La constitution essentielle de l’humanité/P

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PRÉFACE


La constitution essentielle de l’humanité est l’ensemble des principes et des coutumes qui, depuis les premiers âges, règlent les idées, les mœurs et les institutions des peuples prospères. Sauf les nuances nombreuses qui varient selon les lieux et les temps, ces règles suprêmes sont partout identiques, parce qu’elles donnent satisfaction aux besoins permanents, et inséparables de la nature humaine.

Dans l’état extrême de simplicité, ces besoins permanents sont à la rigueur satisfaits par les seuls rapports du père, de la mère et de l’enfant. Ces rapports ont leur source dans les défaillances, les aptitudes et les sentiments, sur lesquels repose l’organisation des sociétés. L’enfant naît incapable de produire « le pain quotidien » nécessaire à sa subsistance, et de pratiquer la loi morale sans laquelle, devenu homme fait, il ne saurait vivre en paix avec ses semblables. Pour la plupart des enfants, cette incapacité persisterait, si elle n’était pas combattue par l’éducation.

Le père et la mère procurent l’éducation à l’enfant, sous l’inspiration de l’amour paternel qui les porte à se dévouer au bonheur de leurs descendants, et par l’évidence des motifs qui lient indissolublement leur bonheur propre à celui de la famille entière. La race souffre et même se dégrade, dès que la nécessité de l’éducation n’apparaît plus aux parents comme l’intérêt principal de leur vie.

Les moyens d’éducation offrent, chez toutes les races prospères, les mêmes traits généraux : ils répriment le vice originel qui se montre chez les nouveau-nés avec les premières manifestations de la volonté ; ils développent les tendances innées vers le bien ; ils donnent à l’adolescent l’apprentissage de la profession qui procure le pain quotidien nécessaire à chacun ; ils assurent la pratique du Décalogue, qui crée le règne de la paix dans la société.

La grande difficulté de l’éducation consiste à tenir l’enfant, l’adolescent et l’homme fait, soumis à l’autorité paternelle. Si ce problème n’est pas résolu, l’œuvre entière s’écroule au grand détriment de la famille et de la société. C’est sur ce point décisif que ce concentre surtout la sollicitude des parents ; c’est à l’esprit d’obéissance envers ces derniers que se reconnaissent, soit les individus qui ont le moins souffert du vice originel, soit ceux qui en ont été le mieux corrigés. Pour se faire obéir de leurs enfants, les pères emploient en général le procédé dont se servent les autres pouvoirs humains ; ils ont recours à « la verge de la discipline » ; mais, plus que tout autre pouvoir, par une tendance qu’inspire la nature, que fortifie la réflexion, ils prennent pour auxiliaires les sentiments d’amour et de dévouement. Ces sentiments, toutefois, sont loin de suffire à dompter l’esprit de révolte qui est naturel aux jeunes générations. Les parents sont conduits par une sorte d’instinct à s’appuyer sur une autorité plus haute, qui puisse être acceptée des enfants sous la pression d’une crainte salutaire. À l’égard de la première enfance, quand la raison est encore absente, les mères et les nourrices ont souvent le tort d’invoquer des pouvoirs imaginaires ; mais, à mesure que se développe la raison, les parents demandent un appui croissant à l’Être suprême. D’avance, en effet, la famille s’est assuré ce concours auprès des enfants, en leur donnant l’exemple du culte rendu à Dieu. Chez tous les peuples prospères, elle sent le besoin de développer ainsi le sentiment religieux dans leur âme, afin que les écueils de la vie ne viennent pas trop tardivement en faire comprendre la nécessité. Ce grand phénomène social est révélé, chez tous les peuples prospères, par l’étude de l’histoire et par l’observation des faits contemporains. C’est en le constatant que Voltaire a dit : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. »

Sauf de rares exceptions, les philosophes du dernier siècle admettaient l’existence de Dieu, et combattaient moins la religion que le clergé. Leurs disciples de la révolution s’inspiraient de ce même sentiment ; et, jusqu’aux limites extrêmes de la Terreur, ils continuèrent à inscrire le nom de Dieu dans leurs déclarations de droit. L’école révolutionnaire de 1848 ne niait pas davantage l’existence de Dieu ; elle se montrait même favorable à la religion.

Deux motifs principaux tendent à développer d’autres sentiments au sein de quelques partis politiques, formés sous l’impression des catastrophes nationales de 1871. Les uns reprochent au clergé des préoccupations politiques et une opposition latente au régime actuel ; les autres, plus audacieux dans leurs négations, vont jusqu’à soutenir que « la science » est en mesure de démontrer que Dieu n’existe pas.

Beaucoup de savants, il est vrai, ont acquis de nos jours une légitime renommée en découvrant certaines lois du monde physique. Les plus célèbres comprennent qu’en observant des faits matériels, ils ne devaient pas rencontrer sensiblement sous leur scalpel ou leur microscope Dieu, qui est un pur esprit. Quelques-uns, moins réservés, s’appuient sur des faits qu’ils n’ont point observés personnellement pour affirmer que l’homme, livré à ses impulsions naturelles, n’a pas la connaissance de Dieu. Adoptant les récits de voyageurs peu compétents, ils allèguent que certaines races simples sont dans ce cas et possèdent néanmoins le bonheur fondé sur la paix. J’ai constaté dans mes voyages le fait opposé : les races simples et heureuses n’ont pas seulement la connaissance de Dieu : en l’absence de toute impulsion venant du dehors, elles organisent spontanément le culte domestique. Je signale cette organisation traditionnelle dans les chapitres III, IV et V de ce livre. J’indique même, dans le chapitre III et dans le tome deuxième des Ouvriers européens (Introduction, § 2), comment les races pastorales de l’Asie, avec lesquelles j’ai entretenu des rapports suivis pendant dix-huit années, s’expliquent que les rites de la religion soient indispensables à la conservation de la paix sociale.

Dans le chapitre VI, qui traite de la réforme des idées et des institutions, j’expose les moyens à employer par les hommes de paix pour faire cesser le malentendu qui commence à régner sur ce point entre les sciences physiques et les sciences sociales. Ils ont à démontrer que la méthode scientifique doit conduire à la même conclusion les deux classes de savants. J’ajoute que, dans la situation où se trouve aujourd’hui l’Europe, il importe de hâter cette démonstration. Enfin, dans les deux derniers paragraphes de ce chapitre, j’indique comment doivent être constituées les deux branches de cet enseignement.

J’établis, en résumé, dans ce livre, que la pratique de la Constitution essentielle, et le bonheur qui en résulte pour toutes les races, se manifestent par un trait principal. Le père et la mère, inspirés par l’amour inné qui les attache à leurs enfants, invoquent l’autorité paternelle déléguée par le Créateur pour réprimer l’influence qu’exerce le vice originel sur les générations successives. Ils les dressent au travail, qui procure le pain quotidien, et ils leur inculquent la pratique de la loi morale, qui assure la stabilité et la paix. La famille, soumise aux prescriptions du Décalogue, est donc l’élément éternel des sociétés prospères.

Ce trait principal correspond aux deux premiers termes de la Constitution essentielle, formulée ci-après au chapitre III en sept principes. Il est plus effacé chez nous que chez nos voisins ; et ainsi s’explique le caractère plus aigu de nos maladies sociales. Je rappelle dans ce livre, en m’appuyant sur l’histoire et sur l’observation des peuples contemporains, que la violation du Décalogue et le mépris de l’autorité paternelle ont amené ce même résultat dans tous les temps et dans tous les lieux. Au contraire, la santé sociale, dont le symptôme est le règne de la paix, a toujours été le caractère distinctif des nations qui sont restées soumises aux principes fondamentaux. C’est donc par le retour à ces principes de la Constitution essentielle qu’il faut commencer la réforme sociale de la France.

Cette réforme est plus facile que ne le pansent aujourd’hui les gens de bien dévoués à la patrie. Elle se réduit au fond à des termes simples. Les seules conditions dans lesquelles elle peut s’opérer sont signalées avec évidence par les sentiments qui dominaient, en juillet 1818, dans l’esprit des classes dirigeantes et des gouvernants. À cette époque, en effet, les guerres à l’étranger, qui, depuis deux siècles, avaient imposé à la France tant de sacrifices, avaient été discréditées grâce à la sage conduite du dernier monarque déchu. À l’intérieur, la violence, qui venait de produire coup sur coup deux effusions de sang dans les rues de Paris, n’inspirait plus que, l’horreur. Les partis réformistes qui avaient créé, sous la pression de la force, quatre formes de souveraineté pour réagir contre les traditions de l’ancien régime en décadence et les nouveautés de la révolution, étaient alors réunis dans ce sentiment. Ces hommes, par leur union inespérée, produisirent sur mon esprit une impression profonde ; et j’ai cité dans ce livre quelques-uns de ceux qui m’attirèrent spécialement et qui contribuèrent au changement survenu à cette époque dans la direction de mes travaux (VI, § 11). Transformés par l’imminence du péril social, ils renonçaient momentanément aux préoccupations qui, jusqu’alors, les avaient divisés en quatre groupes hostiles les uns contre les autres. Cette tendance se révélait même dans les entretiens privés de ceux que leurs précédents avaient liés à la souveraineté élective, c’est-à -dire au gouvernement qui était alors imposé à la France par la force des choses. Chez la majorité de ces hommes, il n’existait aucune idée préconçue en faveur de la tradition ou de la nouveauté : pour eux, il s’agissait surtout de chercher, dans le présent comme dans le passé, les éléments de la réforme qui guérirait les maux de la patrie. Chacun était d’ailleurs placé sous l’influence de débats pacifiques, quoique contradictoires ; et tous s’acheminaient ainsi vers un régime nouveau, où le pouvoir appartiendrait aux plus sages et aux plus modérés. J’ai dit dans ce livre comment cette union bienfaisante a été rompue par l’acte de violence qui a ramené l’empire (VI, § II), et comment l’Empereur, malgré ses convictions personnelles, a échoue dans les efforts qu’il a faits pour restaurer les deux premiers principes de la Constitution essentielle (Document annexé, § 3). Au moment où les classes dirigeantes découragées me demandent de nouveau les conseils qu’elles n’ont pas suivis en juin 1871 (La Paix sociale après le désastre), je répète ici que la réforme ne se trouvera que dans le retour à l’esprit de paix.

Enfin, je réponds aux appels réitérés qu’on me fait depuis 1805 : je fonde avec l’aide de mes amis, au moment où j’écris ces lignes, la presse périodique de notre école ; mais cette nouveauté ne portera ses fruits que si les quatre partis réformistes, revenus, comme en juillet 1818, à l’esprit de paix et d’union, nous accordent un concours immédiat. Ce concours nous est indispensable pour créer, avec l’ampleur suffisante, une vraie Revue sociale. Dès l’origine de notre publication, qui n’est encore que bi-mensuelle, il doit se manifester par l’abandon de nos déplorables habitudes d’antagonisme social et d’indifférence pour la chose publique.

À ce point de vue, je réclame de tous les partis réformistes les avertissements dont notre conseil de rédaction a besoin pour réprimer, chez nos premiers rédacteurs, les dernières traces de l’esprit de violence incarné, en quelque sorte, dans notre race depuis deux siècles. Je demande spécialement, sous ces divers rapports, aux hommes prépondérants de chaque parti, d’accorder à notre personnel de rédaction les conseils et, s’il y a lieu, le contrôle de leur expérience. Je demande aux gouvernants de donner aux maîtres respectueux et pacifiques de notre école les libertés d’enseignement dont jouissent les savants de toute école scientifique dans les universités de l’Angleterre, de l’Allemagne et de plusieurs autres pays. Je recommande aux classes dirigeantes qui, par leur condition même, ont devant leurs concitoyens la responsabilité de la paix sociale, d’examiner les moyens de réforme signalés dans notre Bibliothèque ; et, dans le cas où ils les approuveraient, d’accorder à celle-ci leur patronage. Enfin, je voudrais attacher à nos œuvres de publicité les hommes studieux qui, dans tous les pays, avec l’esprit de paix, s’adonnent à la recherche des bonnes traditions de l’humanité. Je les prie de nous communiquer les idées et les faits qui leur sont révélés par l’observation ou la lecture, qui offrent les caractères de la perfection et qui, pouvant être exprimés en peu de lignes, réclameront d’eux seulement quelques instants de travail. Ces idées et ces faits sont d’abord transmis aux lecteurs de la Revue. Coordonnés ensuite sous un classement méthodique, en rapport avec les vérités de la science sociale, ils ajouteront à notre Bibliothèque deux collections utiles ayant pour titres : « La Sagesse des nations » et « La Pratique des sages ».

P.-F. LE PLAY.
15 janvier 1881.

Note de la deuxième édition (1893). — Quelques mois après avoir achevé le présent ouvrage, F. Le Play a succombé : ce livre est donc la dernière expression de sa pensée, et plus que tout autre il devait être reproduit sans aucune retouche. Aussi, en publiant une seconde édition, a-t-on scrupuleusement respecté le texte primitif, même, dans les passages où l’auteur donnait, sur le fonctionnement des Unions ou la marche de la revue naissante, des détails que le temps a depuis lors profondément modifiés. Un Appendice de 1893, placé à la fin de l’ouvrage, fournit les renseignements rectificatifs, et fait connaître le développement qu’ont pris, depuis 1881, les institutions et les publications de l’école de la paix sociale.