enfans d’anciens maîtres ouvriers, qui ont bien gagné ce qu’ils ont, et qui ne méprisent pas nos figures barbouillées et nos tabliers de cuir. Nous pouvons leur porter envie sans les haïr, puisqu’il dépend de nous, ou du moins de quelques-uns de nous, de monter où ils sont montés. Regarde ! il n’y a pas loin ! Deux ou trois cents mètres de rocher entre l’enfer où nous sommes et le paradis qui nous invite, ça représente une vingtaine d’années de courage et d’entêtement, voilà tout ! Moi qui te parle, j’ai rêvé ça ! mais l’amour m’a pris, et les enfans sont venus. Celui qui se marie jeune et sans avances n’a plus la chance de sortir d’affaire ; mais il a la femme et les petits pour se consoler ! Voilà pourquoi, condamné à faire toujours la même chose ma vie durant, je ne me plains pas et prends le temps comme il vient.

— C’est ce qui te prouve, dit Sept-Épées, qu’il y a deux partis à prendre : ou rester pauvre avec le cœur content, ou se rendre malheureux pour devenir riche. Eh bien ! je suis entre ces deux idées-là, moi, et ne sais à laquelle me donner. Voilà pourquoi je suis, non pas triste comme tu le penses, mais soucieux et changeant de projets tous les jours sans pouvoir en trouver un qui ne me fasse pas trop de peur.

— Je vois que tu es de ceux qui retournent trop leur plat sur le feu et qui le laissent brûler. Tu regardes le mauvais côté des choses, et tu es toujours dans l’envers de ton étoffe. À quoi te servira ton esprit, si ce n’est point à voir ce qui est bon dans la vie ? Moi qui ne suis pas grand clerc, je n’en cherche pas si long. Je regarde autour de moi, et, puisque j’ai pris le parti d’épouser la fille que j’aimais, je ne me dépite plus d’être enterré pour toujours dans la ville basse. Adieu la maison peinte faisant crier ses girouettes dorées au vent de la plaine ! adieu les petites eaux tranquilles dans les petits bassins de pierre ! adieu le rêve du jeune ouvrier !

Bah ! notre enfer n’est pas si laid qu’on veut bien le dire ! mes yeux y sont accoutumés, et tous ces toits de bois noircis par la fumée, ces passerelles tremblantes sur les cascades, ce pêle-mêle de hangars qui allongent sur l’eau leurs grands bras chargés de vigne, ces porches voûtés, ces rues souterraines qui portent des étages de maisons disloquées, et où j’entends cliqueter les barres de fer sur les chariots, tous ces bruits qui fendent la tête et qui n’empêchent pas l’artisan de réfléchir et même de rêver ; tous ces enfans barbouillés de suie et de limaille qui redeviennent roses le dimanche et qui voltigent comme des papillons dans les rochers après avoir trotté toute la semaine comme des fourmis autour des machines ; oui, tout cela me danse devant les yeux et me chante dans les oreilles ! J’aime la rude musique du travail, et si par hasard j’ai une idée triste, en frappant mon enclume, je n’ai qu’à sortir un peu, à venir ici, et à regarder rire l’eau et le soleil pour me sentir fier et content ! Oui, fier ! car, au bout du compte, nous vivons là dans un endroit que le diable n’eût pas choisi pour en faire sa demeure, et nous y avons conquis la nôtre ; nous avons cassé les reins à une montagne, forcé une rivière folle à travailler pour nous mieux que ne le feraient trente mille chevaux, enfin posé nos chambres, nos lits et nos tables sur des précipices que nos enfans regardent et côtoient sans broncher, et sur des chutes d’eau dont le tremblement les berce encore mieux que le chant de leurs mères !…

Sais-tu qu’il y a déjà trois cents ans que, de père en fils, nous creusons cette gorge étroite où tant de familles ont trouvé moyen de s’entasser, de se faire place et même de s’enrichir ? Quelques-uns ont commencé en petit, à leurs risques et périls, luttant contre la nature et contre le crédit et les chances du commerce, empêchemens plus obstinés et plus menaçans que la nature elle-même. Et à présent, dans cette noire crevasse de rocher, dans cet escalier de chutes d’eau qu’on appelle la ville basse, nous voilà plus de huit mille paires de bras trouvant leur emploi, huit mille hommes chaque jour assurés du lendemain et pouvant ainsi, par le travail, aller du jeune âge à la mort sans trop de misère et de soucis, tandis que là-haut, au lieu d’une bicoque misérable, une ville riche s’est élevée, une ville bariolée de couleurs tendres et riantes que les voyageurs comparent à une ville d’Italie, une ville quasi neuve avec des fontaines, des édifices, des routes ! C’est quelque chose, mon camarade, que d’être dans un endroit où les hommes ne sont ni endormis ni inconstans, et il n’y a guère d’habitans de la ville haute qui ne regardent avec orgueil les fumées et les tonnerres de la ville basse monter dans les airs, comme un cantique et un encens, en l’honneur de celui qui les a fait grandir et prospérer.

— Tu as raison, répondit Sept-Épées, et ton bon courage me remonte les esprits ! Oui, elle est belle, notre ville basse, notre ville noire, comme on l’appelle dans le pays. Je me souviens de mon étonnement quand j’arrivai ici pour faire mon apprentissage. Je n’avais que douze ans, et j’avais toujours vécu dans la campagne, à vingt-cinq lieues d’ici. J’avais perdu père et mère il n’y avait pas longtemps, et j’avais encore le cœur gros ! Il ne me restait personne au monde que mon brave parrain, lequel voulut bien se souvenir de moi, quoiqu’il eût quitté le pays depuis longtemps, et me faire réclamer en disant qu’il voulait m’enseigner un bon état qui était le sien. J’étais bien misérable, mes parens n’ayant rien laissé ; mais on aime toujours son endroit, et je me souvenais si peu de mon parrain que je me trouvais malheureux de lui obéir. Si le maire et le curé de mon village ne m’eussent parlé sévèrement, je serais resté. Aussi je ne fis que pleurer tout le long du chemin, et quand j’entrai dans la Ville-Noire, ce fut bien autre chose ! la peur me prit. J’avais monté au hasard dans la ville haute, honteux et n’osant parler à personne. Quand je me décidai à demander la ville basse, on me rit au nez.

— Pour trouver la ville basse, mon garçon, vous n’auriez pas dû faire une lieue en montant. À présent, il faut redescendre ; mais on va vous montrer un sentier un peu raide qui vous y mènera tout droit. — Et je descendis à travers les jardins, puis le long du roc, et enfin dans les petites rues où l’on marche à tâtons, et je me hasardai à demander mon parrain, le père Laguerre. Descends encore, me fut-il répondu ; descends jusqu’au Trou-d’Enfer, et là tu verras à ta gauche l’atelier où il travaille.

Je crus qu’on se moquait de moi : le Trou-d’Enfer ! Je suis de la plaine, moi, et je ne connaissais guère les précipices. Et puis un trou d’enfer au milieu d’une ville, ça ne me paraissait pas possible ! Et cependant j’entendais le grondement de la chute d’eau ; mais comme la nuit était venue et que les flammes des fourneaux montaient par centaines sous mes pieds, je vis tout à coup la cascade éclairée en rouge, et je m’imaginai voir courir et tomber du feu. Je fus bien près de me sauver ! Pourtant je pris courage, je me risquai sur une passerelle. Quand je fus au milieu et que je me sentis rebondir sur les fils de fer, je me crus perdu. Enfin j’arrivai ici, où nous voilà, et je m’enhardis à regarder le gouffre. La tête me tournait, j’avais le vertige ; pourtant l’étonnement et la nouveauté me faisaient oublier mon chagrin. Je m’imaginais être si loin de mon pays que je n’y pourrais jamais retourner, et je me disais : Puisque me voilà au fond de l’enfer pour le restant de mes jours, voyons comment c’est fait !

Le lendemain, mon parrain me promena dans toutes les fabriques, dans tous les ateliers, pour me faire voir l’endroit et m’habituer à m’y reconnaître. D’abord je crus que toutes ces usines soudées les unes aux autres n’en faisaient qu’une seule, et j’eus peine à comprendre qu’il y en avait autant de différentes que la rivière faisait de sauts dans les rochers. Puis, sous les hangars fumans et sur les passerelles en danse, je vis aller et venir quantité d’hommes et d’enfans tout noirs. — C’est les armuriers, les cloutiers, les couteliers et les serruriers, me dit mon parrain. C’est les hommes du feu. Regarde plus loin ceux qui, grands et petits, sont tout blancs, tout propres, et qui ont les mains douces comme des demoiselles : c’est les papetiers, les hommes de l’eau. Regarde bien, mon garçon, car tu n’as jamais rien vu de pareil. Il n’y a chose aussi belle au monde que de voir travailler tous ces gens-là, si vifs, si adroits, si savans ou si soigneux chacun dans sa partie : les uns vous retirant de la claie une petite couche de bouillie qu’ils savent étendre et manier comme une étoffe ; les autres vous tortillant une barre de métal brut et se la passant de main en main si vite et si bravement façonnée, qu’en moins de vingt minutes vous la voyez changée en un outil commode, léger, solide, reluisant et enjolivé à souhait ! Et moi, je croyais rêver… Je passai ma journée à regarder sans m’en lasser l’industrie de toutes ces mains habiles qui avaient l’air de jouer avec ce qu’il y a de plus résistant comme avec ce qu’il y a de plus souple et de plus mou, l’acier trempé et la pâte claire. Je crois que le papier m’étonnait encore plus que la coutellerie ; mais le fer me parut plus mâle, et je fus content d’être destiné à cela par mon parrain.

Dès le lundi matin, il m’emmena au travail. Tu sais quel homme c’est, le père Laguerre, et comme il s’escrime encore avec rage contre le fer et le feu malgré ses soixante-douze ans. Il me commanda de le regarder, et quand j’avais une distraction, bien naturelle à mon âge, il criait à me faire trembler et me menaçait de son marteau comme s’il eût voulu me fendre la tête.

Je n’eus pas longtemps peur de lui. Je vis bientôt que c’était l’homme le meilleur que j’eusse encore rencontré, et qu’en ayant toujours l’air furieux, il me couvait des yeux comme l’enfant de son cœur. Je n’abusai guère de sa bonté. L’ennui de ne rien faire me donna vite l’envie de travailler. J’étais jaloux de voir des enfans plus jeunes que moi se rendre déjà utiles et se montrer très adroits. Je craignais un peu d’être moqué par eux ; mais l’émulation me fit surmonter la honte, et tu sais que j’ai appris mon état aussi vite que ceux qui avaient commencé longtemps avant moi. Voilà donc douze ans déjà que je travaille ! Il y en a déjà quatre que je gagne presque autant que les plus habiles, et que ma bonne conduite me permet de faire un peu d’économies. Personne n’a à se plaindre de moi ; les maîtres me témoignent de la confiance, et j’aime mon état. Je sais, je sens que le travail est une belle chose, enfin j’ai tout ce qu’il faut pour me trouver heureux, et, si je ne le suis pas, je reconnais qu’il y a de ma faute !… Gaucher allait répliquer et interroger son camarade sur cette dernière réflexion, où il voyait revenir l’ennui secret d’une âme inquiète, lorsque la cloche de la fabrique avertit les ouvriers que l’heure du repas était finie. Quoiqu’ils fussent presque tous payés à la pièce et non à la journée, la cloche rappelait le devoir à ceux qui désiraient bien faire, et Gaucher, après avoir reporté l’écuelle à sa femme et embrassé ses deux enfans, retourna à l’ouvrage, en se promettant de confesser tout à fait son ami une autre fois. Celui-ci resta au bord du Saut-d’Enfer, plongé dans ses réflexions. Quand il se décida à suivre l’exemple de Gaucher, il vit, en se retournant, la femme de celui-ci, qui s’était approchée pour lui parler.

— Sept-Épées, lui dit-elle, avez-vous fait confidence à mon mari de ce qui vous tourmente ?

— Non, Lise, répondit-il ; nous avons causé d’autre chose.

— Eh bien ! reprit-elle, vous avez eu tort : mon Louis est homme de bon conseil, et je voudrais qu’il vous décidât à quelque chose. Vous savez bien que vous ne pouvez pas rester plus longtemps sans dire à Tonine : C’est oui ou c’est non. Ce ne serait pas d’un honnête homme !

Sept-Épées leva les épaules, non pas d’une façon méprisante, mais au contraire de manière à faire comprendre qu’il souffrait beaucoup de ne pouvoir répondre comme Lise le désirait. Elle eut pitié de son air triste. — Venez souper chez nous ce soir, reprit-elle. Peut-être que le cœur vous dira de consulter Gaucher.

— Vous ne lui avez donc parlé de rien ?

— Non ! vous m’avez demandé le secret, et je l’ai gardé, parce que vous promettiez de parler vous-même.

— Eh bien ! reprit Sept-Épées, donnez-moi encore vingt-quatre heures,… à moins que je n’aille souper chez vous dès aujourd’hui. Oui ! j’irai,… je tâcherai d’y aller ! — Et il retourna au travail, laissant la jeune femme peu satisfaite de cette réponse et inquiète de l’avenir de Tonine.



II.


Tonine Gaucher était la cousine germaine de Louis Gaucher. Orpheline comme Sept-Épées, elle ne possédait rien au monde que ses dix doigts, dont elle faisait bon usage. Elle était plieuse dans une papeterie située en face de la coutellerie où travaillaient son cousin et son amoureux.

Car il était amoureux d’elle, le jeune armurier, et il le lui avait déclaré en lui demandant la permission de se promener le dimanche avec elle ; mais elle avait refusé, disant : — Demandez l’agrément de mon cousin et de sa femme, ce sont mes seuls parens, et je ne veux rien décider sans leur conseil.

— Ne voulez-vous pas leur parler de moi ? avait dit Sept-Épées.

— Non ! ce n’est pas à moi de leur parler de vous la première, je m’en garderai bien ; ils croiraient que je suis décidée pour vous, ce qui n’est pas certain encore.

Cette réponse, plus fière que tendre, avait appris à Sept-Épées qu’il fallait marcher droit avec Tonine.

Tonine avait dix-huit ans, et déjà elle avait passé par des épreuves qui l’avaient portée à réfléchir. Il y avait eu un roman dans sa famille, sous ses yeux, à ses côtés, un roman dont son jeune cœur avait beaucoup souffert. Sa sœur aînée, Suzanne Gaucher, la plus jolie fille du pays, avait plu à un étranger d’origine, ancien ouvrier et encore propriétaire de la plus vaste usine de la ville basse, où, par d’heureuses spéculations, il avait fait sa fortune. Suzanne était sage, mais ambitieuse : elle avait su se faire épouser.

Devenue Mme Molino, elle avait pris sa petite sœur orpheline avec elle, moins par affection que pour ne pas avoir à rougir de son état d’ouvrière, car, à quatorze ans, Tonine travaillait déjà pour deux. Suzanne se promettait de la faire instruire et de la mettre sur le pied d’une demoiselle ; mais les rêves de Suzanne avaient été de courte durée. Molino était d’humeur volage, comme le sont beaucoup d’hommes passionnés. En peu de mois, il s’était lassé de sa femme. Il l’avait trahie, délaissée et maltraitée. Elle était morte de chagrin avant la fin de l’année en accouchant d’un enfant mort.

Molino fut d’abord repentant et affligé, mais il retourna au vice pour s’étourdir, et se voyant méprisé à la Ville-Noire, menacé même par Louis Gaucher, qui vingt fois avait été tenté de le tuer, il afferma sa fabrique et alla s’établir à la ville haute, laissant Tonine devenir ce qu’elle pourrait, et donnant pour excuse que cette petite était fort insolente et ne voulait plus rien accepter de lui.

Le fait est que Tonine eût préféré la mort à l’aumône de son beau-frère. Elle avait vu sa conduite avec horreur, elle avait compris les illusions et le désespoir de la pauvre Suzanne. À quinze ans, après un an d’absence de l’atelier, elle y reparut aussi pauvre qu’elle y était entrée, aussi peu vaine et aussi courageuse.

Beaucoup d’autres à sa place y eussent été raillées ou dénigrées pour cette aventure de famille qui avait fait bien des jalouses dans le commencement ; mais si Suzanne avait pris de grands airs avec ses anciennes compagnes, il était impossible de rien reprocher de semblable à Tonine. Elle avait vécu à contre-cœur dans la richesse, elle n’y avait connu que le chagrin, l’indignation, la pitié.

Tonine n’était pas aussi belle que sa sœur. Elle était grandelette, mince et pâle. Mais sa figure était d’une douceur sérieuse qui la faisait remarquer entre toutes les artisanes de son âge. Sa voix était douce comme ses yeux, et quelques-unes disaient qu’elle plairait un jour plus que Suzanne.

On remarquait aussi en elle une élégance de manières que l’on ne pouvait point attribuer à sa courte phase de richesse, car Molino était fort mal élevé et ne voyait que des gens sans mœurs et sans tenue. Ni Suzanne, ni Tonine n’avaient donc eu l’occasion de se former en pareille compagnie. Suzanne, vaniteuse et parée, était restée assez commune. Tonine était restée tranquille, propre et décente comme une enfant naturellement sage et fière qu’elle était. Cependant, comme elle avait du goût, elle avouait naïvement que si elle n’eût détesté les dons de son beau-frère, elle eût aimé la toilette, et de ses fréquentes promenades à la ville haute, elle avait conservé par souvenir le sentiment d’une certaine élégance ; sa pauvre petite robe était coupée par elle d’une façon plus gracieuse que celle des autres, et on n’y voyait jamais un trou ni une tache. N’allant jamais aux fêtes, même après que son deuil fut fini, ne se livrant point aux jeux échevelés avec ses compagnes, ne permettant à aucun garçon de déranger un pli sur elle, on eût dit, à la voir, qu’elle était d’une autre condition que ses pareilles, et pourtant elle sut si bien s’en faire aimer, que toutes s’efforçaient de lui plaire, et quelques-unes de lui ressembler.

Sept-Épées était le seul qui eût encore osé lui faire la cour, et tout aussitôt il s’en était repenti, car il y avait été un peu par gageure d’amour-propre avec lui-même, et, se voyant peu encouragé, il s’était promis de n’y plus songer. Il y songea pourtant et y resongea plus d’une fois, moitié penchant, moitié dépit. Voici comme il s’en expliqua avec son parrain, le soir même du jour où Lise l’avait engagé à souper, invitation dont il ne put se décider à profiter.

Comme le père Laguerre le grondait d’être rêveur et sans appétit depuis quelque temps, et lui demandait, de son ton rude et paternel, s’il était réellement coiffé de cette Tonine : — Eh bien, oui, j’en suis plus coiffé que je ne voudrais, répondit Sept-Épées. Je crois que cette fille pâle m’a ensorcelé. Depuis le temps où j’allais à l’école avec elle, moi très en retard et encore à moitié paysan, elle déjà savante, quoique beaucoup plus jeune, j’ai toujours fait attention à elle, et il me semblait qu’elle aussi faisait une différence entre moi et les autres. Peu à peu, soit vérité, soit imagination, je l’ai vue toujours plus distinguée, plus instruite, et ne laissant personne approcher d’elle. Je me suis figuré qu’elle était la plus jolie de nos ouvrières, et de fait elle est la plus élégante, la plus soignée de sa personne, et vous-même l’avez surnommée la princesse. J’ai donc été poussé par une ambition de plaire à celle qui se gardait si bien et se tenait si haut dans son idée, je croyais que ça m’aurait grandi dans la mienne.

Elle m’a renvoyé devant ses parens, ce qui m’a dépité. Il me semblait qu’avant de s’engager, il fallait se connaître davantage. J’ai donc cessé de lui parler, et un mois s’est passé comme cela. Je croyais qu’elle en serait étonnée, et qu’elle me ferait quelque avance ou quelque reproche ; mais il n’a point paru qu’elle se souvînt de mes paroles : elle était toujours la même, aussi tranquille et aussi indifférente. C’est moi qui me dépitais encore plus, sans qu’elle me fît l’honneur de s’en apercevoir. Alors j’ai parlé derechef, et pour la première fois je l’ai vue rire. Elle se moquait de moi. — Il faut, me répondit-elle, que mon cousin et ma cousine n’approuvent guère l’idée que vous avez pour moi, car ils ne m’ont point encore parlé de vous.

C’était me reprocher de ne leur avoir rien dit, et je me suis décidé à faire confidence de mon projet à Lise, mais par manière de conversation et sans trop m’engager. Lise m’a dit : — C’est bien ! ça me convient à moi. Je vais en parler à mon mari.

Je lui ai fait observer que je voudrais bien ne pas me compromettre vis-à-vis d’un camarade et d’un ami qui est comme le tuteur et le frère de Tonine, sans savoir si Tonine avait un peu de goût pour moi. Lise a trouvé cela assez juste, et comme elle a senti la conséquence de la chose, elle m’a promis de me laisser parler le premier à son mari. Quant à me dire si je plaisais à la Tonine, elle ne l’a pas pu ou elle ne l’a pas voulu, prétendant que si elle le croyait, elle ne jugerait pas devoir m’en informer avant de me voir bien décidé au mariage.

Voilà où j’en suis depuis trois mois, n’avançant à rien, car Tonine, quand je me laisse aller malgré moi à ne pas la bouder, me fait toujours la même réponse, et Lise s’entête à me faire parler avec son mari. Vous comprenez bien que le jour où j’aurai parlé à Gaucher, je serai lié, ce qui ne me ferait pas peur si j’étais sûr d’être aimé ; mais, comme j’en doute beaucoup, je recule jusqu’à ce que Tonine elle-même me donne confiance. C’est une grande chose de se marier, au moins faut-il plaire à sa femme !

— Tout est là, répondit le parrain ; veux-tu que je me charge de la questionner, cette princesse, en lui expliquant bien que tu ne reculeras pas le jour où tu te sauras bien vu d’elle ?

Sept-Épées ne répondit pas. — Allons, allons, veux-tu que je te dise ? reprit le vieillard en roulant ses yeux brillans comme la braise, et en prenant tout à coup l’accent de la colère : tu voudrais la fille sans le mariage, et voilà ce que je trouve bête de ta part ! Il ne manque pas de femmes peu sévères dans la ville haute, qui est le rendez-vous des baladins et des aventurières, et je ne comprends pas que tu songes à faire une sottise à une honnête fille d’ouvrier de la Ville-Noire !

Sept-Épées était accoutumé à entendre son parrain parler avec mépris de la ville haute. Loin d’en jouir par les yeux avec orgueil et contentement comme le jeune Gaucher, il la traitait avec une morgue de vieillard, et se vantait de n’y avoir pas mis les pieds sans nécessité trois fois en sa vie. Travailleur austère, cœur dévoué, cerveau étroit, ce vieux ne faisait aucune merci aux parvenus, raillait leur luxe, et, du fond de sa Ville-Noire, blâmait les plus simples jouissances du bien-être comme des vices, comme des attentats à la dignité de la race ouvrière.

Ce ridicule et ce travers avaient pour compensation de véritables vertus civiques appliquées au court horizon du Val-d’Enfer. En dehors de sa gothique paroisse, il ne connaissait personne, et regardait les hommes en pitié ; mais dès qu’il s’agissait de la Ville-Noire, il devenait un héros de bravoure et de jactance, d’orgueil stoïque et d’aveugle dévouement. Jamais sénateur romain ne fut plus fier de son rang et ne considéra davantage comme ilotes et bannis les infortunés qui n’avaient pas droit de cité dans l’enceinte sacrée de la patrie.

Sept-Épées riait en lui-même de cette manie et ne la combattait pas, dans la crainte de l’exaspérer. Il jura à son parrain qu’il n’avait jamais eu la pensée de séduire aucune fille de la Ville-Noire, et Tonine moins que toute autre, ce qui n’était peut-être pas absolument vrai, bien qu’il ne se fût pas trop rendu compte de ses sentimens.

Un peu calmé, Laguerre n’en continua pas moins sa réprimande.

— Vous autres jeunes gens d’aujourd’hui, dit-il, vous ne savez point ce que vous voulez ! Rien ne vous contente, et il me paraît, quant à moi, que le monde nouveau devient fou. Une femme courageuse et honnête ne vous suffit plus, si elle ne vous fait des avances et des coquetteries, et voilà un amoureux qui attend qu’on le prie et qu’on vienne me le demander en mariage ! Tiens, sais-tu ? je te trouve sot, et à la place de Tonine je te dirais tout de suite d’aller promener tes pas et ton feu ailleurs.

— Eh bien ! reprit Sept-Épées sans s’émouvoir des duretés de son père adoptif, voilà ce qu’elle devrait faire si je lui déplais ! Je serais guéri, je n’y penserais plus, tandis qu’en attendant que je me décide, sans s’impatienter et sans me dire : « Vous avez trop tardé et je ne veux plus que vous me parliez, » elle me laisse toujours de l’espérance. Enfin aujourd’hui Lise m’a pressé de prendre un parti, en me donnant à entendre que Tonine avait peut-être reçu quelque autre proposition, et qu’elle voudrait savoir à quoi s’en tenir sur la mienne. Voilà pourquoi je vous consulte, mon parrain : tâchez de me répondre sans vous enflammer.

— Je ne vois pas sur quoi tu me consultes, répondit le vieillard adouci ; tu as l’air de me dire que le mariage te fait peur. Selon moi, tu as tort : il faut se marier jeune, afin d’avoir le temps d’élever et de pousser ses enfans ; mais il se peut que la Tonine ne fasse pas ton affaire, ou que tu n’aies pas encore assez réfléchi au mariage. Eh bien ! dans ce cas-là, il vaut mieux marcher droit dans la vérité, renoncer à cette fille, le dire à Lise, qui le lui répétera de ta part, et laisser passer un bout de temps avant de songer à une autre. Le plus pressé, vois-tu, c’est de ne pas faire d’affront à la cousine de ton ami Gaucher, et il n’y a pas d’affront quand on s’explique franchement, sauf à demander pardon d’une conduite un peu légère que l’on ne veut pas aggraver. Sur ce, j’ai dit. Voilà huit heures qui sonnent. Il faut être sur pied demain avec le jour. Si tu veux parler à Lise, dépêche-toi, et quand tu rentreras, éteins la lampe et n’oublie pas ta prière.

Cette dernière phrase était le refrain sacramentel du père Laguerre depuis douze ans que son filleul demeurait avec lui. Il savait bien que l’enfant était devenu trop raisonnable pour mettre le feu à la maison, et que, quant à la prière, il s’en dispenserait malheureusement à coup sûr ; mais il croyait devoir renouveler chaque soir l’injonction pour l’acquit de sa conscience.

Sept-Épées prit le chemin du logement de Gaucher, et, tout en marchant, il se demanda ce qu’il allait résoudre. Il ne lui paraissait pas aussi facile de se désister de ses offres qu’il l’avait laissé croire à son parrain. Quand on raconte ce que l’on voudrait bien pouvoir taire, on arrange toujours un peu les choses à son avantage. Sept-Épées n’était pourtant pas menteur, et en fait il n’avait pas menti : Tonine ne l’avait pas encouragé en paroles, elle n’était pas tombée dans le désespoir en voyant ses hésitations ; mais elle en avait souffert, et, tout en faisant bonne contenance, elle avait eu les larmes aux yeux avec le sourire aux lèvres. Le jeune armurier était trop fin pour avoir pris le change. Il se sentait aimé, coupable par conséquent.

Mais il était très beau garçon et déjà un peu gâté par les regards des jeunes filles, et, comme les patrons et chefs d’atelier le gâtaient aussi en se disputant son travail, comme enfin il s’était maintenu sage par orgueil, laborieux par ambition, et qu’il se voyait, grâce à son parrain, qui l’avait toujours nourri et logé, à la tête de quelques économies assez rondes, dans un âge où, vivant au jour le jour, on a ordinairement plus de dettes que de comptant, Sept-Épées sentait la prospérité lui monter au cerveau, et lorsqu’il avait parlé à Gaucher en termes dédaigneux de la folie des riches, c’était comme pour se défendre intérieurement des tentations et des rêves dont il se sentait lui-même follement assiégé.

Tout ce que Gaucher, provoqué par son silence et son air sceptique, lui avait dit de la nouvelle bourgeoisie de la ville haute, et de la possibilité, de la facilité même, pour un homme intelligent, de parvenir à cette brillante existence, était entré dans son cerveau comme un fer rouge. Le cœur lui avait battu d’espérance en écoutant un ami sage et sans ambition personnelle lui ouvrir les portes de l’avenir et s’efforcer de le pousser en avant, lui qui en frémissait d’impatience et qui feignait de se faire prier.

Cette conversation l’avait tellement ému que les remontrances de Lise et les questions de son parrain à propos de Tonine lui avaient rendu son éloignement pour le mariage, et surtout pour un mariage où Tonine ne pouvait lui offrir en dot que sa grâce et sa vertu.

Il se sentait donc très soulagé quand il se répétait les paroles de Laguerre : « Demande franchement pardon de ta légèreté, et retire-toi vite pour ne pas aggraver tes torts ; » mais en même temps il sentait ces torts déjà trop graves pour qu’il fût possible de reculer sans un peu de honte, et la mauvaise honte ne dispose guère à la franchise.

Il se hâta pourtant, espérant que Lise n’aurait pas encore parlé à son mari, et que Tonine serait au besoin assez prudente pour ne pas irriter Gaucher contre lui par ses plaintes. Gaucher, malgré sa douceur et sa gaieté habituelles, n’entendait pas raison sur l’honneur de sa famille. Il avait failli faire un mauvais parti à Molino. Sept-Épées n’était pas, comme Molino, homme à reculer et à fuir ; mais il aimait Gaucher, et se brouiller avec lui en même temps qu’avec Tonine, c’étaient deux sacrifices à l’ambition au lieu d’un.

Il arriva donc chez son ami tout tremblant de crainte et d’audace, de chagrin et d’espérance, de résolution et d’incertitude, partagé et comme divisé contre lui-même.

La nuit était venue. En entrant dans la petite cour de la maison de Gaucher, Sept-Épées vit deux personnes, un homme et une femme, assises sur le banc devant la porte. Il reconnut la voix de Gaucher. La femme, qui avait un enfant sur les genoux, lui sembla devoir être Lise ; mais quand il fut tout près, il faillit reculer en voyant que c’était Tonine. Tonine ne demeurait pas chez son cousin. Elle était donc venue là pour savoir le résultat de l’entrevue annoncée sans doute par Lise. Lise était dans la maison, occupée à coucher son plus jeune enfant.



III.


Sept-Épées rendit grâces à l’obscurité qui cachait l’embarras de sa figure ; mais, quoiqu’il eût de l’aplomb quand il se sentait dans son droit, il fit de vains efforts pour parler naturellement et à propos. Gaucher n’y prit pas garde ; Tonine, qui s’en aperçut tout de suite, parut vouloir venir à son aide.

— Je pense, compagnon, lui dit-elle avec sa petite gaieté douce qui ne la quittait guère, même quand elle avait le cœur gros, que vous ne venez pas à cette heure-ci pour parler à Gaucher du temps qu’il a fait aujourd’hui et de celui qu’il pourra faire demain. C’est donc moi qui vous gêne. Je vais coucher Rosette et reviendrai voir si, à moi aussi, vous avez quelque chose à dire quand vous aurez causé avec mon cousin.

Sept-Épées crut voir là un encouragement qui mit fin à ses incertitudes. Selon sa coutume de revenir à la défensive quand il s’imaginait être attaqué dans sa liberté, il se hâta de répondre pour empêcher Tonine de s’en aller, et s’asseyant en face d’elle sur une chaise qui lui barrait le passage : — Si je croyais, lui dit-il, que vous ne me serez pas contraire, je parlerais peut-être de ce que vous donnez à entendre ; mais, aujourd’hui comme les autres jours, vous avez l’air de vous moquer de moi, et dès lors…

— Dès lors, quoi ? fit Gaucher, étonné de la tournure que prenait la conversation. Je voudrais bien savoir à qui vous en avez tous les deux.

— Expliquez-vous, dit Tonine à Sept-Épées, et laissez-moi porter à sa mère cette Rosette qui s’endort.

— Donne-la-moi, dit Lise, qui vint sur la porte ; c’est tous les trois ensemble qu’il faut vous expliquer. Sept-Épées est venu pour cela, je le sais ; toi aussi, je m’en doute. Il n’y a donc plus à reculer.

Elle prit sa fille et rentra. Gaucher, surpris, exhorta Sept-Épées à parler. Tonine attendit qu’il parlât. Sept-Épées, cherchant une échappatoire qui ne venait pas, demeura plus muet qu’une souche.

Tonine sentit deux grosses larmes couler sur ses joues. Peut-être, s’il les eût vues, Sept-Épées eût-il été vaincu ; mais il ne les vit pas, et Tonine comprit qu’elle devait tout prendre sur elle.

— Ne boudez pas, compagnon, dit-elle d’un ton enjoué, qu’elle mit toute sa fierté et tout son courage à soutenir ; je ne vous suis pas ennemie et je ne vous méprise pas. Je vous sais honnête homme et bon ouvrier ; mais je n’ai guère l’idée de me marier à l’âge où je suis. Je me trouve trop jeune, et je ne crois d’ailleurs pas que nous puissions nous convenir.

Sept-Épées se sentit si bien battu par la dignité de Tonine qu’il fut plus piqué que réjoui de se voir libre. — Vous voyez bien, Tonine, lui dit-il avec dépit, que je ne me trompais pas sur vos sentimens pour moi, et que j’avais bien raison de ne pas me presser de vous demander en mariage ; il me semble que vous auriez pu m’épargner la peine de venir ici pour en faire la démarche, et que, dès le premier jour où je vous ai parlé, vous étiez bien libre de me dire que je ne vous plairais jamais.

— Alors c’est moi qui ai tort, n’est-ce pas ? lui répondit Tonine d’un ton de reproche si doux que lui seul put en comprendre l’amertume. Eh bien ! je me justifierai comme je pourrai, ajouta-t-elle en s’adressant à Gaucher. Ne me prenez pas pour une fille qui tourne à la coquetterie, mon cousin, ce ne serait pas mon goût. La vérité est que votre ami Sept-Épées m’a fait entendre, il y a environ trois mois, qu’il avait quelque idée de se marier avec moi…

— Il a eu tort, dit Gaucher ; c’est à moi le premier qu’il eût dû en parler.

— C’est vrai, répondit Sept-Épées, j’ai eu tort ; j’ai eu la fierté de ne pas vouloir que Tonine se décidât sur les remontrances de ses parens. J’aurais souhaité la devoir à elle-même. C’est peut-être de l’orgueil, et vous savez que j’en ai…

— D’ailleurs, reprit Tonine, il voulait vous parler tout de suite, aussitôt que j’aurais dit oui. C’est moi qui l’en ai empêché en lui déclarant que c’était inutile.

— Comment arrangez-vous ça tous les deux ? dit Gaucher. Il me semble que vous n’êtes pas d’accord. Le garçon se plaint de n’avoir pas été éconduit dès le premier mot, la fille prétend le contraire. Est-ce que tous les deux vous auriez tort ?

— Peut-être, répondit Tonine ; mais des deux côtés le tort n’est pas gros. Sept-Épées m’a parlé sérieusement, je lui ai répondu de même ; mais nous ne nous sommes peut-être pas bien compris. Il a cru sans doute que je changerais d’idée ; il s’est trompé : il attendait ; moi, j’ai cru qu’il ne pensait plus à moi, j’ai négligé de lui répéter ma façon de penser.

— Et à présent, dit Sept-Épées, toujours partagé entre le contentement et le dépit, je n’ai plus d’illusions à me faire, et si j’en ai encore apporté ici quelques-unes, je peux les remballer et m’en aller coucher dessus.

— Un instant ! s’écria Gaucher, qui était trop franc pour comprendre ce qui se passait ; je vois que tu as du chagrin, mon camarade, et je vois aussi pourquoi tu en as depuis trois mois, pourquoi ce matin tu disais n’être pas heureux malgré ton goût pour le travail et le bon état de tes affaires. Eh bien ! je veux, si c’est l’amour qui te gêne, savoir les raisons qu’elle a pour te refuser, cette Tonine ! Elle n’en peut avoir de bonnes, car, outre que tu es pour elle un très beau parti, je ne vois pas, moi, ce qui te manque pour plaire, et quel reproche on peut t’adresser.

— Alors, reprit Tonine en riant à contre-cœur, vous voulez donc nous faire disputer ? Car si j’ai mauvaise opinion de lui, il s’en fâchera et me répondra des choses désagréables !

Sept-Épées était inquiet d’une explication qui pouvait tout raccommoder entre Tonine et lui, et pourtant il ne pouvait pas se soumettre à être mal jugé sans se défendre, et il insista pour la faire parler sur son compte.

— Puisque vous le souhaitez aussi, lui dit-elle, je ne vous cacherai rien. Vous avez trop d’esprit et trop de convoitise pour la richesse. Ce sont des qualités sans doute que vous avez là, mais avec moi ce seraient des défauts. Quand vous m’avez parlé de mariage, Sept-Épées, vous avez cru me donner grande envie de vous en me disant : Je ferai fortune, je vous en réponds. Outre qu’en travaillant à la pièce je peux fournir le double des autres, j’ai dans la tête des inventions qui me feront avant peu l’associé de quelque maître…

— J’ai dit cela en l’air, répliqua Sept-Épées, confus et piqué, ou je vous l’ai dit en secret. Vous auriez dû, ou l’oublier, ou le garder pour vous, Tonine !

— Si c’est un secret, repartit la Tonine, je suis bonne pour le garder, soyez tranquille, et, en le disant devant Gaucher, je ne l’expose pas ; mais, que ce soit sérieux ou non, j’ai vu là de quoi réfléchir. Je ne suis pas, disiez-vous, pour rester enterré dans la Ville-Noire. J’y suis entré petit apprenti, j’en veux sortir maître et propriétaire ; moi aussi j’aurai quelque jour là-haut ma maison peinte et mon jardin fleuri ; ma femme portera des robes de soie, et mes enfans iront au collège.

— Il a dit ça ! s’écria le naïf Gaucher enthousiasmé : eh bien ! pourquoi pas ? Il y en a qui s’y sont cassé le cou, c’est vrai ; mais bien d’autres qui n’avaient pas ses capacités y sont parvenus. C’est donc que vous croyez que l’ambition lui tourne la cervelle, et qu’il négligera le travail avant d’en avoir cueilli le fruit ?

— Oui, dit Sept-Épées, de plus en plus blessé, voilà ce qu’elle croit ! Elle m’a pris pour un songe-creux et une tête folle.

— Vous vous trompez, répondit Tonine, je ne crois pas cela. Je suis même presque sûre que vous réussirez, parce que…

— Parce que quoi ? dit Gaucher, voyant qu’elle rentrait sa pensée en elle-même.

— Parce qu’il est très courageux et très habile, reprit en souriant Tonine, qui avait failli dire : parce qu’il n’aimera jamais personne !… Mais moi, ajouta-t-elle, c’est mon idée de ne pas sortir de mon état. Hélas ! vous savez bien que j’ai sujet de me méfier après ce que j’ai vu si près de moi ! Je ne prétends pas qu’il soit impossible à un enrichi de se bien conduire dans son ménage ; mais je crois une chose : c’est qu’il est très difficile à un bourgeois de se contenter toujours d’une fille d’ouvrier. Nous sommes trop simples, nous ne savons pas causer ni porter le chapeau. Les dames nous trouvent gauches et se moquent de nous. Moi aussi je suis fière, c’est mon défaut ; je veux épouser mon pareil, et jamais un compagnon qui pense à la ville haute ne sera mon mari. Voilà tout ce que j’avais à dire ; vous voyez, Sept-Épées, qu’il n’y a pas de quoi vous offenser. Chacun a son goût et sa volonté, je vous prie de ne pas m’en vouloir et de ne plus songer à moi.

Là-dessus, la Tonine se retira, quelque chose que pût lui dire Gaucher. Lise, qui était venue s’asseoir sur le banc, voulait aussi la retenir, car elle croyait avoir deviné qu’au fond du cœur sa cousine aimait le beau compagnon ; mais tout fut inutile. Tonine voyait bien que Sept-Épées la retenait faiblement et craignait qu’elle ne se ravisât.

— Allons ! dit Gaucher quand elle fut partie, c’est une drôle de fille, et je ne la croyais pas si raisonneuse et si entêtée. Elle a eu l’esprit frappé par ce qu’elle a vu chez sa pauvre sœur ; mais elle raisonne mal en ce qui te concerne, et tu feras aussi bien, mon camarade, de ne plus t’en tourmenter. Une femme qui a ces idées-là ne te convient point. Elle t’empêcherait de parvenir.

— Tu crois donc. Gaucher, reprit Sept-Épées tout rêveur, que je suis destiné à parvenir, moi ? Prends garde ! si je me trompais, il ne faudrait pas m’encourager !

— Mon cher ami, répondit Gaucher, je ne sais pas quelle découverte tu as pu faire, et, comme je n’entends pas grand’chose à la mécanique, je serais mauvais juge de tes inventions ; mais il y a une chose que je t’ai dite ce matin et que je te redis ce soir, la croyant sûre : c’est qu’en gagnant douze francs par jour on peut, au bout de quelques années, avoir devant soi quelques billets de mille, s’associer et monter un atelier à soi. Après ça, on s’en tire plus ou moins bien ; mais rien n’empêche qu’on ne réussisse, et moi je ne suis pas de ceux qui disent qu’on a tort de le vouloir. C’est le droit de l’homme de chercher à être heureux, et c’est peut-être le devoir de celui qui a des moyens. Le bonheur des uns, c’est l’encouragement des autres, et si ceux qui peinent n’avaient pas devant les yeux ceux qui se reposent, ils perdraient le courage. Suis donc ton chemin sans te laisser effrayer, ni par ton vieux parrain, qui croit que tous les habitans de la ville haute sont damnés, ni par la Tonine, qui a souffert dans son enfance et qui croit voir des Molino partout. D’ailleurs tu es jeune, et tu as besoin encore de ta liberté d’esprit. Ne songe donc ni au mariage ni à l’amour. Tu n’as pas un jour, pas une heure à perdre si tu veux faire fortune !

Quand Sept-Épées eut pris congé de Gaucher et de Lise, celle-ci gronda son mari des mauvais conseils qu’il donnait à ce jeune homme.

— Tu es donc ambitieux aussi, toi ? lui dit-elle.

— Ambitieux de te rendre heureuse, répondit gaiement et franchement le brave jeune homme.

— Oui, c’est bon, ce que tu me dis là, mais peut-être que tu regrettes de m’avoir épousée cependant !

— Ma foi non ! dit Gaucher d’une voix forte et joyeuse ; je n’aurais jamais eu la patience d’amasser du bien pour moi seul, et sans toi je ne me sentirais bon à rien !

Et il embrassa sa femme sur les deux joues. Sept-Épées, qui s’en allait, entendit de la rue ces baisers sonores et ces franches paroles. Son cœur se serra. « Ne songe ni au mariage ni à l’amour, lui avait dit Gaucher, ce qui signifie, se disait Sept-Épées à lui-même, ne connais ni le bonheur ni le plaisir ! Quoi donc alors ? le travail, l’obstination, l’enfer pendant toute ma jeunesse ? C’est là un arrêt bien dur, et qui a l’air de condamner mon ambition ! »

Sept-Épées, au lieu de rentrer chez lui, dépassa son logement, sortit de la ville, et remonta, comme au hasard, le courant impétueux de la rivière. La nuit était sombre, et, dans cette gorge profonde, le sentier n’était éclairé que par le reflet argenté des cascades. « Je devrais pourtant me trouver fort soulagé, se disait-il, car me voilà tout à fait délivré de la fantaisie du mariage ! Cette Tonine est une brave fille, après tout, d’avoir présenté les choses de manière à ce que Gaucher n’ait point eu de reproches à me faire. Il s’imagine que c’est elle qui me refuse, tandis que si j’avais été forcé d’avouer la vérité, nous serions mortellement brouillés à cette heure ! Oui, oui, la Tonine a de l’esprit, de la prudence et un cœur généreux ! »

Et, tout en pensant à la conduite de Tonine, Sept-Épées se mit à la regretter et à se dire que la plus grande sottise qu’il eût faite n’était peut-être pas de l’avoir courtisée sans réflexion, mais d’avoir renoncé à elle après avoir trop réfléchi. Et puis, grâce à l’inconséquence à laquelle ne peut échapper une âme fière lorsqu’elle s’est laissé dominer par un moment de mauvaise foi, le jeune armurier se trouvait tout à coup blessé de l’espèce de dédain caché au fond du prétendu refus de Tonine. — Et si c’était un refus bien réel et bien volontaire ! Si tout de bon elle le comparait à son beau-frère et le jugeait capable d’une conduite indigne ! — Voilà où elle serait injuste et folle, se disait-il avec inquiétude. Non ! il n’est pas possible qu’elle me confonde avec un être égoïste et grossier comme ce Molino ! Quand m’a-t-elle vu brutal ou débauché ? Et quelle apparence y a-t-il que je le devienne ? Est-ce donc là le but de mon désir de richesse ? est-ce qu’un homme intelligent songe au cabaret et aux mauvaises connaissances ?

Convaincu de l’injustice de Tonine, Sept-Épées n’en fit pas moins son examen de conscience, comme s’il l’eût sentie à côté de lui, le pénétrant d’un regard sévère ou railleur, et il lui répondait : — Non, mon cœur n’a rien de lâche, mon cerveau n’a rien de dérangé ! Ce n’est pas le dégoût du travail qui m’entraîne, ce n’est pas la vanité du luxe bourgeois qui m’aveugle. Mon but est plus élevé que cela. Je ne suis pas de ceux qui peuvent accepter un travail de machine pendant toute leur vie, car tout esprit un peu noble a horreur de l’esclavage ; la tâche de l’atelier est abrutissante, et, dans le commerce, il y a un mouvement d’idées, des émotions, des intérêts variés, des calculs, enfin une certaine passion qui développe la vie dans une sphère moins étroite. Voudrait-on me voir, comme mon parrain, passer soixante ans à battre une barre de fer, toujours de la même manière, pour lui donner éternellement la même forme ? Mon parrain est vieux ! De son temps, quand on n’était pas soldat, on ne devenait jamais rien. Aujourd’hui c’est autre chose, l’industrie règne, et la jeunesse peut arriver à tout !

En discutant ainsi avec le fantôme de Tonine, il devint fort triste, car il lui semblait l’entendre gémir sur elle et sur lui, et la voix plaintive des eaux ruisselant à ses pieds prenait par momens l’accent d’un sanglot. Il se retournait alors involontairement pour se convaincre qu’il était seul, et, se voyant bien seul, il s’attristait encore plus, car il y avait au fond de lui-même une voix encore plus désolée que celle du torrent, et cette voix lui disait : — Te voilà seul pour toujours !

Cependant le démon de l’ambition qui le suivait dans les ténèbres l’aida à se rassurer. — Bah ! bah ! lui disait ce conseiller invisible, la Tonine est un peu moins sotte que les autres, voilà tout ! elle n’a pas voulu se plaindre et avoir le dessous ; elle a bien vu qu’elle n’était pas aimée sérieusement, et qu’une ouvrière comme elle serait un embarras dans la vie d’un garçon qui a de l’avenir. Elle est assez jolie ; mais ses mains blanches et son air de princesse ne l’empêchent pas d’avoir des idées très étroites et la vanité démocratique, qui est la plus insupportable de toutes les vanités. D’ailleurs, pour être amoureux de sa femme au point de lui sacrifier ses projets et de l’atteler pour toujours à la misère, ou tout au moins à l’économie sordide, il faut être un peu simple, un peu ignorant comme ce brave Gaucher. Une fois brouillé avec l’espérance, on s’abrutit tout doucement dans le travail quotidien ; on arrive insensiblement à ne plus regretter, à ne plus comprendre le mieux ; on se néglige, on s’abandonne au moral et au physique. Sans doute Lise est une bonne femme, assez intelligente, et quand Gaucher l’a prise, c’était une rose pour la fraîcheur. Qu’est-elle devenue après deux ans de mariage ? L’ombre d’elle-même, et à présent qu’elle a deux enfans, elle est maigre, flétrie, souvent malpropre et déguenillée, ce qui est une vertu chez une mère de famille économe, mais ce qui refroidit et rebute un mari, à moins que, comme celui de Lise, il ne perde aussi le goût de l’élégance et le soin de lui-même. C’est donc ainsi que deviendrait Tonine au lendemain de ses noces ? Je me trouverais avoir tué l’amour en lui sacrifiant tout !

En rêvant ainsi, Sept-Épées se trouva en pleine montagne dans des endroits si difficiles à franchir la nuit, qu’il s’arrêta et s’appuya contre une dentelure de granit pour ne pas rouler dans le précipice. Il avait perdu le sentier et ne savait plus au juste où il était.


IV.


Il ne reconnut l’endroit où il se trouvait qu’en distinguant au-dessous de lui un coude que faisait le torrent, et, sur la blancheur de l’écume, l’angle noir d’un petit toit de fabrique. Tout le cours de la rivière était bordé de distance en distance par ces petits ateliers qui allaient toujours diminuant d’importance à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la déchirure étroite des granits et qu’ils s’éloignaient de la ville. Il y en avait de si périlleusement situés que les ouvriers y risquaient d’être emportés par la crue de l’eau dans les jours d’orage, ou par la chute des blocs de rocher qui les surplombaient de toutes parts.

Sept-Épées pensa à la force et à la faiblesse de l’homme luttant ainsi d’âpreté avec la nature, lui disputant le trésor d’un filet d’eau qui à toute heure peut balayer ses espérances, ses travaux et sa vie. Loin d’être effrayé de cette idée, il se remit en mémoire que la misérable fabrique dont il contemplait la situation bizarre était depuis peu en vente, et à très bas prix probablement, car celui qui l’avait élevée y avait mangé son petit avoir et était tombé sous le coup de l’expropriation forcée. Voilà, pensait le jeune ambitieux, le seul danger sérieux de la vie du travailleur : ce n’est pas d’être englouti par une trombe d’eau ou de se faire estropier par les machines, celui qui risque le tout pour le tout ne s’embarrasse pas plus de sa peau que le soldat qui va au feu ; mais ne pouvoir pas museler cette bête enragée qu’on appelle la chance, la voir s’échapper après qu’on l’a vingt fois rattrapée et domptée, c’est peut-être de quoi devenir fou et renier Dieu !

Mais comme tout est aliment pour la passion, au lieu de plaindre le pauvre industriel et de redouter son mauvais sort, Sept-Épées ne songea qu’à profiter de son désastre. — Je suis sûr, se dit-il, que cette bicoque ne se vendra pas plus de ce que représentent deux années de mon travail ; une autre année paierait l’équipage et les outils. Or j’ai quatre années d’économies, et dès demain je pourrais être maître si je voulais, maître en petit à coup sûr, au dernier échelon de la caste ; mais à vingt-quatre ans c’est rare, et c’est honorable. Il me faudrait bien peu de temps pour faire prospérer ce petit établissement ; je le revendrais alors le double, peut-être le triple de ce qu’il m’aurait coûté, ce qui me permettrait d’en acheter un plus considérable, et ainsi de degré en degré, en me rapprochant du centre de nos industries, c’est-à-dire en descendant le cours de la rivière, je remonterais celui de la fortune.

Cette métaphore charma les esprits de l’armurier. Quand on s’est trouvé aux prises avec de grandes perplexités de la conscience, on prend quelquefois avec plaisir une formule quelconque, un simple jeu de mots qui se présente, pour une solution triomphante. Les gens simples et enthousiastes sont volontiers fatalistes. Le jeune artisan s’imagina que sa destinée l’avait amené en ce lieu sauvage pour y mettre la main sur l’instrument de sa richesse.

Il rassembla ses souvenirs. Il connaissait bien l’endroit pour un des plus effrayans et des moins fréquentés du Val-d’Enfer. Pourtant il y avait un sentier praticable qui montait à la route de la ville haute, et un petit chemin de mulets qui longeait le torrent et s’en allait, par de nombreux détours, rejoindre la ville basse. Il n’y avait guère plus d’une demi-lieue, soit par la rampe, soit par le fond du ravin.

Cette usine se nommait la Baraque, un nom bien méprisant, et l’endroit où elle était située le Creux-Perdu, un nom de mauvais augure ! Pourtant le courant de l’eau y était fort, et la roche de bonne qualité pour bâtir si l’on voulait s’étendre. La fabrication que l’on y avait établie était des plus humbles : elle consistait en outils de jardinage et d’agriculture élémentaire ; mais le voisinage de plusieurs fermes et villages situés au revers de la montagne devait assurer un débit régulier, si l’on voulait y courir les foires et marchés. À cette fabrication on pouvait adjoindre à peu de frais la clouterie.

Sept-Épées éprouvait un peu de dégoût pour ces travaux grossiers, lui qui excellait à tremper la lame d’un poignard ou d’une épée et à monter ces nobles armes avec goût et avec science ; mais ne pouvait-on pas appliquer l’habileté et le raisonnement aux productions du dernier ordre, rendre plus légère et plus sûre la serpe ou la faucille aux mains du paysan, perfectionner le plus simple outil et y faire sentir la supériorité de l’ouvrier ?

Il rêva une existence libre et active. Il se voyait déjà propriétaire de deux ou trois forts mulets, promenant sa marchandise dans les hameaux de la plaine, ou, encore mieux, monté sur un bon petit cheval de montagne et allant dans des villes plus éloignées nouer des relations, s’emparer, grâce à son langage clair et correct, à ses manières honnêtes et à sa figure sympathique, de la clientèle des détaillans. Il voyait du pays, il respirait à pleins poumons l’air des champs fertiles, lui enfermé depuis douze ans dans le noir abîme du Val-d’Enfer ! Il acquérait des connaissances, il se faisait apprécier. Son instruction et sa probité le rendaient en peu d’années un homme important, considéré, pouvant rendre des services et s’appuyer sur un crédit toujours grandissant. Enfin il aspirait à monter, sans bien se dire où il s’arrêterait, ne se connaissant aucun mauvais désir à satisfaire, ayant surtout soif d’agir pour agir, et regrettant seulement son point de départ, le chagrin secret de Tonine, car, sans ce reproche intérieur, ses volontés et ses espérances n’avaient rien que de légitime.

Plus il regardait cette baraque du Creux-Perdu, plus il se l’appropriait dans sa pensée. Ce site effroyable, ce lieu désert lui semblait un atelier digne de son audace. — Ici je serai seul maître et seigneur chez moi ! J’aurai des ouvriers que je traiterai plus humainement que je n’ai été traité par ceux qui ont exploité mon talent jusqu’à ce jour. Je serai le roi de cette solitude, nul autre que moi ne vaincra ce torrent et ne bravera ses colères, nul autre bruit que celui de mon travail ne luttera contre son bruit. Je planterai là ma tente pour deux ou trois ans tout au plus. J’y aurai quelques livres, et, les voyages aidant, j’étudierai à fond ma partie. Je sortirai de là plus malin que ceux qui se vantent de tout savoir sans avoir rien vu et rien lu. Alors peut-être cette fière Tonine regrettera-t-elle de m’avoir laissé quitter la Ville-Noire sans m’avouer sa peine et sans faire un effort pour me retenir.

Le propriétaire de la baraque était un certain Audebert, que Sept-Épées connaissait fort peu, et qui passait pour une pauvre cervelle d’homme. Il l’avait vu quelquefois, et s’en était éloigné comme d’un bavard, outrecuidant bonhomme, qui faisait hausser les épaules aux gens sérieux et positifs. Il y avait longtemps qu’on ne l’avait vu à la Ville-Noire ; il avait fait beaucoup d’allées et de venues aux environs pour tâcher de relever ses affaires, et n’avait inspiré de confiance à personne. En ce moment, on le croyait à Lyon. S’il ne revenait pas au bout de la semaine avec de l’argent, ses créanciers étaient décidés à tout saisir chez lui. Voilà ce que Sept-Épées se rappela avoir entendu dire à son parrain quelques jours auparavant.

Il fut donc très surpris, au moment où il se disposait à reprendre le chemin de la ville, de voir un jet de lumière qui paraissait sortir de la fabrique abandonnée, se glisser, s’étendre et se fixer sur le coude écumeux de la rivière qui en baignait le seuil. — Oh ! oui-da ! pensa-t-il, c’est comme un fait exprès ! Il y a là du monde et de la clarté ! Je ne suis pas superstitieux, sans quoi je me persuaderais bien que quelque bon ou mauvais esprit me conduit à mon salut ou à ma perte ! Il faut que, sur l’heure, j’aille examiner cet établissement, dans lequel je ne suis jamais entré.

Guidé par la clarté mystérieuse, Sept-Épées descendit de roche en roche et atteignit l’entrée de la baraque. Elle était fermée, la lumière sortait d’une ouverture de la galerie supérieure. Aucun mouvement ne révélait cependant la présence d’un être humain.

Sept-Épées frappa ; mais, soit que le clapotement de l’eau couvrît le bruit, soit qu’on ne voulût pas répondre, il frappa en vain. Sentant sa curiosité excitée par ce silence, et remarquant que la lumière se projetait sur un rocher planté au beau milieu de l’eau, et tout à fait en face de la fabrique, il franchit le bras du torrent sur une planche qui y était fixée, et grimpa sur le bloc de manière à voir dans l’intérieur de l’habitation. L’eau était si resserrée en cet endroit, que d’un saut hardi on eût pu la franchir.

Il vit alors distinctement un spectacle assez étrange. Un homme était seul dans ce hangar, le dos tourné à la lumière, qui se reflétait sur son front chauve et luisant. C’était un crâne élevé comme ceux des enthousiastes, mais défectueux dans la fuite du front, qui dénotait le manque de suite ou de force dans la réflexion. Il s’occupait à écrire au charbon sur le mur. Il écrivait gros et péniblement. Quand il eut fini, il se retourna, et Sept-Épées reconnut le pauvre Audebert, qui lui parut pâle avec les yeux ardens. Cet homme prit une corde, et fit lentement et avec réflexion un nœud particulier qu’il recommença plusieurs fois, après quoi il disparut.

Une idée sinistre traversa l’esprit du jeune armurier. Il regarda avec attention ce qui était écrit sur le mur, et parvint à lire ces mots, dont il est inutile de reproduire les incorrections : « Je meurs de ma main, pour la honte et le chagrin que j’ai d’avoir tout perdu. J’ai été honnête homme et courageux. Priez pour mon âme. » Sept-Épées, voyant bien qu’il avait assisté aux préparatifs d’un suicide, allait s’élancer de nouveau vers l’usine, quand il vit reparaître le malheureux artisan. Celui-ci s’approcha du mur et effaça le mot meurs, pour le récrire autrement ; puis il l’effaça de nouveau et se décida à le rétablir tel qu’il l’avait écrit la première fois. Son incertitude venait probablement de ce que, ne sachant pas bien l’orthographe, il voulait être bien compris par ceux qui le liraient. Peut-être aussi un dernier sentiment d’amour-propre naïf le préoccupait-il à cette heure suprême.

Sept-Épées se demanda rapidement comment il pourrait arracher cet infortuné à son funeste projet. La porte était bien fermée, et quand il réussirait à l’enfoncer, il serait peut-être trop tard. Il lui vint une bonne inspiration, qui fut de crier de toutes ses forces : « Au secours ! à l’aide ! à moi, mes amis ! »

Il n’est guère d’homme qui, au moment d’en finir volontairement avec la vie, ne soit distrait de lui-même par l’occasion de sauver son semblable. Le malheureux vieillard, qui avait peut-être la tête déjà passée dans la corde, s’élança dehors et trouva Sept-Épées qui accourait vers lui, et qui le saisit dans ses bras, triomphant du succès de son stratagème.

— Diable ! vous m’avez bien dérangé, dit le pauvre Audebert, quand tout fut expliqué de part et d’autre ; mais ce qui est différé n’est pas perdu !

— Mon ancien, ce que vous dites là n’est pas beau ! lui répondit le jeune artisan en entrant avec lui dans la fabrique. Vous n’avez ni femme ni enfans, je le sais ; mais n’avez-vous donc pas un seul ami ?

— Non, mon garçon, je n’ai plus d’amis, et quand tout ce qui est là sera vendu, mes dettes ne seront pas toutes payées.

— Eh bien ! l’honneur vous oblige à travailler jusqu’à ce qu’elles le soient !

— C’est vrai, mais mon courage est à bout, et, ne me sentant plus bon à rien, je préfère la mort à la honte de mendier. Sept-Épées pensa que le meilleur moyen de distraire cet homme découragé était de lui faire raconter ses peines, et il le questionna.

— Mon histoire n’est pas gaie, répondit le vieillard. J’ai été marié et père de famille comme ton parrain Laguerre, qui me connaît bien et qui sait bien que je n’ai jamais fait tort d’un sou à personne. Nous étions amis, nous nous sommes brouillés parce que je n’ai pas voulu suivre ses conseils. Ayant perdu tous deux, vers l’âge de quarante ans, nos enfans et nos femmes à l’époque de l’épidémie, nous avons pris chacun un chemin différent. L’idée de ton parrain était d’amasser de l’argent pour être tranquille sur ses vieux jours, ce qui ne l’a pas empêché d’arriver jusqu’à l’âge qu’il a sans se reposer et sans se donner la moindre douceur. Celui qui aime l’argent mort n’en trouve jamais assez, et moins il en profite, plus il en souhaite. Ce n’est pas que je veuille taxer ton parrain d’avarice : je sais qu’il est bon pour toi, je crois qu’il te laissera ses écus, et, comme on te dit bon sujet, sa peine n’aura pas été perdue ; mais tu aurais pu faire ton affaire sans lui, ou il aurait pu assurer mieux ta fortune en faisant un peu prendre l’air à la sienne. Moi, j’ai agi autrement. Les événemens m’ont donné tort, ce qui ne m’empêche pas de croire que j’avais raison. À quoi bon d’ailleurs t’exposer mes idées ? Tu dois avoir celles du père Laguerre et penser qu’il vaut mieux tenir que courir.

— Non, répondit Sept-Épées, je n’ai pas les idées de mon parrain : c’est pour cela que je ne compte point sur son héritage. J’espère être bientôt sorti de la Ville-Noire, et je sais bien qu’à partir de ce jour-là, il ne s’intéressera plus guère à mon avenir ; mais c’est de vous qu’il s’agit, et je vous assure que vous pouvez me dire votre manière de voir sans craindre que je vous blâme ou que je vous raille.

— Oh ! alors, reprit Audebert, c’est différent ! Je vois que, toi aussi, tu entends la vie active ; mais peut-être ne l’entends-tu pas absolument comme moi, et c’est là-dessus que je consens à m’expliquer. Ce sera probablement pour la dernière fois… Eh bien ! je n’en veux pas au bon Dieu de m’avoir envoyé un garçon d’esprit pour témoigner de mon bon cœur quand je ne serai plus là pour me défendre. Mais voilà cette chandelle qui finit ; quand je l’ai allumée, je croyais bien qu’elle durerait plus que moi ! Viens sur le bord de l’eau ; si je me console d’être encore de ce monde, c’est parce que je pourrai encore ce soir regarder les étoiles. Il n’y en avait pas une seule dans le ciel quand le désespoir m’a pris, et voilà que le temps s’éclaircit un peu, comme mon cœur, ranimé par la bonté du tien ; mais les nuits sombres reviendront, mon enfant, et avec elles une idée plus noire que la tombe, l’idée que je ne suis estimé et chéri de personne.

— Voyons, reprit Sept-Épées, ce que vous me dites là, c’est de l’ingratitude. Si vous méritez l’amitié, comme vous le dites, pourquoi n’en aurais-je pas pour vous ? Essayez de m’en inspirer avant de m’en croire incapable.

— Tu as raison, brave enfant que tu es ! dit Audebert en passant son bras sous celui de l’armurier. Viens, viens, je te dirai tout ! Je me confesserai à toi devant Dieu !


GEORGE SAND.

(La seconde partie au prochain n°.)