La corvée (Féron)/XV

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Éditions Édouard Garand (p. 56-59).

XV

MRS. LOCKETT


La femme du major Lockett, pendant ce temps, avait pu obtenir la libération du père Brunel. Il est vrai de dire que la présence de Mariette à l’entrevue avait été d’un grand poids dans la balance en faveur de son père. Après le généreux plaidoyer de la dame anglaise, le major avait assez longuement lorgné Mariette avec l’air d’un connaisseur, (car il passait pour aimer le beau sexe, ce qui n’était pas un mal,) puis il avait dit :

— Il y a Mademoiselle, quelques formalités à remplir avant que nous puissions nous rendre à votre demande ; mais je vous promets que l’affaire sera menée rondement et que votre père vous sera rendu au cours de l’après-midi. Mrs Lockett, que vous devrez remercier, ira vous remettre l’ordre de libération, si elle le désire.

La recommandation du major à la jeune fille de remercier sa femme était bien inutile, puisque Mariette reconnaissait déjà qu’elle devait à cette excellente dame anglaise une dette sacrée. Et déjà aussi son cœur débordait de gratitude pour Mrs Lockett à qui, du reste, elle manifesta sa reconnaissance en l’embrassant avec effusion.

Mrs Lockett, pourtant, avait déjà reçu sa récompense : c’était la joie intérieure, immense, d’avoir accompli une si bonne œuvre.

Quand Mariette et sa protectrice reparurent sur la Place du Château, Beauséjour, aux aguets à quelques pas de là, accourut. Après qu’on l’eut instruit de la bonne nouvelle Mrs Lockett lui abandonna Mariette en assurant à celle-ci que, dans l’après-midi, elle irait lui porter l’ordre libérateur, et que ce serait pour elle l’unique occasion peut-être de revoir Clémence.

— Madame, dit Beauséjour, c’est entendu, nous vous attendrons dans les appartements de ma tante, Madame Laroche, à la maison des Dames Ursulines. Ma tante sera bien heureuse de vous remercier à son tour, Madame, pour la bonne action que vous avez faite.

Sur ce on se sépara, mais non sans que Mrs Lockett eût recommandé à Beauséjour, une fois encore, de se tenir sur ses gardes.

Il serait difficile de peindre dans sa réalité la joie que manifestèrent les deux sœurs, Clémence et Mariette, en se retrouvant, surtout quand l’une d’elles apportait à l’autre une si bonne nouvelle. Assises sur le canapé l’une serrée contre l’autre tandis que Mme Laroche et son neveu demeuraient à l’écart où eux aussi se communiquaient leur joie, Mariette et Clémence s’entretenaient de leur mère, de leur père et beaucoup aussi de Mrs Lockett pour laquelle elles ne pouvaient trouver assez d’éloges.

Puis Mariette avait murmuré en levant les yeux comme une vierge en extase :

— Clémence, jamais je n’oublierai cette bonne dame anglaise, et toujours je me souviendrai d’elle dans mes prières à Dieu !

— Moi aussi, Mariette, je me souviendrai de Mrs Lockett.

Puis, après un court silence, et tandis que son regard lumineux cherchait la silhouette de Beauséjour qu’elle put voir plus loin debout près de sa tante assise en une bergère, Clémence se pencha à l’oreille de sa sœur et timidement :

— Et lui… Mariette… balbutia-t-elle.

Mariette regarda Clémence d’un œil profond.

Clémence rougit et, plus timidement :

— Dois-je te l’avouer, Mariette, reprit-elle… Oh ! ne me regarde pas ainsi… ne me fais aucun reproche… Tiens, écoute : je l’aime… je l’aime ce beau et brave jeune homme !

Mariette ébaucha un sourire de bonheur, et ce sourire fit la plus grande joie de Clémence.

— Oh ! toi aussi, je t’aime, ma Mariette… je t’aime bien !

Leurs épanchements prirent fin à la vue de Beauséjour qui s’avançait vers elle.

— Mesdemoiselles, dit le jeune homme aux deux sœurs qui lui souriaient avec une grâce charmante, puisque nous devons compter sur la parole du major Lockett, je pense qu’il est à propos de retenir une berline pour cet après-midi. Je vais donc aller faire des arrangements avec un loueur ; puis lorsque Mrs Lockett nous aura apporté l’ordre qui va libérer votre père, nous nous rendrons à la brèche et de là nous prendrons la route de Saint-Augustin.

Toute reconnaissante, Mariette s’écria.

— Ah ! Monsieur, dites-moi si nous pourrons jamais vous payer de retour !

— Mademoiselle Mariette, je ne vous demanderai rien en retour, votre bonheur fera ma joie et sera ma plus belle récompense.

Puis il regarda longuement Clémence… il la regarda avec amour. Elle, confuse et toute prise par une joie intérieure qu’elle n’aurait pu expliquer, laissa tomber ces paroles qu’elle ne put retenir :

— Monsieur, Mariette ne pourrait d’ailleurs vous payer de retour que par des pensées et des paroles de gratitude et aussi par des souhaits de bonheur pour vous et ceux que vous chérissez. Mais moi, qui ai vis-à-vis de vous une dette égale, peut-être pourrais-je vous mieux payer…

Elle se tut brusquement, très rougissante ; elle comprenait, mais un peu tard, qu’elle allait formuler un engagement que, certes, son cœur lui commandait, mais que sa timidité et aussi les convenances, lui sembla-t-il, lui défendaient.

Beauséjour avait compris… Au surplus, le soir précédent, lui et elle ne s’étaient-ils pas un peu compris. Aussi ne voulut-il pas perdre le fruit savoureux qui frôlait ses lèvres : il se pencha vers Clémence et murmura assez haut pour être entendu de Mariette :

— Si votre cœur, Clémence, vous commande de payer ainsi, obéissez-lui sans réserve, puisque ce ne pourrait être que pour votre bonheur et le mien.

Plus bas, la voix tremblante, il ajouta :

— Clémence, je vous l’ai dit, dans deux ans j’aurai terminé mes études, et alors, si vous le voulez encore, je viendrai vous demander le paiement…

Enhardie et fière, aurait-on dit, de l’amour naissant qui lui faisait voir toute une vie nouvelle qui l’éblouissait agréablement, Clémence répondit avec fermeté cette fois :

— C’est bien, Monsieur, je prends votre parole… Vous viendrez et je vous attendrai… Je vous attendrai avec la plus grande joie de ma vie !

— Merci, Clémence, ma parole vous est acquise.

Et, tout radieux, Beauséjour se tourna vers sa tante et dit :

— Ma chère tante, je vous les laisse pour un moment, tandis que j’irai chercher une berline. Vous en aurez bien soin…

Il s’éloignait vivement pour cacher la forte émotion qui le bouleversait.

Mme Laroche le retint une seconde par ces paroles :

— Mon ami, souviens-toi des recommandations de Mrs Lockett… sois prudent.

— Vous avez raison, ma tante. Mais soyez tranquille à mon sujet, je vous l’ai dit hier, mon heure n’est pas venue !

Et il s’éloigna de sa démarche hardie et fière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était trois heures de l’après-midi lorsque Mrs Lockett parut : elle apportait l’ordre qui libérait le père Brunel, et cet ordre était signé de la main du général Haldimand.

— Allez présenter ce papier au lieutenant Barthoud, à la brèche, et de suite votre père sera libre.

Les deux jeunes filles tombèrent à genoux devant la dame, et, à travers un flot de larmes joyeuses, elle la remercièrent au nom de leur père et de leur mère.

Émue et heureuse, Mrs Lockett caressa de la main les deux jeunes filles tout à tour et souhaita à chacune la paix et le bonheur. Puis elle les releva pour les embrasser longuement, et, après quelques civilités à Mme Laroche, elle se retira, elle se retira en pleurant. Car, disons-le, cette femme sans enfants avait senti au fond de son cœur un vide immense depuis que Mariette et Clémence, avec le charme de leur jeunesse, lui étaient apparues. Oh ! comme ces deux gracieuses jeunes filles eussent comblé le vide ! Hélas ! elles ne lui appartenaient pas. Et maintenant, après un si doux contact, elle s’en séparait et peut-être pour toujours. Alors le vide, dans son cœur, s’était brusquement fait abîme sans fond et la souffrance qui en résultait faisait couler de ses yeux des larmes dont elle n’avait pas même jusqu’à ce jour soupçonné l’existence.

Ce fut peu après le départ de la dame anglaise que Beauséjour reparut : une berline attelée de deux chevaux fringants attendait à la porte cochère du couvent. Un cocher en belle et brillante livrée maintenait les deux bêtes d’une main sûre. Oh ! c’est que le jeune homme aimait à faire les choses dignement.

Seulement, Mariette ne voulut pas quitter la ville sans se rendre à la basse-ville pour remercier le bon tavernier et sa femme, ceux-là même qui lui avaient donné une si généreuse et bienveillante hospitalité.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Beauséjour. Nous nous ferons conduire d’abord chez ce brave homme, puis de là nous gagnerons la brèche, nous prendrons avec nous votre père et nous filerons sur la route de votre foyer.

Après beaucoup d’épanchements entre les jeunes filles et Mme Laroche, Beauséjour, qui voyait l’heure avancer, donna l’ordre du départ. Peu après, la berline avec ses voyageurs roulait vers la basse-ville.

Énorme fut la surprise du tavernier et de sa femme à l’apparition de ce magnifique équipage, car jamais si bel équipage n’arrêtait devant leur porte. Et leur surprise ne fut pas moindre lorsqu’ils virent descendre de la voiture la gentille Mariette, toute rayonnante.

Beauséjour et Clémence demeurèrent dans la voiture et pour de bonnes raisons. Le premier avait aperçu non loin de là deux officiers anglais qui avaient l’air de scruter la physionomie des passants, et, se souvenant des recommandations de Mrs Lockett, il jugeait prudent de ne pas se montrer. Quant à Clémence, elle voulait tenir compagnie au jeune homme et profiter de l’occasion pour échanger un mot d’amour avec lui. D’ailleurs elle ne connaissait pas le tavernier non plus que sa femme, et il lui paraissait préférable, en somme, de laisser Mariette s’acquitter à elle seule de sa propre dette de reconnaissance.

Mariette, en effet, ne voulait pas s’éloigner de la ville sans payer sa dette. Et non seulement paya-t-elle en paroles de gratitude, mais aussi en déposant dans la main de la tavernière une poignée de belles pièces d’or.

Éblouis et confondus, le tavernier et sa femme embrassèrent Mariette avec la plus grande tendresse, lui firent tous les souhaits de bonheur imaginables, puis la reconduisirent à la voiture avec autant de respect qu’ils en eussent prodigué à une princesse. Et sous leurs yeux émerveillés la berline vira de bord pour s’engager sur le chemin qui longeait les jetées du fleuve.

Beauséjour avait donné au cocher des instructions précises, et dix minutes après la berline pénétrait dans la haute-ville et roulait sur le chemin qui suivait le mur jusqu’à la brèche.

— Allons ! dit alors Beauséjour pour faire prendre patience à ses deux compagnes, bientôt nous aurons atteint la brèche.

Car très souvent Clémence murmurait à l’oreille du jeune homme.

— Oh ! comme j’ai hâte… comme j’ai hâte de revoir mon pauvre père !

La berline avançait rapidement dans l’ombrage des ormes.

— Ah ! la voici la brèche… deux ou trois arpents à peine.

La tête penchée dans la portière, Beauséjour regardait…

Clémence, inclinée vers lui, anxieuse et impatiente, attendait, ou plutôt elle guettait l’ordre qui arrêterait le cocher et sa voiture.

Plus calme, en apparence, Mariette surveillait le visage de Beauséjour, et elle aussi, non moins impatiemment que sa sœur, attendait que le jeune homme donnât l’ordre au cocher d’arrêter. Alors elle serait toute prête à sauter par la portière et à courir à son père avec le beau papier libérateur qu’elle serrait précieusement dans sa petite main et que le général Haldimand en personne, avait signé.

Mais tout à coup une formidable détonation éclata qui parut ébranler ciel et terre… ou plutôt une affreuse mousquetade crépita non loin de l’endroit où roulait la berline.

Toutes deux en même temps, et comme si un mauvais pressentiment les eût assaillies, Mariette et Clémence poussèrent un cri déchirant.

Beauséjour, toujours penché dans la portière, apparaissait livide et comme médusé… Car il venait d’assister à un drame épouvantable : il avait vu tout à coup un homme sur la maçonnerie… un homme qui levait au bout de ses bras un énorme bloc de pierre… et un bloc de pierre qu’il lançait avec force vers un point quelconque… Puis, soudain, l’éclatement de la foudre… Et l’homme sur la maçonnerie de la brèche avait chancelé, puis il était tombé… Et cet homme — ah ! Beauséjour, hélas ! l’avait trop bien reconnu — c’était le père Brunel !

— Mon père ! Mon père ! cria tout à coup Mariette en se dressant et en voulant pousser la portière…

Alors Beauséjour, sans savoir, par instinct peut-être, repoussa durement la jeune fille qui retomba sur son siège, et d’une voix forte, impérieuse, il commanda au cocher :

— Fouette, mon ami, fouette et roule vers Saint-Augustin !

Alors Clémence se jeta sur lui…

— Ah ! mon père… mon pauvre père… gémit-elle d’un air implorant…

Beauséjour ne savait que faire ni que répondre. Mais le cocher avait fouetté ses chevaux et la berline, après avoir dépassé la brèche, filait avec une vitesse vertigineuse vers la Porte Saint-Louis.

— Mon père !… Mon père !… suppliait Clémence en secouant avec force Beauséjour.

— Ah ! ma Clémence chérie, soyez courageuse… Nous reviendrons chercher votre père… Ah ! voyez… oui voyez votre sœur Mariette !

Clémence jeta un nouveau cri d’alarme… Mariette, à cette minute, était écrasée sur la banquette qu’elle occupait, et elle était évanouie serrant toujours dans sa main blanche comme neige l’ordre qui libérait son père de son esclavage.

Et tandis que la voiture allait à toute course sur la route de Saint-Augustin, Clémence pleurait à larmes brûlantes sur le corps inanimé de Mariette…