La conquête du paradis/IV

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Armand Collin (p. 43-60).

IV

MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS

Kerjean poussa un cri de joie quand il vit revenir à Madras le marquis de Bussy.

— Dans quelle inquiétude m’avez-vous jeté ! s’écria-t-il, je me perdais en conjectures, sur cette absence prolongée. Enfin, grâce à Dieu, vous êtes vivant, et je n’ai pas à pleurer mon nouvel ami.

Bussy tendit la main à Kerjean avec effusion.

— Vous avez couru des dangers pourtant, reprit ce dernier en remarquant le bras en écharpe et la pâleur du jeune officier.

Le marquis, alors, lui raconta ses aventures, et Kerjean s’ébahissait, suivant la narration avec une sorte de fièvre.

— Si ce n’était de votre bouche que j’entends ce récit, dit-il lorsque Bussy se tut, ce serait à ne pas croire, tant l’aventure ressemble à un roman.

— Un roman trop tôt fini, dit le marquis avec un soupir. Maintenant, dites-moi, que se passe-t-il ici ?

— Ah ! mon ami, le diable le sait, pour moi je me bouche les yeux pour ne pas voir, tant j’ai peur de comprendre.

— Vous m’effrayez ! Notre conquête nous échapperait-elle ?

— Pas précisément. Mais ce que j’avais prévu arrive, hélas ! L’orgueil, et je le crains bien, quelque chose de pire, fait tomber de son piédestal le héros qui nous a conduits.

— Le commandant ?

— Venez ! je vous mettrai au courant.

Et Kerjean entraîna son compagnon vers le logis qu’il occupait dans une maison de la ville.

— Je me suis permis, cher Bussy, lui dit-il, tout en marchant, de faire transporter votre bagage dans cette habitation, qui m’a été réservée pour le temps que nous passerons ici ; je comptais la partager avec vous ; si je vous ai déplu, pardonnez-moi.

— Vous me comblez et je suis vraiment confus de mériter si peu tant de bienveillance.

La maison vers laquelle se dirigeait Kerjean, construite à l’européenne, était située sur la place du Gouvernement, presque en face du palais de Nicolas Morse, où le commandant français s’était logé avec son état-major.

Quand les deux jeunes hommes furent commodément installés dans une chambre, en face de boissons fraîches, et que le panka, grand éventail suspendu au plafond, mis en mouvement par un noir placé dans une pièce voisine, agita l’air, pour rendre la chaleur supportable, Kerjean prit la parole.

— Comme vous le savez, la ville s’est rendue à nous à discrétion, et notre facile victoire était complète. Mon oncle Dupleix, en félicitant le commandant de son succès, lui recommandait, par-dessus tout, de raser la place et d’employer tous les moyens pour ruiner les établissements de nos adversaires. Mais l’amiral n’aime pas à suivre les conseils, et après plusieurs conférences secrètes avec le gouverneur Morse et l’état-major anglais, le bruit d’une capitulation signée, d’une rançon convenue, commença à se répandre.

— Est-ce possible !

— C’est certain. Le conseil supérieur de Pondichéry, qu’en sa qualité de gouverneur de l’Inde mon oncle préside, a fait à l’amiral toutes les représentations possibles, pour le convaincre que ce traité de rançon si funeste, même si les conditions en étaient remplies, n’avait aucune valeur, étant conclu par des prisonniers de guerre, et qu’aucun des engagements pris ne serait tenu.

— C’est évident.

— Évident pour tous, excepté pour M. de La Bourdonnais, car il est resté sourd à tous les avis. Il est, pour moi, certain qu’il a reçu des Anglais un million, pour rendre la ville, au prix d’une rançon illusoire, et que ce million est déjà en sûreté.

Bussy s’était levé, pâle et tremblant d’indignation.

— Ah ! monsieur, rétractez de pareilles paroles ! n’accusez pas d’une telle infamie un Français, un héros comme celui dont il s’agit, ou je me verrai forcé de me considérer comme insulté avec lui.

— Cette belle colère fait que je vous aime davantage, dit Kerjean sans s’émouvoir, mais je ne puis rien rétracter, car je ne parle pas à la légère. Notre héros est un corsaire, voilà tout.

— Mais enfin, quelles preuves avez-vous ?

— Écoutez, dit Kerjean en savourant un sorbet à la neige, quatre des plus riches banquiers arméniens de la ville avaient été arrêtés et retenus comme otages ; on leur a rendu la liberté, et les Anglais disent publiquement que c’est : « pour aller chercher quelques petites galanteries pour le général ».

— Les Anglais inventent cette calomnie.

— J’ai mieux encore, pire plutôt, continua Kerjean. Ma bourse se trouvant presque vide, comme cela lui arrive souvent, et me sentant harcelé par mille fantaisies que j’eusse été aise de satisfaire, l’idée me vint d’aller trouver un juif de Madras, dont j’avais entendu parler, et de contracter par son moyen un de ces emprunts désastreux qui ruinent les familles. Par bonheur pour la mienne, le juif était de fort méchante humeur et peu disposé à m’ouvrir son escarcelle. J’étais très contrarié de ce contretemps, mais je ne pus rien tirer du juif, si ce n’est cet aveu, qu’on venait de lever une contribution de cent mille pagodes, pour payer la complaisance du général français, et qu’il avait été imposé, lui, pour sept mille pagodes, chiffre exorbitant, injustice criante, qu’on n’eût jamais osé commettre s’il eût été chrétien ou seulement Arménien. Maintenant, cher ami, libre à vous de ne pas me croire ; si les événements ne parviennent pas à vous convaincre, vous maintiendrez le démenti et je vous rendrai raison.

— Pardon, dit Bussy en tendant la main au jeune officier, mais j’ai reçu un coup au cœur sous la surprise de cette affreuse révélation.

Kerjean serra fortement la main de son compagnon.

— Je vous le répète, dit-il, votre indignation augmente mon estime pour vous.

— Tout n’est peut-être pas perdu encore, dit Bussy après un long silence ; l’enivrement d’une fortune subite a sans doute fait tourner la tête au commandant ; mais il reviendra à son devoir et à la raison.

— Il est grand temps qu’il y revienne, car son escadre court les plus grands dangers dans la rade de Madras, à l’époque où nous sommes : la mousson, cette période de tempêtes furieuses, qui nous visite tous les ans, ne peut plus tarder d’arriver, et si l’amiral laisse surprendre ses vaisseaux, c’en est fait d’eux.

— C’est vrai, dit Bussy, ils devraient être partis déjà.

— Il y a encore autre chose, reprit Kerjean : le nabab du Carnatic, le farouche Allah-Verdi, qui vient de faire assassiner son pupille, pour prendre sa place, montre les dents au gouverneur de la compagnie française et lui demande de quel droit il prend Madras. Mon oncle lui répond qu’il la prend pour la lui rendre, se réservant de la rendre en l’état qu’il voudra, c’est-à-dire complètement démantelée, et, comme il joint à sa réponse maints oiseaux rares et chats de Perse aux yeux bleus, le nabab est momentanément calmé. Mais, si la ville n’est pas rendue dans un temps donné, il se refâchera et peut nous tomber sur le dos avec son armée.

Un bruit de pas gravissant en hâte l’escalier vint interrompre la conversation des deux jeunes hommes. Un noir parut, suivi d’un laquais en livrée.

Ce laquais remit une lettre à Kerjean :

— Ah ! c’est de ma cousine Mme Barnwal, dit-il en brisant vivement le cachet, et il lut le billet tout haut.

« Venez vite, mon cher cousin, une députation de Pondichéry arrive à l’instant, envoyée par Dupleix et le conseil supérieur. »

— En route ! s’écria le jeune officier en rattachant son épée, le combat va s’engager. Venez aussi, Bussy, l’invitation est pour vous autant que pour moi.

— Qui est Mme Barnwal ? demanda ce dernier tout en suivant son compagnon.

— Une belle-fille de mon oncle Dupleix. Elle a épousé un commerçant anglais et habite Madras. C’est une charmante femme, toute Française de cœur.

Quand ils entrèrent dans la salle où étaient réunis les députés, engagés dans une conversation très animée, Mme Barnwal accourut au-devant de Kerjean.

— Arrivez donc, mon cousin, lui dit-elle d’un ton où il y avait beaucoup d’inquiétude, malgré un air d’enjouement, j’ai besoin d’un chevalier pour prendre ma défense : imaginez-vous que ce terrible commandant veut s’emparer de ma personne et me garder comme otage !

Mais elle s’arrêta, interdite, en voyant que Kerjean n’était pas seul.

— Le marquis Charles de Bussy, capitaine des volontaires, dit Kerjean, présentant le nouveau venu, un précieux renfort qui nous arrive de France, et veut bien me faire l’honneur d’être mon ami.

— M. de Bussy est le très bien venu, dit-elle, il est notre ami puisqu’il est le vôtre.

Et elle lui tendit une jolie main blanche effilée que Bussy porta à ses lèvres.

Mme Barnwal était toute jeune, gracieuse, élégamment vêtue, une rose rouge sur ses cheveux poudrés à frimas, et une mouche au coin de sa jolie bouche.

— Quelle affreuse affaire, n’est-ce pas, monsieur ? dit-elle à Bussy. Jamais on n’a vu pareille obstination. Mais venez que je vous présente nos députés.

Tous les assistants vinrent saluer le jeune officier. C’étaient : le major général de Bury, dont le costume bleu à parements rouges, orné de brandebourgs d’or, attirait spécialement les regards ; le procureur général Bruyère, l’ingénieur Paradis, un soldat d’origine suisse, vaillant et doux ; d’Espréménil, Barthélémy, Dulaurens, membres du conseil supérieur de Pondichéry, de La Touche, Changeac, et enfin M. Friel, l’interprète, l’homme de confiance de Dupleix.

M. d’Espréménil, qui était une nature fougueuse et énergique, paraissait fort animé ; il venait de faire une proposition que ses collègues, plus timorés, ne sanctionnaient pas : c’était d’arrêter immédiatement ce commandant révolté qui refusait d’obéir au gouverneur de l’Inde française.

— Est-ce qu’il n’a pas eu le premier l’idée d’attenter à la liberté de Mme Barnwal, disait-il, sachant quel précieux otage il aurait entre les mains ? n’est-ce pas la guerre déclarée, la révolte ouverte ?

— Comment ! c’est donc sérieux, ce que vous m’avez dit, cousine ? s’écria Kerjean ; mais mon oncle ne pourrait pas souffrir une pareille chose.

— Mon bon père a déjà répondu sur ce sujet, dit Mme Barnwal, et il a répondu comme il devait ; vous savez que chez lui le devoir prime tout autre sentiment, et ma mère s’est jointe à lui pour écrire à l’amiral que sa menace ne les ébranlerait pas et qu’ils sauraient sacrifier leur tendresse à leur devoir.

— Allons ! messieurs, ne perdons pas un instant, dit le major général en se levant, accomplissons notre mission, et Dieu veuille que nous puissions la terminer pacifiquement !

Et les députés, ainsi que les deux officiers, quittèrent Mme Barnwal pour se rendre auprès du commandant.

Quand ils débouchèrent sur la place, l’amiral était à sa fenêtre. Il eut un haut-le-corps en les apercevant et rentra précipitamment.

— Messieurs, dit Bury à ses compagnons, avant d’entrer dans la salle où le commandant les attendait, n’oublions pas, d’après la recommandation de notre très aimé gouverneur, que nous devons encore une fois avoir recours à la conciliation et aux paroles courtoises, avant d’user de nos pouvoirs.

— Nous en serons pour notre courtoisie, grommela d’Espréménil.

Ils entrèrent.

Mahé de La Bourdonnais, gouverneur, pour Sa Majesté Très Chrétienne, des îles de France et de Bourbon, capitaine de frégate, commandant général des vaisseaux français dans l’Inde, se tenait debout, le front levé, une main appuyée au bord d’une table. Il portait la culotte et les bas rouges, l’habit bleu, sans paniers, à parements cramoisis, bordé à la Bourgogne et galonné d’or.

Le célèbre marin, qui avait conquis ce nom de Mahé dans une glorieuse affaire, était alors dans sa quarante-septième année ; mais une mauvaise fièvre qui le minait et lui jaunissait le teint, le faisait paraître plus âgé. Il avait le nez recourbé comme un bec d’oiseau de proie, le regard clair et aigu, le front plissé, déprimé légèrement, la bouche mince, tirée vers les coins par un rictus dédaigneux. Sur sa poitrine rayonnait la croix de Saint-Louis.

Il y eut d’abord un instant de lourd silence. La Bourdonnais demeurait muet, regardant les nouveaux venus avec un air de défi, masquant un léger tremblement d’inquiétude. Ce fut lui qui, cependant, parla le premier.

— Eh bien, messieurs, que désirez-vous, et qu’y a-t-il encore de nouveau ?

Friel s’avança, fit un salut.

— Commandant, nous venons, pour la dernière fois, vous supplier, au nom du gouverneur de l’Inde, de revenir sur une décision funeste et en tous points contraire aux intérêts de la nation.

— Ah ! il s’agit toujours de ce traité de rançon ! s’écria La Bourdonnais en fronçant le sourcil. Eh bien ! comme je l’ai dit déjà, toute représentation à ce sujet est inutile. Le sort de Madras est jeté. Que j’aie tort ou raison, je me suis cru en droit d’accorder une capitulation au gouverneur anglais. Je serais le premier militaire qui n’eût pas le pouvoir de faire des conditions à ceux qui ont défendu les murs dont il se rend maître. Je ne suis pas venu dans les Indes pour y être subordonné. Si j’avais cru que M. Dupleix et son conseil me chercheraient tant de chicanes, jamais je n’eusse hissé le pavillon français ici. Je serais entré dans la place, j’aurais fait contribuer les Anglais avec leur hiac battant[1], et, leur souhaitant le bonsoir tranquillement, après mes affaires faites, je serais allé à mes îles.

— Vous vous seriez mis, monsieur, dans un fort vilain cas, repartit Friel avec un peu d’impatience ; ce n’est pas vous qui avez pris la ville ; les braves sujets du roi ne se sont exposés que pour la gloire du prince, et pas pour vous, ils vous auraient forcé à arborer le pavillon.

La Bourdonnais baissa la tête un instant, puis chercha sur la table son brevet royal et le tendit à Friel.

— Vous voyez, lui dit-il, qu’il est écrit ici que tout ce que je ferai sera approuvé.

— Cette approbation n’a rapport qu’à vos opérations militaires. Le ministre ne peut favoriser la désobéissance aux lois, et vous savez fort bien qu’une fois le pavillon français arboré sur une ville, la place devient subordonnée au gouverneur général. Vous deviez, aussitôt entré, faire remettre les clés des magasins, du trésor, et les livres de la compagnie aux commissaires royaux ; mais vous avez préféré remettre les clés à monsieur votre frère.

Le commandant eut un soubresaut et poussa un rugissement de fureur.

— Si je croyais quelqu’un capable de me soupçonner moi et mon frère, s’écria-t-il en serrant les poings, je lui casserais la gueule, je l’éventrerais, je le foulerais sous mes talons !…

Et le marin, hors de lui, lâcha une bordée de jurons que le dernier des matelots n’eût pu surpasser comme grossièreté et violence.

M. Friel ne se déconcerta pas et répliqua en haussant un peu le ton.

— Si l’on vous soupçonne, vous monsieur, je n’en sais rien, mais pour monsieur votre frère, il n’est que trop connu ici. Vous auriez mieux fait de donner la clé du trésor au dernier officier plutôt qu’à lui. Le livre de la caisse ne se trouve pas, voilà une assez forte présomption contre lui, pour ne pas dire une preuve concluante.

La Bourdonnais fit un mouvement comme pour s’élancer sur Friel, mais sa colère tomba subitement en voyant entrer un messager.

Ce messager apportait une lettre de Dupleix.

Le commandant s’assit à sa table pour la lire.

Dans cette lettre, tout entière de sa main, le gouverneur de l’Inde suppliait encore une fois La Bourdonnais, dans les termes les plus touchants, de renoncer à ce traité illusoire et si funeste aux intérêts de la France. Il lui parlait comme un frère à son frère et lui montrait à chaque ligne combien il était désintéressé et à quel point il avait pour lui la raison et le devoir.

En lisant cette lettre, si noble et si convaincante, La Bourdonnais poussait de profonds soupirs. Quand il eut fini, il laissa tomber sa tête dans ses mains et, pris d’une singulière faiblesse, il se mit à pleurer comme un enfant.

Friel, qui s’était discrètement reculé de quelques pas et se tenait immobile, les bras croisés, eut un geste de surprise ; les députés échangèrent un regard, et Bury dit à voix basse :

— Il va céder.

Mais d’Espréménil eut un haussement d’épaules plein de mépris.

Le commandant s’était mis à marcher à grands pas, méditant profondément. Puis, cédant encore à cette inconcevable émotion, où l’énervement de la fièvre était pour quelque chose, il recommença à verser des larmes.

— Remettez-vous, monsieur, dit Friel troublé malgré lui, ne vous laissez pas aller à un tel excès de chagrin ; cédez enfin à nos instances, et tout s’arrangera de soi-même.

— Non, non, je ne peux m’en dédire ! s’écria l’amiral d’une voix entrecoupée par les sanglots. S’il le faut, qu’on me mène à la potence !… Il se reprit en jetant un regard sur sa croix de Saint-Louis : J’irai porter ma tête sur un échafaud. J’ai cru bien faire. J’ai cru avoir une autorité et je n’ai pas voulu traiter les Anglais, qui sont braves gens, avec la dernière rigueur. J’irai porter mon désintéressement et mon innocence au pied du trône.

Et les larmes ne voulaient pas tarir dans les yeux de l’amiral.

— Vraiment, dit Bussy à l’oreille de Kerjean, cela me fait un mal affreux de voir pleurer cet intrépide.

Mais d’Espréménil, que cette scène semblait irriter, s’avança vers La Bourdonnais.

— Monsieur, dit-il, vous êtes décidément bien résolu à rester sourd à nos instances ?

— Rien ne me fera changer de résolution, répondit le commandant en relevant la tête, ma parole est engagée aux Anglais et je tiendrai ma parole.

— Alors, monsieur, j’ai le regret de vous le dire, la mission pacifique est terminée et nous n’avons plus que des ordres à vous transmettre.

Bury sortit de l’ombre. La Bourdonnais, qui ne le connaissait pas, à la vue de son uniforme bleu et rouge à brandebourgs d’or, crut qu’il arrivait de France. Une angoisse extrême se peignit sur ses traits, qui devinrent aussi pâles que la poudre de ses cheveux.

Bury lui présenta la lettre du conseil supérieur qui établissait ses pouvoirs. Puis il donna l’ordre de faire ouvrir les portes, les déclarations dont il était porteur devant être connues de tous.

Les capitaines des vaisseaux, et beaucoup d’officiers de différents grades, envahirent rapidement la salle.

Alors, un greffier commença la lecture du premier décret du conseil supérieur, déclarant que le traité de rançon, ayant été contracté par la volonté de M. de La Bourdonnais sans autorité et avec des prisonniers qui ne pouvaient s’engager, était nul de plein droit et regardé comme non avenu. Une seconde ordonnance établissait un conseil provincial au fort Saint-Georges et nommait d’Espréménil commandant et directeur des ville et fort de Madras.

La Bourdonnais écoutait avec la plus grande attention et un léger tremblement de sa lèvre inférieure trahissait son anxiété. Mais lorsqu’il vit que tous ces décrets émanaient de Pondichéry et non de France, il reprit toute son assurance et eut un rire de défi.

— Vous vous imaginez donc que je vais accepter vos ordres et m’y soumettre ? s’écria-t-il. Sachez que je ne reconnais dans l’Inde l’autorité de qui que ce soit. Je m’en tiens à mon brevet, et aux instructions du ministre qui me laissent maître de mes opérations.

— Vous voulez vous faire redire une fois de plus, répondit d’Espréménil, que toute place conquise tombe sous le pouvoir du gouverneur général ? Vous qui êtes aussi gouverneur d’une colonie française, vous le savez mieux qu’aucun autre.

Aucune réplique concluante ne vint à l’esprit de l’amiral qui, pour sortir d’embarras, se jeta de nouveau dans un accès de fureur, manquant peut-être de sincérité malgré sa violence. Les injures brutales, les jurons populaciers, éclatèrent encore, au milieu du silence sévère de l’assemblée. La Bourdonnais s’enflammait de plus en plus et sa face s’était empourprée.

— Ah ! c’est la guerre que vous voulez ? cria-t-il enfin. Vous venez m’insulter, me provoquer, discuter mon autorité ; eh bien, soit : la guerre ! battons-nous, nous verrons qui a raison.

Et par moments sa parole s’embarrassait, parce que ses dents étaient ébranlées par le scorbut, qu’il avait contracté dans ses héroïques navigations.

Tout à coup il tira son épée et s’écria :

— À moi mes officiers !

Et se tournant vers les députés :

— Mettez-vous d’un côté avec les vôtres, messieurs, et moi de l’autre à la tête des miens. À moi, mes officiers, à moi !

Un murmure d’indignation s’éleva de l’assemblée et fit comprendre à La Bourdonnais qu’il était allé trop loin. Il eut un moment de vertige, et la vision lui apparut, de la Bastille et de cet échafaud, dont il parlait tout à l’heure sans y croire. Mais il reprit vite possession de lui-même ; son esprit fertile en ruses n’était pas à bout de ressources.

— Messieurs, dit-il, accordez-moi quelques minutes ; je vais réunir mon conseil de guerre et prendre son avis. Je vous promets de m’y conformer.

Les députés gardèrent un silence que La Bourdonnais feignit de prendre pour un acquiescement, et il passa dans une pièce voisine.

Il rentra peu d’instants après, tenant à la main un papier qu’il tendit au greffier.

Le greffier en donna lecture :

Monsieur de La Bourdonnais au conseil de guerre assemblé :

« Messieurs, vous venez d’entendre les protestations du conseil supérieur de Pondichéry, et la proposition qu’il me fait de manquer à la parole que j’ai donnée à messieurs les Anglais ; c’est pourquoi j’ai l’honneur de vous faire assembler pour savoir de vous, messieurs, si, ayant accordé une capitulation et arrêté des conditions en conséquence, je suis obligé de tenir ma parole d’honneur, soit que j’aie bien ou j’aie mal fait ? »


Réponse du conseil.

« Nous sommes tous d’avis que M. de La Bourdonnais doit tenir la parole qu’il a donnée à messieurs les Anglais.

« Fait en la chambre du conseil de guerre tenu ce jour, 2 octobre 1746. »

Suivaient les trente-trois signatures des membres du conseil.

Mais d’Espréménil en interrompit avec impatience la nomenclature.

— Votre conseil de guerre peut-il être juge entre le roi, son autorité et vous ? D’ailleurs, vous l’avez égaré par la façon dont vous l’avez interrogé. Demandez à de braves officiers s’il faut tenir une parole d’honneur donnée même à des ennemis, ils répondront : oui, sans hésiter. Mais essayez d’établir la question telle qu’elle devrait être, dites-leur : J’ai Madras à discrétion ; trois partis sont à prendre pour décider de son sort : garder la place, la raser, ou la rançonner. Le conseil supérieur de Pondichéry, le commandant de la côte de Coromandel, toute la nation me sollicitent de la garder ; moi seul pense qu’il est plus convenable de la rançonner. Que me conseillez-vous ? La réponse de vos officiers ne fait pas de doute.

— Je m’en tiendrai à celle qu’ils ont signée, répondit La Bourdonnais avec calme.

— Mettons fin à cette scène pénible, dit Bury en contenant d’un geste d’Espréménil, rien ne vaincra l’obstination de monsieur ; il ne nous reste qu’à ordonner aux officiers et troupes de cette garnison de ne point évacuer la place de Madras et de ne point embarquer sur les vaisseaux, à moins d’y être forcé les armes à la main. Et, maintenant, messieurs, retirons-nous.

Bury fit un salut et sortit suivi de tous les députés.

À peine dans la rue, d’Espréménil saisit les mains du major général :

— Je vous en conjure, encore une fois, mon cher ami, ne perdez plus une minute, faites arrêter ce traître, si vous ne voulez pas que nous soyons ses prisonniers avant une heure.

Mais Bury hésitait :

— De telles mesures entre Français sont impraticables.

— Eh bien, bonsoir, messieurs, et bonne chance, s’écria d’Espréménil, vous vous souviendrez de ma prédiction quand vous serez sous les verrous. Quant à moi, je n’ai aucun goût pour la captivité, et je prends le large.

À grandes enjambées, il s’élança et disparut.

— Il a raison, filons au plus vite, dit Kerjean à Bussy, je ne tiens pas non plus à être mis en cage.

Un quart d’heure après, en effet, les députés qui n’avaient pas su se dérober assez vite étaient arrêtés, Bury en tête, par ordre de La Bourdonnais.


  1. En anglais : Jack, pavillon (Battre pavillon), l’amiral veut dire qu’il aurait laissé le pavillon anglais flotter sur la place.