La conquête du paradis/XXIII

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Armand Collin (p. 299-304).

XXIII

CATASTROPHE

C’est la nuit, et Bussy tenant à la main son épée, toute ternie de sang, rentre sous sa tente, pâle, défait, et se laisse tomber sur un siège, d’un air accablé.

Un affreux malheur est arrivé : Mouzaffer-Cingh, la cervelle emportée, est couché sur l’étendard royal, et le Dekan n’a plus de maître.

Ainsi que Dupleix le prévoyait, les nababs mécontents ont saisi le plus frivole motif pour faire éclater une révolte. Sous prétexte que l’arrière-garde de cette immense armée qui suivait le soubab, en traversant la nababie de Kadapa, a endommagé les moissons, ils ont attaqué la partie des troupes qui escortait le harem du roi, et aucune injure ne pouvait être plus sanglante que celle-là, les femmes étant sacrées, même pour l’ennemi, en temps de guerre. Hors de lui, à la nouvelle d’un tel outrage, le soubab, sans prendre le temps de prévenir le bataillon français, s’est élancé sur les rebelles, et le sort des armes lui a été fatal ; la pointe d’une javeline, lancée par le nabab de Kanoul, lui perçant le crâne, l’a tué raide.

Le roi venait d’être vengé par les Français, tous les nababs étaient morts et leurs partisans taillés en pièces ; mais l’œuvre, si laborieusement édifiée, s’effondrait subitement, la France n’avait plus aucune raison de s’entremettre dans les affaires du Dekan. Tout ce beau rêve était fini ; avant même d’avoir atteint la capitale, le roi qu’on escortait n’était plus qu’un cadavre.

Bussy, plein de rage et de douleur, las de la furieuse bataille, dont il était encore haletant, demeurait écrasé, étourdi, sous la brutalité de ce malheur irréparable.

Irréparable ! l’était-il vraiment ? n’y avait-il aucune issue ? Bussy ne voulait pas l’admettre.

N’était-ce pas bien le moment de montrer, par un trait de génie, qu’il méritait la confiance que le gouverneur avait mise en lui ?

Et il restait là le front baissé, mordant ses lèvres nerveusement, le regard fixé, sans voir, sur un point du sol, tandis que son épée, qu’il tenait toujours, lentement s’égouttait sur le tapis.

Tout à coup il se leva d’un bond, jetant loin de lui l’arme sanglante.

— Ah ! non, non, pas cela ! je ne veux pas ! s’écria-t-il, le sacrifice serait trop cruel !

Pourtant il s’arrêta, les yeux élargis, comme épouvanté, se reployant dans la pensée qu’il aurait voulu chasser.

— Ah ! j’ai beau me débattre, murmurait-il, la solution est là ; c’est le seul salut possible,… et pourtant cela ne sera pas.

Mais il éclata d’un rire amer.

— Ah ! çà, est-ce que vraiment je suis capable d’hésiter entre mon devoir et mon bonheur ?

Et il se mit à marcher à grands pas, serrant son front dans ses mains.

— Eh bien ! oui, j’hésite, cria-t-il, ou plutôt je n’hésite pas ; que m’importe le monde et ses ambitions ? je ne serai pas assez fou pour élever moi-même un rival détesté, je ne ferai pas de Salabet-Cingh un roi.

Il s’arrêta effrayé du son de sa voix.

Au dehors, on entendait un bruit confus, comme l’agitation d’une foule.

— Pourvu que cette pensée ne soit venue à nul autre qu’à moi, se disait-il.

À ce moment, le rideau de la tente s’écarta et une grande figure blanche s’avança, en le laissant retomber. C’était Rugoonat Dat, le vizir du roi défunt.

Il avait dénoué ses cheveux, en signe de deuil, mais il gardait une expression ferme et calme.

— La mort est une caravane en marche dont tous nous faisons partie, dit-il ; l’éparpillement c’est la fin des amas, les élévations s’écroulent, les assemblages se séparent, le trépas finit la vie. Nous étions tout, nous ne sommes plus rien. Mais sur les ruines s’élève le palmier, et sur le malheur peut refleurir l’espoir. Je suis sûr, mon fils, que tu as eu la même pensée que moi, et je viens, si je puis t’être utile, me mettre à ta disposition.

— En effet, mon père, dit Bussy, gêné par le regard du brahmane, qui semblait lire dans son esprit, je crois avoir trouvé ce qui, peut-être, nous sauvera.

— Ne dit pas peut-être, car rien n’est plus certain, s’écria le vizir ; tu es tout-puissant ici ; ce que tu décideras sera accepté sans murmure. Salabet-Cingh, présenté par toi, sera proclamé roi avec enthousiasme, et la mort de Mouzaffer, loin d’être un malheur pour la France, servira ses ambitions, car le nouveau soubab, créé par toi, lui sera plus dévoué encore et plus soumis que l’autre.

— Mais nous déshéritons les enfants de Mouzaffer, dit Bussy, n’est-ce pas injuste ?

— Avec des enfants en bas âge, une régence tiraillée en tous sens, que veux-tu que devienne le royaume ? Les complots et les révolutions seront aussi nombreux que les jours, et rien de stable ne pourra s’établir ; tandis qu’avec Salabet-Cingh, un des plus proches héritiers du trône, tu assures une longue paix au Dekan. N’hésite pas, mon fils, je t’en conjure, le sacrifice te sera compté.

— Il n’y a pas de sacrifice à bien servir son pays, dit fièrement Bussy, irrité de se sentir deviné. Ai-je hésité ? c’est alors par un de ces mouvements instinctifs, pareil à cette révolte physique, d’un instant, qu’éprouve le condamné contre une mort que son esprit accepte. Quelle est l’attitude de l’armée ?

— Une grande agitation, dit le vizir ; entends-tu ces rumeurs ? l’inquiétude des umaras est extrême ; mais on attend de voir ce que décidera le commandant français ; s’il se retire, le pillage est décidé, car on ne sait plus qui doit payer la solde des troupes.

— Hâtons-nous donc, dit Bussy ; qu’on assemble les umaras et tout le conseil.

Une heure plus tard, il quittait le Divan et, accompagné de sa garde d’honneur, se rendait, avec le grand vizir, à la tente de Salabet-Cingh.

Bussy était si pâle et si grave que le jeune prince eut un mouvement d’effroi en le voyant entrer.

Il se leva vivement, l’interrogeant avec anxiété du regard.

Le marquis s’inclina profondément.

— Sayet-Mahomet-Khan, Assef-Daoula, Bâhâdour, Salabet-Cingh, prononça-t-il d’une voix ferme, au nom du gouverneur de l’Inde française, nabab honoraire du Carnatic, au nom de la noblesse, des umaras et de toute l’armée hindoue, je te salue roi de Dekan.

Et s’avançant de quelques pas, il ploya le genou devant le prince et lui baisa la main.

Salabet, tout tremblant, le retint, attachant sur lui un regard égaré.

— Toi ! balbutia-t-il. C’est toi qui me fais roi ! Tu n’as donc pas oublié notre alliance ? Moi soubab ! C’était ce pressentiment qui me poussait vers toi par une si vive sympathie. Mais je rêve, n’est-ce pas ? Grand vizir, dis-moi, je t’en prie, suis-je éveillé ?

— Victoire au roi ! s’écria le brahmane ; que Ta Majesté prête l’oreille, n’entend-elle pas son peuple qui l’acclame déjà ?

La nouvelle se répandait et, en effet, des cris et des vivats éclataient au dehors.

— Est-ce possible ! Je suis roi ! murmurait Salabet-Cingh ; à l’angoisse de la captivité succède brusquement l’éblouissement du trône ; cette émotion trop violente m’étouffe Ah ! Bussy, je meurs ! cria-t-il en battant l’air de ses mains.

Le marquis le reçut dans ses bras, complètement évanoui.

— Mon fils, dit Rugoonat Dat, en s’avançant vers Bussy, ce prince faible, et sensible comme une femme, sera entre nos mains une cire molle, un instrument docile ; sa reconnaissance ne se démentira pas, et c’est en toi que je salue, aujourd’hui, le véritable roi du Dekan !