La constitution essentielle de l’humanité/2

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CHAPITRE II

LES TRAITS VARIABLES DE L’HUMANITÉ

§ 1

La lutte éternelle de la nouveauté contre la tradition ou la grande loi de l’histoire.

Je viens d’exposer les phénomènes invariables qui se rattachent à la nature de l’homme et à la satisfaction de ses besoins essentiels. J’ai mis ainsi en lumière un enseignement dont l’empreinte est visible sur l’histoire entière de l’humanité. Dans tous les temps, certaines races d’hommes ont conquis, par la pratique dé la loi morale, l’empire qu’elles ont exercé sur la création. Elles ont décliné, parfois même elles sont tombées au-dessous des animaux sociables, quand elles ont abandonné cette pratique. Enfin, elles n’y ont conservé leur suprématie qu’en se constituant sous le régime des familles stables. On s’explique donc que la tradition de ce régime, organisée dans la famille patriarcale ou dans la famille-souche, ait été considérée de tout temps comme la principale condition du bonheur.

Cependant la satisfaction de ce premier besoin n’est pas l’unique enseignement fourni par l’étude de l’histoire et l’observation des peuples contemporains. En même temps qu’elle pratique la loi morale, la famille doit avoir le moyen de subsister, ou, en d’autres termes, être pourvue du pain quotidien. De ce double besoin n’ait souvent la nécessité qui jusqu’à ce jour, malgré la résistance des chefs de familles stables, a suscité les attaques de la nouveauté contre la tradition et favorisé l’utile intervention des novateurs. En effet, toute race qui prospère, grâce à la satisfaction de ses deux besoins, se multiplie rapidement. L’organisation sociale, qui à un moment donné assure la subsistance d’un peuple prospère, devient bientôt insuffisante, et il est nécessaire alors de la modifier.

La question du pain quotidien, plus encore que celle de la loi morale, a provoqué de tout temps des luttes désastreuses entre les hommes de nouveauté et les hommes de tradition. Dans l’ère actuelle, sous l’influence du vice et de l’erreur, l’antagonisme des deux partis propage plus que jamais la souffrance en Europe. Toutefois l’étude des anciens et l’observation des modernes démontre que les deux tendances ne sont pas nécessairement contradictoires. Le passé et le présent offrent de bons exemples d’harmonie. L’école de la paix sociale recherche avec prédilection ses exemples. Appuyée sur les faits, elle enseigne comment les familles, en se multipliant, ont pu, sans compromettre te bonheur de la race, accroître la production du pain quotidien par la transformation de leurs rapports mutuels et de leurs méthodes de travail.

Les événements de force majeure amenés par cette transformation incessante des sociétés sont décrits ci-après.


§ 2

Comment le travail, nécessaire à la production du pain quotidien, a transformé, durant trois âges successifs, la condition des familles et des sociétés.

Les familles stables ont recours à une foule de combinaisons pour assurer le pain quotidien aux familles que fondent leurs rejetons. En général, elles commencent par défricher les portions de territoire peu fertiles en productions spontanées ; puis elles en augmentent la force productive par certaines variétés du travail agricole. Ailleurs, elles ne changent rien dans l’emploi donné au sol par les régimes antérieurs : elles se bornent à établir sur des espaces très circonscrits des ateliers de mineurs et de manufacturiers qui, sans restreindre le travail ancien, créent des produits nouveaux. Elles introduisent également avec succès l’élaboration des matières brutes et l’exploitation des métaux sur les sols absolument stériles ; et elles créent les moyens de transport nécessaires pour y amener leur nourriture aux manufacturiers et aux mineurs. Enfin, elles reproduisent ces mômes combinaisons sur une plus grande échelle, hors du territoire et dans des régions inoccupées. En même temps, elles organisent des moyens de transport pour conduire les émigrants aux lieux de destination, et pour opérer l’échange de nouveaux produits avec ceux que les colons continuent à recevoir de la mère patrie.

Toutes ces nouveautés développent progressivement, au sein des races primitives et simples, une complication à laquelle l’expérience et la raison n’assignent aucune limite. Elles multiplient et compliquent à la fois les procédés de travail, les moyens de transport, les productions naturelles et les outils employés aux récoltes, les forces matérielles qui secondent à l’infini l’action des bras, enfin et surtout, les cultures intellectuelles qui fortifient l’esprit humain, stimulent les aptitudes d’où sortent les inventions utiles, et président de plus en plus à l’exercice des professions.

L’extension indéfinie des régimes de nouveauté entraîne d’autres conséquences qui ont, sur la destinée des peuples, une action encore plus décisive. Dans l’organisation primitive des sociétés, chaque famille se procure par sa propre activité les produits nécessaires à sa subsistance, et elle les consomme sur les lieux de production. Sous le régime des travaux compliqués et des transports lointains, une variété extrême s’établit successivement dans les rapports mutuels des familles. On voit naître d’abord l’association des efforts dans les conditions d’égalité que comportent les travaux simples, ayant pour objet la récolte des productions spontanées. Viennent ensuite les organisations hiérarchiques propres aux arts modernes, qui exigent le concours simultané de nombreuses familles pourvues d’aptitudes très diverses et formées, quoique dans le même voisinage, par des éducations fort inégales. Enfin, sous les régimes les plus compliqués, le commerce établit des contacts journaliers entre des hommes qui viennent, de toutes paris, échanger les productions de leur pays. Au milieu de ces associations, de ces hiérarchies et de ces contacts, les parents, même dans les familles stables, ne restent plus maîtres de conformer à la coutume des ancêtres l’éducation de leurs enfants. Selon que les influences dominantes affermissent ou ébranlent la loi morale, la race marche rapidement vers la prospérité ou vers la souffrance.

Parmi les nouveautés matérielles et intellectuelles qui transforment si profondément la condition des hommes et des choses, il en est dont l’action a été particulièrement brusque et puissante. Les époques de leur apparition ont ouvert, pour les lieux qui en ont été le théâtre, des périodes caractéristiques que l’on a nommées « les époques de l’histoire ». Cette manière de classer le temps a souvent contribué à jeter une vive lumière sur l’exposé d’une longue série d’événements. Quant au classement adopté, il a varié selon la nature du sujet, le nombre des détails et le point de vue où l’auteur s’est placé devant les tableaux de l’histoire. Pour l’aperçu sommaire qui fait l’objet de ce livre, il m’a suffi de distinguer trois âges dans l’histoire du travail.

Ces trois âges ne sont pas nés simultanément sur toute la terre habitable. Ils se rattachent, non à l’histoire générale du globe, mais à l’histoire spéciale des localités. Le régime de simplicité décrit à l’orient de l’Europe par les écrivains de l’Ancien Testament et les premiers historiens de la Grèce a persisté en partie, jusqu’à ce jour, dans les mêmes lieux. Le régime de complication, qui domine aujourd’hui dans l’Occident, s’y est progressivement substitué aux deux premiers. Ceux-ci, cependant, n’ont pas complètement disparu au milieu des envahissements des nouveautés dont je viens de faire rénumération : ils restent disséminés à l’état d’oasis dans quelques montagnes qui sont jusqu’à ce jour restées en dehors de grandes voies commerciales, et qui constituent encore d’heureuses patries à la tradition et à la simplicité.

§ 3

Les nouveautés caractéristiques qui, pendant les deux derniers âges, ont modifié l’organisation primitive du travail.

La variété des constitutions sociales était encore un des traits dominants de l’Europe à l’époque où je commençai l’étude des sociétés. Comme je l’ai dit ci-dessus, l’organisation primitive subsiste encore çà et là. Toutefois, l’invention des voies ferrées a ouvert tout récemment un nouvel âge. Elle a déjà produit, sur les races où se conservait la constitution de l’âge primitif, un changement plus profond que tous ceux qui s’étaient opérés au cours de l’âge précédent. J’ai pu ainsi, sans m’éloigner beaucoup des frontières de l’Europe, observer comparativement l’organisation primitive du travail, les nouveautés caractéristiques qui s’y sont lentement introduites pendant le deuxième âge, enfin les transformations inouïes qui, depuis l’époque de mon premier voyage, se sont opérées, des rivages de l’Atlantique aux frontières de l’Asie, et gagnent maintenant les autres parties du monde.

Dans les paragraphes qui suivent, je donne la définition sommaire des trois âges. J’insiste principalement sur les éléments caractéristiques du travail qui procure le pain quotidien. En même temps, je montre comment les professions qui se rapportent aux principales branches de travail apparaissent successivement selon la nature des lieux et l’agglomération des hommes. Quant à l’exposé des conséquences que ces changements ont produites en ce qui touche le bonheur des familles, il se rattache naturellement au chapitre III. Après y avoir décrit les principes de la Constitution essentielle, j’indiquerai comment chaque race, selon la nature du travail dominant, est portée à pratiquer ou à enfreindre la loi morale.

§ 4

Le premier âge de l’humanité, ou l’organisation primitive du travail.

Les races primitives emploient les procédés de travail les plus simples : elles pourvoient à leur subsistance en recollant les productions spontanées du sol et des eaux. Parmi ces races, il a existé de tout temps des populations nombreuses, qui doivent principalement à l’une de ses productions leur stabilité et leur bien-être. Le territoire où elles sont établies porte en abondance des herbes éminemment propres au développement naturel des animaux terrestres, qui fournissent des éléments utiles à la nourriture, à l’habitation et au vêtement de l’homme. Au milieu de nuances variées, ces races se rattachent à deux catégories principales. Les premières, vivant à l’état nomade, sans résidence fixe, sont habituellement nommées « sauvages », comme le gibier qu’elles poursuivent. Les secondes, demi-sédentaires pour la plupart, réduisent en domesticité les animaux les plus utiles et les multiplient par l’industrie du pâturage. Le travail ordinaire est habituellement complété, chez les chasseurs, par la pêche sur les rivières, et par la cueillette des végétaux ; chez les pasteurs, par ces mêmes industries et par la chasse.

Les travaux caractéristiques des deux races sont exécutés par l’effort direct des bras, avec le concours habituel d’armes, d’outils et d’engins parfois ingénieux et toujours simples. Chez les races mobiles, l’apprentissage de la profession est tout spontané dans la jeunesse et uniquement fondé sur la pratique de l’état. Néanmoins, il a toujours pour résultat une dextérité singulière dans l’emploi des instruments de travail, une perspicacité extraordinaire pour l’appréciation des phénomènes, utiles ou nuisibles, liés à la nature des lieux, des animaux et des plantes, enfin un développement considérable de la force du corps et de ses principales facultés.

L’esprit de tradition est la qualité qui distingue, entre toutes, les bonnes races de sauvages et de pasteurs. Il se reconnaît à un ensemble de caractères très bien définis. L’individu a le sentiment du bonheur dont il jouit. Il se livre avec passion à l’exercice de son travail, même sous l’influence de rudes intempéries. Amené sous des climats tempérés par quelque bienveillant patronage, il se prête avec répugnance à des travaux relativement doux et faciles, mais dans lesquels son initiative ne s’exerce plus. Il souffre alors et périt même, si on ne le ramène pas au lieu natal. Parfois, il est vrai, sous le régime des productions spontanées, la sécurité de l’existence est loin d’être établie aussi solidement que sous les bons régimes du deuxième âge ; tel est le cas surtout chez les sauvages. Mais c’est précisément dans cette vie aventureuse que la conquête du pain quotidien devient une passion. Ce sentiment appartient, non au sauvage, mais à la nature humaine : c’est le charme attaché à la lutte contre le hasard ; c’est l’entraînement que suscite le régime des loteries chez les civilisés. Beaucoup de ces derniers gardent d’ailleurs une sorte de passion pour la chasse, la pêche et la cueillette. Ceux que les circonstances amènent à demander momentanément à ce genre de travaux leurs moyens d’existence, reprennent souvent avec répugnance leurs anciennes habitudes. Les voyageurs quittent toujours avec un regret indéfinissable les scènes grandioses qui ont conservé l’empreinte de la nature. J’ai éprouvé ce sentiment, avec mes compagnons de voyage, chaque fois que j’ai quitté les steppes de l’Europe et de l’Asie.

Parmi les races qui empruntent leurs principaux moyens de subsistance à l’exploitation des productions spontanées, on peut encore citer les pêcheurs côtiers, les forestiers et les mineurs. Toutefois, elles restent sans importance dans l’organisation primitive du travail. Sous ce régime, la pêche côtière le long des rivages de l’Océan est une simple cueillette qui exploite la zone découverte par le reflux ; l’art des forêts n’est pas, à vrai dire, constitué, et l’art des mines se réduit au lavage de quelques minerais d’alluvion. Ces industries, en effet, ne sont développées que grâce aux machines puissantes, aux procédés de travail, aux moyens de transport et aux forces motrices naturelles, dont l’invention ou le perfectionnement appartiennent au deuxième âge.

En résumé, l’organisation primitive du travail a eu pour point de départ principal l’abondance des herbes, et, pour moyen d’action, des outils simples, mus par les bras de l’homme. La tradition a été conservée par le vœu unanime de la race, quand un bon régime d’émigration a été institué. La nouveauté est apparue seulement, quand elle a été, soit provoquée par les familles trop agglomérées à l’intérieur du pays, soit introduite par l’influence prépondérante d’un pouvoir étranger.

§ 5

Le deuxième âge du travail.

L’industrie pastorale, qui a mis sous la direction de l’homme la production des animaux utiles, a introduit une première déviation dans le régime des productions spontanées. Le défrichement du sol par le travail direct des liras assisté d’un outil a dû souvent survenir, sans enlever à l’âge primitif son caractère dominant. Toutefois, le deuxième âge n’a été réellement constitué que le jour où l’homme a su atteler un animal domestique à la charrue, c’est-à-dire plier à son service un moteur distinct, au lieu de se borner à mettre directement en œuvre l’effort de ses bras.

Pourvue de cet instrument de travail, la famille de l’agriculteur prit peu à peu les idées, les sentiments et les mœurs, d’où devaient sortir les manifestations prépondérantes de l’esprit de nouveauté. La population agricole comprit les avantages que lui assurait la transformation du sol. Elle échappa, en conséquence, à l’esprit excessif de tradition qui se perpétuait chez les chasseurs et les pasteurs, avec celle croyance que leur bien-être était nécessairement lié à l’état originel du territoire. Arraché à cette fausse conception de ses rapports avec la nature, l’agriculteur n’a plus craint de la modifier. La conciliation de la tradition et de la nouveauté, l’un des changements féconds et le trait caractéristique du deuxième âge, s’est opérée dans son esprit.

Pénétrées de cette tendance, les races agricoles ont étendu à une foule d’opérations, devant lesquelles l’homme restait impuissant, le principe fécond appliqué par la charrue au travail de la terre. Après avoir inventé d’abord des machines mues par les animaux, elles oui remplacé ces moteurs dispendieux par la force plus économique des vents et des eaux courantes. Elles ont ainsi développé les trois industries qui, dans l’âge précédent, étaient restées à l’état rudimentaire.

La pêche côtière a été constituée par la merveilleuse invention des barques à voiles. Cette nouvelle industrie a fourni d’immenses moyens de subsistance, sans absorber une portion notable des forces productives du territoire national, ou plutôt elle y a annexé une zone marine, aussi productive que les meilleures terres herbues. Elle a fait naître une race admirable, qui par sa tendance à pratiquer la loi morale, égale, si elle ne les dépasse, les meilleures races de pasteurs ; qui crée le personnel de la grande pêche et procure à la uni ion un supplément de subsistance fourni par l’Océan entier ; qui, enfin, est le plus utile auxiliaire du commerce, en lui procurant le personnel des transports maritimes.

L’art forestier a été organisé par une foule d’inventions ingénieuses, sur les montagnes qui en sont le principal siège. Telles sont notamment : les diverses sortes de flottage qui transportent les bois ; « les flots » ou « lâchures » d’eaux courantes ; les glissoires qui appliquent à ce transport l’action de la gravité, la plus économique des forces naturelles ; les machines et les appareils servant à façonner les bois bruts pour d’innombrables destinations. En créant cet art sur des sols impropres à l’agriculture et aux autres industries, le deuxième âge a réalisé de grands avantages, savoir : aux régions forestières, il a procuré la fixation de l’élément combustible répandu par traces dans l’atmosphère à l’état gazeux, et en conséquence une source économique de chaleur pour les foyers domestiques et pour les ateliers de travail ; des moyens de subsistance pour les forestiers proprement dits et pour une foule de professions accessoires ; à l’ensemble du territoire, il a garanti les bienfaits assurés par la modération des vents destructeurs, l’accroissement des pluies fécondes, la régularité introduite dans le régime des sources et des eaux courantes, l’action plus uniforme et plus salubre exercée par l’air sur la santé publique.

L’art des mines a été constitué grâce à l’invention de machines puissantes et de matières explosibles utilisées pour l’abatage de la roche, l’épuisement des eaux souterraines, le transport des hommes entre la surface du sol et les ateliers de travail organisés à d’immenses profondeurs et parfois même sous les rivages de l’Océan, l’élévation des minerais exploités dans ces ateliers, la préparation mécanique et le traitement métallurgique des minerais, enfin les opérations variées accessoirement liées aux précédentes. Dans les pays de plaines et de collines, ces travaux s’appliquent surtout à la fabrication du fer et à l’extraction des combustibles minéraux. Dans les montagnes, ils ont pour but principal l’exploitation des métaux plus précieux. En certaines localités modèles, ces travaux sont unis intimement à ceux des grandes forêts. Les races livrées à cet ensemble d’occupations offrent depuis des siècles aux nations européennes des exemples admirables de stabilité et de paix.

À partir de la Renaissance, quand le sol de l’Occident eut été défriché par les agriculteurs, l’industrie manufacturière commença à se développer dans des ateliers nombreux, mais qui n’occupaient relativement qu’une faible partie du territoire. Les machines nouvelles furent encore les plus actives causes de ce développement. Elles eurent successivement pour objet la fusion des minerais de fer, la préparation des métaux sous une multitude de formes, le filage, le tissage des matières textiles, les élaborations innombrables des céréales, des bois, des cuirs et des peaux, la fabrication du papier, des verres, des poteries. Dans ces ateliers l’effort de l’homme fut épargné, grâce à l’invention d’une foule d’engins et d’appareils auxquels le mouvement était imprimé, par les eaux courantes, avec une grande variété de moyens. Enfin, après le rétablissement de la paix générale en 1815, la force motrice de l’eau courante fut complétée, suivant une proportion rapidement croissante, parcelle de la vapeur.

Toutes ces nouveautés caractéristiques du deuxième âge se sont surtout accumulées depuis le commencement du XVIe siècle. Sous celle influence, des changements considérables sont survenus dans la constitution sociale des peuples. Les localités favorables à l’industrie manufacturière ont fabriqué des objets ouvrés en telle quantité et à si bas prix, que les producteurs ont pu les exporter dans toutes les régions du globe. Des classes nombreuses de commerçants se sont formées pour opérer ces vastes transactions qui, à raison de leur importance, constituent en réalité pour l’humanité un fait sans précédents. La plupart des industries commerciales consistent en travaux de transport qui amènent, de toutes parts, aux : centres manufacturiers les matières brutes à ouvrer et les subsistances nécessaires aux ouvriers ; et ces travaux ont pour complément la distribution des matières ouvrées entre les lieux de consommation. Le premier besoin du commerce est donc de créer des voies économiques pour le transport des hommes et des choses. Ce but a été atteint récemment par des inventions où des machines ingénieuses jouent, comme dans les autres arts usuels, un rôle prépondérant. Je montrerai, au paragraphe suivant, que l’une de ces inventions contribue maintenant, plus que toute autre nouveauté survenue dans le deuxième âge, à transformer les constitutions sociales du globe.

C’est ainsi que les novateurs s’écartent des voies de la tradition, sans y rencontrer d’obstacle infranchissable. Grâce au concours d’une machine, ils peuvent toujours se procurer la subsistance que ne produit pas le seul effort de leurs bras ; et ils se multiplient de plus en plus sur les territoires où dominent les industries agricoles, manufacturières et commerciales. Le progrès matériel qui se manifeste sans interruption par l’accroissement des subsistances et l’agglomération des hommes, a pour résultat principal la création rapide des villes populeuses, où s’accumulent les richesses produites par les manufacturiers et transportées par les commerçants. C’est également dans les villes que se fondent une multitude d’établissements consacrés, chez les nations prospères, à la direction et à la tutelle des grands intérêts privés, publics et nationaux. Parmi ces établissements, on doit citer : les habitations accessoires des sommités sociales qui ont dans les campagnes leur principale résidence ; les habitations et les ateliers des manufacturiers et des commerçants qui sont tenus de mener la vie urbaine ; les professions libérales qui pourvoient aux besoins légitimes créés par le développement de la richesse, de la culture intellectuelle et de la puissance nationale. Les villes servent aussi de foyers à ces réunions privées et à ces corporations de bien public, où se réunissent les illustrations professionnelles qui se donnent la mission de concourir à la stabilité, à la paix et à la grandeur de la race. Enfin certaines villes sont le siège obligé des institutions politiques qui sont formellement chargées de ces mêmes devoirs à l’égard des localités rurales, des provinces et de l’État. À mesure que la puissance de production se concentre sur des points déterminés, et que s’étend le réseau des voies de transport perfectionnées, il arrive naturellement que la hiérarchie des villes exerce une action de plus en plus prépondérante sur le monde entier.

Toutefois, le deuxième âge se manifeste, en outre, par des nouveautés non moins fécondes et par des progrès plus extraordinaires. Les efforts intellectuels appliqués avec ardeur, dans les arts usuels, à l’invention des méthodes de travail et des machines qui en sont l’instrument, ont développé dans l’esprit humain des forces précédemment inconnues. Ainsi fortifié dans les aptitudes du corps et de la pensée, l’homme a voulu connaître jusque dans leurs principes et leur constitution intime les forces et les matières que la pratique de l’art niellait à son service. Pour atteindre ce but, il a créé par l’observation des faits la science du monde physique, et ouvert ainsi à l’humanité une source de progrès intellectuels dont la fécondité est sans limites. Cette étude est cultivée avec succès depuis la Renaissance ; et, à son tour, la science apporte aux arts usuels des moyens illimités de progrès.

L’union féconde de la science et de l’art a pour conséquence une autre nouveauté dont l’action se fait déjà sentir dans les sociétés modernes. Les hommes qui réunissent, à un degré éminent, ces deux aptitudes parviennent rapidement, quel que soit leur point de départ, à l’ascendant social que donnent la possession de la richesse et l’habile direction des hommes attachés, en grand nombre, à une œuvre difficile. Ils fournissent donc des éléments précieux à l’organisation hiérarchique, sans laquelle une grande nation ne saurait acquérir une prépondérance légitime parmi ses émules.

Tels sont les faits qui mettent en lumière les contrastes essentiels établis par les régimes du travail entre les deux premiers âges de l’humanité. Dans l’âge primitif, chaque territoire où règne la paix atteint bientôt, sous des conditions permanentes, l’état d’équilibre qui doit exister partout entre la production des subsistances et le développement de la population. Si, en outre, chaque famille a conquis la stabilité, elle possède le bien-être matériel fondé sur la régularité des subsistances, et les ressources intellectuelles fixées par l’emploi invariable de ses facultés. Sous ce régime, en résumé, la tradition règle d’une manière absolue la production du sol, comme l’organisation du foyer domestique et de l’atelier de travail. Au contraire, dans le deuxième âge, la nouveauté règne en maîtresse sur tous les éléments de l’activité sociale. Elle tend à l’accroissement des subsistances et à l’agglomération des hommes. Elle se manifeste par trois phénomènes principaux qui sont, à la fois, les résultats directs de l’esprit dominant et la cause efficace de changements successifs. Ces traits saillants de la nouveauté au deuxième âge peuvent se résumer ainsi sous leur forme la plus sommaire : les inventions qui fécondent le travail matériel et développent l’intelligence de l’homme ; celles qui diminuent le prix des transports et favorisent la circulation rapide des choses, des hommes et des idées ; enfin l’extension incessante des villes, d’où part l’impulsion imprimée à ces progrès de la vie matérielle et intellectuelle.

§ 6

Le troisième âge du travail.

En restant au point de vue où je me suis placé dans ce chapitre, c’est-à-dire en prenant pour unique but de mon étude l’impulsion imprimée à l’accroissement des subsistances, à l’agglomération des hommes et au développement des cultures intellectuelles, je trouve une différence considérable (mire le présent et le passé. Cette différence existe surtout dans la rapidité relative du mouvement qui entraîne vers la nouveauté les choses, les idées et les hommes.

L’accélération extraordinaire de ce mouvement est due à un ensemble d’inventions qui ont entre elles une connexion intime. La machine à vapeur a permis de multiplier à l’infini, sur toute la surface du territoire, les grandes usines agricoles, manufacturières et commerciales, dont la production restait localisée et limitée, quand elles devaient demander la force motrice aux animaux, aux vents et aux cours d’eau. Trois inventions principales ont presque transformé le régime du travail, en diminuant le prix et surtout en augmentant la vitesse des transports. L’accélération du mouvement, toujours considérable, a varié selon la nature, maritime ou terrestre, des espaces à franchir, et surtout selon la nature plus ou moins matérielle des objets à transporter. Sur l’Océan, pour les voyageurs et les marchandises précieuses, l’ancienne vitesse a été triplée par les bateaux à vapeur ; elle a été décuplée sur les continents par les chemins de fer. Partout, sur mer comme sur terre, elle a été centuplée, pour les idées, par le télégraphe électrique. Sous ces influences, la nouveauté envahit dans des proportions immenses, et avec une rapidité inouïe, tous les détails de l’activité sociale. Elle peut se résumer en quelques traits saisissants.

Grâce à l’impulsion, relativement active, imprimée à l’Europe par l’esprit nouveau qui apparut à l’époque de la Renaissance, de grands développements ont été donnés à l’agglomération des hommes, à la circulation des idées et aux organisations du travail : depuis que l’âge de la houille est ouvert, un demi-siècle a suffi pour rendre en beaucoup de lieux l’ancien état de choses méconnaissable.

Cependant l’accroissement progressif des nouveautés a été, aux époques de stabilité et de paix, un trait commun à toutes les races qui ont rompu avec l’esprit absolu de tradition, en modifiant, par la charrue, les productions spontanées du sol. Les faits que je viens d’indiquer ne suffiraient donc pas pour démontrer ? l’avènement d’une force de transformation comparable par l’énergie de son action à celle qui fit entrer les races primitives dans les voies du deuxième âge. Mais la naissance du troisième âge est justifiée par une révolution sans exemple qui s’accomplit au sein de l’humanité : c’est l’action puissante exercée désormais par les voies ferrées sur les traditions, bonnes ou mauvaises, des races primitives.

Les traditions auxquelles je fais présentement allusion tranchent fortement avec les idées et les mœurs qui prévalent de plus en plus dans les grandes villes de l’Occident. Elles ont surtout pour objet les habitudes simples et frugales du foyer domestique, las anciennes règles de médecine et d’hygiène, rattachement aux vieilles méthodes de travail et d’apprentissage, les croyances naïves ou superstitieuses liées à certaines pratiques de religion, l’usage plus ou moins exclusif des patois locaux, la conservation du costume caractéristique de la race, et, en général, les sentiments de prédilection pour les coutumes léguées par les ancêtres. Pendant les vingt premières années de mes voyages, j’ai trouvé ces coutumes en vigueur dans la plupart des contrées où les routes empierrées restaient inconnues. Depuis lors, je les ai vu disparaître à mesure que les voies ferrées s’établissaient. Souvent l’œuvre de destruction était immédiate dans la zone qui fournissait des ouvriers aux entrepreneurs des travaux ; toujours elle se propageait, autour de cette zone, avec l’aide du temps.

Les causes de la transformation extraordinaire que les voies ferrées accomplissent maintenant dans le monde social, est mise en lumière par des faits évidents. Sous l’ancien régime des transports, les grands déplacements d’hommes opérés en dehors des entreprises de guerre ne pouvaient avoir lieu au delà de courtes distances. Même sur les routes pourvues des meilleures voitures à chevaux, la circulation était arrêtée dès qu’une légère augmentation survenait dans le nombre des voyageurs. Ceux qui, partant des centres importants d’activité, voulaient pénétrer dans quelque région habitée par une race primitive, avaient à surmonter une foule d’obstacles dont la difficulté s’accroissait en raison de la distance déjà franchie. Cette difficulté ne pouvait être écartée en multipliant les chevaux employés au service des voies de transport ; car ce moyen eût été en contradiction formelle avec le but principal, qui est la multiplication des hommes. Presque partout, en effet, la surface de terrain nécessaire à la nourriture et à l’entretien d’un cheval de grande vitesse est supérieure à celle qui suffit aux besoins d’un fort ouvrier.

Parmi les obstacles que me firent affronter, au début de mes voyages, l’ardeur de la jeunesse et l’amour de la science, je me rappelle souvent, non sans quelque émotion, les transbordements successifs sur des voitures qui, non loin de Paris, mon point de départ, devenaient chaque jour moins rapides et plus incommodes, puis le recours obligé à des véhicules qui constituaient des instruments de torture. Quand j’avais atteint les régions où, faute de routes et de plateaux herbus, l’emploi des voitures devenait impossible, je me trouvais en présence d’une autre série d’inconvénients : le passage subit de l’emploi des voitures à celui des animaux de selle et de bât ; l’abandon forcé de la majeure partie du bagage, parfois même des instruments nécessaires au travail scientifique, et des objets qui devaient préserver le corps des intempéries ou pourvoir aux soins de propreté ; l’obligation de dormir sans abri, de supporter sans transition le chaud et le froid, la sécheresse et l’humidité, puis l’épreuve la plus cruelle, la fièvre qui condamne à l’impuissance le voyageur parvenu, après tant de fatigues, sur les lieux qu’il voulait étudier. Enfin, j’ai constaté combien ces obstacles étaient aggravés, dans mon étal d’isolement au milieu de populations primitives, par l’ignorance des langages et le défaut de sécurité.

Les voies ferrées, secondées par les bateaux à vapeur et les télégraphes électriques, n’ont pas seulement pour résultat de transformer rapidement le monde, en bien ou en mal, par le transport facile des hommes de nouveauté au milieu des territoires sur lesquels l’esprit de tradition régnait dès l’origine des sociétés humaines. Ces merveilleux engins amènent depuis un demi-siècle une foule d’avantages qui, considérés en eux-mêmes, sont des bienfaits évidents. Ces bienfaits sont acquis aux familles stables de toutes les races et à tous les peuples, prospères ou souffrants, qui savent faire un emploi judicieux des inventions du troisième âge.

Sur les territoires sillonnés de voies ferrées, les familles stables sont plus facilement qu’autrefois en mesure de satisfaire à leur préoccupation principale, à savoir : établir dans une situation convenable leurs nombreux rejetons, et, en conséquence, perpétuera travers les siècles la transmission intégrale et simultanée du foyer domestique et de l’atelier de travail des ancêtres. Elles peuvent, en effet, soit attacher les émigrants du foyer paternel aux établissements que la houille, la vapeur et l’électricité font éclore chaque jour dans la plupart des voisinages, soit les acheminer, par les bateaux à vapeur et les voies ferrées coloniales, jusqu’aux territoires à peupler par le défrichement ou l’importation des arts usuels.

Placés dans ces conditions, tous les peuples prospères ont les moyens de poursuivre, avec une force inouïe d’accélération, les conquêtes que le deuxième âge leur avait déjà procurées dans l’exploitation du territoire, le travail de la matière et la culture de l’intelligence. L’opinion publique est frappée de cette rapide succession de résultats utiles. Peu à peu, les contemporains adoptent une croyance opposée à celle qui dominait parmi les poètes et les historiens de l’antiquité : ils se persuadent que les sociétés, sous l’impulsion d’une force mystérieuse qui est en elles, marchent fatalement vers le bonheur malgré les défaillances individuelles. Cette croyance est au moins à l’état latent dans la plupart des jugements portés, à notre époque, sur l’histoire ; et, de loin en loin, on la voit apparaître dans une doctrine que l’on a appelée « le progrès continu ».

Les peuples souffrants, qui ont perdu les traditions de la stabilité et de la paix, peuvent les retrouver en pleine évidence dans l’état de simplicité que conservent beaucoup de familles stables et primitives. C’est dans ces conditions qu’elles me sont d’abord apparues, ainsi que je l’ai indiqué dans l’aperçu préliminaire. Je viens de dire les épreuves que j’ai subies, au début de mes voyages, dans le cours de cette recherche. Je dois d’ailleurs ajouter que, dans le même temps, plusieurs amis dévoués aux arts usuels, aux arts libéraux et aux sciences de la nature, ont été arrêtés par une mort cruelle au début de leur carrière. Aujourd’hui, le troisième âge met à l’abri de ces épreuves les savants animés du même esprit. Ainsi, par exemple, ils pénètrent avec toutes les conditions de bien-être et de sécurité dans les régions qu’habitent encore des races sauvages : dans le bassin de l’Amazone, au moyen des bateaux à vapeur ; dans les déserts situés à l’ouest des États-Unis, au moyen des voies ferrées qui réunissent l’Atlantique au Pacifique. Dans ces expéditions, les savants, isolés ou associés, disposent du personnel et du matériel nécessaires pour observer la nature et prendre sur les indigènes l’ascendant que réclame l’accomplissement de leurs entreprises.

Enfin, les travaux des missionnaires chrétiens qui se dévouent à l’amélioration matérielle et morale des races sauvages, souffrantes ou dégradées, offrent la preuve la plus saisissante des effets attribués dans ce paragraphe aux voies rapides créées par la vapeur et l’électricité. Un trait suffira pour mettre en lumière le contraste absolu qui. règne, sous ce rapport, entre le troisième âge et les précédents. Un voyageur, formé à l’école de la paix sociale, vient d’observer dans une île de l’océan Pacifique[1] une race d’hommes qui, jusqu’en 1830, était restée anthropophage. Depuis lors, un corps de missionnaires, recruté et approvisionné par une ligne de bateaux à vapeur, a entrepris de ramener cette race dégradée à la pratique de la Constitution essentielle. Dès 1878, ce but avait été atteint : les nouveaux chrétiens portaient le costume en usage dans la mère patrie de leurs maîtres, et ils pratiquaient la meilleure coutume de la famille stable.

§ 7

Le travail du pain quotidien sous les trois âges, et le nom caractéristique de chacun d’eux.

Le premier âge se distingue des deux suivants par trois caractères qui lui sont propres. Le travail a pour objet des récoltes que créent les forces de la nature, sans imposer aucun effort préalable aux populations. Assurées d’un tel avantage, celles-ci montrent une aversion instinctive contre le changement. Enfin, l’amour de la tradition est d’autant plus naturel que le travail unique imposé à l’homme est attrayant et souvent même répond à l’inspiration d’un entraînement passionné. Sous ce régime, deux races, les chasseurs et les pasteurs, ont la prépondérance. Les premiers ont pour principal abri les arbres des forêts, et pour aliments les animaux qui paissent dans les clairières. Les seconds habitent les steppes où paissent des animaux qui se reproduisent dans l’état de domesticité. Les uns et les autres ont ainsi un moyen commun de subsistance : la possession de territoires où se produit spontanément une ample moisson d’herbes. Ils pourvoient d’ailleurs aux travaux de la chasse et du pâturage par l’effort direct des bras, armés tout au plus de quelques engins fort simples, et ils ne recourent jamais à dos machines mues par les forces de la nature. Les lieux et les hommes parmi lesquels se perpétue un tel régime marquent une époque que l’on caractérise suffisamment en l’appelant « l’âge des herbes et des engins à bras ».

Le deuxième âge ne tranche nulle part d’une manière complète avec celui qui l’a précédé. En général, les pâturages et les forêts persistent encore sur une partie du territoire ; la chasse des animaux sauvages se perpétue même, tout au moins comme moyen de récréation. Ainsi que je l’ai indiqué ci-dessus (ii, 5), la nouveauté caractéristique consiste en ce que la majeure partie du territoire est consacrée à six branches de travaux relativement pénibles. Pour les accomplir, la population épargne autant que possible l’effort de ses bras, en y substituant celui d’une foule de machines qu’elle se borne a diriger. On caractérise donc avec précision cette époque du travail, en l’appelant « l’âge des machines mues par les animaux, les vents et les eaux courantes ».

Le troisième âge, plus encore que le deuxième, conserve en partie les éléments utiles de l’âge auquel il succède. Comme je l’ai exposé au paragraphe précédent, il est caractérisé et transformé par quatre nouveautés principales. Celles-ci ont pour objet quelques applications des forces électriques aux arts usuels, et surtout l’emploi universel de la vapeur à la production des subsistances et au service des transports. Toutefois, quand on recherche la vraie cause première de ces nouveautés, quand on calcule l’immense développement de chaleur que réclame le régime actuel du travail, on reconnaît qu’il est presque exclusivement fondé sur la consommation du combustible fourni par l’exploitation des houillères. La matière et les forces caractéristiques du nouveau régime nous autorisent donc à nommer l’époque actuelle « l’âge de la houille, de la vapeur et de l’électricité ».

Dans le langage courant, on peut encore simplifier les dénominations qui caractérisent les trois grandes époques du travail. La prépondérance de la production des herbes désigne, sans qu’il y ait à craindre aucune confusion, l’organisation primitive. Quant aux deux époques suivantes, elles sont indiquées, avec toute la clarté désirable, par la prépondérance des forces et de la matière qui n’avaient à l’époque précédente qu’un rôle relativement subordonné.

En résumé, j’adopterai cette simplification du langage quand j’aurai à faire allusion aux progrès matériels et intellectuels qui occupent une si grande place dans l’histoire de l’humanité. Pour désigner les trois époques caractéristiques, j’emploierai les termes suivants dont le sens exact est maintenant défini : l’âge des herbes, l’âge des machines, l’âge de la houille.

§ 8

Le progrès matériel et intellectuel est stérile ou dangereux, s’il n’est pas complété par un progrès dans la pratique de la loi morale.

L’histoire de l’humanité embrasse un champ plus vaste et constitue un enseignement plus complet que la connaissance du progrès matériel et intellectuel étudié dans ce chapitre. Les véritables historiens mettent en lumière les causes qui procurent aux sociétés le bonheur fondé sur la paix. Or, sur ce point essentiel, ils ont propagé, selon les temps et les lieux, des opinions fort différentes. Les anciens pensaient généralement que l’âge du bonheur était celui des races primitives, soumises à la tradition des ancêtres. Les contemporains inclinent, pour la plupart, à l’entrevoir dans l’avenir des peuples qui s’adonnent à la recherche de la nouveauté.

Ces deux opinions sont également réfutées par l’histoire du passé et par l’observation du présent. Les deux besoins essentiels (i, 5) sont également impérieux. Les sociétés souffrent dès qu’elles ne donnent plus à chacun d’eux les satisfactions nécessaires. Certains peuples, dont l’ascendant était jadis universellement reconnu, recherchent encore, avec des succès extraordinaires, le progrès matériel et intellectuel qui produit en abondance le pain quotidien ; et cependant ils sont plongés dans un état de souffrance qui compromet de plus en plus leur avenir. Ce contraste de progrès et de décadence s’explique par un fait évident : ces peuples ne savent pas concilier les admirables nouveautés qui ont ouvert le troisième âge avec la tradition de la loi morale qui leur assurait le bonheur aux deux âges précédents. Le chapitre suivant a spécialement pour objet d’établir celle vérité d’après l’expérience des races vouées à toutes les formes du travail.




  1. Les îles Loyalty, voisines de la Nouvelle-Calédonie.