La civilité des petites filles/07

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7. — A la Ferme.


« Le lendemain, nous partons à la ferme de Neuvy, que tu trouves si jolie et si plaisante. Papa et maman nous accompagnaient. Les fermiers, grands amis de mes parents, nous reçurent à bras ouverts et nous donnèrent un copieux déjeuner. Il y avait là plusieurs voisins d’alentour invités en notre honneur. Nous étions nombreux. La mère Sophie avait préparé un repas, oh ! mais un de ces repas où l’on reste deux heures à table.

« Je tire ma cousine à part et je lui dis : « — Pourvu que tout ce bruit ne te gêne pas trop ! La société des paysans ne va pas te plaire.

« — Me prends-tu pour une mijaurée, pour une pimbêche dédaigneuse ? Et pourquoi donc ces braves gens me déplairaient-ils ? Ce sont d’honnêtes travailleurs, ayant de la simplicité, de la franchise, et leur compagnie ne saurait m’être désagréable.

« — Oui, mais ils vont le parler de culture, de la récolte du blé ou du foin, et tout cela ne peut guère l’intéresser ?

« — Que veux-tu ! Je ferai comme si cela m’intéressait.

« Il faut parler à chacun des choses qu’il connaît, c’est le c moyen de rendre tout le monde content. Et puis, ne peut-on pas se gêner un moment pour faire plaisir à ceux qui

« veulent bien vous recevoir ? » « Comme Alice avait eu mal à la tête en route, je lui dis encore :

« — Tu ne vas peut-être pas pouvoir manger ?

« — Je me forcerai un peu ; la mère Sophie s’est mise en frais, il faut faire honneur à son festin ou elle aurait de la peine.

« On se met à table, et bientôt après le grand-père commence une histoire pas amusante du tout. Au bout d’un quart d’heure chacun en avait assez, chacun moins Alice, qui écoutait le vieillard avec respect, et suivait son récit en plaçant à propos quelques mots qui rendaient le bonhomme tout heureux, fit, dans le brouhaha des verres, je dis tout bas à mon professeur de politesse :

« — Une personne âgée doit être écoutée avec égard, lors « même qu’elle a des redites fatigantes, n’est-ce pas ? « Et voilà encore une règle de bonne société à retenir « par ton élevée

« La faim un peu apaisée, la gaieté vint aux convives. On causait, on se faisait des amabilités. L’un disait à son voisin : « Aimez-vous la tête de veau, monsieur ? » et à ses voisines : « Prendrez-vous de cette grosse dinde, madame ? » Et encore : « Admirez cette belle bête, mademoiselle. »

« Alice me dit en souriant :

« — Ce joyeux convive ignore que les mots peuvent avoir un double sens et prêter aux équivoques peu flatteuses… »

« Enfin, comme on était arrivé au dessert, moment de laisser aller, Bastien s’est coupé les ongles ; Nicolas s’est nettoyé les dénis avec la lame de son couteau et aussi avec une épingle empruntée à sa voisine ; Mariette a, sans façon, rattaché sa jarretière, et le gros Antoine a enlevé ses bottes en demandant des chaussons pour se mettre plus à son aise. Alice sourit encore et me dit :

« — Voilà des libertés qu’il est défendu de prendre en « société ; mais on doit pardonner à ceux qui ignorent les « usages.

« Comme nous revenions, je dis à ma cousine, un peu fatiguée d’avoir entendu longtemps parler haut et fort : « — Notre accent, notre jargon doivent te sembler bien « drôles, les oreilles n’y sont pas habituées.

« — L’accent, mon Dieu, chaque province a le sien, m’a « répondu Alice qui cherche à tout excuser autant qu’elle « le peut, on le garde sans pouvoir s’en défaire entièrement. Le jargon ou langage corrompu est autre chose ! « Aujourd’hui, avec les chemins de fer, les paysans ont « des rapports continuels avec les habitants des villes, « l’instruction est répandue dans les plus petits villages, « pourquoi continue-t-on à s’exprimer de manière à attirer « les moqueries quand il serait si facile de faire autrement ?

« Tu le vois, Marguerite, ma cousine a des idées sur tout, et des idées qui me semblent justes. Ne va pas conclure de là qu’elle est prétentieuse, tu te tromperais. Elle est au contraire fort aimable et prompte à rire. Mon seul regret est que tu ne sois pas là ; avec quel plaisir je l’aurais fait faire sa connaissance ! Pardonne-moi la longueur de cette lettre et réponds-moi le plus tôt possible.

« Ton amie,

« Marcelle. »

La lettre de Marcelle à Marguerite est fort intéressante ; mais elle n’a pu, cela se comprend, contenir toutes les questions se rapportant à la conversation, je vais y suppléer. Le sujet est important, lisez donc avec attenlion, mes chères pelites, les règles que je vais vous mettre sous les yeux, et vous pourrez rivaliser, pour le savoir-vivre, avec les jeunes filles les mieux élevées.