La civilité des petites filles/15

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15. — Une fête au village.


LES JEUX.


Comme c’était la fête au village, on avait entouré d’une corde la moitié de la grande place et on avait dit aux enfants : « Apportez-là tous vos jeux, amusez-vous tous ensemble, personne ne vous dérangera. »

Seulement, un vieux de la vieille, le bon Jérôme, un invalide à la jambe de bois, était entré dans l’espace réservé à ses petits amis, car il adorait les enfants. Il avait toujours en réserve des noix ou des pommes à leur offrir, ou de jolies histoires à raconter, ou une tape amicale à donner, ou d’aimables paroles à dire. Or, tous les enfants aiment les friandises, les contes, les caresses, chacun sait cela.

Jérôme était donc très aimé des enfants, ce qui n’empêchait pas qu’il leur donnât de bons conseils au besoin et leur fit de justes réprimandes.

Mieux que personne, il pouvait maintenir le bon ordre dans leur petite troupe ; c’était utile, car ils étaient bien une trentaine, filles et garçons, et il y en avait de tout petits, de trois et quatre ans qu’il fallait garder de la pétulance des grands…

— Voulez-vous de moi, dit Jérôme, pour organiser vos parties ?

— Oui, oui ! crièrent les enfants.

— C’est bien. Je vais placer de ce côté tous les jeux d’exercice. Que ceux qui veulent jouer à saute-mouton, à chat perché, à la course, à la corde, en rond, se mettent à droite.

Les petits accoururent. C’étaient les plus nombreux.

— Maintenant, au tour de ceux qui préfèrent les jeux d’adresse. Que les joueurs de volant, de cerceau, de billes, de balle et ballon, de quilles, de tonneau, que les tireurs à la cible se mettent à ma gauche.

Les cadets s’y placèrent avec empressement.

— Quant à ceux qui aiment les jeux de hasard : les lotos, les dominos, les cartes, etc., qu’ils viennent s’installer devant moi : ils seront plus tranquilles.

Cette fois, les plus grands s’approchèrent. »

Puis Jérôme, frappant dans ses mains, commanda : — Attention ! Une, deux, trois, commencez les jeux.

Et aussitôt, ce fut un babillage, un tourbillon, un brouhaha de petits cris joyeux, quelque chose enfin de tout à fait réjouissant.

— Eh bien ! tu ne joues pas ? dit Jérôme à une fillette qui restait isolée.

Un hochement de tête.

— Qui t’a fait des peines ?

— Maria.

— Elle t’a battue ?

— Non, je lui avais défendu de jouer avec la petite Elisabeth et elle joue…

— Le beau malheur ! Et pourquoi donc veux-tu laisser de côté une petite compagne ? Elisabeth serait chagrinée d’être seule. On n’exclut personne des jeux, ma fille, ce serait d’un mauvais cœur. Toutes, ici, ont le même droit. Ne me fais pas croire que tu boudes. C’est fini, n’est-ce pas ? Fais la paix avec Elisabeth et Marie. Va vite.

— Ah ! je te tiens ! Tu l’es. Hop !

— Mais tu me fais mal ! Prends donc garde maladroit !

— Voyez-vous ce mirliflor ! Oh ! la, la !

Pif, paf ! pan, pan !

Gaston et Maurice excités, en colère, se donnent des bourrades, se bousculent et finalement roulent par terre.

— Là, là ! fait Jérôme les séparant. En voilà assez, mes gaillards. Comment ! on ne vous voit jamais l’un sans l’autre et vous vous battez ! Je vous croyais une paire d’amis ?

— C’est parce qu’on est camarades qu’on ne se gêne pas, dit Gaston. Une taloche de plus ou de moins, ça ne compte pas.

— Taisez-vous, mauvaise engeance ! La camaraderie et la familiarité n’autorisent pas la brutalité. On est amis ou on ne l’est pas. Faites la paix et… détalez.

Jérôme en se retournant voit deux petites filles — Charlotte et Geneviève — assises dans un coin et semblant ne prendre aucune part aux divertissements de leurs compagnes.

— Ah ! vous ne jouez pas ? dit Jérôme étonné. Pourquoi cela ?

— Je vais vous expliquer, monsieur Jérôme, répond Geneviève. Charlotte a été longtemps malade, elle est encore bien pâle, regardez… Elle ne peut courir et sauter, alors moi, pour la consoler, et pour qu’elle ne s’ennuie pas ; je reste près d’elle et nous causons.

— C’est bien, cela, Geneviève, tu as un bon petit cœur, et puisque tu es bonne et gentille pour tes amies, elles le seront aussi pour toi.



Tu, tu, tu, turlututu tu lu tu…

Plan, plan, rataplan, plan, plan.

Voilà la garde qui passe : Bruno joue du clairon, Louis bat du tambour, Georges souffle dans sa trompette, le petit Alfred suit en tournant son cri-cri.

— Hardi, mes beaux soldats ! faites vacarme, dit Jérôme. En plein air, c’est permis. Dans les maisons, c’est autre chose. Il ne faut jamais être bruyant chez soi ; cela ennuie le papa et la maman, qui ont si grand besoin d’être tranquilles quand ils rentrent le soir très fatigués de leur travail.

— Tiens ! on renonce à la corde maintenant ? fait Jérôme arrivant à un groupe de sauteuses qui gesticulent et disputent.

— Oui, Nathalie a manqué.

— Alors ?

— Alors, elle ne veut pas tourner, elle boude.

— Et on ne joue plus à cause de cela ?

— Dame !

— Ah ! personne ne veut donc tourner à sa place ?

— Si, moi ! fait une blondine de huit ans.

— À la bonne heure, mignonne, sauve la situation, il faut toujours pacifier les choses. Cela donnera à Nathalie le temps de se débouder. Je vois qu’elle a déjà regret de son mauvais caractère. Est-ce qu’on doit jamais avoir au jeu des fâcheries et des contestations ? Ah ! fi, que c’est laid ! surtout entre petites filles.

Plus loin, on s’amuse gentiment. Marthe a prêté sa raquette à Nelly qui fait une belle partie de volant, pendant que Marthe joue avec le ballon de Thérèse. — On se prête ses joujoux, grand-père, dit le petit André qui a de belles couleurs roses et un bon sourire.

— Je le vois. Vous êtes entre vous obligeants et pas égoïstes : c’est bien cela, petits. Continuez et ainsi vos plaisirs seront doublés et vous aurez le cœur content.

— Narcisse ! crie soudain Jérôme à un coureur enragé. Viens ici.

Narcisse s’approche. Il gambade comme un petit fou. Il est rouge, il est essoufflé, il est tout en sueur…

— Est-ce raisonnable de s’échauffer ainsi ? dit Jérôme, en lui essuyant la tête et en lui frottant énergiquement le dos. Si en ce moment tu buvais de l’eau froide ou glacée, ou que tu te misses dans un courant d’air, tu prendrais du mal, peut-être une fluxion de poitrine. Mon ami, ne t’agite plus de la sorte ; pense qu’une imprudence peut occasionner une grave maladie. Rappelle-toi qu’il faut user de tout avec modération, même du jeu.

— Léon, Léon, arrête, vois ce que tu fais !

Mais Léon, qui joue à la chaîne, n’entend pas. À la tête de cinq autres camarades qui se tiennent solidement par la main, ils courent ou travers des groupes, renversant tout sur leur passage. Ils ont déjà fait tomber Aline sans la voir, et voilà qu’ils heurtent et piétinent le petit Michel qui pousse des cris perçants. Sa petite main est à moitié écrasée…

— Tas de galopins ! fait Jérôme en colère. Je vais vous mettre au piquet pour vous apprendre à faire du mal aux autres et à jouer à des jeux dangereux. Dieu ! que les enfants sont donc sots quand ils s’y niellent !

— Nous ne l’avons pas fait exprès.

— Il ne manquerait plus que cela, que vous l’eussiez fait exprès, ce serait du joli ! Une outre fois, faites attention, soyez plus prudents.

On calme Michel, on entoure sa petite main d’un mouchoir. Aline essuie ses yeux. Pour les consoler, Honorine organise une belle ronde où leurs petites jambes dansent la capucine avec entrain. On chante : « Il pleut, bergère, » « Malbrough s’en va-t-en guerre. » Jérôme, tranquille de ce côté, s’arrête près d’Estelle et la gronde parce qu’elle ne sait pas ce qui lui plaît, parce qu’à tout instant elle oblige ses amies à changer de jeu. Il finit par lui dire :

— Tu es capricieuse, petite. Fais un peu ce que tes compagnes désirent ; tout à l’heure, à leur tour, elles feront ce que tu voudras. Enfants, il faut toujours se faire des concessions au jeu ; comme dans la vie, du reste, — vous saurez cela plus tard.

Puis Jérôme arrive près des joueurs assis — les grands — et suit une partie d’écarté.

— Tu as un air bien sérieux, Gustave ? Quelle figure fermée ! Mon garçon, il ne faut pas s’absorber dans le jeu au point que le jeu devienne une fatigue au lieu d’être un délassement ou un plaisir.

— Je perds tout le temps, fait Gustave avec humeur. —

Et tu es maussade, tandis que Pierre qui le gagne montre une joie excessive. Je vois cela. Vous avez tort tous deux. Que l’on perde ou que l’on gagne, il faut être calme et rester maître de soi-même.

Gustave s’est tourné vers Jérôme pour l’écouter. Pierre, qui donne les cartes, profite de ce moment et jette un regard furtif dans le jeu de son adversaire, puis change adroitement une carte.

— Mais, Pierre, dit le vieux soldat indigné, tu triches ! Comment, malheureux, tu triches ! tu ne sais donc pas que tricher au jeu, c’est déjà être fripon ?

— Mais alors, dit Gustave, ce que tu as gagné ne compte pas ! Pierre, rends-moi mes cinq sous.

— Comment ! vous jouiez de l’argent ? Gustave et Pierre baissent la tête.

— Oh ! mes pauvres enfants, dit Jérôme avec tristesse, jouer de l’argent est très dangereux. Le jeu, quand on s’y laisse aller, devient une passion irrésistible qui conduit à tous les excès, à la ruine, au déshonneur.

Vous avez entendu parler du fils du père Richet établi à Paris ?

— Oui.

— Eh bien, ce jeune homme, qui gagnait beaucoup d’argent comme courtier de commerce dans les vins, avait tout pour être heureux : une bonne ménagère, de beaux enfants, une riche maison. Il a goûté au jeu, a voulu y gagner de l’argent, en faire une spéculation, ça été fini de lui. L’argent de la famille y a passé, ensuite celui des fournisseurs. Obligé de vendre son bien pour payer ses créanciers, il ne lui resta pas un sou. Alors, affolé, il est parti, laissant les siens dans la plus profonde misère.

Ce qu’il est devenu… on ne le dit pas tout haut, c’est une honte pour le pays. Mes petits enfants, il est devenu voleur !

On l’a arrêté et il est en prison depuis trois ans. Voilà où mène le jeu. Donnez-moi votre parole de ne jamais hasarder plus tard une forte somme au jeu. Et toi, Pierre, rends les cinq sous.

— Les voici et je ne tricherai plus, grand-père ; j’ai bien honte !…

Au milieu de tous ces incidents, l’après-midi s’était écoulé, l’heure du dîner était proche. Le bon Jérôme, sa tâche remplie, rassembla tous les joueurs autour de lui.

— Mes enfants, leur dit-il, vous vous êtes bien amusés, vous allez rentrer chez vous, vous y trouverez des parents et des amis invités à l’occasion de la fête. Si on vous demande à la fin du dîner de chanter ou de réciter une fable, faites-le de bonne grâce, sans vous faire prier. Il faut toujours mettre de l’empressement à divertir ses hôtes et à leur être agréable. Il faut croire que Jérôme fut écouté, car le soir, de bien des maisons du village sortaient, ici le son de voix argentines, là des sons flûtes redisant les exploits du renard qui attrape le corbeau, ou le crime du méchant loup qui dévore le petit agneau.

Ah ! quelle belle journée que celle d’une fête au village !


Les règles du jeu. — Pour terminer convenablement ce sujet, nous allons donner quelques règles bonnes à observer dans le jeu.

Notre corps, de même que notre esprit, a besoin de repos, et, comme le disait l’apôtre saint Jean à quelqu’un qui s’étonnait de le voir s’amuser avec des tourterelles : la corde de l’arc ne peut pas être toujours tendue.

Il est bon, il est utile de se récréer après le travail ; mais il faut faire en sorte que le jeu ne dégénère pas en passion. S’il est permis de jouer quelquefois un peu d’argent, pour intéresser le jeu, il ne l’est pas d’y compromettre une somme importante. C’est là que la pente est rapide et glissante.

Il est nécessaire d’apprendre les jeux usités dans toutes les réunions de famille. On serait ridicule, si, étant admis dans une société, on ignorait toute espèce de jeux et si on ne pouvait prendre part aux divertissements établis par la maîtresse de maison.

Quand on joue de l’argent, celui qui gagne la partie n’a pas le droit de cesser le jeu ; ce droit n’appartient qu’au perdant.

Si l’on perd, il faut payer exactement ce que l’on doit. Dans le monde, les dettes de jeu sont réputées dettes d’honneur.

Si l’on regarde jouer, il faut bien se garder de s’ériger en censeur, de donner des conseils, de prendre parti pour l’un ou l’autre joueur. En agissant ainsi, on mécontente l’un des partenaires et l’on peut amener des discussions fâcheuses.
RÉSUMÉ


1. En récréation, il faut jouer avec tous ses camarades ; c’est mal d’exclure une compagne du jeu sans motif grave.

2. Il faut avoir bon caractère, ne pas se quereller, ni se battre, ou bouder, ni se fâcher pour un rien.

3. Évitez la brutalité et la maladresse. Ne jouez pas à des jeux dangereux, ni, à la maison, à des jeux trop bruyants.

4. Ne vous excitez pas sans mesure, ne vous mettez pas en sueur.

5. Prétez-vous vos jouets ; il faut savoir faire des concessions et procurer des plaisirs aux autres.

6. Ne trichez jamais au jeu et ne jouez pas d’argent, à moins que ce ne soit une faible somme.

7. Si vous perdez, ne soyez pas maussade ; si vous gagnez, ne montrez pas une joie excessive.


MAXIME


Le jeu dérobe trois choses à l’homme qui se laisse aller à cette funeste passion : l’argent, le temps et la conscience.

Rédaction. Comment une gentille petite fille doit-elle se conduire durant les récréations avec ses compagnes ?

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