La besace d’amour/La nocturne besogne de Flambard

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Éditions Édouard Garand (p. 77-79).

CHAPITRE XIII

LA NOCTURNE BESOGNE DE FLAMBARD


Il était environ trois heures de nuit, lorsque Flambard arriva avec un charretier devant la maison du père Vaucourt.

Les deux hommes pénétrèrent dans la maison, enlevèrent le tonneau dans lequel le baron de Loisel avait été déposé et le transportèrent dans la charrette. Mais avant de s’éloigner Flambard rendit la liberté au garde, disant sur un ton menaçant :

— À présent, file au Château et rapporte-toi à ton nouveau capitaine, Jean Vaucourt !

Le garde jeta à Flambard un regard ahuri et s’élança dans l’obscurité de la nuit.

Peu après la charrette portant Flambard et le tonneau se mit en marche vers la Haute-Ville pour s’arrêter, au bout d’une demi-heure, au delà de la porte Saint-Louis.

Flambard se fit aider à descendre le tonneau, paya largement le charretier et le renvoya, disant :

— Ici, ta besogne finit… va !

L’homme s’en alla avec sa charrette.

Flambard se mit à rouler son tonneau le long des murs extérieurs en gagnant la partie la plus élevée du promontoire. À un endroit, le sentier rocailleux était si étroit, que le tonneau roulait difficilement.

— Est-il lourd un peu cet animal ! grogna Flambard.

À sa droite, il apercevait vaguement un précipice qui lui parut, dans l’obscurité, d’une profondeur insondable. Mais cet abîme ne paraissait ni l’effrayer, ni l’intéresser. Il roulait son tonneau plus loin… jusqu’au sommet du promontoire où, d’une hauteur vertigineuse, il dominait le fleuve sombre. Là le cap était tranché presque verticalement.

En bas se dressaient des rochers noirs contre lesquels venaient clapoter les eaux du fleuve.

Flambard s’était arrêté très essoufflé, car la besogne avait été rude. Puis il se mit à ricaner, se pencha vers les planches qui fermaient la gueule du tonneau et parla ainsi :

— Hé ! monsieur le baron de Lardinet !… si vous pensez avoir une âme à sauver, faites votre acte de repentir avec Dieu, car l’heure de votre châtiment a sonné ! Vous avez commis bien des crimes, et il serait injuste que vous ne fussiez pas puni. Déjà deux de vos acolytes de Pondichéry ont été sur l’ordre du roi exécutés en place de Grève à Paris. Aujourd’hui, votre tour est venu !

Il ricana longuement et reprit, narquois :

— Quel beau saut vous allez faire tout de même ! Vraiment j’envie presque votre sort ! C’est un petit voyage dans l’espace que vous ne regretterez pas assurément ! Il va vous sembler — j’en jurerais ma propre âme — que vous descendez en enfer, ce que je vous souhaite bien de tout mon cœur !

Sans cesser de ricaner Flambard apprêta le tonneau de façon à le faire rouler dans l’abîme.

— Voyons ! monsieur le baron, dit-il encore, est-ce fait ? Vous partez… Allons ! une… deux… Vous partez, vous dis-je !… et trois !

Flambard donna une rude poussée, et le tonneau, comme un bolide, tomba dans le gouffre.

Flambard se pencha au-dessus de l’abîme effrayant, écouta, regarda… Tout avait disparu. Mais la minute d’après il perçut un bruit sourd quelque chose comme un craquement sinistre puis le silence se rétablit.

Alors, il se releva en essuyant son front en nage et dit :

— Par les cornes de lucifer ! j’ai eu presque peur !

Il fit un pas de recul, comme s’il eût été soudain pris de vertige. Mais il ne fit qu’un pas car une voix âpre, haineuse et ironique se mit à ricaner lourdement à trois pas devant lui, et Flambard aperçut une silhouette humaine qui, le bras étendu, l’ajustait d’un pistolet.

— Par l’enfer ! jura Flambard avec la plus grande stupeur, le baron de Lardinet !…

C’était inimaginable !… Oui, c’était bien le baron de Loisel qui ricanait et disait :

— Ah ! ah ! maître Flambard… une belle vengeance à votre crédit… C’est un cadavre que vous avez précipité en bas… c’était le cadavre du père Vaucourt !

Et le baron riait à se tordre.

Flambard n’en osait croire ni ses yeux ni ses oreilles.

— Allons ! maître Flambard, ce soir, c’est mon tour ! Avouez au moins que c’est un bon tour ! Tantôt vous avez eu la bienséance de vous occuper de mon âme, vous m’avez conseillé de la recommander à Dieu ! Eh bien ! à mon tour je vous donne le même conseil. Seulement, je ne vous en donne pas long… dix secondes !

— Dix secondes ! éclata de rire Flambard… c’est plus qu’il ne m’en faut !

Mais le coup de pistolet résonna… s’éleva dans les échos de la nuit.

Le baron lança un cri de rage… Flambard n’avait pas été atteint. Au moment même où le baron pressait la détente, Flambard se ployait, rampait, se redressait, se jetait sur le baron, l’enlevait dans ses bras nerveux et essayait de le jeter dans le gouffre, rugissant :

— Ah ! par les deux cornes de Satan ! maître Lardinet, vous faites toujours un vilain jeu…

Lardinet s’était cramponné à Flambard…

Une lutte suivit… mais une lutte effroyable, sur le bord du précipice, dans un espace d’à peine trois mètres. Chacun des deux adversaires cherchait à s’enlever et à se lancer dans l’espace, dans le vide affreux. Et un faux pas, un mouvement mal calculé de la part de l’un ou de l’autre, tous deux pouvaient rouler dans l’abîme.

Et cette lutte, silencieuse, farouche, troublée seulement par le halètements des poitrines, par le craquement des os, par le grincement des dents, dura dix minutes. Aux deux ennemis elle parut durer un siècle… deux siècles peut-être !

Mais tout à coup le baron fit entendre un cri terrible…

La main droite de Flambard venait d’un coup de poignard de percer la gorge du baron qui abandonna son étreinte, et lui, Flambard, d’un effort suprême lança son ennemi dans le gouffre… et son effort avait été si violent qu’il manqua d’y tomber lui-même !

Mais non… il était tombé sur les genoux, suffoqué, haletant, mordant la pierre de ses ongles pour se retenir, pour regarder, pour écouter…

Ah ! cette fois tout était bien fini !

Flambard s’écarta de l’abîme, se redressa, et vacillant, se glissa le long des murs. Il s’en allait, épouvanté, poursuivi par la vision terrible de l’abîme qui, un moment, l’avait attiré.

Il s’en allait comme un fou, ricanant, grommelant :

— L’enfer de ce Lardinet ! Par les mille et mille potences !… Ah ! non, pas de ça, Flambard, mon ami ! Un coup d’épée, soit… et même un coup de dague ! Mais pas de plongée pareille !…

Puis il se mit à courir, comme s’il eût voulu échapper à quelque monstre horrible qui le poursuivait… il disparut !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


CONCLUSION


Dès le lendemain de ces terribles événements le comte de Maubertin, Flambard et Jean Vaucourt étaient allés donner la sépulture aux deux malheureuses victimes de l’incendie du mois d’août : Mme  de Ferrière et le domestique Anthyme. Puis un prêtre avait été appelé pour bénir les deux fosses.

Quinze jours après le comte et son fidèle ami Flambard, faisaient voile pour la France et, de là, pour Pondichéry. Trois jours auparavant avaient eu lieu les épousailles de Jean Vaucourt et d’Héloïse de Maubertin, et les nouveaux époux avaient accompagné le comte et Flambard au navire qui allait les emporter loin des rives canadiennes.

Au moment où le navire s’éloignait, Héloïse, en essuyant des larmes, cria :

— Voue reviendrez, père ?…

— Oui, oui, mon enfant ! Jean Vaucourt, ajouta le comte, je vous l’ai donnée… soyez lui fidèle !

— Monsieur le comte, répondit le capitaine des gardes, partez tranquille, elle a tout mon amour, elle a toute mon âme !

Du bout des doigts des baisers furent échangées entre le père et la fille, et le navire peu à peu s’éloigna… il disparut dans les brumes du matin.

Les jeunes époux remontèrent lentement vers la Haute-Ville. Les citadins, sur leur passage s’écartaient respectueusement. Tous deux s’en allaient au Château Saint-Louis où ils allaient habiter en attendant que le capitaine eût fait construire la petite maison dont il méditait le plan.

Tout à coup Héloïse s’arrêta avec surprise. Elle regardait venir une sœur Hospitalière. Puis deux petits cris furent échangés :

— Ah ! Marguerite ! prononça Héloïse.

Et Marguerite de Loisel, incapable de se contenir, se jeta dans les bras de la femme de Jean Vaucourt… elle pleurait doucement.

— Pauvre amie, murmura la jeune femme, nous vous avons pensé morte !

— Je suis morte pour ce monde, répondit Marguerite ! Mais, n’importe ! j’ai trouvé l’unique bonheur qui me fût réservé : à présent il ne me reste plus qu’à demander à Dieu d’apaiser sa colère contre un grand coupable…

Puis Marguerite s’arracha soudain à cette douce étreinte et, brusquement, s’en alla. Elle s’arrêta un peu plus loin, comme si elle eût éprouvé un vif regret, et elle prononça avec un sanglot dans la gorge :

— Soyez heureuse, Héloïse !… Soyez heureux, Jean Vaucourt !

Elle s’enfuit.

Le soir de ce jour, dans un petit salon du Château Jean Vaucourt et sa jeune femme sont réunis. Ils ne sont pas seuls : à demi perdu dans un large fauteuil placé devant un foyer aux flammes claires et joyeuses, un vieillard joue de la viole. À quelques pas de là, sur un divan, les deux époux écoutent cette musique qui chante à leur âme. Puis la viole se tait…

— Père Croquelin, murmure Héloïse, jouez-nous l’air de cette romance qu’un soir chez la mère Rodioux…

— Ah ! je me souviens, interrompt le père Croquelin avec un large sourire… Oui, je m’en souviens bien, madame !

Et le père Croquelin, mais non plus le misérable mendiant, mais un tout autre père Croquelin, magnifiquement vêtu, poudré, parfumé, rajeuni de trente ans au moins… un père Croquelin devenu comme un beau-père dont on entoure les vieux ans avec beaucoup de respect, avec beaucoup d’attentions filiales ! Oui, le père Croquelin sourit placidement et commença sur sa viole l’air demandé par Héloïse.

Et tandis que la musique emplissait l’espace de ses sons harmonieux, les regards de jeunes amants se posaient, extasiés, sur deux besaces accrochées l’une près de l’autre à l’un des murs. Sur l’une d’elles apparaissait cette inscription :


LA BESACE D’AMOUR


Ah ! oui, la pauvre besace… elle demeurait là, gardant ses coups d’épée, et les trous de sa toile semblaient peu à peu se refermer comme de vieilles et douces blessures qui sous les baumes magiques se cicatrisent doucement ! Elle était là comme un symbole d’amour avec sa voisine la besace du père Croquelin ! Elle demeurait là comme le symbole d’amour qui unissait ces deux enfants d’une même et grande race !… deux enfants dont l’un était de France, l’autre du Canada !… deux enfants, jeunes et forts, beaux et vertueux, qui allaient de toute âme perpétuer la belle et noble race française d’Amérique !…


FIN