La Vocation de Lamennais

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La Vocation de Lamennais
Charles Boutard

Revue des Deux Mondes tome 26, 1905



LA
VOCATION DE LAMENNAIS

C’est une opinion assez communément reçue que Lamennais se décida ou fut poussé brusquement à entrer dans les ordres. La vérité est que rarement vocation fut débattue aussi longtemps que la sienne. Elle eut des phases capricieuses et peu connues qui embrassent une période de dix années, années obscures et d’un médiocre intérêt pour l’historien, mais qui offrent une ample matière aux réflexions du moraliste. J’ai essayé d’en faire le simple et exact récit.

Au mois d’avril 1815, un homme encore inconnu, mais dont le nom allait bientôt devenir célèbre dans toute l’Europe, débarquait sur la côte d’Angleterre. C’était Félicité de la Mennais : il avait alors trente-trois ans[1]. Son voyage, on pourrait dire sa fuite, avait été déterminé par la nouvelle promptement répandue dans toute la Bretagne du retour en France de Napoléon Ier. Or, le fugitif se croyait menacé du courroux impérial pour certains écrits publiés pendant la courte durée de la première Restauration, et dans lesquels en effet « Buonaparte » n’était pas ménagé. Si vive était sa frayeur que, ne s’estimant pas, même sur le sol anglais, à l’abri des recherches de la police, il avait changé de nom et se faisait appeler Patrick Robertson.

Dans la précipitation du départ, le futur auteur de l’Essai sur l’Indifférence avait à peine songé à emporter quelques maigres ressources. Ces ressources s’épuisant rapidement, il lui fallut pour vivre se mettre en quête d’un emploi. Le rôle de solliciteur lui convenait moins qu’à tout autre ; et il ne lui réussit point. Son aspect chétif, son visage maigre et pâle, son geste timide et gauche, je ne sais quoi de négligé dans son costume dont la pièce principale consistait en une redingote à larges revers et d’une ampleur démesurée ; tout cet extérieur en un mot que Lacordaire qualifiait plus tard d’« extérieur de sacristain » n’était pas propre à éveiller le soupçon de sa valeur personnelle, et lui valut, paraît-il, d’étranges humiliations.

Sa situation devenait chaque jour plus embarrassante, quand il eut le bonheur de faire la rencontre d’un autre réfugié français, originaire, comme lui, de la Bretagne, l’abbé Guy-Toussaint Carron. Chassé de Rennes par la Révolution, ce prêtre, dont tous les témoignages s’accordent à louer la grande bonté, avait déployé sur la terre étrangère autant de zèle et de remuante activité qu’il en avait naguère montré dans sa ville natale. À Londres, il avait fondé et il dirigeait deux écoles et divers établissemens charitables réservés surtout aux émigrés.

L’excellent homme fut ému de la situation difficile de son jeune compatriote. Celui-ci avait d’ailleurs à sa bienveillance un titre de haute valeur : il était écrivain. Or le bon abbé Carron se piquait lui-même de littérature pour avoir publié quelques ouvrages d’hagiographie ou de piété. Il accueillit donc avec une extrême cordialité celui que la nécessité contraignait à rechercher son appui ; il lui procura dans une école située à Kensington-Rhore une place de professeur, et le mit ainsi à l’abri de la misère dont il commençait à ressentir vivement les atteintes. En peu de temps, d’affectueuses et confiantes relations s’établirent entre le protecteur et le protégé. L’un, brusquement séparé des siens, trouva de la douceur à ouvrir son cœur sans réserve à ce vieillard dont l’exquise bonté se nuançait d’une teinte de candeur ; l’autre, rejeté inopinément dans les incertitudes et les tristesses de l’exil, s’éprit d’une profonde et tendre sympathie pour le jeune homme dont il admirait la belle intelligence, la riche et délicate nature. C’est ainsi qu’entre ces deux hommes, si différens à tous les points de vue mais rapprochés par une commune infortune, il s’établit une intimité étroite qui devait avoir une fatale influence sur la destinée de Lamennais.


I


Son père, un des négocians les plus considérables de Saint-Malo, l’avait d’abord destiné au commerce. Mais ni ses goûts, ni sa première éducation ne le prédisposaient aux affaires. Ayant grandi dans une sorte de sauvage liberté, en l’absence de toute règle et de toute direction ; habitué à errer, selon sa fantaisie, tantôt sur la grève déserte, tantôt à travers les bois, promenant partout les rêves de sa fiévreuse imagination, il devait mal se plier à l’ordre et à la régularité d’une maison de commerce. Il fit cependant dans celle de son père un stage assez prolongé, de l’année 1797 à l’année 1804 ; et pendant tout ce temps il se consuma de tristesse et d’ennui. Sa seule distraction était la lecture, et il s’y livrait avec passion, dévorant indistinctement les poètes, les romanciers, les philosophes ; annotant les œuvres de Malebranche aussi bien que celles de J.-J. Rousseau. « Je ne me suis jamais senti bien en ce monde, écrivait-il plus tard, j’en ai toujours désiré un autre ; et quand je détournais mes regards du seul où nous devions espérer la paix, mon imagination, jeune encore, en créait de fantastiques, et ce m’était un grand charme dans ma solitude ; sur le bord de la mer, au fond des forêts, je me nourrissais de ces vaines pensées, et, ignorant l’usage de la vie, je l’endormais en berçant dans le vague mon âme fatiguée d’elle-même[2]. »

La religion était en grand honneur au foyer paternel. Mais c’est à peine si le jeune rêveur partageait encore les croyances des siens. Ses lectures lui avaient laissé dans l’esprit un tel fonds d’objections contre le dogme catholique qu’il était arrivé à l’âge de vingt ans sans avoir pu se décider à faire sa première communion. « Le christianisme, a dit très justement Sainte-Beuve, était devenu pour le bouillant jeune homme une opinion très probable, qu’il défendait dans le monde, mais qui ne gouvernait plus son cœur, ni sa vie[3]. »

Ainsi livré à lui-même, en proie aux troubles mystérieux d’une âme impressionnable et tendre, Lamennais ne pouvait guère se défendre d’aimer. Il aima en effet, et n’en fut pas plus heureux. On a raconté que l’objet de sa passion fut une de ces femmes frivoles qui se plaisent à faire naître un sentiment qu’elles ne partagent pas, et repoussent avec une insouciante légèreté des désirs qu’elles ont elles-mêmes encouragés[4]. L’amant déçu ressentit de cette aventure un vif chagrin, et ce chagrin, joint au dégoût du genre de vie auquel il se voyait astreint, le jeta dans une sombre mélancolie dont il ne fut tiré que par l’arrivée de l’abbé Jean, son frère, à Saint-Malo.

Jean-Marie, l’aîné des enfans de l’armateur breton, avait témoigné de bonne heure un irrésistible attrait pour l’état ecclésiastique. Pendant les pires années de la Révolution, il avait appris le latin, comme il avait pu, en fréquentant dans les landes la retraite des prêtres insermentés. Dès que le calme fut rétabli, il se rendit à Paris, et, après des études théologiques assez sommaires, — l’époque n’en permettait pas d’autres, — il entra dans les ordres. Héritier des fortes qualités de sa race, doué d’une santé robuste, d’un esprit net et positif, l’abbé Jean était né pour l’action. Quoiqu’il eût du goût et des aptitudes pour les travaux littéraires, il n’en eût pas fait volontiers l’occupation principale de sa vie. Les œuvres extérieures l’attiraient ; et il s’est montré propre à les conduire avec autant de prudence que de fermeté. Sa très réelle bonté se dérobait souvent sous une certaine brusquerie ; et sa vertu ne triomphait pas toujours de la violence de son tempérament.

Féli était au contraire indécis et changeant. N’ayant eu de commerce qu’avec les livres, très peu avec les hommes, il n’avait acquis aucune expérience. Autant il se montrait jaloux de l’indépendance de sa pensée, autant il faisait paraître d’insouciance quant à la direction et à l’emploi de sa propre vie.

On pouvait donc aisément prévoir que le jour où les deux frères se trouveraient rapprochés, l’aîné prendrait l’ascendant. Ce fut ce qui arriva. Le plus jeune céda bientôt au besoin de confier à une âme plus forte que la sienne ses ennuis, ses tristesses, et ses incertitudes. Du rôle de confident, l’abbé Jean passa bientôt à celui de conseiller, et même, si l’on en croit certains biographes, il devint quelque chose de plus[5]. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il sut triompher de la longue indifférence de son frère et le décider à faire sa première communion. C’était assurément une belle victoire, mais qui ne devait donner tous ses fruits qu’autant qu’on réussirait à arracher le nouveau converti à l’existence désœuvrée et stérile qu’il avait menée jusqu’à ce jour. L’abbé Jean ne s’y trompa point ; et comme l’affection fraternelle se confondait chez lui avec un ardent esprit de prosélytisme, peut-être, pour mieux assurer sa conquête, songea-t-il, dès ce moment, à l’attacher à l’Église par des liens plus étroits. Ce qui ferait croire à la réalité d’un tel dessein, c’est qu’il se prêta à son exécution, et ne s’arrêta que lorsque, déconcerté lui-même par une résistance imprévue, il jugea imprudent de le pousser plus loin.


II


Trois années environ s’étaient écoulées depuis la conversion de Lamennais, quand il vint avec l’abbé Jean s’établir au collège de Saint-Malo, en qualité de professeur de mathématiques. L’intervalle de ces trois années avait été rempli par un assez long séjour à la Chesnaie et par un voyage à Paris. Les deux frères passèrent dans la capitale une grande partie de l’année 1807, et pendant ce temps, ils fréquentaient assidûment Saint-Sulpice. De cette époque date leur liaison avec deux jeunes ecclésiastiques, l’abbé Bruté de Sémur et l’abbé Teysseyrre, qui, animés d’un zèle plus ardent que sage, unirent leurs efforts pour incliner vers le sacerdoce la volonté toujours incertaine du frère de l’abbé Jean. Ces efforts n’obtinrent pas un résultat immédiat ; ils eurent néanmoins sur l’imagination plutôt que sur l’esprit de Lamennais une influence dont il convient de tenir compte. Au contact d’une si dévote compagnie, son âme, naturellement portée à l’exaltation, commença à s’empreindre d’un mysticisme religieux qui ne contribua pas peu à abuser ses imprudens conseillers, et à l’abuser lui-même.

Une active correspondance, après qu’il eut quitté Paris, le suivit au collège de Saint-Malo, excitant, quand il aurait fallu les modérer, les élans d’une piété expressive à l’excès. De ce que ses propres lettres étaient remplies des plus brûlantes effusions de l’amour divin, on se hâtait de conclure que l’appel d’en haut le désignait clairement pour le service de l’autel, et que tarder plus longtemps à y répondre, ce serait résister à la volonté de Dieu.

Lamennais n’était pas insensible à des exhortations si pressantes, et cependant il ne se décidait pas. S’il n’eût écouté que son penchant personnel, il eût sans doute donné ses préférences à un genre de vie semblable à celle qu’avait menée son oncle des Saudrais, si, affranchi comme lui de tout souci matériel, il avait pu consacrer ses loisirs à lire des livres ou à en faire.

Mais ce n’était déjà plus un rêve réalisable ; car la famille de M. de Lamennais se trouvait menacée d’une ruine prochaine, et chacun devait songer à pourvoir par soi-même aux besoins de son existence. Or, en dehors du négoce, une ville comme Saint-Malo offrait peu de ressources. Les professions libérales y étaient à peine représentées, et, devant un jeune homme plus soucieux de cultiver son esprit que de faire sa fortune, nulle voie ne s’ouvrait guère autre que l’état ecclésiastique. Il n’est donc pas bien étonnant que le futur écrivain de l’Avenir, si strictement limité dans son choix, ait accepté sans trop de peine l’idée de se faire prêtre. Renan, placé trente ans plus tard dans des conditions à peu près identiques, devait céder aux mêmes considérations et faillit commettre la même méprise.

Retenu toutefois par de secrètes répulsions dont il démêlait mal et la cause et la nature, Lamennais doutant de lui-même et n’osant se résoudre, trouva plus facile de confier à son frère le soin de décider sa vocation. Or l’abbé Jean était porté par caractère à brusquer les solutions. Peu apte à percevoir les mobiles et délicates nuances d’une nature aussi complexe que celle de Lamennais, il pensa qu’il fallait user de vigueur, et pousser ce perpétuel irrésolu à entrer dans la cléricature, comme on l’avait poussé à faire sa première communion. Peut-être, en cette occasion, ne se défendit-il pas assez du sentiment très naturel, mais bien dangereux, qui lui faisait désirer que son frère se fît prêtre lui aussi et se consacrât sans retour au service d’une cause que lui-même il aimait passionnément. Impatient d’en finir, il sollicita l’agrément de l’évêque de Rennes et le consentement de M. de Lamennais. Son frère le laissa faire et, quand tout fut prêt, il se résigna à recevoir la tonsure[6].

Il parut d’abord que l’abbé Jean n’avait qu’à se féliciter de cette nouvelle victoire. « Féli, écrivait-il, est pieux comme un ange. Son âme est toute ardente de foi et d’amour, il se perd et s’abyme en Dieu[7]. » Et en effet toute la correspondance de Lamennais à cette époque n’est guère autre chose que l’expansion d’une piété qui s’exalte sans mesure, et se traduit dans un langage passionné. Possédé par un sentiment violent et exclusif, le jeune clerc ne trouve pas que ce soit assez d’avoir renoncé à toutes les joies et à toutes les ambitions du monde ; il veut pousser plus loin son sacrifice, et immoler jusqu’à l’instinct le plus profond peut-être et le plus indestructible de sa nature : celui qui le porte à écrire. Il a comme une sorte de repentir de ses premiers essais, « de ces tristes et contentieuses brochures qui ne savent que flétrir et dessécher l’âme. » L’idée de reprendre la plume lui apparaît comme une suggestion de l’amour-propre, « qui n’est jamais satisfait qu’à demi, et renaît sous le couteau[8]. » Ni son esprit, ni son cœur ne doivent avoir d’autre objet que l’amour divin. « Oh ! qui me donnera, écrit-il à son ami Bruté, de pénétrer comme vous dans cette nuée de la foi où disparaissent les vains fantômes de l’amour-propre et de l’imagination ! Qui répandra sur mes lèvres avides quelques gouttes de ces eaux pures et vivifiantes qui jaillissent de la fontaine d’amour ! Ô douce fontaine ! fontaine de joies, de délices et de paix ; je t’aperçois de loin, comme au travers d’un nuage ; et mon cœur, malgré sa misère, s’épuise de désirs et défaille dans l’ardeur de se plonger et de se perdre à jamais dans tes ravissantes profondeurs[9]. »

Ces lignes rappellent, par l’exagération des sentimens aussi bien que par le style, certaines pages de la jeunesse de George Sand. Des élans de cette nature ne doivent pas être pris trop à la lettre. On aurait pu croire qu’à celui qui exprimait de telles ardeurs, il tardait de poursuivre à grands pas la voie dans laquelle il venait d’entrer. De fait, il en était tout autrement ; et quand, à l’expiration du délai canonique, vint, pour le récent tonsuré le moment de recevoir les ordres mineurs, il se déroba. On ne lui demandait pas cependant un engagement irrévocable. Mais déjà sa vocation lui paraissait douteuse et, avant de passer outre, il exigea un nouveau délai.

Le pauvre abbé Jean fut ébranlé à son tour par cette opposition inattendue, et commençant à craindre de se tromper, il consulta. L’avis demandé s’étant trouvé conforme à ses secrets désirs, il se crut suffisamment autorisé à presser son frère davantage, et encore une fois, celui-ci céda. De telles hésitations, succédant brusquement à de si vifs mouvemens de ferveur, étaient bien de nature à faire concevoir des doutes sérieux sur la réalité de la vocation de celui qu’on appelait déjà l’abbé de Lamennais. Malheureusement on les oublia, ou l’on n’en tint pas compte, lorsque, après un intervalle de six années, on lui persuada de se lier par un contrat indissoluble.


III


Ces six années peuvent être comptées parmi les années les plus malheureuses de l’existence si tourmentée du grand écrivain. Il les passa à la Chesnaie, où il s’était retiré presque aussitôt après son ordination, dans la pensée d’y travailler avec plus de loisir à un grand ouvrage entrepris en collaboration avec l’abbé Jean[10]. Peut-être aussi, au collège de Saint-Malo, commençait-il à se sentir mal à l’aise dans un milieu purement ecclésiastique.

S’il avait espéré trouver la paix dans la solitude, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé. Dès qu’il fut seul, en face de lui-même, l’ennui le ressaisit et le plongea dans une tristesse plus sombre et plus désolée que jamais. Rien de monotone comme la correspondance de Lamennais dans cette phase douloureuse de sa vie. C’est la plainte émouvante d’une âme qui, douée des plus hautes facultés, se cherche encore elle-même, en proie à toutes les angoisses de l’esprit et du cœur.

Il essaya d’abord de se persuader que cette tristesse qui l’envahissait de toutes parts n’était qu’une épreuve passagère, et il se flatta d’en triompher en étouffant impitoyablement ces vagues aspirations, ces désirs inquiets, qui le harcelaient sans cesse, le poussant à sortir de lui-même et à écrire. Des rêves de célébrité l’obsédaient malgré lui ; il les repoussait comme de dangereux fantômes, et, résolu à ensevelir sa vie dans une obscurité profonde, il espéra, qu’à ce prix du moins, il trouverait la paix.

Mais nul être ne peut faire violence impunément aux instincts profonds de sa nature. Trop rudement comprimés, ils éclatent avec plus de violence. À lutter contre eux, Lamennais ne réussit qu’à aigrir sa souffrance. Vainement l’abbé Jean, inquiet d’une surexcitation dont il n’entrevoyait pas même la cause, s’efforçait d’éveiller dans le cœur de son frère des sentimens plus doux. « Gaudete ; le conseil est bon, lui répondait celui-ci, mais que n’est-il aussi aisé à suivre qu’à donner. Et qui est-ce qui refuserait la joie si elle lui était offerte ? Est-ce par goût qu’on est malade et qu’on souffre ? Portez-vous bien ! excellent conseil à un homme qui se meurt. Et voilà pourtant tout ce que savent faire les médecins ! Oh ! que j’aimerais bien mieux qu’on me dît, comme le sauvage à son fils : Souffre, et tais-toi… On ne trompe pas la nature avec des mots ; et, quoi qu’on en ait, il faut acquitter jusqu’à la dernière toutes les conditions du bail onéreux de la vie. Mon seul désir en ce moment est de passer le reste de la mienne dans la solitude oblitus omnium, obliviscendus et illis.

« Il n’est personne au monde dans le souvenir de qui je désire subsister. Toute liaison, et même toute communication avec les hommes m’est à charge ; je voudrais pouvoir rompre avec moi-même, et c’est aussi ce qui arrivera ; mais malheureusement pas tout de suite[11]. »

À le juger sur de tels accès de misanthropie, on pourrait croire que Lamennais était insensible aux tendres émotions du cœur. Insensible ! nulle âme ne le fut moins que la sienne. Tourmenté par le besoin d’aimer, mais se souvenant des liens qui l’attachaient à l’Église, il s’en alarmait. « Quelquefois, confiait-il à son frère, je serais porté à m’inquiéter de la vivacité de mes sentimens pour les personnes que j’aime. Je crois néanmoins qu’en subordonnant complètement mes affections à la volonté de Dieu, ce qu’il peut ensuite s’y mêler de trop vif est une faiblesse de notre nature que le bon Dieu regarde en pitié, et qu’il ne nous impute point[12]. »

Cette crainte d’aimer, d’aimer plus ou autrement qu’il n’est permis à quiconque se destine au sanctuaire, ne trahit-elle pas chez Lamennais l’instinctive souffrance d’un cœur fait pour l’amour et auquel l’amour paraît désormais interdit ? La guérison de cette sombre mélancolie qui désola sa jeunesse, ne l’eût-il pas trouvée, s’il l’eût cherchée dans une autre voie ? si, renonçant à une vocation pour laquelle il éprouvait, de son propre aveu, « tant de répugnance naturelle, » il eût affranchi d’un joug qui commençait à lui peser, et son esprit et son cœur ? L’amour d’une femme, confidente de sa pensée, et à qui, mieux qu’à son frère, « il eût pu tout dire, » l’apaisante douceur d’une commune tendresse, les joies graves et pures d’un foyer dont il eût été le chef, n’était-ce pas ce qu’il fallait pour tarir « cette source de douleur qui se répandit sur sa vie dès sa naissance, et qui ne finira qu’avec elle ? »

On ose à peine hasarder une réponse à de telles questions. Toute vie humaine est un champ infini ouvert aux hypothèses ; mais les hypothèses ont en pareille matière une base bien fragile. Si, lorsqu’il traversait une crise si aiguë, Lamennais eût rencontré une âme, sœur de la sienne, riche des dons les plus rares de l’esprit et du cœur, « unissant à la piété, la charité, l’intelligence, et la science[13], » douée de cet attrait inexprimable qu’ajoutent aux qualités intérieures la grâce et la beauté, eût-il résisté au charme ? Il est permis d’en douter, car il fit plus tard une semblable rencontre, et il en souffrit cruellement, parce qu’il était trop tard. Une amitié lui resta qu’aucun choc ne put rompre, et qu’il conserva presque amoureusement jusqu’à la fin de ses jours, comme un legs pieux.

Il est assez surprenant que, dans les lettres fort nombreuses adressées par Lamennais à son frère, pendant sa longue retraite à la Chesnaie, on ne rencontre que très rarement une allusion à sa vocation ecclésiastique. S’il en parle, c’est plutôt comme d’une idée abandonnée, et sur laquelle il n’y a pas lieu de revenir. De son côté, l’abbé Jean, instruit par l’expérience, se garde bien de le provoquer sur ce sujet délicat ; en sorte que, de part et d’autre, ou semble d’accord pour laisser tomber dans l’oubli jusqu’au souvenir d’une tentative qui a si peu réussi.

L’inquiétude de l’avenir n’en pesait pas moins sur l’esprit de Lamennais. Aussi accepta-t-il avec empressement l’occasion qui lui fut offerte de retourner à Paris pour y surveiller l’impression du grand ouvrage enfin terminé. Il ne paraît pas qu’il ait profité de son séjour dans la capitale pour reprendre avec Saint-Sulpice des relations bien suivies. Absorbé par un autre souci, il cherchait à donner un but à sa vie, et à se créer une position. Les propositions ne lui manquèrent pas. Un de ses parens lui offrit son concours pour relever la maison de commerce de Saint-Malo. D’autres lui parlèrent d’une place d’interprète au ministère des Affaires étrangères, ou de commis à la Grande-Aumônerie. Rien de tout cela ne lui plaisait. Quelques articles publiés dans l’Ami de la Religion et du Roi, le succès d’un pamphlet dirigé contre l’Université impériale avaient éveillé en lui le goût du journalisme. Mais ni dans le recueil de M. Picot, ni dans le Mercure que M. de Bonald songeait alors à ressusciter il n’espérait trouver assez d’indépendance, car, disait-il assez irrévérencieusement, « les Jacobins ecclésiastiques veulent que la presse soit libre, mais pour eux seuls. »

L’idée lui vint de fonder un journal. Déjà très en avance sur son temps, il prévoyait le rôle prépondérant que la presse allait prendre dans la direction de l’opinion publique. C’est pourquoi il aurait voulu créer un grand journal quotidien, indépendant des partis politiques et dont il aurait fait l’organe d’un apostolat nouveau, l’instrument d’une renaissance catholique.

Malheureusement ce beau projet ne put aboutir, faute de capitaux ; et, au commencement de l’année 1815, Lamennais reprenait le chemin de la Bretagne, sans avoir réussi à faire avancer d’un pas la solution du décevant problème de sa vocation.


IV


C’est en Angleterre que cette vocation, discutée depuis dix ans, devait enfin être décidée, en quelques semaines. Lamennais s’était si fortement attaché à l’abbé Carron qu’il ne pouvait plus se faire à l’idée d’une séparation. « Il m’aime comme un fils, écrivait-il ; je l’aime comme un père, comme un ami, comme l’instrument des desseins de Dieu sur moi. Mon sort désormais est lié au sien ; je ne l’abandonnerai jamais, à moins que lui-même ne me montre loin de lui le lieu où Dieu m’appelle[14]. »

La raison, comme on ne manquera pas de l’observer, avait peu de part dans la nouvelle orientation des pensées et des vœux de celui qui, par un étrange contraste, s’est montré le plus inconstant des hommes, et le plus obstiné. Il cédait, en cette occasion, à l’impression du moment dont il ne sut jamais se rendre maître et dans laquelle il faut chercher, peut-être, la cause déterminante de certains reviremens brusques et inattendus qu’on lui a tant reprochés. Le désir d’associer définitivement son existence à celle de l’abbé Carron fit renaître dans l’esprit de Lamennais un projet qu’on aurait pu croire tout à fait abandonné, et remit en question sa vocation ecclésiastique. Mais en même temps se réveillèrent et ces vives appréhensions et ces intimes répugnances qui, six ans auparavant, avaient tout arrêté. Un attrait puissant, toutes ses lettres en font foi, le rappelait à la Chesnaie, et l’engageait à s’y fixer pour toujours. Passer ses journées, selon la saison, tantôt au milieu des bois en compagnie de ses rêves, tantôt près d’un bon feu en tête à tête avec ses livres ; méditer, écrire, donner de temps en temps un libre essor aux idées qui se pressaient et bouillonnaient dans son cerveau, voilà ce qui, lorsqu’il s’interrogeait lui-même, lui semblait être sa véritable vocation. Mais l’exemple d’une existence bien différente troublait sa conscience ; et à voir le bon vieillard qu’il appelait « son père » se dépenser chaque jour en des œuvres de charité et de zèle, il n’osait s’arrêter pour lui-même au plan d’une vie toute de fantaisie, sans obligations, sans devoirs, et par conséquent sans utilité.

Indécis plus que jamais, mais craignant de rentrer en France sans avoir rien résolu, le disciple de l’abbé Carron s’ouvrit à celui-ci de ses perplexités, et le fit sans réserve arbitre de son sort. Une si complète abdication de soi a de quoi surprendre chez un homme de trente-trois ans, naturellement vif, peu maniable, et fort épris de sa liberté. Mais il faut se souvenir qu’en raison de sa complexion délicate et nerveuse à l’excès, Lamennais fut sujet pendant toute sa vie à des troubles physiologiques qui s’accompagnaient d’ordinaire d’une forte dépression morale. La lettre qu’on va lire montrera suffisamment jusqu’à quel point, dans ces heures de crise, il se laissait envahir par les plus noirs pressentimens et s’abandonnait lui-même.

« Si je n’écoutais que mon goût, il me conduirait dans nos bois recto itinere. C’est toujours là, qu’après ses longues et fatigantes courses, mon imagination vient se reposer. Mais que la volonté de Dieu se fasse ! Peu importe, après tout, comment se passe le peu qui me reste de vie. Je crains qu’on ne se trompe beaucoup sur l’utilité dont je puis être. Je suis propre à bien peu de chose, si à quelque chose. Mon âme est usée, je le sens tous les jours ; je me cherche, et ne me trouve plus. Mais, encore une fois, qu’importe ! Je ne m’oppose à rien, je consens à tout ; qu’on fasse du cadavre ce qu’on voudra[15]. »

Plus clairvoyant, ou mieux inspiré, l’abbé Carron eût décliné un mandat qu’on lui offrait dans un tel accès de lassitude et de découragement. Les raisons personnelles ne lui manquaient pas pour excuser son refus : et d’ailleurs, puisque l’attrait, ce signe le plus certain des vraies vocations, faisait complètement défaut, de son propre aveu, à cet étrange aspirant au sacerdoce, c’était un juste motif de temporiser encore et d’attendre des circonstances une indication plus nette de la voie dans laquelle il convenait d’entrer.

Malheureusement, le vieux prêtre breton se laissa influencer par d’autres considérations. Les années avaient à peine ralenti l’impétueuse ardeur de sa jeunesse : son zèle était resté aussi impatient, sans devenir plus éclairé. Très affecté de l’état précaire et humilié de l’Église de France, au sein de laquelle les prêtres de talent étaient alors si rares, il songea que rien ne serait plus propre à relever le prestige de cette Église appauvrie que l’entrée dans son clergé d’un homme dont il soupçonnait au moins et la haute valeur intellectuelle et la grande puissance d’écrivain. « Reposez-vous sur mon cœur, écrivait-il, et bien spécialement sur ma conscience du sort du bien-aimé Féli, il ne m’échappera point : l’Église aura ce qui lui appartient[16]. » Sous l’empire d’une semblable préoccupation, on conçoit qu’il se soit laissé facilement entraîner à ne voir dans les longues hésitations de Lamennais, que les scrupules d’un esprit trop timide, ou la pusillanimité d’un cœur trop lent à se déprendre de lui-même. Il conseilla donc à son fils spirituel de faire une retraite, et lui promit qu’au terme de cette retraite, il se prononcerait. Il se prononça en effet, et déclara à Lamennais qu’il devait être prêtre. Celui-ci s’inclina devant cet arrêt, et heureux, dans le premier moment, d’une solution qui mettait fin à de si fatigantes incertitudes, il s’empressa d’écrire à son frère : « Me voici donc maintenant, grâce à mon bon et tendre père, irrévocablement décidé. Jamais je ne serais sorti de moi-même, de mes éternelles irrésolutions. Mais Dieu m’avait préparé en ce pays le secours dont j’avais besoin. La Providence, par un enchaînement de grâces admirables m’a conduit au terme où elle m’attendait[17]. »

Grande fut la joie de l’abbé Jean en recevant cette nouvelle, mais tempérée cependant par un certain sentiment de défiance, fruit d’une première déception. Les lettres qu’il continua de recevoir d’Angleterre n’étaient pas faites d’ailleurs pour lui inspirer une entière sécurité. « Sans M. Carron, répétait Lamennais, je n’aurais jamais pris le parti auquel il m’a déterminé ; trop de penchans m’entraînaient dans une autre voie. Aujourd’hui même, je ne saurais penser à la vie tranquille et solitaire de la Chesnaie, au charme répandu sur tous ces objets auxquels se rattachent toutes mes idées et tous mes désirs de bonheur ici-bas, sans éprouver un serrement de cœur inexprimable, et quelque chose du sentiment qui faisait dire à ce roi dépossédé : Siccine séparas, amara mors[18]. »

De tels regrets étaient bien prématurés, ou bien tardifs. Mais ce n’était plus le temps de s’y abandonner, car, au mois de novembre 1815, la petite colonne de réfugiés, dont l’abbé Carron était le chef, rentrait en France.


V


Le premier soin de Lamennais, en arrivant à Paris, fut d’aller voir l’abbé Teysseyrre pour lui faire part de la grande résolution prise à Kensington de concert avec M. Carron. Le pieux sulpicien ne pouvait manquer de s’en réjouir, car lui-même n’avait pas épargné les plus vives instances pour attirer au sacerdoce le frère de son meilleur ami. Qu’on en juge plutôt par l’étrange lettre qui suit : « Il me tarde d’apprendre que le plus jeune d’entre vous, marchant sur les traces glorieuses de son aîné, ait enfin contracté ces doux et sacrés engagemens qui l’uniront irrévocablement à son Sauveur et à l’Église pour qui il témoigne tant de zèle et d’amour. Si quelques entraves arrêtent encore l’élan généreux de son cœur, qu’il nous vienne au plus tôt ; nous le mettrons dans les maternelles et bénites mains de saint François de Sales, et nous l’environnerons de tant de grâces, de tant d’exemples, de tant de lumières et de tant de flammes, qu’il ne pourra jamais résister aux sollicitations amoureuses du meilleur comme du plus grand de tous les maîtres. Oui, qu’il vienne ; et nous lui préparerons des chaînes d’amour, mais si belles, si légères, si glorieuses, qu’elles seules lui feront goûter la liberté, la paix, la joie des enfans de Dieu et des ministres du Seigneur[19]. »

Ce n’était pas d’un homme écrivant sur ce ton et de ce style que Lamennais pouvait recevoir les conseils de prudence dont il aurait eu si grand besoin. À la voix de l’abbé Teysseyrre venait s’ajouter, à travers l’Océan, celle de M. Bruté, devenu missionnaire en Amérique. L’accent en est encore plus singulier : « Féli, Féli est-il revenu ? est-il, sera-t-il bientôt prêtre ? Hésite-t-il encore ? Se pourrait-il ? Notre doux Sauveur a-t-il trop d’amis, trop de prêtres en ce temps-ci[20] ? »

De telles excitations étaient d’autant plus dangereuses pour celui qui en était l’objet qu’elles émanaient d’hommes dont le caractère et la vertu lui inspiraient plus de confiance et de respect. Elles triomphèrent des dernières indécisions de Lamennais qui, écrivant à sa sœur, lui disait : « Ce n’est pas certainement mon goût que j’ai écouté en me décidant à reprendre l’état ecclésiastique ; mais il faut tenter de mettre à profit cette vie si courte[21]. »

C’est donc à une inspiration d’en haut qu’il croyait obéir en marchant au but que, d’un accord unanime, on lui désignait. Du jour où il s’était laissé persuader que la volonté divine exigeait de lui le sacrifice de ses inclinations et de ses goûts, il avait en quelque sorte bandé contre lui-même toute son énergie, et, imposant silence aux suprêmes protestations de sa nature, il tendait docilement les mains pour recevoir « ces chaînes d’amour » dont l’abbé Teysseyrre parlait si bien. Celui-ci cependant lui donna, dans une heure de clairvoyance, un conseil qui, s’il eût été suivi, eût épargné à son disciple et à lui-même une irréparable erreur. Il l’engagea à entrer au séminaire. On peut considérer comme probable que, rendu à lui-même, et moins pressé par des influences extérieures, Lamennais se fût ressaisi, lorsqu’il en était temps encore. Dans le silence et l’isolement d’une étroite cellule, sous la contrainte d’une règle sévère et minutieuse, l’instinct d’indépendance qui était le fond même de son être, se fût réveillé en lui avec une telle violence, qu’échappant à toutes les remontrances de ses conseillers, il se serait enfui à la Chesnaie, pour y retrouver, avec la paix sereine des champs, ce à quoi il tenait le plus au monde : ses livres et sa liberté. Cette fois encore, bien mal à propos, l’abbé Carron intervint pour le garder dans sa maison[22] ; et nul retard n’étant plus plausible, les choses se hâtèrent vers leur dénouement.

Le 23 décembre, quelques semaines seulement après son retour d’Angleterre, Lamennais était ordonné sous-diacre. Écrivant à son frère le lendemain de l’ordination, il lui disait : « Je revins hier de Saint-Sulpice, après avoir reçu le sous-diaconat. Cette démarche m’a prodigieusement coûté. Dieu veuille en retirer sa gloire[23] ! »

On s’explique qu’un jeune séminariste, au moment de contracter un engagement qui implique de si graves conséquences, soit en proie à des incertitudes et à des craintes semblables à celles que Lamennais avait si vivement ressenties. Mais le pas franchi, l’engagement contracté, aux agitations de la veille doivent succéder la satisfaction et la paix qui accompagnent d’ordinaire tout acte viril généreusement accompli. Pour le nouveau sous-diacre, il en fut tout autrement. Dès ce jour, une tristesse mortelle s’empara de lui, avec une effroyable lassitude et un amer dégoût de toutes choses. Loin de s’alarmer d’un pareil état, l’abbé Teysseyrre en triomphait. Son jugement faussé par un excès de mysticisme n’y voyait qu’une faveur extraordinaire accordée à l’élu de Dieu, tout au plus une épreuve passagère, et comme une dernière préparation aux délices du pur amour. « Votre frère, écrivait-il à l’abbé Jean, a reçu le sous-diaconat en victime. C’est encore en victime qu’il va recevoir le diaconat et le sacerdoce[24]. » Cette fois, l’enthousiaste sulpicien n’avait que trop raison. Mais « la victime » eut, paraît-il, au moment du sacrifice, comme une suprême convulsion. « Féli, racontait l’abbé Jean, a été fait diacre à Saint-Brieuc dans la première semaine du carême ; et il a été ordonné prêtre à Vannes quinze jours après. Il lui en a singulièrement coûté pour prendre cette dernière résolution. M. Carron d’un côté, moi de l’autre, nous l’avons entraîné. Sa pauvre âme est encore tout ébranlée de ce coup[25]. »

Lamennais reçut l’onction sacerdotale des mains de Mgr de Beausset-Roquefort, et revint aussitôt à Paris pour célébrer sa première messe dans la chapelle des Feuillantines. Il fut longtemps à la dire, au témoignage d’un témoin oculaire. Pendant la cérémonie, sa pâleur était livide, et son visage, à un certain moment, parut se couvrir d’une sueur froide.

Il semble que l’attitude de Lamennais, après son ordination, ne saurait être mieux comparée qu’à celle d’un cheval sauvage, hôte indompté du désert, qui, surpris dans son repos, se sentirait tout à coup enserré en de multiples entraves : d’abord, il courbe la tête, comme anéanti sous la honte de sa captivité, puis, se raidissant dans un dernier et impuissant effort, il pousse un hennissement terrible, suprême adieu aux vastes solitudes et à la liberté.

Ainsi Lamennais devenu prêtre, mais presque malgré lui, et calculant d’avance toutes les conséquences des engagemens qu’il venait de contracter, resta, pendant de longs jours, plongé dans une affreuse mélancolie ; il n’écrivait plus, parlait à peine, et fatigué du présent, épouvanté de l’avenir, il se consumait en de stériles regrets. Si aiguë était sa souffrance que sa santé s’altéra : son front se faisait plus pâle, ses joues plus creuses, et ses forces allaient s’épuisant si rapidement que l’on conçut pour sa vie même les plus vives inquiétudes. Vainement ses funestes conseillers essayèrent-ils de l’arracher à cet état de prostration. Leurs exhortations irritaient sa douleur au lieu de l’apaiser. Quelques reproches maladroits, certaines instances trop vives eurent pour résultat de faire éclater l’angoisse de son âme, et le 25 juin, trois mois à peine après l’ordination, il adressait à son frère cette lettre si fameuse : « Quoique M. Carron m’ait plusieurs fois recommandé de me taire sur mes sentimens, je crois pouvoir et devoir m’expliquer avec toi une fois pour toutes. Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. Qu’on raisonne là-dessus tant qu’on voudra, qu’on s’alambique l’esprit pour me prouver qu’il n’en est rien, ou qu’il ne tient qu’à moi qu’il en soit autrement, il n’est pas fort difficile de croire qu’on ne réussira pas sans peine à me persuader un fait personnel contre l’évidence de ce que je sens. Toutes les consolations que je puis recevoir se bornent donc au conseil banal de faire de nécessité vertu. Or, sans fatiguer inutilement l’esprit d’autrui, il me semble que chacun peut aisément trouver dans le sien des choses si neuves… La seule manière de me servir véritablement, c’est de ne s’occuper de moi en aucune façon. Je ne tracasse personne ; qu’on me laisse en repos : ce n’est pas trop exiger, je pense. Il suit de tout cela qu’il n’y a point de correspondance que ne me soit à charge. Écrire m’ennuie mortellement ; et de tout ce qu’on peut me marquer, rien ne m’intéresse. Le mieux est donc, de part et d’autre, de s’en tenir au strict nécessaire en fait de lettres. J’ai trente-quatre ans écoulés ; j’ai vu la vie sous tous ses aspects, et je ne saurais dorénavant être la dupe des illusions dont on essaierait de me bercer encore. Je n’entends faire de reproches à qui que ce soit ; il y a des destinées inévitables ; mais si j’avais été moins confiant ou moins faible, ma position serait bien différente. Enfin, elle est ce qu’elle est ; et tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne ; heureux, si je puis obtenir qu’on ne vienne point, sous mille prétextes fatigans, troubler mon sommeil[26]. »

Aujourd’hui encore on ne peut relire cette lettre sans un serrement de cœur, tant il s’y révèle d’amertume et de tristesse désespérée. Ce fut cependant la dernière plainte arrachée au malheureux Lamennais par le sentiment de sa fatale destinée. Fidèle à la promesse qu’il s’était faite à lui-même, il ne revint plus, du moins dans sa correspondance, sur ce lamentable sujet ; et se soumettant à un sort inexorable, il fut, pendant bien des années encore, un prêtre irréprochable, zélé à sa manière, et prompt à mettre au service de l’Église plus de chaleur et plus d’audace qu’elle-même ne l’aurait souhaité.


VI


Il ne paraît pas téméraire de conclure, au terme de cette étude, que la promotion de Lamennais au sacerdoce fut une faute lourde dont il serait difficile de l’innocenter lui-même complètement. Victime du zèle inconsidéré de ses amis, il le fut aussi de sa propre faiblesse et de l’extrême mobilité de sa nature.

Il y a certainement un peu de vérité dans le jugement sévère à l’excès qu’il portait de lui-même : « J’ai le grand malheur d’être dépourvu de raison et de caractère. Le jour pour le jour, et le laisser aller de l’enfance, avec sa mobile vivacité et son imagination dominante font de moi à trente ans un être bien inutile, bien méprisable et bien malheureux[27]. » N’ayant pas su en effet reconnaître sa voie, ni imprimer à sa vie une direction constante et ferme, il suivit trop aveuglément ceux que les circonstances lui donnèrent pour guides, et mit trop de complaisance à se laisser égarer. Ses répugnances pour l’état ecclésiastique s’étaient si souvent et si nettement affirmées que la plus vulgaire sagesse lui défendait de passer outre. Il avança néanmoins, parce qu’on sut lui persuader qu’à vaincre de pareilles répugnances, il y aurait plus de mérite et de vertu. Avec une âme moins noble et moins désintéressée il n’aurait pas cédé à une considération de cette nature.

Ceux qui la firent prévaloir dans sa conscience eurent eux-mêmes le tort de s’inspirer presque exclusivement d’un mysticisme trop subtil pour n’être pas dangereux. S’ils eussent étudié plus attentivement, et, je dirais volontiers, plus humainement, le caractère de Lamennais ; s’ils avaient fait état des écarts indisciplinés de son enfance, des inquiètes agitations de sa jeunesse ; s’ils avaient tenu compte enfin de certaines tendances très marquées de sa nature, ils auraient sans doute hésité davantage à le pousser vers l’état ecclésiastique.

Cet état exige en effet une docilité de l’esprit et une abnégation de la volonté qu’on ne pouvait guère attendre du solitaire de la Chesnaie. La passion d’indépendance qui, enfant, l’excitait à s’échapper de la maison paternelle, pour se lancer sur une barque dérobée à la merci des flots, et qui, en lassant la patience de ses premiers maîtres, fit avorter l’œuvre de son éducation ; cette même passion, non éteinte, à peine assoupie, le rendait peu propre à porter le joug de la discipline ecclésiastique. Il le sentait lui-même : de là les longues résistances qu’il fit avant de se laisser ordonner. On serait tenté de croire qu’un secret pressentiment l’avertissait qu’après avoir aimé passionnément l’Église et l’avoir servie avec un zèle de feu, il se verrait un jour renié et rejeté par elle, non pas tant pour avoir semé l’erreur dans ses écrits, que pour n’avoir pas su se résoudre à plier.

Simple laïque, et n’engageant que lui-même dans le développement de ses audacieuses théories, Lamennais eût servi l’Église plus utilement, parce qu’il l’eût servie sans la compromettre. Moins exposé à d’injustes défiances, peut-être à de sourdes jalousies, il eût mis dans la défense de ses idées moins de violence, et n’eût pas été frappé sans doute avec tant de rigueur. Ce n’est pas sans quelque raison, qu’en 1834, au lendemain de la publication des Paroles d’un Croyant, il écrivait de la Chesnaie à M. de Vitrolles : « Si j’étais laïque, je ne vois pas quels vents pourraient désormais ébranler ma hutte de feuillage. » Il est en effet certaines libertés interdites à un prêtre qui, de la part d’un laïque, sont tolérées. On ne devait pas permettre à l’abbé de Lamennais ce qu’on permit à Joseph de Maistre et à Chateaubriand.

Charles Boutard.


  1. Né à Saint-Malo en 1782, il reçut au baptême les noms de Félicité-Robert. Ses proches l’appelèrent familièrement Féli, et plus tard ses disciples Monsieur Féli.
  2. A. Laveille, Lamennais inconnu. Lettres à Benoit d’Azy.
  3. Portraits contemporains.
  4. M. Peigné, Lamennais. Sa vie intime à la Chesnaie.
  5. L’abbé Laveille, l’excellent auteur de la Vie de Jean-Marie de la Mennais, laisse entendre que celui-ci fut le confesseur de son frère.
  6. Le 11 mars 1809.
  7. A. Roussel, Lamennais, d’après des documens inédits.
  8. De Courcy, Lettres inédites de J.-M. et de F. de Lamennais, passim.
  9. A. Roussel, Lamennais, d’après des documens inédits.
  10. La Tradition de l’Église sur l’Institution des évêques, 3 vol. in-8o.
  11. A. Blaize, Œuvres inédites de Lamennais.
  12. A. Blaize.
  13. Épigraphe empruntée à Lamennais pour la Vie de Mlle Amélie de Vitrolles.
  14. A. Blaize, Lettre du 10 avril 1815.
  15. A. Blaize, Lettre du 5 août 1815.
  16. Lettre à l’abbé Bruté.
  17. A. Blaize, Lettre du 17 août 1815.
  18. A. Blaise, Lettre du 12 septembre 1815.
  19. A. Roussel, Lamennais, d’après des documens inédits.
  20. A. Roussel, ibid.
  21. A. Blaize, Lettre du 14 décembre 1815.
  22. Renan se montrait donc mal informé en insistant, comme il l’a fait, sur l’influence du Séminaire dans la formation intellectuelle de l’illustre écrivain.
  23. A. Blaize, Lettre du 24 décembre 1815.
  24. A. Roussel.
  25. De Courcy, Lettres inédites de J.-M. et de F. de Lamennais.
  26. A. Blaize.
  27. A. Blaize, Lamennais, Œuvres inédites.