La fille du brigand/Ce que peut une étincelle

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 26-33).

CHAPITRE II

CE QUE PEUT UNE ÉTINCELLE


Le jour n’était pas bien loin de paraître ; l’aurore avait remplacé les ténèbres épaisses de la nuit ; Stéphane frappait à la porte d’une vaste maison en pierre grise située au centre de la ville. En arrivant dans sa chambre il s’était mis au lit dans l’espérance de goûter quelque repos après la marche et les fatigues d’une nuit comme celle qui venait de finir ; mais il ne pouvait chasser loin de lui l’image de la jeune fille qu’il avait rencontrée. Helmina était toujours devant lui ; il ne pouvait se dissimuler que cet intérêt qu’il lui portait comme malgré lui n’était autre chose que l’influence d’un amour naissant. Mais tout en retraçant à son esprit les charmes de la jeune fille, Stéphane ne pouvait s’empêcher de faire des réflexions bien amères sur l’ignorance où il était de son existence et de sa famille, parce qu’il savait que son père, homme rigide et orgueilleux, ne souffrirait pas qu’il vint à s’amuser à une fille de naissance obscure et de fortune médiocre. Et pourtant Stéphane était porté à croire que maître Jacques, malgré son air de respectabilité et de grandeur, n’appartenait pas à une classe bien élevée.

Voici comme il raisonnait :

Maître Jacques était en parfaite connaissance avec Mme  La Troupe qui, de son côté, paraissait très familière avec lui. Maître Jacques paraissait très bien accoutumé dans l’auberge du faubourg Saint-Louis, il y venait donc souvent ; et comme Mme  La Troupe ne vivait qu’avec la dernière société, comme la maison qu’elle tenait n’était fréquentée que par des misérables, il n’était pas probable que maître Jacques en eût été un des habitués, s’il eût appartenu à une classe tant soit peu respectable. De plus, maître Jacques n’entraînerait pas sa fille chez Mme  La Troupe, si, comme il s’en était vanté, il n’épargnait rien pour son éducation et s’il avait tant à cœur de la bien élever.

Telles étaient, entre beaucoup d’autres, les réflexions que Stéphane faisait ; il résolut de chercher au plus vite des informations auprès de Mme  La Troupe, et de lui demander, sans l’informer de ses intentions, des renseignements sur celui avec qui elle paraissait si familière et qu’il avait lui-même tant intérêt à connaître. Il s’endormit enfin dans cette résolution ; mais il n’avait pas reposé une heure qu’il fut éveillé par quelqu’un qui le tirait du bras :

— Stéphane, levez-vous ; diable ! mon ami, comme vous êtes paresseux ce matin ! j’ai pourtant marché et veillé autant que vous et voilà deux heures que je suis debout.

— Eh ! c’est vous, Émile ? dit Stéphane en s’éveillant en sursaut et en se frottant les yeux ; mais qui vous emmène donc si matin ?

— Rien, mon cher, que l’intérêt que je vous porte. Après une entrevue comme celle d’hier au soir, dit malicieusement Émile, vous avez dû passer une nuit agréable, accompagnée d’heureux songes.

— Que voulez-vous dire, Émile ? dit Stéphane en rougissant.

— Ce que je veux dire ? bah, Stéphane, ne dirait-on pas que vous voulez en faire un mystère ? Croyez-vous que je ne me souviens plus de la petite « cocotte » qui vous a si bien « emmiellé » hier, au soir ?

— Mais vous badinez, Émile.

— Point du tout, monsieur le réservé ; je parle très sérieusement, aussi sérieusement que vous agissez.

— Encore une fois, Émile, expliquez-vous.

— Dans l’instant ; dites-moi franchement, mon cher Stéphane, n’est-il pas vrai que la jeune Helmina, la fille de maître Jacques pour parler plus clairement, a laissé dans votre cœur une impression ineffaçable ? n’est-il pas vrai que vous y pensez à tout instant, que vous donneriez beaucoup pour la connaître plus particulièrement ?

Émile fixa Stéphane avec attention.

— Quand cela serait vrai, dit Stéphane troublé, qu’en concluriez-vous ?

— Eh bien ! si cela était, continua Émile avec triomphe, comment appelleriez-vous cet intérêt que vous lui portez, et si cela n’était pas vrai, comment me le prouveriez-vous après l’empressement que vous avez montré hier ?

— Soit, dit Stéphane poussé au pied du mur, je veux croire avec vous que Helmina m’a intéressé, je veux croire à toutes les bonnes intentions que vous voulez bien me prêter ; mais encore une fois, qu’en conclurez-vous ?

— Pardi, ce que tout autre en conclurait : que vous l’aimez, et diablement encore.

— Vous vous trompez, Émile ; ce n’est que de l’amitié, dit Stéphane en affectant un air d’indifférence.

— De l’amitié avec une personne avec laquelle on n’a eu aucune relation, aucune liaison, vous n’y pensez pas, Stéphane ; l’amitié ne prend pas si vite que cela, au lieu que l’amour n’a besoin, pour naître, que d’un simple regard, que d’une seule parole. Allons, mon cher ami, n’essayez plus à faire un secret de votre amour ; dites que vous l’aimez et n’en ayez pas honte ; c’est une charmante petite fille, sur mon âme !

— Oui. Est-elle de votre goût ?

— Tellement de mon goût, que si j’étais comme vous en état de choisir une belle, je n’en prendrais jamais d’autre que cette « poupée ».

— Vous la prendriez même sans la connaître, Émile ?

— Comment, sans la connaître ? Il me suffirait de connaître sa naissance, et voilà tout.

— Et si elle était d’une naissance obscure ?

— Peu importe, pourvu qu’elle fût honnête.

— Mais si votre père s’opposait à votre union ?

— J’attendrais jusqu’à l’âge de majorité ; mon père n’aurait plus rien à dire alors.

— Et en vous mariant ainsi, Émile, ne croiriez-vous pas mal agir envers votre père ?

— Point du tout, mon cher Stéphane. Comment, parce qu’il plairait à mon père de refuser son consentement à mon union pour la seule raison que mon amante est pauvre ou d’une maison obscure, je devrais abandonner une jeune fille que j’aime, qui m’aime de même et qui peut faire mon bonheur, une jeune fille qui quelquefois aura peut-être refusé vingt autres partis pour moi ? Quel est, mon cher Stéphane, quel est le père assez déraisonnable, assez peu doué de jugement pour en agir ainsi ? Quel est le père qui se laissera guider par un orgueil assez mal placé, par un intérêt assez sordide, pour abandonner son fils parce qu’il se mariera avec une jeune et tendre fille qui n’aura peut-être d’autre défaut que le malheur d’une naissance obscure, ou d’une fortune médiocre ?

— Cet homme déraisonnable, mon cher Émile, dit Stéphane en hésitant, vous le trouverez dans mon père.

— Votre père !

— Oui, Émile, mon père ; et s’il m’est permis de le dire, c’est là son seul défaut ; il est trop épris de lui-même, trop fier de son origine et de sa fortune ; tellement fier que si j’osais me marier contre sa volonté, il me retirerait d’abord son amitié qui n’a pas de bornes pour moi, et serait capable de me déshériter.

— Vous m’étonnez, mon cher Stéphane, votre père… Pardonnez-moi ce que je viens de dire…

— Vous avez bien dit, Émile, très bien dit ; je suis de votre avis, et malgré cela, vous le dirais-je ? je crois que je laisserais une fille que j’adorerais pour conserver les bonnes grâces de mon père.

— Vous ne le pourriez jamais, j’en suis persuadé.

— Jamais ! mais que me conseilleriez-vous donc de faire si je me trouvais dans un pareil dilemme ?

— Je serais bien en peine, Stéphane ; je crois qu’alors votre propre conseil vaudrait mieux que celui de tout autre.

Stéphane s’appuya le front sur le dossier d’une chaise et sembla anéanti dans de profondes réflexions ; puis se relevant tout à coup et jetant sur Émile un regard confus et douloureux :

— Je ne vous le cacherai plus, mon cher Émile : j’aime cette jeune fille ; oui, je l’aime plus que je ne l’avais pensé d’abord ; je sens dans mes veines le feu de l’amour qui me consume ; et cependant, mon cher ami, ajouta-t-il en versant des larmes abondantes, vous voyez que cet amour est sans espoir. Les réflexions que j’ai faites hier au soir me font craindre beaucoup que cette jeune fille ne soit en effet d’une naissance peu élevée ; mais je le jurerais sur mon âme, oui, il me semble que je le jurerais avec confiance, Helmina est une enfant qui embellirait mon existence, je le sens au-dedans de moi. Je suis persuadé que son âme est aussi pure que celle d’un ange, que ses sentiments sont nobles et élevés, que ses qualités sont rares et précieuses ; et cependant, Émile, n’est-il pas pénible pour moi d’être obligé de l’abandonner parce qu’elle n’est pas issue de parents nobles ? Ah ! Émile, s’il ne tenait qu’à moi, je l’épouserais, oui, je l’épouserais quand même elle serait la fille du dernier des hommes, puisqu’elle est honnête, belle et vertueuse.

— N’anticipez pas sur les événements, mon cher Stéphane, qui sait ? les difficultés que vous vous figurez n’existent peut-être pas ; il est même possible qu’elle appartienne à une famille respectable et c’est tout ce que votre père demande ; si au contraire la fortune est contre vous, il n’est pas possible que votre père, que vous dites si indulgent pour vous, se refuse à votre mariage, en voyant votre amour, en remarquant les charmes et les vertus d’Helmina. Non, Stéphane, j’en ai la ferme conviction, votre père bénira toujours une union qui, sans reposer sur la fortune et la noblesse, produira des fruits précieux, les plus précieux que l’on puisse désirer, puisqu’elle reposera sur la vertu et l’amitié.

— Puissiez-vous dire vrai, je serais trop heureux !

— Espérez donc, et si vous me le permettez, je me joindrai à vous pour chercher toutes les informations nécessaires sur l’existence de la jeune fille, et j’irai avec vous me jeter aux genoux de votre père, si les renseignements que nous recueillerons ne lui conviennent pas.

— Merci, Émile, merci, dit Stéphane en le serrant dans ses bras. Que je suis fortuné d’avoir un véritable ami comme vous ; car s’il est vrai que le devoir d’un ami est de partager et de diminuer la douleur de son ami, de lui offrir ses services, oh ! Émile, je puis dire que vous l’accomplissez d’une manière irréprochable.

— Si vous le voulez, Stéphane, dit Émile pour rompre une conversation qui affectait sa sensibilité, demain nous irons ensemble chez Mme  La Troupe quand la nuit sera close ; nous emmènerons avec nous le gros Magloire ; car je vous avouerai franchement que je redoute de traverser le soir ces rues écartées, ordinairement infestées de brigands et de malfaiteurs.

— Vous êtes prudent, Émile, mais je vous dirai qu’en emmenant le gros Magloire, je crains encore quelque chose de plus que les voleurs.

— Que craignez-vous ?

— Mon père. S’il apprenait que j’entre dans une maison pareille, je ne sais ce qu’il en arriverait ; d’ailleurs, mon cher ami, soyez persuadé que notre réputation en souffrirait si…

— Vous avez raison ; quoique je ne doute nullement de la discrétion de Magloire, cependant il vaut mieux aller seuls. À demain donc, Stéphane, à sept heures du soir ; préparez vos pistolets.

— Un mot encore, s’il vous plaît, Émile ; que le secret que je viens de vous dire soit entre nous seuls jusqu’à ce que je puisse le divulguer moi-même d’une manière avantageuse pour mon intérêt.

— Ne craignez rien, la suite vous donnera une nouvelle preuve de ma discrétion. Espérez tout de l’avenir, la persévérance couronnera notre entreprise. Adieu.

Stéphane conduisit son ami jusque dans la rue.

— Oh ! j’oubliais de vous dire, dit Émile en revenant sur ses pas, qu’on a arrêté ce matin trois voleurs sur les plaines d’Abraham.

— Grâces à Dieu, dit Stéphane avec satisfaction ; il faut espérer qu’on arrêtera bientôt tous les autres. Et après avoir serré encore une fois la main de son ami, il remonta dans sa chambre.