Le Tsar et la Révolution/La vraie force du tsarisme

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IV


LA VRAIE FORCE DU TSARISME
PAR
Z. HIPPIUS


LA VRAIE FORCE DU TSARISME


I


On entend très souvent exprimer cette opinion que le tsarisme est chose sur laquelle il ne vaut déjà plus la peine que l’on raisonne. « Convenez-en, dit-on, car c’est trop clair : l’autocratie russe n’est qu’une forme vieillie de gouvernement, qui doit être remplacée par une autre. Et si ce changement s’effectue chez nous, en Russie, avec tant de peine et de lenteur, c’est seulement à cause que nous sommes, sinon des barbares, du moins un peuple peu cultivé ; la situation géographique de la Russie et ses autres particularités extérieures donnent sans doute aussi à notre révolution son caractère propre ; mais, dans ses grandes lignes, elle ressemble à toutes les révolutions ; l’histoire est là, qui nous enseigne que la vie et le développement de toutes les nations civilisées traversent nécessairement une période de révolution. »

Cette vue simpliste sur l’autocratie russe n’appartient pas seulement aux étrangers, mais bien encore à la majorité des Russes. Même — et c’est ce qu’il y a de plus important, de plus étonnant et peut-être de plus triste — elle n’appartient pas seulement aux spectateurs sympathisant à la révolution, mais aussi à beaucoup de ses acteurs. Ces derniers n’ont pas tous le même idéal : mais quel qu’il soit, — monarchie constitutionnelle ou république démocratique— il n’empêche nullement nos hommes d’avant-garde de tous les partis de se rencontrer dans la même conception dn tsarisme qu’ils considèrent comme une forme politique caduque, pourrie par le temps, comme un vêtement de barbare désormais insuffisant.

Qu’il me soit permis, toutefois, d’attirer l’attention sur ce fait que, jusqu’à ce jour, l’autocratie russe n’a changé aucun de ses traits essentiels et qu’aucun parti politique n’a rien vu de son idéal social entrer dans la réalité de la vie. Si nous arrêtons notre pensée sur les transformations extérieures qui peuvent amener à croire que le tsarisme est ruiné, nous verrons bien que ce n’est là qu’une illusion. Nos deux Doumas n’ont été que des fantômes de parlement. Or, tant qu’il existe, le tsarisme n’est pas un fantôme et il existe. Il lui a suffi de souffler sur les deux Doumas-fantômes, pour les faire disparaître, comme disparaît la poussière de la pourpre impériale. Toutes les réformes, toutes les concessions faites ne sont que des semblants de réformes et de concessions, parce que quand l’autocratie donne quelque chose, elle peut toujours et à tout moment le reprendre. Ces concessions ont pourtant leur importance, ou plutôt, elles peuvent avoir de l’importance pour les destinées futures de la Russie ; mais à condition que l'on se rende bien compte qu’elles ne sont que des apparences et non des réalités, qu’elles ne sont nullement le but, mais seulement un moyen pour aujourd’hui d’atteindre le but de demain.

Beaucoup voient bien que le tsarisme demeure entier et vivant. Mais bien peu comprennent que, quelle que soit la gravité des concessions faites par le tsarisme et même s’il nous semblait qu’il va définitivement disparaître demain, nous ne pourrions pas avoir la certitude qu’il ne se relèvera pas après-demain dans son ancienne force. Pour comprendre cet éternel danger, pour entreprendre la véritable lutte définitive et pour savoir se servir, en vue de la victoire, des apparences de libertés du moment présent, il faut comprendre, il faut savoir enfin avec une entière clarté ce qu'est le tsarisme.

Qu’est-ce donc que le tsarisme russe ?


II


Les peuples d’autres races, qui entourent d’un large anneau la Russie centrale, qui n’ont avec elle que des liens d’ordre politique et économique, mais qui sentent vivement le poids du tsarisme et sont même tout particulièrement révolutionnaires, ces peuples ne peuvent pas facilement comprendre, voir du dedans, ce qu’est le tsarisme. Mais ils peuvent et doivent le savoir ; car eux aussi, s’ils ne luttent pas contre la véritable essence du tsarisme, ne le vaincront pas : on ne peut, en effet, combattre et vaincre que l’ennemi dont on connaît toute la force et dont on voit le visage. Les habitants du centre de la Russie, les Russes — tant ceux de l' « intelligence » que ceux du peuple — sentent plus ou moins confusément, mais ne savent pas non plus ce qu’est le tsarisme. Par suite de cette ignorance, l’élan révolutionnaire, malgré sa sainteté, sa grandeur et sa vérité, ne peut conduire à une victoire décisive. Partout où il se manifeste, au centre ou sur les frontières, à Moscou ou dans. les provinces Baltiques, à Cronstadt ou à Odessa, il est écrasé par l’inébranlable force du tsarisme. Cet élan n’est au fond que le préliminaire du suprême combat.

Nos vieux révolutionnaires ont parfois senti plus profondément le sens et la force du tsarisme que les révolutionnaires de ces derniers temps. Mais, quand le sens mystérieux du tsarisme se révélait trop clairement à ces premiers révolutionnaires ils détournaient la tête avec horreur ; ils ne disposaient pas d’armes suffisantes pour la victoire, et ils ne voulaient pas mentir.

« Je suis parti, parce que je ne peux pas mentir et tromper le peuple », dit Debogorii-Mokriévitch [1]. Il est désespéré de ce qu’il faut contrefaire des documents « portant les aigles impériales », faire sa propagande « au nom du tsar », car, comme il le reconnaît, « on n’aboutit à rien avec le peuple, si on agit autrement ». Telle est la conclusion à laquelle ses amis et lui arrivèrent après la dure expérience de plusieurs années. Il n’est pas douteux que les temps sont changés : les propagandistes actuels ne vont plus dans le peuple « avec les aigles », le paysan d’aujourd’hui est « plus éclairé »... Mais qui dira avec quelque précision jusqu’à quel point et dans quelle mesure est « plus éclairé » notre énigmatique « moujik » et s’il ne s’agit ici que de clartés ?

Bakounine a été, touchant le tsarisme, d’une extrême perspicacité. Mais il était de ces hommes qui passent subitement de la perspicacité à l’aveuglement. Il lui arrivait d’être invraisemblablement aveugle, et par contre aussi invraisemblablement perspicace et profond. Seul, il rompt, avec une surprenante audace, ce lien que personne n’avait jamais osé rompre entre les trois monstres : tsarisme, orthodoxie, nationalisme. Bakounine a parlé du tsarisme comme d’une conception dépassant les limites de l’église orthodoxe et du nationalisme, il l’envisageait comme une conception religieuse, « chrétienne » non cristallisée dans des formes d’une religion positive.

« Le peuple, dit-il, voit dans le tsar la représentation symbolique de l’unité, de la grandeur et de la gloire de la terre russe. Mais ce n’est pas tout : les autres peuples chrétiens, quand ils éprouvent quelque peine, cherchent leur consolation dans les récompenses d’outre-tombe auprès du Tsar Céleste, dans l’autre monde. Le peuple russe est par excellence un peuple réaliste. Ses consolations doivent être de ce monde ; le dieu terrestre est le tsar, figure assez idéale d’ailleurs, bien que sous un corps et des formes humaines enveloppant la plus, méchante ironie ». « Le tsar est l’idéal du peuple russe ; c’est une espèce de Christ russe, un père, un nourricier, tout pénétré de l’amour de son peuple et préoccupé de son bien ».

Bakounine a très justement vu, dans l’attitude du peuple russe vis-à-vis du tsar, du fétichisme chrétien. Il a compris que, dans toutes les églises chrétiennes, le Christ demeure un Christ trop céleste ; l’église catholique a dans le pape une partielle incarnation du Christ sur la terre. Quant au peuple russe, « peuple réaliste par excellence », il a pris le tsar pour une incarnation de Dieu. Dans ses rapports avec l’autocratie et dans l’institution du tsarisme, la Russie dépasse de beaucoup les limites de l’orthodoxie, qui ne lui sert que comme compagnon de route ; sur ce point, elle est incontestablement religieuse et « chrétienne », mais nullement la Russie de l’église grecque. Le tsarisme est un produit d’une idée sainte et seule universelle jusqu’à ce jour, de l’idée du « royaume de Dieu sur la terre». Renan, ce grand et fin psychologue, remarque dans sa « Vie de Jésus » (ch. XVII : « De nos jours même, les rêves d’organisation idéale de la société, qui ont tant d’analogie, avec les aspirations des sectes primitives, ne sont en un sens que l’épanouissement de la même idée, une des branches de cet arbre immense où germe toute pensée d’avenir, et dont le « royaume de Dieu » sera éternellement la tige et la racine. Toutes les révolutions sociales de l’humanité seront greffées sur ce mot-là. » Nulle part cette idée n’a été conçue d’une manière plus réaliste qu’en Russie, avec l’espoir si naïf de l’incarner dans sa totalité brutale, Mais, faussement interprétée dès le début et dévoyée vers l’ancien paganisme, elle a produit en se développant ce monstre unique de l’autocratie russe, La Russie l’a fait surgir du fond obscur et brûlant de son sentiment religieux. Il importe peu de savoir si les paysans ou simplement les Russes actuels ont conscience d’une telle foi, et s’ils voient dans le tsar ce qu’ils y voyaient quand il fallait les aborder « avec les aigles impériales ». Une seule chose est hors de doute : c’est que le peuple a toujours la même religiosité qu’autrefois. Si l’on admet que la religiosité, au sens le plus large et le plus profond de ce mot, est la condition indispensable et constante de la vie de tous les peuples, de toute l’humanité, de tout être humain, nous devrons reconnaître qu’au fond de la religiosité du peuple russe vit encore l’obscure foi dans le tsarisme.

Aussi, tant que nous nous contenterons de faucher les herbes desséchées sans toucher à leurs racines, et quelle que soit la semence que nous répandrons, nous devons toujours nous attendre à voir pousser les racines intactes et revenir le passé.

C’est donc comme le « Royaume de Dieu » sur la terre que fut établi le tsarisme. C’est cela qu’il s’est senti être et qu’il a fait sien. Il n’a pas commencé par être une puissance terrestre et fini par devenir divin, mais, au contraire, il a commencé par être divin et fini par devenir terrestre. Par là déjà le tsarisme russe se distingue du césarisme :1e césar reçoit la couronne divine en devenant empereur. Longtemps les tsars russes furent sacrés sans être empereurs.

Le tsarisme est la fusion de deux principes — empire et sacerdoce — en une seule personne ; incarnation d’un pouvoir illimité parce qu’à la fois divin et humain. D’un côté l’autocrate est suprême-pontife en sa qualité de chef de « l’unique église vraie » ; d’un autre côté il est le maître temporel du monde en sa qualité d’empereur.

Pierre le Grand a seul réalisé avec quelque plénitude cette idée néfaste du tsarisme, car le premier, il s’est proclamé à la fois empereur et suprême pontife en détruisant le patriarchat. Jusqu’à Pierre, les tsars moscovites étaient loin d’être des représentants du tsarisme au vrai sens du mot. Ils ne furent qu’un acheminement vers celui qui devait être leur pleine réalisation historique, vers Pierre. Ils furent trop timides, trop enfermés dans les limites de leur nation, trop étroitement religieux au sens orthodoxe et clérical de ce mot. Fut-il un empereur, le jeune et pieux fils du patriarche Philarète, Michel Fédorovitch ? Il fut bien plutôt un prêtre et il régna moins que ne régna le véritable prêtre, son père Philarète. En ces temps, la fleur terrible du tsarisme éclosait à peine. Et il faut reconnaître que les conditions de la Russie, les particularités du peuple russe et de l’église orthodoxe favorisèrent grandement son épanouissement.

Au sens que nous lui donnons, c’est-à-dire considéré comme un effort vers la réalisation du « Royaume de Dieu sur la terre » par l’incarnation de Dieu en une personne humaine, en le tsar de la terre et du ciel, par la substitution d’un homme à Dieu, le tsarisme est une idée au plus haut degré universelle, parce que sa nature est d’embrasser tout. Elle est la plus grandiose et, par suite, la plus effrayante manifestation du Mensonge Universel. Elle contredit la vérité, non pas seulement dans une de ses parties, mais bien sur toute son étendue.

Déjà l’idée purement impérialiste, césarienne, napoléonienne, quand elle atteint son complet développement, a pour point de mire le monde. Napoléon n’aurait pas été Napoléon, si ses rêves n’étaient allés jusqu’à l’Empire du monde. Le César atteignant par l’impérialisme le sacerdoce, comme un couronnement nécessaire de sa puissance, ne serait pas logique s’il ne rêvait au royaume de l’univers. Inversement le Pape, avant tout prêtre, tend vers le pouvoir temporel et virtuellement il est maître du monde.

Bien plus fort et plus universel encore est, dans son principe, le tsarisme, puissance absolue d’un seul, puissance également céleste et terrestre, puissance sur l’esprit et sur le corps, sur l’homme entier. Cette universelle puissance accordée à un homme entre tous et qui n’est effectivement reconnue que sur son peuple à lui, semble bien, dans son principe, valoir pour la domination de toute l’humanité. Cet homme unique, placé au-dessus de tous les autres, n’est plus un homme, mais un Homme-Dieu.

La définition que je donne de l’idée du tsarisme peut sembler exagérée, si on la compare aux faits et aux formes qu’il a pris dans l’histoire jusqu’à ce jour. Mais l’histoire n’est pas achevée et le débat sur la question de savoir si les idées sont subordonnées à l’histoire ou l’histoire aux idées, n’est pas achevé non plus. Sans doute il s’en faut de beaucoup que Pierre Ier lui-même ait été vraiment une incarnation de l’idée du tsarisme ; mais cela ne démontre nullement que l’humanité soit à l’abri d’incarnations ultérieures de cette effrayante idée, En même temps qu’il affirme son existence, l’homme, de par les lois éternelles de sa nature, aspire vers le bonheur, et non pas seulement vers le bonheur, mais vers le bonheur et la vérité ensemble, vers le paradis réalisé sur la terre, vers l’union du céleste et du terrestre, vers la concordance des besoins de l’âme avec ceux du corps, — vers l’institution du « Royaume de Dieu sur la terre ». De quelques termes que nous nous servions pour définir cette tendance, son essence demeurera la même socialisme, exclusivement considéré comme idée, ne peut par lui-même donner satisfaction à cet aspiration vers le « Royaume de Dieu sur la terre ». Il n’offre que le paradis terrestre. L’homme sait trop bien qu’il ne vit vraiment que quand il sent la terre ferme sous lui et qu’il a le ciel au-dessus ; quand, au contraire, la terre l’enveloppe de tous côtés, c’est qu’il est enseveli, mort. Ceux qui acceptent l’idée socialiste comme un dogme suprême embrassant tout, ayant réponse à tout et conclusion sur tout, sont forcés de mutiler la nature humaine, d’amoindrir l’homme ; les socialistes vraiment conscients n’acceptent pas de cette façon l’idée socialiste ; ils la considèrent comme importante et même primordiale, mais la mettent pourtant à sa place ; aux questions dernières, ils répondent simplement : « nous ne savons pas » et s’interdisent délibérément de discuter sur le côté « céleste » de la vérité humaine.

L’important ici est l’impossibilité d’opposer à l’idée du tsarisme l’idée socialiste, bien que celle-ci soit sainte, vraie et juste et que celle-là soit digne d’être maudite. L’idée socialiste n’est qu’une moitié de vérité, celle du tsarisme est bien un mensonge, mais un mensonge complet. C’est ce dernier caractère qui fait la séduction de cette idée et la rend dangereuse : la force du tsarisme est faite de la perfection de son mensonge. A l’asservissement de tous on ne peut qu’opposer la liberté absolue extérieure et intérieure de tout le monde et de chacun. Si donc la force du tsarisme est dans son idée, il faut lutter contre lui avec une idée aussi puissante et aussi large. Car, même après la réalisation du socialisme, l’humanité pourra toujours revenir au mensonge dans sa plénitude, dans sa perfection qui séduit. En donnant aux hommes un paradis où ils auront la terre sous leurs pieds et au-dessus de leurs têtes, le socialisme n’éteindra pas leur aspiration vers un paradis sous le ciel, vers le « Royaume de Dieu sur la terre ». Il est même plus probable que ce désir viendra toujours empêcher la réalisation du paradis terrestre, de sorte que jamais il ne sera réalisé totalement. La vérité ne peut s’incarner à moitié, être conquise par morceaux ; elle est comme un rayon de lumière, qui, faible ou fort, brille tout entier d’un coup.


III


Il est remarquable que nulle part ailleurs qu’en Russie, où le tsarisme a trouvé son meilleur terrain pour germer et grandir, la légende de l’Antéchrist n’a été et n’est encore aussi vivante. Elle s’est perpétuée à travers les siècles et a toujours été la chose dont le peuple russe s’est d’abord saisi. C’est comme une foi concrète et vivante, comme le sentiment ou plutôt le pressentiment vrai et angoissant de quelque événement pour la désignation duquel le peuple n’avait pas d’autre mot, de mot plus familier que celui d’« Antéchrist». Tout ce qui semblait contenir l’horreur suprême du plus parfait mensonge, éveillait de suite ce mystérieux sentiment et faisait murmurer le nom mystérieux d’Antéchrist. On chercherait en vain ici l’influence de l’église orthodoxe. Dans les traditions de l’église d’Orient, l’Antéchrist ne joue pas un plus grand rôle que dans celles de l’église d’Occident. Je m’empresse de dire que, sans nier nullement l’influence favorable de l’église grecque sur le développement de l’idée du tsarisme, ni diminuer l’importance du rôle de l’église en Russie, je ne considère pourtant pas le peuple russe et la foi orthodoxe comme si étroitement unis l’un à l’autre qu’il soit impossible de les séparer. Je me rangerais, au contraire, plutôt à l’opinion que, si l’influence de l’orthodoxie sur la religiosité du peuple russe a été profonde, elle n’a été que partielle ; elle a consisté en une accommodation, d’ailleurs très limitée, de l’esprit byzantin aux conditions de la vie russe et à l’âme russe. Le christianisme est entré en elles sans retour et peut-être les a plus profondément et plus vivement pénétrées qu’il n’a fait pour l’âme et la culture occidentales ; mais l’orthodoxie byzantine s’est arrêtée quelque part à la surface de la vie religieuse du peuple russe et son empreinte n’a pas été profonde. C’est encore une question débattue que celle de savoir si le peuple russe est, ou non, religieux ; mais il est hors de doute et bien clair qu’il est faiblement orthodoxe, malgré le grand nombre de ses saints orthodoxes, très caractéristiques pour l’église, mais non pour la masse du peuple. S’ils étaient d’ailleurs typiques, ce serait seulement dans leurs rapports avec le tsarisme. Il est à remarquer aussi que, dans ces derniers temps, on a rencontré, au sein même de l’église, des prêtres ne pouvant bien préciser ce qu’est l’église orthodoxe russe et proposant, appeler simplement chrétienne l’église orthodoxe. Tout ceci d’ailleurs est une parenthèse ; je voulais simplement dire que j’incline à partager l’opinion, d’apparence paradoxale, que le peuple russe n’a pas encore eu son église, que l’église orthodoxe lui est en bien des points étrangère et qu’elle n’a pas pour lui une importance décisive, surtout dans ces derniers temps. Je considère que cette opinion n’est en rien paradoxale, mais il serait trop long d’en faire la preuve historique.

La légende de l’Antéchrist, qui est sans conteste inséparable du christianisme, a toujours été aussi vivante en Russie, non pas parce que la Russie a grandi sous l’égide de l’église, mais sous celle du tsarisme. C’est que la légende de l’Antéchrist est l’idée même du tsarisme, telle qu’on peut la concevoir dans les rêves les plus éloignés de toute réalité historique. Développé jusqu’à ses extrêmes limites, le tsarisme est le « règne de l’Antéchrist », la pleine réalisation de ce mensonge suprême ; c’est un idéal que Pierre le Grand a été loin de réaliser, et ce n’est pourtant pas sans raison que le peuple voyait en Pierre l’Antéchrist. Il ne manque pas d’explications rationalistes à tout cela : la croyance à l’Antéchrist, dit-on, est une superstition, un effet du manque de culture et de lumières ; Pierre le Grand a reçu ce nom des raskolniks (les vieux croyants), et des orthodoxes les plus audacieux parce qu’il avait foulé l’église aux pieds, etc. Cela est, en effet, exact, mais il y a aussi de suggestives coïncidences. C’est le premier autocrate, c’est le premier Tsar, c’est-à-dire le premier empereur-pontife, que les couches profondes du peuple ont, dans d’inconscients soupirs d’horreur, appelé « Antéchrist », comme si ce en quoi le peuple croyait comme en la vérité suprême, s’était révélé à lui comme un mensonge suprême.

Elles sont parfois grossières, confuses, sauvages, ces légendes russes de l’Antéchrist. Mais en toutes on retrouve la même terreur du faux Maître, de l’Homme-Dieu, de l’homme qui prend la place dé Dieu et impose sa seule volonté sur la terre comme au ciel. Nous avons tout un « écrit » sur l’Antéchrist dont l’auteur, Vladimir Soloviev, est un penseur profondément russe, un homme religieux, un chrétien, mais d’une orthodoxie trèa douteuse. Malgré le cadre fantastique de son récit et les digressions qu’il fait sur sa route, l’auteur a traité son sujet avec un très grand sérieux et, semble-t-il, avec des divinations vraiment prophétiques. Il n’a pas nettement et franchement établi l’identité de l’idée du tsarisme et de celle du « Règne de l’Antéchrist », mais sur bien des points, il n’a pas eu le temps de dire toute sa pensée. Il a en tout cas montré avec une sûreté parfaite l’universalité de l’Antéchrist comme terme dernier du développement de l’idée du Tsar.

Que le socialisme est enfin de compte désarmé contre l’idée d’une personnalité, maîtresse du monde, les socialistes nous le prouvent clairement en parlant de plus en plus souvent du « Surhomme. » Nous le répétons donc : quelque nom que nous donnions à ce sommet de la pyramide du monde, à cet homme supérieur, que nous l’appelions Tsar, Antéchrist ou Surhomme, rien n’est changé au fond de l’affaire. Il importe même peu de savoir si cet être sera ou non réalisé, si l’histoire le connaîtra dans sa dernière incarnation ou s’il n’en sera rien. L’important est qu’il peut être, que son idée est vivante, qu’il en existe des incarnations imparfaites et que toutes les idées partielles, même vraies, sont restées jusqu’ici stériles en face de ce mensonge entier et puissant.


IV


L’histoire du mouvement révolutionnaire russe nous donne de nombreux enseignements. Elle nous apprend d’abord qu’elle est l’histoire d’un mouvement révolutionnaire vraiment russe. La jeunesse intellectuelle russe, qui est à l’origine du mouvement, est, au plus haut degré, nationale. Cela ne vient pas de ce qu’elle se proclame ou se soit jamais proclamée nationaliste, car elle a, au contraire, toujours méprisé le « nationalisme », déshonoré par le contact de l’autocratie et de l’orthodoxie ; cela vient de [ce que, dans ses éléments les meilleurs, les plus ardents et les plus révolutionnaires, elle a été elle-même nationale, pleine de fougue et d’abnégation, de sens pratique et aussi d’idéalisme ; elle avait donc beaucoup de traits caractéristiques du peuple russe. Ce n’est pas surprenant puisque les premiers artisans de la révolution ont été presque tous des enfants du peuple. On ne peut guère considérer notre « intelligence » comme une « classe ». Rien de pareil n’existe ailleurs qu’en Russie. Les erreurs de nos révolutionnaires, les insuffisances de notre « intelligence » sont aussi en partie des traits nationaux, des qualités négatives de notre peuple. Ce sont l’absence de mesure, la facilité à passer d’une disposition d’esprit à une autre, la tendance à l’exagération et au fanatisme et une certaine incapacité à se reconnaître au milieu des faits. Bien que russe, ce dernier trait n’est pas fondamental ; il n’est que passager et vient de la jeunesse de ce peuple. La jeunesse révolutionnaire n’a pas perdu la force de l’enthousiasme religieux en devenant l’ « intelligence », en haïssant d’instinct le tsarisme, en maudissant le cléricalisme et en endossant les vêtements bariolés des idées européennes. D’ailleurs, touchant ces idées, nos premiers révolutionnaires ont vite connu la déception. Ils n’avaient ni le temps, ni les moyens de les élaborer à nouveau par un effort de sérieuse réflexion ; ils ne pouvaient pas davantage les appliquer telles quelles : elles n’étaient bonnes ni pour ceux qui en auraient fait l’application, ni pour ceux auxquels on aurait voulu les appliquer.

Quand on suit l’histoire du mouvement révolutionnaire, on voit se préciser peu à peu et grandir incessamment l’opposition tenace de deux courants différents. Déjà peu après 1860,1a révolution russe attaque son adversaire, le tsarisme, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, parfois même divise ses forces. Cette division, dont on voit les premières manifestations dans les dissentiments entre Lavroff et Bakounine, va en s’accentuant et se précisant de plus en plus. Ces deux courants, obéissant aux conditions de l’action, tantôt se rapprochaient et se mêlaient pour un moment, tantôt se séparaient de nouveau. On a considéré la situation de la Russie sous un double aspect : ou bien sous l’aspect de sa détestable situation économique ou bien de sa non moins détestable situation politique. Que doit-on mettre au premier plan dans la lutte ? Faut-il faire de la propagande sociale, dont les résultats seront une révolution politique ? Ou bien est-ce une révolution politique qui transformera les conditions économiques ? La nécessité pratique d’une préparation sociale du peuple a poussé la plupart des révolutionnaires à s’occuper surtout de propagande sociale. Aux partisans de la lutte immédiate contre le gouvernement, certains ont fait le reproche d’être des jacobins et de vouloir remplacer de force une puissance par une autre.

Mais, bientôt, beaucoup de ces « socialistes s’étant heurtés aux extraordinaires difficultés de la propagande sociale en Russie, se sont jetés de nouveau dans la lutte politique et même dans la terreur. Certains d’entre eux ont expliqué ce changement d’attitude par un sentiment de vengeance ; la vérité, c’est que la majorité ne savait décidément pas par où commencer, de quel côté se jeter, et se lançait tour à tour dans l’agitation sociale et dans l’action politique.

Quelle que soit leur pratique, tous les révolutionnaires ont considéré et considèrent encore à peu près de la même manière le phénomène du tsarisme : ils y voient une forme de gouvernement purement politique, un absolutisme à la manière européenne. Dans leur lutte contre l’autocratie, ils ont combattu l’idée de gouvernement impérial, qui est, en effet, contenue dans celle du tsarisme, mais qui est loin de l’épuiser. Quant à ceux qui se sont efforcés, par le moyen de la propagande des vérités sociales, de faire comprendre au peuple que sa situation économique est sans issue, ils ne se sont pas non plus clairement rendu compte du lien qui unit la conscience populaire et l’idée du tsarisme, et de la dépendance fatale où se trouvent, par rapport à ce lien, les conditions de la vie du peuple dans son ensemble.

Le cercle vicieux dans lequel notre révolution s’est démenée pendant de longues années n’est pas entièrement brisé, même de nos jours. Grâce aux concessions gouvernementales conquises avec le sang de ses héros, le mouvement révolutionnaire est sorti de l’ombre, s’est compliqué, s’est morcelé, s’est coloré d’innombrables teintes et s’est répandu sur toute 1^ Russie. Il est maintenant plus difficile que jamais de voir clair dans ce mouvement et d’en donner un schème relativement simple. D’accord dans leurs négations, les partis sont divisés sur l’idéal positif ; d’accord sur les programmes, ils sont souvent divisés sur les questions de tactique. Nous nous refusons donc à donner un tableau détaillé de toute cette complication : ce travail excéderait nos forces. Une observation attentive nous permet pourtant de relever les deux traits suivants : c’est d’abord ce qui fait l’unité de tout notre mouvement révolutionnaire, une attitude négatrice par rapport au tsarisme avec la conscience qu’il n’est pas vaincu ; c’est ensuite le fait que la lutte continue de se faire sur deux grands groupes de revendications : revendications politiques contre le gouvernement absolutiste, et revendications sociales contre les conditions économiques. Ces deux courants s’entremêlent de plus en plus et l’espoir de les voir bientôt définitivement confondus devient de plus en plus fondé. Mais il est nécessaire pour cela que, du sein même du mouvement révolutionnaire et de ses ouvriers, à quelque parti qu’ils se rattachent, surgisse le sentiment net du caractère intégral du tsarisme ; il faut comprendre que le tsarisme se maintient grâce à ce caractère ; il faut, en un mot, comprendre ce qu’est le « tsarisme » russe.

Si, en effet, il convient d’obtenir la liberté et la dignité humaine non pas seulement pour les populations de nos frontières, mais aussi pour le peuple de la Russie centrale, de quelle manière faut-il procéder ?

Faut-il soulever ce peuple par une propagande sociale afin qu’en transformant révolutionnairement les conditions économiques de sa vie, il jette bas l’absolutisme ? Ou bien faut-il l’amener à jeter bas d’abord l’absolutisme, afin de rendre possible cette transformation des conditions économiques ?

Pour cela comme pour ceci, il est bien clair que le peuple a également besoin d’acquérir une mentalité nouvelle. Car nous n’entendons parler que de la vraie révolution, c’est-à-dire de la révolution « par en bas ». Tous nos révolutionnaires ont toujours été d’accord que seule la révolution « par en bas » peut mériter le nom de révolution définitive.

La grande masse du peuple ne voit pas encore le caractère illusoire des réformes accordées ou promises ; et c’est le signe que la révolution « par en bas » n’existe pas encore. Peut-être viendra-t-elle demain, mais peut-être aussi ne viendra-t-elle pas. En tout cas, nous ne l’avons pas encore aujourd’hui. Tout ce qui a été donné « par en haut » a bien été donné en réponse à des demandes, à des menaces et à des exigences ; mais cela a pourtant été donné, octroyé ; cela n’a pas été pris avec la conscience d’un droit. Le peuple a accepté ces dons. Or, quand un peuple demande à son gouvernement de lui donner quelque chose et accepte ses dons, c’est qu’il croit encore en lui. Tant que la Russie pense que le tsarisme peut lui faire don de telle ou telle liberté, elle croit au tsarisme. Tant que les paysans rêvent que le tsar peut leur donner de la terre, ils croiront au tsar. Ils croient précisément au tsar autocrate, en sa puissance divine sur terre, sur la terre.

Quant au tsarisme lui-même, il croit encore posséder une telle puissance, bien que son représentant actuel, Nicolas II, semble bien ne pas s’en rendre exactement compte.

Tôt ou tard, les faits mêmes de l’histoire, la réalité même nous amèneront à penser que le tsarisme est plus qu’un absolutisme politique, qu’une forme de gouvernement impérial, agissant par le dehors sur la vie économique de la nation et empêchant le développement de la conscience sociale du peuple.

Le tsarisme enveloppe politique et économie, mais est plus large qu’elles. Le peuple l’a créé de toute son âme et de toute sa chair ; il s’y est mis tout entier ; il y a exprimé toute sa foi, son besoin profond d’un bonheur céleste sur terre. Puisqu’il n’avait pas pu créer la vérité universelle, le peuple créa, en un immense élan intérieur, un mensonge aussi entier et aussi universel.

Dostoïevsky, Vladimir Soloviev, les slavophiles et les révolutionnaires, malgré leurs étonnantes divergences, se sont tous rencontrés dans le même sentiment que leur peuple produira quelque chose d’important, d’unique, et que personne encore n’a révélé. Il est fort possible que ce « peuple théophore », comme l’appelle Dostoïevsky soit en réalité porteur non d’un Dieu, mais d’un Démon. Israël, s’étant éloigné de son Dieu, tomba dans l’idolâtrie peu dangereuse des « veaux d’or ». Ces petits dieux ne lui causèrent que de passagers désagréments. Le peuple russe s’est ingénié à se créer un Dieu incarné, une idole vivante, constamment présente, non faite de la main des hommes, un Dieu à face humaine, un Messie : c’est le tsar autocrate, auquel les prélats de l’église orthodoxe peuvent écrire comme à Pierre le Grand : « Tu es notre Christ incarné »...

Tant que vivra dans le peuple cette idée de l’autocrate, il ne pourra vraiment se développer et transformer radicalement la conscience qu’il a de lui-même. Quant à la preuve que cette idée est vivante, elle nous est donnée par le fait même de l’existence du tsarisme. Les plus simples, les plus lumineuses idées socialistes ne pourront entrer dans l’âme et la chair du peuple, tant que cette âme ne sera pas délivrée du mensonge qui la remplit. Mais si le peuple comprenait toute la profondeur du mensonge antichrétien du tsarisme, il s’en débarrasserait tout de suite. Un peuple assez fort pour créer un tel mensonge est assez fort pour le détruire.

Le révolutionnaire bien connu, Jacques Stéphanovitch, put, en se servant de faux documents impériaux, soulever des milliers d’hommes et, par une tromperie, obtenir des paysans un serment.

Quand l’affaire fut dévoilée, les paysans entrèrent en une fureur sans pareille et ne pardonnèrent jamais à celui qui les avait trompés de les avoir amenés à commettre un mensonge sacrilège. Le peuple russe sent et hait à un degré surprenant toute raillerie des choses saintes. Si, demain, quelqu’un qui comprendrait bien ce qu’est le tsarisme, pouvait, savait et osait révéler au peuple qu’il n’est pas seulement un mensonge politique ou économique, mais qu’il est aussi un mensonge sacrilège, peut-être bien qu’après-demain il ne resterait plus trace du tsarisme. Mais les révolutionnaires n’ont encore jamais eu assez de force de conscience religieuse pour dire à ceux à qui ils faisaient le sacrifice de leur vie : « Votre foi est vaine ! Voyez, ce n’est pas un Dieu que vous adorez, c’est un homme comme vous, plus faible que vous. De la foi au Dieu-fait-homme, vous avez fait la foi en l’Homme-Dieu. Vous ave» renié le Christ depuis longtemps ; bien plus : vous avez accueilli l’Antéchrist. Votre vie n’est pas seulement sombre, sale et misérable ; elle est encore sacrilège. Et c’est peut-être parce qu’elle est sacrilège, qu’elle est si sombre et si misérable. »

Mais, diront certains, c’est là une grossière propagande de superstition. Parler au moujik de l’Antéchrist, créer et répandre des légendes, c’est encore pire que l’entraîner à l’aide de faux documents « avec des aigles ». Or, à tous ceux qui refusent de considérer le côté idéal de la question, qui sont loin de sa psychologie réelle et de l’élan de l’âme populaire, je ne propose pas une telle propagande. Elle s’achèverait dans le même insuccès que celle de Stéphanovitch. Il me semble seulement, quand je suis par la pensée l’histoire de notre mouvement révolutionnaire, que, seule, pourrait amener la révolution « par en bas » une propagande d’idées, qui renverserait radicalement L'erreur autocratique et changerait ainsi jusque dans ses profondeurs la psychologie populaire. Cette révolution ne préparerait pas la voie aux idées socialistes, considérées comme la vérité sur la terre et l’organisation sur terre, elle affranchirait seulement ces idées dans l’âme de tout le peuple, car elles y sont déjà vivantes.

Une propagande grossière ! Mais les chefs de beaucoup de partis font une propagande bien plus grossière et même intentionnellement grossière, puisqu’ils ne disent la plupart du temps que les seules choses qu’ils considèrent comme accessibles « aux masses ». Beaucoup d’entre eux ne vont, en effet, dans leurs conceptions, guère plus loin qu’un matérialisme plat et naïf ; quant à ceux qui vont plus loin et qui couvent le rêve du Surhomme, je ne pense pas qu’ils en parlent dans leur propagande sociale et révolutionnaire. « Nous ne parlons, disent-ils, que de ce qui est accessible « aux masses », et non de ce qui nous est accessible à nous. » Malgré la bonne intention, il y a là un danger : celui d’ un profond abîme entre les conducteurs et ceux qui les suivent, surtout si les premiers, comme nous l’observons souvent, restent trop loin de la psychologie des seconds et décident arbitrairement de ce que ces derniers peuvent concevoir et de ce qu’ils ne peuvent pas concevoir. Ainsi s’établissent des rapports, peu rassurants et nuisibles, entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas ». Nous avons tous le sentiment de l’importance de la propagande révolutionnaire en Russie. Et c’est précisément parce que la propagande est chose sainte, nécessaire et juste — qu’il est particulièrement pénible de voir qu’elle est parfois stérile.

Sommes-nous bien sûrs que la révolution « par en bas » est proche, que, grâce à la propagande sociale de ces derniers temps, les paysans ne croient déjà plus que le tsar peut leur donner de la terre ou que leur foi est moins profonde qu’au temps de Stéphanovitch ? De soulèvement populaire contre le tsar (en prenant le mot populaire en un sens très large), il n’y en a pas encore eu un seul. Quant aux émeutes contre les représentants de l’autorité et les propriétaires, il y en a eu de tout temps ; et non seulement elles ne signifient pas la négation de l’autocratie, c’est-à-dire, du tsar, mais, au contraire, signifient leur affirmation.

« Notre peuple, dit Bakounine, hait profondément et passionnément le gouvernement ; il hait tous ses représentants, sous quelque forme qu’ils s’offrent à lui ». — « Fait remarquable ! le peuple russe n’a pas perdu sa foi au tsar. De ces malheurs, il en accuse n’importe qui, les propriétaires, les fonctionnaires, les prêtres, mais jamais le tsar. » Bakounine dit avec insistance qu’il faut compter avec ce « fait indiscutable et extrêmement significatif ». Le peuple est entièrement convaincu que « le tsar lui aurait donné depuis longtemps tout ce dont il a besoin, la terre et la liberté » et que cet âge d’or viendra bientôt. Avec une finesse et une précision rares, Bakounine ajoute : « L’attachement du peuple au tsar n’est pas celui de sujets ou de serfs, c’est un attachement religieux. La religion du peuple n’est pas céleste, mais terrestre : elle est le besoin, l’exigence de satisfactions sur terre. »

Je le répète, les idées sociales élevées sur une base purement matérialiste, ne peuvent pas chasser et remplacer l’idée si profondément enracinée du tsarisme, parce que celle-ci n’est pas seulement terrestre, mais aussi céleste, qu’elle est une idée religieuse, en prenant ce mot au sens où il désigne l’union du terrestre et du « céleste », de la vie intérieure et de la vie extérieure. L’idée du tsarisme, quoique tout à fait fausse, est néanmoins s upérieure à une conception purement matérialiste. Le socialisme est juste et vrai, tant qu’il a trait à l’organisation de la terre. Mais si, pour cette très juste organisation de la terre, le peuple russe doit renoncer à jamais à organiser sa vie sous le ciel, il sera toujours prêt, tant qu’il restera ce qu’il est, à préférer son rêve, même obscur et mensonger, du Royaume de Dieu sur la terre.

On ne peut lui enlever ce rêve qu’en détruisant le peuple même. Ce rêve peut perdre de sa vivacité et de sa précision, sans pourtant disparaître ; car il est le rêve de toute l’humanité depuis l’occident jusqu’à l’orient, jusqu’au « Céleste Empire » chinois. En lui-même, non seulement il n’est pas un mensonge, mais peut-être est-il l’unique vérité intégrale qui nous soit révélée. En le détruisant, nous détruirions probablement le mouvement du monde, l’histoire, la vie.

C’est avec une manifestation mensongère et effrayante de cette sainte tendance, avec le tsarisme russe que lutte maintenant d’instinct la force réveillée d’une vie naissante : la révolution russe. Mais les lutteurs pour la vie se dressent encore d’instinct et sans une entière conscience. La nouvelle vérité lutte contre l’ancien mensonge ; mais la vérité nouvelle ne sait pas encore son propre nom, tandis que l’ancien mensonge sait comment il s’appelle. C’est seulement quand la vérité opposera au mensonge un autre nom, le vrai nom, qu’elle pourra le terrasser.

Pour vaincre le tsarisme la révolution russe, la Russie nouvelle, doit lui opposer une idée non moins profonde, non moins universelle que l’idée de son ennemi.

La révolution russe doit prendre une nouvelle voie, consciente et ayant valeur universelle. Et nous croyons fermement qu’elle le fera, parce que nous avons tous foi en la Russie et en la sainte vérité de notre révolution.

  1. Révolutionnaire des années 1870-1880.