La besace d’amour/La fureur du Baron de Loisel

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Éditions Édouard Garand (p. 65-70).

X

LA FUREUR DU BARON DE LOISEL


Comme l’entretien qui allait avoir lieu entre Bigot et Rigaud de Vaudreuil n’a rien à voir avec les événements qui ont trait à ce récit, nous quitterons le Palais de l’Intendance et nous reviendrons sur nos pas pour retrouver le baron de Loisel.

Le baron, après avoir déposé Héloïse de Maubertin chez la mère Rodioux, s’était rembarqué dans sa calèche pour la ramener chez un loueur de la Basse-Ville. Il était énormément joyeux, jamais son cœur de bandit n’avait éprouvé pareille joie, pareil triomphe !

— Enfin, se disait-il chemin faisant, je tiens ma vengeance, pour de bon cette fois ! Il ne manque plus que ce maudit Maubertin… Mais je l’aurai… je l’aurai pas plus tard que demain ! Et après… oui, après que je me serai débarrassé de lui et de sa fille, oui, après que je les aurai bien torturés tous les deux, à ma plus grande satisfaction, après, j’irai à Versailles, et du diable si je ne me refais pas à neuf ! Car ce baron de Loisel emprunté va finir par me jouer des tours. Je veux un titre, quelque chose d’un comte, par exemple, mais un titre que je saurai bien arracher au roi par l’intermédiaire de quelques courtisans que je connais bien ! Quant à la fortune, mon banquier à Paris m’écrit que mes placements ont prodigieusement fructifié, que mon capital atteint sept cent mille livres. Ce n’est pas le monde, je sais bien, mais enfin… Je prendrai donc deux cent mille pour acquérir mon titre de noblesse, trois cent s’il le faut. Le reste, je le verserai dans quelque entreprise qui m’apportera les millions que je souhaite posséder depuis si longtemps. Oh ! ricana-t-il, je ne suis pas encore sur le pavé ! Seulement, tant que Maubertin et sa fille vivront, je n’aurai jamais de chance à Versailles… ce sont deux ombres qui ternissent singulièrement mes horizons !

Puis, le baron se mit à réfléchir, comme si une idée nouvelle s’était fait jour dans son cerveau haineux.

— Diable ! suis-je bête, murmura-t-il au bout d’un moment, pourquoi irais-je me défaire de la fille du comte ? Car elle est jolie, un peu naïve, sotte peut-être, mais on peut la refaire, et je suis assuré qu’elle me serait une agréable maîtresse !

Il se mit à ricaner sourdement.

— Quelle excellente vengeance ! ajouta-t-il. Ah ! par Notre-Dame ! je commence à penser que je n’ai pas dit mon dernier mot !

Content de la combinaison machiavélique que venait d’imaginer son esprit infernal, le baron fouetta vigoureusement son cheval. La calèche grinça sur le pavé rugueux, cahota et s’arrêta quelques minutes après devant l’écurie du loueur.

Le baron paya grassement et s’en alla.

Après quelques minutes de marche, il s’arrêta sous la lumière pâle d’une lanterne accrochée au-dessus d’une porte sur laquelle on avait tracé en caractères gothiques :


Ici l’on mange et l’on couche !


Le baron sourit.

— Bon ! murmura-t-il, j’ai précisément faim et soif. Je n’ai pas le temps d’aller m’attabler dans une auberge élégante de la Haute-Ville, et pour une fois je peux bien me contenter d’une collation à bon marché.

Il entra.

Le baron s’attarda longtemps devant le poulet froid qu’on lui servit et la chopine d’un vin aigrelet. Le menu ne convenait pas, certes, à un seigneur comme monsieur le baron de Loisel ; c’était tout au plus le repas à bon marché que se paye l’artisan pauvre. Mais M. de Lardinet était trop préoccupé de ses affaires personnelles et de celles d’autres personnages pour prêter quelque attention à la chair coriace du poulet et à l’aigreur du vin. Il avait faim et soif, il but et mangea, mais sans arrêter, bien entendu, le cours de sa pensée.

— Que vais-je faire de ma fille ? ruminait-il. Décidément, c’est une sotte qui a perdu tout naturel pour son père. Et puis, que complote-t-elle avec ce Jean Vaucourt que j’ai si maladroitement manqué ce soir ? Qu’allait faire Marguerite chez Cadet ? Je le devine un peu par les quelques mots échappés à la fille du comte. Qu’importe ! une chose sûre, je tiens cet oiseau au plumage doré. N’ai-je pas eu bon nez de m’être dissimulé dans le parterre de Marguerite ? J’aurais manqué cette excellente capture. Et maintenant que j’ai la fille, je saurai bien attraper le père. J’ai là un appât infaillible pour attirer le comte de Maubertin dans mes filets.

Il se mit à ricaner doucement.

— Mais comment, reprit-il, vais-je m’y prendre pour faire sortir le comte de chez Cadet ?

Un moment il demeura songeur pour continuer peu après ainsi :

— Je m’imagine bien que le comte est gardé à vue jour et nuit, qu’il est là plus prisonnier qu’il ne le serait entre les murs d’une bastille. Car Bigot et Cadet ne sont pas chiens à lâcher un os tant qu’il y reste un quelque chose à gruger. Mais le comte, ce n’est pas pour simplement le gruger qu’ils le gardent si bien, c’est pour le dévorer tout à fait à eux d’eux. Et moi, n’aurai-je pas ma part ? Allons donc, par Notre-Dame ! Maubertin me doit quelque chose, et j’y tiens ! Mais comment le faire sortir ?…

Le baron avala une gorgée de vin aigrelet, grimaça sans le savoir et poursuivit le cours de sa pensée :

— Demain soir, c’est grande fête chez Cadet, on mangera à s’étouffer, on tourbillonnera à s’étourdir, on boira, on se soûlera ! Les têtes ne tiendront plus sur les épaules, les yeux seront aveuglés, et l’occasion serait excellente pour s’introduire dans la place sans éveiller l’attention. J’y sais certains domestiques avec qui je saurai fort bien m’entendre moyennant quelques écus d’or. Ma foi, c’est dit : demain, je tiendrai Maubertin !

Et le baron, comme s’il eût été très assuré de tenir sa vengeance, sourit avec triomphe.

Il venait d’achever son repas. Il appela le restaurateur, paya et sortit.

Il se dirigea vers cette ruelle en laquelle domiciliait la mère Rodioux.

Quand il entra, il fut très étonné de voir la vieille mendiante étendue sur un grabat où elle gémissait.

Puis il remarqua que la vieille était seule… que la fille du comte n’était plus là ! Puis encore, il découvrit le trou dans la cloison brisée. Il devint affreusement pâle, un souffle de colère terrible le fit chanceler, il proféra un blasphème et cria :

— Holà ! la vieille, qu’as-tu fait de la fille du comte ?

La mère Rodioux, qui n’avait pas entendu le baron entrer, fit un saut sur son grabat, se dressa et se mit à considérer son visiteur d’un œil stupide.

— Eh bien ! fit la vieille d’une voix éraillée, dites-moi donc d’où vous venez !

— D’où je viens ? Pardieu ! vous devez le savoir. Mais à présent je viens pour m’assurer que vous avez obéi à mes instructions.

— Est-ce ma faute, si…

La vieille se mit à larmoyer.

— Et, continua le baron en essayant de réprimer sa colère, après une heure d’absence, je trouve la cage défoncée et l’oiseau envolé.

— Alors, répliqua la vieille en pleurnichant, vous devez bien voir, monsieur le baron, qu’il est survenu quelque chose que je n’ai pu prévoir et vous non plus !

Le baron tremblait de tous ses membres sous la colère qui grandissait, et dardait sur la mendiante un regard soupçonneux.

La vieille lui narra la chose ainsi :

— J’avais fait asseoir la demoiselle là, sur ce grabat. Elle ne voulait pas se coucher et se plaignait qu’on l’avait trompée. J’ai voulu lui faire accroire que vous étiez allé chercher son père. Elle s’est mise à bouder. Moi, j’avais ma besogne à faire. Et le temps passait. Puis, le père Croquelin, qui habite là et qui a sa porte sur la ruelle en arrière, s’est mis à jouer de la viole. J’ai entendu en même temps les accords d’un rebec, et j’ai pensé que le père Croquelin avait rencontré un copain et l’avait emmené chez lui pour jouer du rebec. Mais tout à coup j’entends ce cri poussé par la demoiselle :

— Flambard !

— Flambard ! répéta le baron en blêmissant.

— Eh bien ! oui, ce gueux de Flambard était là… c’est lui qui jouait du rebec. Et je n’ai pas même le temps de pousser un cri, que, pan ! la cloison vole en miettes et voilà ce Flambard qui paraît avec le père Croquelin. Vous comprenez qu’il a de suite aperçu la demoiselle ? Alors, ça n’a pas été long : allons-nous-en, j’t’emmène ! Le père Croquelin est parti à la recherche d’une calèche, et en route pour le Château Saint-Louis !

— Pour le Château Saint-Louis !… Le baron demeurait abasourdi.

— Alors, qu’est-ce que je pouvais faire, je vous le demande ?

Le baron, plus furieux que jamais, se mit à marcher rageusement par le taudis tout en grommelant ceci :

— Quoi ! Lucifer serait-il ligué contre moi ? Ah ! ce sacré chien de Flambard… j’aurais bien dû essayer de me défaire de lui en premier lieu ! Décidément, je suis joué de tous côtés ! Vais-je devenir imbécile ? Ho ! je ne peux pas manquer ainsi ma vengeance ! Par Notre-Dame ! Maubertin rirait trop ! Par la gueule du loup ! je deviendrais la risée de tout le monde ! Par la peste !… par la mort !… par le sang et l’eau !… par les entrailles des saints Martyrs !… par la mamelle de ma mère ! … par…

Ne trouvant plus de jurons appropriés, le baron saisit un escabeau et le lança à toute force contre la cloison déjà brisée.

— Ah ! ça, s’écria la mère Rodioux avec indignation, avez-vous envie de défaire le reste de ma maison ? N’est-ce pas assez que ce gueux de Flambard m’ait fracassé ces planches ?

— Ferme la boîte de ta peste ! clama le baron hors de lui. Car je commence à penser que tu t’es faite la complice de ce Flambard que les mille satans du diable de l’enfer flambent pieds, corps et tête ! Que n’as-tu pris un tisonnier ! Que n’as-tu défoncé la tête de cet iroquois maudit, après qu’il eut défoncé ta cloison ! Voyons, parle !

— Eh !… baron de contrebande, clama la vieille à son tour prise d’une rage affreuse, la bouche grimaçante, l’œil en sang, tu ne vas pas m’abreuver d’injures dans ma maison, j’espère ! Va-t’en ! va-t’en au diable !

— Vieille tête de serpent ! répliqua le baron, je t’ai payé cent belles livres pour ne rien faire, et c’est ainsi que tu me traites ?

— Tes cent livres, baron d’égoût, tu ne les reverras pas de sitôt, et je trouve que tu me le fais, là, joliment gagner !

— Vieille peau de grenouille ! tu me les recracheras, ou je t’étoufferai !

— Viens, baron de botte ! viens m’étouffer ! Tiens ! le voilà le tisonnier… approche !

Fort agile pour son âge, la vieille femme avait fait un saut vers le foyer, avait ramassé le tisonnier — superbe barre de fer longue de plus d’un mètre — et menaçait de cette arme le baron.

Lui… eut peur. Cette femme, vieille, ridée horriblement, crasseuse, diablesse toute recopiée, était si effrayante à voir, à présent, si dégoûtante en même temps, que le baron malgré lui recula. Puis, se mettant à rire, mais d’un rire jaune et plein de haine :

— C’est bon, mère Rodioux, dit-il, je vois que tu es sincère, n’en parlons plus ! Je m’en vais.

Mais avant de sortir il alla à la muraille décrocher l’épée qu’Héloïse avait remarquée, et dit, tranquillement :

— Je reprends mon épée…

Puis il se mit à regarder autour de lui.

— Et ma besace ? demanda-t-il en regardant la mère Rodioux qui ne lâchait pas son tisonnier.

— C’est ce Flambard qui l’a emportée !

En effet, Flambard, avant de sortir, avait ramassé lu besace et l’avait jetée sur son dos.

Le baron proféra un nouveau juron, saisit un autre escabeau et s’apprêta à le lancer quelque part… Mais la mère Rodioux l’arrêta net.

— Cette fois, baron de ruelle, proféra-t-elle, si tu me brises quelque chose, moi je te brise ta baronnerie pour le reste de tes jours !

Le baron parut se radoucir et se mit à rire sinistrement. Puis il se dirigea vers la porte pour s’en aller. Mais avant de franchir le seuil il s’arrêta et dit, froidement, menaçant cette fois :

— Vieille, je te défends de parler à qui que ce soit de ce qui s’est passé ici ce soir, tu m’entends ? Je ne te dis que ça… bonsoir !

Il partit.

La vieille lui lança une imprécation sauvage.

Et dans la nuit noire le baron marchait d’un pas fort mal assuré, la tête en feu, le cœur rongé par la haine, le cerveau ravagé par un tourbillon de pensées folles, de pensées de sang. Il s’était sans le savoir engagé sur la rue Sault-au-Matelot, et, peu après et instinctivement, il s’arrêta devant une pauvre habitation, aux volets hermétiquement fermés, sans un filet de lumière ni un bruit à l’intérieur. La rue était tout à fait déserte et la nuit silencieuse partout. De la Haute-Ville le baron entendit sonner les douze coups de minuit.

Il esquissa un hochement de tête maladif et murmura :

— Voici la maison du père Vaucourt !… Si Jean Vaucourt était là, je pourrais toujours par lui commencer ma vengeance ! Ho !… il faut absolument que je tue quelqu’un ce soir ! Il le faut… sinon, je ne pourrai vivre une seconde tranquille ! Oui, il faut que je tue… il faut que je tue !

Et ce disant, il sondait la porte, et cette porte, à sa grande surprise, s’ouvrit d’elle-même sur un intérieur affreusement noir.

Un instant, sur le seuil, il prêta l’oreille. Il crut d’abord que tout était silence. Mais peu à peu, mêlé aux battements de son cœur, il pensa saisir quelque chose qui ressemblait à une respiration très lourde, lente, difficile. C’était la respiration d’un dormeur fatigué, probablement. Le baron entra tout à fait et referma doucement l’huis. Vers le foyer il aperçut quelques fugitives lueurs. Il s’y dirigea dans le but de l’alimenter afin de voir clair dans ce trou. Il buta contre un objet, qui lui sembla un escabeau, le renversa, tomba lourdement sur le plancher qui craqua, jura et se releva avec un émoi facile à comprendre. Par un tel tapage il avait pensé réveiller une partie de la cité. De nouveau il prêta l’oreille… Un frisson de terreur le fit vaciller : là, tout près de lui, il percevait un râle sourd… là, à deux pas de lui, il croyait distinguer quelque chose de sombre qui se balançait au beau milieu de la pièce, comme si ce quelque chose était attaché au plafond. Frémissant, il écouta encore ; oui, ce quelque chose qu’il ne pouvait suffisamment voir, dont il ne pouvait définir ni la forme, ni la nature, ce quelque chose râlait effroyablement !

Parvenant à dompter son épouvante, le baron courut au foyer, tâtonna, mit les mains sur un tisonnier, remua activement les braises mourantes, jeta dessus quelques fagots que ses mains rencontrèrent dans l’obscurité, et en quelques minutes parvint à faire jaillir une haute flamme qui éclaira vivement l’habitation. Et alors, il aperçut, non sans horreur, un homme pendu par le cou au plafond. C’était incroyable ! Il frotta ses yeux… l’homme balançait doucement au bout de la corde ! Le baron croyait vivre un cauchemar ! Puis il vit l’escabeau qu’il avait renversé, et par un travail rapide de l’esprit il crut comprendre que ce pendu avait les pieds posés sur l’escabeau à son entrée ! Cet homme était donc en train de se pendre ? Le malheureux ! Le baron se rapprocha avec crainte ! Il voulait examiner de plus près cet homme et chercher à le reconnaître. Il vit les mains de l’homme liées derrière son dos, il vit un bâillon appliqué sur sa bouche. Un moment il avait pensé que c’était le père Vaucourt qui avait voulu mettre fin à ses jours misérables. Mais en découvrant l’homme ainsi ligoté et bâillonné, il comprit qu’il se trouvait en présence d’un acte de vengeance quelconque.

Plus curieux maintenant que craintif, le baron se rapprocha davantage et, à son grand étonnement, reconnut que ce pendu était un garde du Château. Et le garde râlait encore… il étouffait ! Certes, il aurait pu étouffer à bien moins… Le baron releva vivement l’escabeau et le plaça sous les pieds du pendu qui, alors, se mit à gigoter et à geindre. Puis le sang reprit sa circulation, le pauvre diable se mit à respirer avec d’inouïs efforts, il roula affreusement les yeux, puis se mit à fixer le baron avec une sorte d’hébétement. Mais il ne cessait de suffoquer… Le baron monta sur l’escabeau et débarrassa l’homme de son bâillon.

Le garde alors poussa un soupir à renverser un rocher, et le baron, reconnaissant à la fin ce garde qu’il avait eu à son service, recula, très stupéfait.

— Hein ! Verdelet !… s’écria-t-il. Par Notre-Dame ! que fais-tu là ?

— Ah ! monsieur le baron… Comment se fait-il ?… Mais savez-vous que vous avez failli me pendre pour de bon ?

— Est-ce ma faute, animal ? tu étais sur mon chemin ! rétorqua le baron repris de colère.

— Oh ! je ne veux pas vous en faire le reproche ; je vous remercie même un peu.

— Un peu, seulement ! dit le baron d’une voix sourde.

— Pardon ! monsieur le baron, je vous remercie beaucoup… beaucoup, si seulement vous étiez assez bon de me débarrasser de cette corde qui me ronge le cou ! ou si vous me déliiez les mains…

— Mais dis-moi d’abord qui t’a placé ainsi entre ciel et terre ?

— Vous voulez dire entre plafond et plancher ?

— N’importe !

— C’est ce sorcier de Flambard !

— Hein ! Flambard ! Flambard encore ! Flambard toujours ! Ah ! ça, il a donc le diable au ventre ! Par les tripes et les tripes ! ce croquant me fera crever de rage et de haine !… Hé ! dis-moi donc encore… tu es seul ici ?

— Seul !… Hélas ! que ne le suis-je ! s’écria le garde avec une sainte horreur. Tenez ! là, dans cette chambre… allez voir ce qu’il y a là !

— Qu’y a-t-il là ? demanda le baron sans pouvoir réprimer un frisson que fit naître l’expression hagarde même du garde.

— Allez voir, vous dis-je !… Mais auparavant aidez-moi donc à me dépendre !

— Attends ! répliqua le baron ; je veux voir, auparavant, comme tu dis.

Il pénétra dans la chambre indiquée avec précautions. Les flammes du foyer jetaient quelques fugitives lueurs sur un lit placé dans un angle de la chambre. Vers ce lit le baron marcha, car il avait cru percevoir vaguement une forme humaine étendue dans sa longueur que recouvrait une couverture quelconque. Il s’approcha doucement… si doucement que le garde, l’oreille tendue, ne pouvait saisir les pas du baron. De la forme humaine étendue sur le lit, pas un souffle ! Le baron sentit des gouttes d’eau glacée glisser de son front. Il approcha encore, d’une main tremblante souleva un coin de la couverture… Il laissa retomber aussitôt ce coin de couverture et recula, horrifié. Sous ses yeux une face horrible, blanche, grimaçante avec des yeux ouverts dans lesquels régnait la plus profonde horreur, apparaissait. Et cette face semblait le regarder avec une nuance de menace, avec un rictus qui crispait des lèvres noirâtres ! Mais pourtant pas une fibre de cette figure affreuse ne bougeait. Et le baron pouvait apercevoir sous la gorge un trou et tout autour du sang coagulé… Et cette face terrible, c’était celle du père Vaucourt !

Le baron n’en voulut pas voir davantage… il recula rapidement vers la pièce d’où il venait… il reculait encore que la porte donnant sur la rue s’ouvrit brusquement qu’une silhouette humaine se profila dans la vague clarté du lieu.

Le baron se retourna d’une pièce, vit la silhouette humaine, poussa un cri terrible, tira son épée et s’élança dans un bond furieux, criant :

— Ah ! cette fois, maraud de satan, tu ne m’échapperas pas !

Sans mot dire, la silhouette fit un pas rapide se baissa, ramassa une épée sur le plancher — celle du garde pendu au plafond — se releva et para un coup droit juste à temps… une demi seconde seulement, et l’épée du baron lui transperçait la gorge.

L’inconnu, dans cette obscurité zigzaguée de lueurs fugaces que projetaient les flammes de la cheminée, se mit à ricaner avec un accent nasillard… c’était Flambard !

— Ah ! ah ! monsieur le baron de Lardinet… plaisir de vous revoir ! Mais vous êtes peu poli : j’apportais précisément à ce pauvre pendu une excellente bouteille et un exquis fromage pour le remettre un peu sur ses jambes, et vous vous jetez sur moi comme un dogue enragé et tout comme si j’étais un maraudeur de nuit ! Hé ! hé ! hé !… Avouez, M. le baron Lardinet, qu’en perdant du rang et de la noblesse, vous perdez un peu de courtoisie également ! C’est inimaginable… vous que j’ai vu le beau et fier gentilhomme du Château Saint-Louis… vous que j’ai vu ce maître dirigeant à gré et à fantaisie toute une intendance-royale à Pondichéry… vous que… Décidément, je vieillis, ou c’est vous-même, monsieur de Lardinet, qui perdez de la jeunesse !

Et Flambard riait… il riait placidement tout en parant les attaques furieuses du baron ; car les lames étaient engagées, elles cliquetaient sinistrement, elles éclataient de lueurs fauves, elles bruissaient, elles voletaient, grinçaient

Car le baron, nous l’avons dit, passait pour une fine lame. Vieux bretteur, il avait parcouru le monde, passant d’un continent sur un autre, l’épée au côté ou la rapière au poing. Et cette nuit, en cette nuit où tant d’événements terribles semblaient vouloir se produire à l’improviste, le baron, en dépit de son âge, ne paraissait avoir perdu ni de sa vigueur, ni de son agilité, ni de la souplesse de son poignet. Flambard comprit de suite qu’il avait affaire à un rude adversaire. Mais il n’eut garde de le laisser voir. Il continuait de persifler, mais non pas tant pour le motif de s’amuser que pour distraire le baron et lui porter un coup fatal.

— Mon cher baron, j’avais justement une petite affaire à régler avec vous. Je vous cherchais même un peu… fugit baron de Lardinet ! Mais ce que c’est le hasard, les coïncidences, la destinée, le… enfin, si ce n’est pas le bon Dieu qui vous envoie ici ce soir, c’est assurément l’ange déchu et cornu !… Prenez donc garde à vous, baron, j’ai failli vous faire un petit trou dans la gorge ! Je ne veux pas vous envoyer au diable ric-rac… non ! j’ai, vous dis-je une petite affaire à régler avec vous !

— C’est toi, maudit, qui vas aller chez satan ! rugit le baron qui s’essoufflait rapidement.

— Ha ! ha ! ha ! se mit à rire Flambard. J’oubliais donc de vous informer que ce bon roi le Bien-Aimé aimerait faire votre connaissance. Il m’a assuré qu’il conservait pour votre plaisir un superbe gibet, tout neuf, qu’il fera installer en place de Grève ! Il m’a également informé que…

Flambard s’interrompit net, serra les dents, raidit les jarrets, bloqua l’épée du baron qui, par un coup savant — espèce de botte secrète — venait de manquer la poitrine et le cœur de Flambard d’un cheveu ! Et lui, Flambard, n’avait pu s’empêcher de frémir de malaise… Et les deux lames à ce choc rude élevèrent leurs pointes dans l’air en glissant l’une le long de l’autre, les deux gardes d’acier se heurtèrent violemment, et dans un corps à corps inattendu les deux adversaires se trouvèrent face contre face, souffle contre souffle. Ils se regardèrent une seconde, terribles tous les deux.

Flambard rompit le silence qui venait de se faire.

— Ah ! diable de baron, vous m’en direz tant à la fin ! Vous possédez donc des trucs dont il importe de se défier ! Mais je m’appelle Flambard, vous savez, et on ne me la joue qu’une fois celle-là !

Il exécuta un bond en arrière pour se retrouver aussitôt en garde ; et les deux lames s’engagèrent à nouveau.

Le baron demeurait silencieux, tout à son jeu qu’il était. Mais l’éclat de ses yeux sombres en disaient long… ils étaient effrayants à voir. Flambard ricanait toujours.

— Puisque c’est ainsi, monsieur le baron de Lardinet, reprit-il, nous allons voir à vous désarmer gentiment.

Par quelques passes vives et rapides Flambard essaya de faire sauter l’épée des mains du baron, mais sans réussir. Il s’en étonna grandement.

— Par les cornes de Lucifer ! jura-t-il, vous avez la poigne solide… enchanté ! Et puisque c’est encore ainsi, essayons d’une petite saignée !

Par une feinte en prime Flambard dégagea son épée ; le baron crut voir venir un coup à la tête. Mais dans la seconde même et avec une rapidité qui tenait du prodige, Flambard en quatre abaissa son épée et atteignit le baron à l’épaule droite.

Le baron bondit en arrière, avec un cri de rage, puis retomba en garde, à la grande surprise de Flambard, attaqua, exécuta une feinte savante et tenta un coup droit. Mais à la seconde même l’épée de Flambard voltigea si rapidement, si fantastiquement que le baron s’y perdit tout à fait, si bien que son épée lui sauta des mains pour aller rejaillir contre un mur avec un bruit métallique qui fit grincer des dents le garde, spectateur silencieux et stupéfié de cette lutte fantasmagorique.

Flambard maintenant son épée à un pouce de la gorge du baron. Il dit :

— Maintenant, monsieur le baron de Lardinet si vous ne tenez pas à vomir sur-le-champ tout votre sang maudit, ne bougez pas !

Le baron, haletait, ruisselait, rugissait.

Flambard lui-même était en sueurs ; jamais de sa vie il n’avait joué un jeu aussi serré et aussi rude. Il ne put s’empêcher de complimenter le baron.

— Ma foi, dit-il, je rends hommage à votre habileté, monsieur le baron, vous êtes une fière lame, et avec dix ans plus jeune vous seriez invincible !

— Que voulez-vous de moi ? demanda le baron d’une voix sourde et essoufflée.

— Ah ! c’est juste, je vais vous le faire savoir.

Flambard fouilla la besace à son dos, en tira une courroie et commanda :

— Tendez vos mains !

— Non ! répondit le baron.

— Non ?… Flambard se mit à rire, doucement. Puis il lâcha son épée, sauta à la gorge du baron, le renversa, le coucha à plat ventre sur le plancher, lui ramena les mains au dos et les lia proprement. Cela fait, et comme il restait un bout de courroie assez long, Flambard coupa ce bout de courroie et en ligota solidement les deux pieds du baron. Il se releva ensuite, satisfait, et du pied, tout comme on pourrait pousser un mauvais paquet quelconque, il retourna le baron sur le dos.

— De la sorte, ricana-t-il, on va pouvoir régler nos petites affaires en paix !

Il tourna le dos au baron et alla au garde qui demeurait toujours attaché au plafond.

— Et toi mon gaillard, je parie que tu baiserais ardemment le goulot d’un flacon de vin, n’est-ce pas ?… Que la peste noire étouffe ton ancien maître ce baron de Lardinet… ce qu’il m’a donné une corvée ! Mais ce qui pis est, il allait te laisser là crever de faim et de soif. Attends ! tu vas voir que le sieur Laurent-Martin Flambard est doué du cœur le plus généreux, de l’âme la plus charitable.

Il ôta la besace de son cou et la fouilla pour en tirer un flacon de vin, un morceau de fromage et une brioche. Il fit lestement sauter le bouchon du flacon, fit boire le garde largement puis bouchée à bouchée lui donna à manger tour à tour du fromage et de la brioche. Lorsque le garde eut avalé et brioche et fromage, lorsqu’il eut bien nettement vidé le flacon de vin, Flambard reprit :

— Mon garçon, tu ne m’en voudras pas de prendre avec toi encore quelques précautions. Je vais donc te rappliquer ton bâillon, car il faut que je m’absente. Mais prends patience, je vais revenir. Si tu te montres un tant soit peu gentil, tu ne crèveras pas tout à fait ! Seulement, s’il arrivait que je ne revinsse plus du tout, je te conseille de recommander ton âme à Dieu et de mourir en paix ! Je connais certain abbé qui, sur ma prière, priera pour le repos de ton âme !

Tout en parlant ainsi, mais sans moquerie, avec la plus grande sincérité, il bâillonnait le garde.

Sur le plancher, à cinq pas, le baron demeurait étendu, muet, immobile, mais avec des yeux chargés de lueurs terribles et qu’il tenait obstinément fixés sur Flambard.

Lui, haussa les épaules, ricana, et se mit à passer en revue les objets autour de lui, tout en murmurant :

— Que ferai-je bien de cet animal qui a failli me faire regarder de l’autre côté ?…

Il aperçut près de la porte de sortie un gros tonneau juché sur un chevalet. Il s’en approcha, constata que le tonneau était à moitié rempli d’eau, et parut réfléchir.

Il parut prendre bientôt une décision. Il souleva le tonneau et sourit. Puis il ouvrit la porte, enleva le tonneau dans ses bras et alla en vider le contenu sur la chaussée. Il rentra dans la maison disant :

— Superbe !… Seulement, je ne pourrai achever cette besogne cette nuit, il faut que je m’absente de suite pour me rendre chez le père Croquelin y pratiquer de mon rebec. Mais demain soir…

Il s’interrompit pour aller déposer le tonneau dans un coin de la pièce. Puis il vint au baron le souleva, l’emporta jusqu’au tonneau dans lequel il le laissa tomber. Dans la besace il prit un marteau — ce marteau qu’il y avait vu avec Jean Vaucourt près de la maison en cendres du comte de Maubertin — décloua une planche d’une cloison, la cassa en trois bouts inégaux, en arracha les clous et sur le tonneau posa soigneusement les trois bouts de planche, prévenant de la sorte toute fuite possible du baron.

Cela fait, il se mit à ricaner sourdement.

— Hein ! monsieur le baron de Lardinet, que pensez-vous de cette petite originalité ? Il ne vous manquerait qu’une lanterne pour recopier ce bon Diogène ! Ah ! suis-je stupide ?… j’oubliais de lui mettre un bouchon sur sa gueule torte !…

Le baron, en effet, grimaçait si affreusement qu’il en avait la bouche toute tordue.

Flambard enleva deux planches et d’une guenille fit au baron un bâillon solide. Puis il recloua les deux planches.

— Là, dit-il très satisfait, il n’y a que satan, ton frère, qui pourrait te faire parler et appeler au secours.

Il allait s’éloigner lorsqu’il avisa sa besace par terre.

— Bon, grommela-t-il, j’allais oublier ma besace ! Je pense que j’en aurai besoin encore ! Et puis, ma foi, j’y tiens un peu, moi, à cette besace qu’on a appelée LA BESACE D’AMOUR. Il ricana longuement pour ajouter ensuite : — Si vraiment, baron, cette besace contient quelque mystérieuse poudre d’amour, bonsoir ! elle n’a aucun effet sur ma peau hâlée, ni sur mon cœur dur comme pierre, car je sens que je te hais à vomir sur ta tête de démon !

Avec un éclat de rire sardonique Flambard sortit de la maison et cloua solidement la porte dans son cadre.

— Allons ! se dit-il, si ce chien de Lardinet sort de là avant mon retour, il est plus fort que Lucifer lui-même !…

Et il prit le chemin de la cabane du père Croquelin.