La conquête du paradis/I

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Armand Collin (p. 1-16).

I

LE DÉBARQUEMENT

Il fait nuit ; mais c’est une nuit indienne ruisselante d’étoiles. La mer, toute éclaboussée d’étincelles, semble rouler des braises, emmêler des rubans de feu.

Silencieux comme des fantômes, les vaisseaux de haut bord glissent rapidement, toutes voiles dehors. Ils paraissent gigantesques, dans la pénombre, avec leurs fières mâtures, leurs coques élevées, toute cette toile éployée qui met dans le ciel de larges taches sans astres.

Ces bâtiments ont une allure mystérieuse et sournoise qui n’a rien de pacifique ; les feux sont masqués, et, aux trois rangs de sabords, qui percent les flancs puissants, quelques lueurs piquées par les étoiles dénoncent les canons à l’affût.

Il y a là en effet huit navires de guerre, toute une escadre, qui s’avancent sur une seule ligne, poussés par une brise régulière, et sont assez proches l’un de l’autre pour ne pas se perdre de vue, même dans la demi-obscurité.

À bord du vaisseau amiral, plus haut que les autres et qui amasse plus d’ombre autour de lui, deux jeunes officiers, accoudés au bastingage, causent à voix basse.

Autour d’eux les manœuvres s’accomplissent presque en silence. Le battement de la toile, quand la brise mollit, le léger sifflement des cordages, le craquement de la carène sont les seuls bruits qui se mêlent au murmure continu de l’eau, déchirée par la proue.

Parfois, cependant, une poulie jette un grincement qui fait l’effet d’un cri.

Quelques lumières apparaissent au bord de l’horizon qui semble proche ; rousses et troubles à côté du scintillement bleu des étoiles, elles sont disposées irrégulièrement à des hauteurs différentes.

— Madras ! dit l’un des officiers à son compagnon.

— En sommes-nous loin ?

— À une lieue peut-être. Et le jeune homme ajoute en riant tout bas : Ils dorment sur leurs deux oreilles, ces bons Anglais, et presque tous ont déjà soufflé leur chandelle ; c’est pourtant là, je gage, leur dernière bonne nuit ; les trois cents bouches de nos canons leur chanteront demain l’aubade.

— Connaissez-vous le plan d’attaque, monsieur de Kerjean ?

— Pas plus que vous, mon cher Bussy ; mais il est facile à deviner : mouiller à quelque distance de Madras, débarquer de l’artillerie et surprendre la place. Ah ! nous virons ! ajoute-t-il en prêtant l’oreille à un commandement jeté dans le porte-voix.

— On se rapproche de terre, dit Bussy.

Tous les bâtiments, en effet, accomplissent la même manœuvre et courent une bordée vers la terre ; puis ils reprennent leur première direction, côtoyant de plus prés le rivage. Les lumières de Madras s’éloignent à bâbord, pâlissent et disparaissent.

C’est Madras cependant que guettent ces formidables rôdeurs. Ils ont passé inaperçus, aucun navire ennemi ne soupçonne leur présence, aucun n’a donné l’alarme.

Bientôt des chaloupes se détachent et vont reconnaître la côte. Le lieu est propice au débarquement.

Alors un grouillement d’ombres silencieuses se laisse entrevoir sur les navires. On déroule la chaîne des ancres, les matelots grimpent dans les haubans et peu à peu toute la toile s’abat, se replie, laisse à nu la sveltesse majestueuse des mâtures et des cordages.

L’amiral, entouré de son état-major, s’avance sur le pont et donne, sans baisser la voix — une voix rude et impérieuse — les dernières instructions. Bussy et Kerjean reçoivent les ordres qui les concernent : ils doivent débarquer les premiers avec cent cinquante hommes et aller reconnaître et occuper une pagode en ruine, qui se trouve par là. Cette pagode sera un poste avancé qui protégera au besoin le difficile transport de l’artillerie ; puis, le travail accompli, on pourra y dormir le reste de la nuit.

Alors d’innombrables embarcations, les chelingues du pays, faites d’écorce de cocotiers et de cuirs cousus, afin d’avoir la souplesse et l’élasticité indispensables pour ne pas être brisées par le ressac terrible de la dernière lame, semblent sortir des flancs des grands navires. Elles dansent sur l’eau d’une façon désordonnée, comme des cosses vides ; mais bientôt le poids des hommes leur donne un peu de stabilité, et elles prennent leur route vers la rive invisible. Les deux officiers sont descendus les derniers ; mais leurs rameurs sont les plus robustes et ils sont bientôt en tête de la flottille.

Un grondement continu, comme un tonnerre lointain, commence à se faire entendre ; il grandit, roule, s’étend, majestueux ; devient une longue vibration, une harmonie imposante qui rappelle les graves accords d’un orgue géant.

— Nous approchons, dit Kerjean.

— Qu’est-ce donc ? demande Bussy.

— Ce bruit ? C’est l’énorme chute de la mer sur plus de cent lieues de côtes.

Ils furent bientôt en plein tumulte dans une nappe d’écume bouillonnante, désordonnée, comme folle, et il leur semblait que les canots bondissaient sur une houle de neige.

— Attention ! cria Kerjean.

C’était la chute : une lame monstrueuse qui tombait en cataracte sur le sable ; et les canots prirent un élan vertigineux, à travers le tapage assourdissant, dans un éclaboussement d’eau. Mais l’habileté des rameurs noirs était telle qu’avant d’être revenus de l’étourdissement les passagers se trouvèrent un peu mouillés, mais sains et saufs sur le rivage.

Kerjean se secoua en riant, et Bussy, qui respirait à pleins poumons la bonne odeur de la terre, sembla pris d’une frénésie de joie :

— Enfin je te touche donc, mystérieuse contrée ! s’écria-t-il. C’est bien ton sol que mon pied foule ! Le rêve se réalise, enfin !

Et il ajouta en levant les yeux vers les étoiles :

— Djennat-Nichan !

— Quel hébreu nous parlez-vous là ? demanda Kerjean.

— N’est-ce pas là un des noms de l’Inde ? dit Bussy ; il signifie : Image du Paradis. N’est-ce pas bien un nom qui lui convient ?

— Paradis ! quelquefois ; enfer, très souvent, répondit Kerjean ; mais ce n’est pas le moment de discuter cette question. Nos hommes ont accompli sans encombre la cabriole du débarquement, c’est l’instant de les rallier et d’exécuter les ordres reçus.

Bientôt on se mit en marche, guidé par un cipaye qui connaissait la pagode en ruine.

— Serrez les rangs ! cria Kerjean, et que l’avant-garde avance avec précaution en battant les buissons.

— Que redoutez-vous ? demanda Bussy, la côte semble absolument déserte.

— L’Inde est autant aux bêtes qu’aux hommes ; en cela, elle ressemble à ce paradis pour lequel vous la prenez ; mais elle en diffère en ceci, puisque les bêtes étaient douces là-bas, à ce qu’on raconte : c’est qu’elles sont ici fort dangereuses et féroces. Entendez-vous leur musique ?

La nuit en effet était pleine de plaintes et de cris sourds. Mais les bêtes affamées fuyaient à l’approche de cette troupe nombreuse, et à travers les hautes herbes et les broussailles on arriva, sans en avoir vu une seule, à la pagode ruinée.

Des bandes de chacals, des compagnies de vautours furent encore les seuls ennemis que l’on eut à mettre en déroute et qui cédèrent la place en protestant par d’affreuses clameurs.

On fit le tour des monuments effondrés, des jardins sans clôtures ; puis, les sentinelles postées, le signal de la réussite de l’entreprise donné à l’escadre, on rompit les rangs et l’on campa dans la place si facilement conquise. Le plus grand nombre s’était installé dans une grande salle ouverte, la moins délabrée de l’édifice ; les deux officiers s’étendirent là aussi, sur leurs manteaux, pour prendre quelques heures de repos.

— Avez-vous sommeil, monsieur de Bussy ? demanda bientôt Kerjean.

— Sommeil ! Si près du moment de combattre, et sur cette terre que je brûle de voir et que la nuit me dérobe ? Non, certes, avec impatience j’attends l’aurore.

— Alors, si vous ne voulez pas dormir, permettez-moi de vous faire une question.

— Faites, monsieur de Kerjean, je serai heureux d’y répondre.

— Que pensez-vous de l’amiral ?

— C’est là une question délicate, répondit Bussy, en souriant, mais j’y répondrai franchement. L’amiral me fait l’effet d’être un héros mi-parti de blanc et de noir, lumière et ombre, archange et diable. Moi qui, sous ses ordres depuis tant de mois, l’ai vu accomplir des prodiges, je ne le reconnais plus ; toutes ces lenteurs, ces hésitations, ce refus de combattre l’escadre anglaise quand nous avions tous les avantages, c’est à n’y rien comprendre.

— Je comprends, moi. Comme vous le dites, il y a de l’ombre sur ce héros, et je crois deviner quelle est la paille qui fera rompre ce pur acier.

— Qu’est-ce donc ?

— L’envie !

— Que dites-vous là ? s’écria Bussy en se rapprochant de son compagnon, parlez plus bas.

— Vous verrez, continua Kerjean en baissant la voix ; l’amiral est dévoré de jalousie ; il ne veut ni ordres ni conseils, même quand ils sont conformes à ses idées ; la puissance de mon oncle Dupleix dans ce pays lui porte ombrage, il ne veut pas d’une victoire partagée.

— Vous m’effrayez ; mais je ne puis croire à de pareils sentiments.

— Dieu veuille que je sois un calomniateur, dit Kerjean en soupirant.

Il s’arrangea pour dormir et le silence se rétablit. Mais bientôt de nouveauté jeune homme le rompit.

— Voici bien longtemps que j’ai quitté la France, dit-il, parlez-moi d’elle. Que dit la cour ? que fait-on à Versailles ?

Bussy complaisamment rapporta à son compagnon toutes les chroniques, les scandales qui occupaient la cour lors de son départ de France, les succès galants du duc de Richelieu, la fortune naissante de Mme de Pompadour, la nouvelle maîtresse du roi. Mais lorsqu’il eut parlé quelque temps, un léger ronflement vint l’avertir qu’on ne l’écoutait plus. Il rit silencieusement, et, mettant ses mains sous sa tête, il contempla la palpitation des étoiles, à travers les larges baies de la salle, qui semblaient découper des festons de velours noir sur la clarté relative du ciel.

Le bruit de toutes ces respirations d’hommes au repos troublait seul le silence ; mais si quelqu’un eût été éveillé, il eût pu entendre Bussy murmurer une fois encore, comme s’il prononçait le nom d’une maîtresse bien-aimée :

— Djennat-Nichan !


Le lendemain, au petit jour, Nicolas Morse, gouverneur de Madras, a un bien désagréable réveil : le premier coup de canon le fait tressauter dans son lit. Il se retourne d’abord vers la ruelle en murmurant :

— Il tonne !

Mais les décharges, qui se succèdent maintenant sans relâche, ne lui permettent pas de reprendre son somme ni d’attribuer au ciel tout ce vacarme.

Le voici qui saute à bas du lit et, nu-pieds, court tout ému vers la fenêtre, se glisse sur la galerie extérieure.

Et ses regards interrogent les alentours. Mais il n’y a rien à apprendre des grands arbres du jardin ni des oiseaux qui chantent dans les branches. Et toujours ce grondement qui éclate et roule, faisant vibrer toutes les vitres de la maison. Mais voici le sable bien uni des allées qui crie sous un pas précipité. C’est un soldat. On aperçoit l’éclat rouge de son habit à travers les touffes de jasmins.

— Des nouvelles, dit le gouverneur en quittant la véranda et enfilant en hâte une culotte.

Le messager paraît à la porte de la chambre.

— Eh bien ? interroge le gouverneur.

— Les Français ! Votre Grâce, ils ont débarqué cette nuit et canonnent la ville.

— Les Français !

Cette nouvelle casse bras et jambes à sir Morse qui tombe dans un fauteuil.

Le soldat fait son rapport :

Huit navires ennemis sont mouillés à portée de canon ; deux mille hommes environ sont à terre, à peu de distance de l’embouchure du Montauron, et déjà une batterie de six mortiers est établie là.

— Allez dire que je rentre en ville à l’instant.

Le soldat salue et s’éloigne, tandis que le gouverneur se pend aux sonnettes. Les serviteurs arrivent, on habille le maître, on le coiffe, on le poudre, il reprend toute se dignité.

La demeure, du haut en bas, est pleine d’agitation : des va-et-vient effarés, des cris, des appels. Tout le monde devine le danger : cette maison hors des murs et sans aucune protection, il faut la quitter au plus vite. Déjà lady Morse emballe les objets précieux ; son fils et sa jeune fille s’empressent à l’aider, car les négresses affolées sont incapables d’aucun service. Aux écuries on attelle les chevaux à tout ce qu’il y a de véhicules.

L’effarement n’est pas moindre dans la ville ; on court, on s’interroge, on se redit la nouvelle terrible ; mais bientôt les rues se font désertes, car les bombes y éclatent, et, déjà, l’on a emporté quelques blessés.

Les habitants ont confiance pourtant ; les indigènes surtout croient la place imprenable ; mais l’état-major, réuni en conseil extraordinaire dans l’intérieur de la citadelle, est beaucoup moins tranquille. Il sait bien, lui, que les murailles de la ville sont en mauvais état ; que le fort Saint-Georges même, construction oblongue de cent mètres de large sur quatre cents de long, n’est pas très formidable ; que le mur qui l’entoure a peu d’épaisseur, et que ses quatre batteries et ses quatre bastions sont d’un travail défectueux et peu solide. La garnison, il le sait bien aussi, est des plus misérables ; elle se compose en tout de trois cents hommes, parmi lesquels beaucoup de vagabonds, des déserteurs portugais et des noirs ; en fait d’officiers, trois lieutenants et sept enseignes ; et il y a bien peu à compter sur la valeur des troupes indigènes.

Le conseil, dans une salle sombre autour d’une table couverte d’un tapis vert, ressemble à une assemblée de muets. Le fracas des batteries, toutes proches, répondant au canon des assiégeants, est seul à parler, et il couvre d’ailleurs les rares voix qui laissent tomber de temps à autre des phrases insignifiantes :

— Quel plan adopter pour la défense ?

— Il faudrait connaître le plan d’attaque.

Le gouverneur Nicolas Morse, qui préside, n’a aucune aptitude militaire, et pas davantage de prétentions : c’est un marchand. Son seul souci, dans la question politique, c’est d’obéir strictement aux ordres supérieurs, et il obéit, à travers tout, même si des circonstances imprévues rendent l’exécution d’ordres anciens absolument désastreuse. Comme, dans le cas présent, il n’a pas d’instructions spéciales, il se contente de hocher la tête. Ah ! s’il s’agissait d’affaires commerciales ou même de négociations avec l’ennemi, l’on pourrait voir qu’il a des capacités ; mais aux choses de la guerre il n’entend rien !

Cependant il ouvre une idée ; cette voix du canon l’attire au dehors, il se lève en conviant, d’un geste, à le suivre, les officiers réunis.

— Allons voir par nos yeux, dit-il.

Les voici sur la plate-forme, inondée de soleil, d’un des bastions, d’où ils découvrent la mer et la contrée à perte de vue.

Trois des vaisseaux français se sont approchés des remparts autant que l’eau le permet. Un des enseignes nomme ces navires : le Lys, le Neptune et celui qui est le plus en arrière, mais tire sans relâche, l’Achille, un beau navire qui porte soixante-dix pièces de canon et quatre cent cinquante hommes d’équipage.

Du côté du couchant, sur le rivage, on aperçoit un fourmillement ; et la batterie de six mortiers, établie pendant la nuit, dirige un feu assez nourri vers la porte Saint-Honoré.

— Cette batterie, tout en nous attaquant, doit masquer et protéger une marche de l’ennemi, dit le lieutenant Harrys.

Les longues-vues sont étirées, on interroge le lointain. La pagode fortifiée apparaît alors, et entre les bouquets de bois on découvre en effet une colonne en marche.

— L’intention est évidente, s’écrie le lieutenant qui a déjà parlé. Contourner la ville en décrivant un demi-cercle, puis franchir les deux bras de la rivière et nous attaquer du côté qui fait face à la terre. C’est en effet notre point le plus faible. La maison de Votre Grâce court de grands dangers, ajoute-t-il, située comme elle l’est à une demi-portée de mousquet des murs de la ville. Elle doit être le point de mire des assiégeants. Ils veulent l’enlever et s’y fortifier. Nous avions cependant décidé, en conseil de guerre, qu’il fallait abattre la Résidence du Jardin ainsi que la poudrière. C’est une négligence vraiment bien coupable de ne pas l’avoir fait, car, à cause de cela, ces points une fois pris par l’ennemi, la place ne sera plus tenable.

— Démolir ma maison ! murmure M. Morse.

— Il faut préparer une sortie des troupes indigènes par la porte Royale, déclare le lieutenant, qui décidément est le plus énergique de l’assemblée.

Nicolas Morse parle de négociations ; mais la sortie est résolue et des ordres sont expédiés.

Les heures s’écoulent, lourdes d’angoisse, et sonnées par les canons ennemis.

C’est Bussy et son nouvel ami Kerjean qui commandent la colonne d’attaque. Les ordres sont en effet de s’emparer de la maison du gouverneur, située hors des murailles, et de construire, dans le jardin même, deux batteries de mortiers, dirigées sur un angle de la place dépourvu de feux.

Quand les assiégés tentent leur sortie par la porte Royale, les Français ont déjà franchi les deux bras du Montauron. Ils s’avancent dans un ordre parfait et semblent bien résolus à ne se laisser arrêter par rien.

Ces maigres cipayes à la peau brune, qui veulent leur barrer la route, un peu grotesques dans leurs costumes à demi anglais, les font sourire et ils ne ralentissent même pas leur marche, attendant pour tirer d’avoir essuyé une décharge.

La voici.

Elle est bien hésitante et bien mal dirigée, car elle n’atteint personne ; mais à la première riposte, déjà les cipayes rompent leurs rangs, reculent, et bientôt rentrent, en désordre, dans la ville.

La maison du gouverneur est envahie par les Français, et l’on commence aussitôt à donner des coups de pioche et à tout bouleverser dans le jardin, sans souci des bosquets de jasmins.

Les jolis canards de la Chine qui étaient déjà couchés retirent vivement la tête de dessous leur aile et tâchent de se rendre compte de la situation ; mais, après une longue réflexion, n’ayant pu se l’expliquer, avec un léger frisson ils replacent leur bec dans le doux duvet et se rendorment.

Le lendemain, jugeant qu’il est impossible de tenir, le gouverneur Morse envoie une députation au camp français. Le commandant Mahé de La Bourdonnais la reçoit sous sa tente et un des députés, M. Haly-Burton, porte la parole : il propose de racheter la ville, sans que le drapeau anglais cesse de flotter sur la forteresse.

— Je ne vends point l’honneur, messieurs, répond La Bourdonnais avec un peu d’emphase, le pavillon de mon roi sera viré sur Madras, ou j’y meurs aux pieds des murs !

Puis, changeant de ton, il ajouta avec bonhomie :

— À l’égard du rachat de la ville et sur tout ce qui est question d’intérêt, vous serez content de moi.

Il prit le chapeau galonné d’or d’un des députés.

— Ce chapeau vaut six roupies, dit-il, vous m’en donnerez trois ou quatre, et il en sera de même pour toutes choses.

Les députés saluent et se retirent.

Dans l’après-midi les nouvelles batteries ouvrent le feu et foudroient l’angle sans défense des murailles, tandis que, de la rade, les navires lâchent leurs bordées sur la citadelle.

La nuit même ne ramène pas le silence dans la ville consternée.

Le jour suivant, les Anglais ont un moment d’espoir et de joie : la nouvelle se répand que l’escadre commandée par le commodore Peyton, qui les a si étrangement abandonnés, est en vue. Les Français ont vent de ce bruit et pressent l’attaque ; mais la nouvelle ne se confirme pas, aucune voile n’apparaît au large.

Enfin, le 21, la ville se rend à discrétion. Mélancolique et digne, le gouverneur Morse vient remettre solennellement les clés à La Bourdonnais.

La porte de Walreguet est ouverte, le pont-levis s’abaisse et les Français font leur entrée à Madras. On relève les postes, bientôt le drapeau blanc est hissé sur le fort Saint-Georges et prend partout la place des pavillons anglais.

La garnison et tous les résidents britanniques sont déclarés prisonniers de guerre. On s’engage à livrer aux Français toutes les marchandises emmagasinées, les livres de compte, les arsenaux, les vaisseaux, les munitions de guerre, les vivres et toutes les propriétés appartenant à la Compagnie ; de plus, toutes les matières d’or ou d’argent, les denrées et toutes autres valeurs enfermées dans la ville et le fort. À cette condition, par courtoisie et générosité pure, le commandant français exempte la ville du pillage.

Les canons se sont tus, les bombes ont cessé de tomber dans les rues et sur les places, tout à l’heure désertes et à présent pleines d’une foule animée qui commente et discute les événements.

Cette complète victoire a été peu meurtrière : elle a coûté un seul homme à la France, et les assiégés, qui ont un assez grand nombre de blessés, n’ont perdu que cinq des leurs. Aussi, tandis que la population noire se réjouit d’être hors de danger, les Anglais murmurent-ils beaucoup, et quelques-uns disent tout haut « que le gouverneur Morse et les membres du conseil seront pendus pour avoir négligé les travaux de défense et rendu la place avec une précipitation honteuse. »

D’heure en heure, des bruits et des nouvelles passent comme une houle sur les vaincus. La Bourdonnais est en conférence secrète avec le gouverneur. On sait que Nicolas Morse est habile dans les transactions : peut-être va-t-il trouver quelque moyen d’atténuer un peu le désastre.

On parle, on s’agite, tandis que les soldats et les matelots français, droits à leur poste, regardent cette foule inconnue et écoutent cette langue qu’ils ne comprennent pas, d’un air calme et indifférent.