La fille du brigand/Histoire de Julienne, de Madame La Troupe et d’Helmina

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 42-49).

CHAPITRE IV

HISTOIRE DE JULIENNE, DE MADAME LA TROUPE ET D’HELMINA


— Vous me demandiez tantôt, Helmina, dit Julienne, si je connais Mme La Troupe ; c’était une des meilleures amies de ma pauvre défunte mère. Mme La Troupe était riche alors, bien riche ; vous comprenez maintenant ma surprise, lorsque je vous ai entendue dire qu’elle était aubergiste. Son mari était un des plus gros marchands de nos endroits ; il avait son magasin à trois ou quatre portes de notre maison ; oh ! le beau magasin ! quand j’y pense encore ! Comme il y avait de belles et bonnes choses ! C’était le magasin de tout ce qu’il y avait à la mode, de plus riche, de plus précieux. Nous n’avions pas de plus grand plaisir, maman et moi, que d’y voir entrer à toute heure du jour de belles dames, de jolies demoiselles qui ne font et n’ont à faire que cela, à courir les rues et les magasins. Tous les jours c’étaient des carrosses, toutes sortes de belles voitures qui arrivaient devant notre porte ; enfin le magasin était toujours foulé de monde. Vous pouvez penser tout l’argent que M. La Troupe amassait !

« Sans compter son magasin, M. La Troupe avait encore trois ou quatre belles terres qu’il faisait cultiver par des ouvriers ; mon père en était un et jouissait auprès de son bourgeois de la plus haute estime, parce qu’il était vigilant et laborieux ; il ne nous voyait que le dimanche ; toute la semaine il conduisait à la campagne les travaux de la ferme.

« Mme La Troupe aimait, comme je vous l’ai dit, beaucoup ma mère ; elles avaient été élevées ensemble ; elle la faisait travailler et la récompensait généreusement. Toutes les semaines elle nous invitait à souper avec elle. Si vous aviez vu comme c’était arrangé ! Dieu de Dieu, quand j’y pense encore ! on ne marchait que sur de beaux tapis, on ne s’asseyait que sur des sofas de crin, on ne voyait qu’argenterie et dorure. Et comme j’en ai mangé des sucreries ! des friandises ! C’étaient des pains de savoie par ici, des gâteaux par là, et puis des pâtisseries, des bonbons de toute espèce ; tenez, Helmina, à force d’en manger, j’en étais dégoûtée, vrai comme j’vous l’dis. — Et puis ensuite des présents, comme j’en ai eus de Mme La Troupe ! C’étaient de belles robes, de beaux chapeaux, allons, jusqu’aux parasols qu’elle me donnait. Comme j’étais fière dans ce temps-là ! Quand j’y pense encore, je vous assure que ça m’tracasse l’esprit, ça m’bouleverse l’imagination.

« Figurez-vous aussi Helmina, que Mme La Troupe avait une petite fille à peu près de mon âge, belle comme un petit enfant Jésus de cire ; vous devez l’avoir vue lorsque vous êtes entrée chez sa mère ?

— Non, Julienne, probablement qu’elle était couchée.

— Oh ! c’est ça. La pauvre petite Élise, elle doit trouver du changement de coucher aujourd’hui dans un mauvais lit, elle qui ne couchait autrefois que dans la soie et sur la plume ! Qui aurait dit ça pourtant ? C’était la meilleure enfant que l’on puisse voir : complaisante, généreuse, toujours gaie, et surtout polie et pas fière du tout, qualités qui sont pas mal rares chez nos demoiselles d’aujourd’hui ; hein, Helmina ? Combien de ces prétendues filles de gros monsieurs auraient à sa place dédaigné de jouer avec une pauvre petite paysanne comme moi ! combien se seraient crues déshonorées en me saluant même ! Et cependant de toutes ces demoiselles que je vois aujourd’hui, je vous assure, Helmina, que pas une n’était mieux habillée ni mieux élevée qu’elle, pas une n’était plus considérée, plus vantée. C’était riche, voyez-vous ; quand on a de l’argent, on a tout avec aux yeux du monde. Mais, par exemple, Élise avait plus d’esprit, plus de jugement que toutes ces demoiselles orgueilleuses qui n’ont quelquefois d’autre mérite que celui de la fortune, d’une fortune ordinairement mal acquise, aux dépens des pauvres.

« Elle m’aimait tant, elle me caressait tant que j’en étais parfois tout honteuse ; nous étions toujours ensemble ; tenez, pour bien dire, nous étions comme les deux doigts de la main, vrai comme j’vous l’dis ; aussi toutes les petites filles du voisinage en étaient devenues jalouses ; chaque fois qu’elles me rencontraient, elles me disaient : « T’es ben heureuse, la Julienne ; j’voudrais ben être à ta place, la Julienne, » et mille autres choses pareilles qui me gonflaient et me faisait apprécier encore plus le bonheur que je goûtais auprès d’Elise.

« Pauvre Élise, dit Julienne en se croisant les mains, oh ! je donnerais bien d’quoi pour la voir à présent ! Comme elle doit être changée ! comme elle doit être triste ! Et sa mère, là… là… qui mène une vie aussi misérable, comme ça doit lui faire de la peine, elle qui est si scrupuleuse, si sage ! Mais tenez, vous voyez bien, Helmina, je ne puis croire que Mme La Troupe soit aubergiste, elle qui était si vertueuse ! Pourtant, ajouta Julienne avec résignation, quand on tombe de si haut, ça donne du désespoir, et puis on ne sait pas où se jeter ! pas vrai, Helmina ?

— Oui, Julienne, oui, vous avez raison ; mais continuez.

— Il y avait deux ans que nous vivions ainsi, reprit Julienne, lorsque M. La Troupe tomba malade. J’ai entendu dire à ma mère que c’était d’avoir trop travaillé.

« Je le crois bien ; c’était un homme aussi que ce M. La Troupe ; ça n’arrêtait pas plus que l’eau de la rivière. Vous pouvez penser s’il était soigné un peu ! Bonne sainte Anne du bon Dieu, quand j’y pense encore ! Tenez, il avait six médecins à ses trousses, vrai comme j’vous l’dis ; et puis dans la maison c’était comme une vraie apothicairerie, des bouteilles de toutes sortes, des instruments de toutes espèces, des clercs de toutes façons ; malgré tout ce brouhaha auquel personne ne comprenait, il a fallu partir ; car voyez-vous, contre la volonté du bon Dieu il n’y a rien à faire.

« Vous pouvez vous imaginer quel coup sa mort porta à sa famille et à la nôtre, et par tout le canton. Sainte Vierge, quand j’y pense encore ! Si vous aviez vu Mme La Troupe s’arracher les cheveux, jeter les hauts cris sur le corps de son mari en le baignant de ses larmes ; si vous aviez vu la petite Élise qui appelait son père ; si vous aviez entendu tous les domestiques et les pauvres pleurer et gémir, tout le monde regretter M. La Troupe ; il y avait d’quoi fendre un rocher en deux, vrai comme j’vous l’dis. Vous devez voir par là l’estime et l’amitié que tout le monde avait pour lui, et je vous assure qu’il le méritait. Tout le monde a perdu dans la mort de M. La Troupe : les pauvres et les riches, mais surtout nous et plus encore sa pauvre, épouse et sa chère petite fille.

« Vous pensez bien que Mme La Troupe ne pouvait pas conduire les affaires multipliées auxquelles elle se trouvait abandonnée ; et c’est ce qui a causé le plus grand de ses malheurs. Elle avait un frère qui demeurait à deux cent lieues : ne voulant pas confier sa fortune entre des mains étrangères, elle en chargea son frère et lui donna le pouvoir de tout conduire à son gré. Mais ce frère ingrat abusa des bontés de Mme La Troupe. C’était d’ailleurs un débauché, un dépenseur, un fripon qui ne passait son temps et ne dépensait son argent qu’en libertinage et qu’au jeu. Vous pouvez penser s’il éparpilla l’argent ; aussi ça ne pouvait pas durer bien longtemps. Mme La Troupe, qui était bonne comme la vie, se contentait de lui faire des remontrances sans penser à lui retirer le pouvoir qu’elle lui avait donné. C’est ce qui l’a perdue, la pauvre femme.

« Son frère fit des dettes à force, il fallut payer, et quand on n’eut plus d’argent, on vendit les terres d’abord, et mon père, ainsi que beaucoup d’autres, se vit réduit à mendier son pain. On se défit ensuite des voitures, des maisons, des meubles, enfin du magasin ; tout fut dévoré par la cupidité des créanciers, tout fut mangé par les gens de cour, qui ne sont guère scrupuleux, lorsqu’il s’agit d’emplir leur bourse.

« Voilà donc Mme La Troupe dans la rue, sans aucune ressource, et cela s’est fait, ma chère Helmina, dans l’espace de deux mois environ.

« Enfin vous le dirais-je ? Mme La Troupe et sa fille vécurent pendant un an du secours des autres, non pas de celui des riches, ils furent impitoyables aussitôt qu’ils virent qu’ils n’avaient plus rien à espérer, c’est l’ordinaire ; mais aux dépens des pauvres !

« Quant à nous, Helmina, épargnez-moi de vous faire le tableau de la misère que nous eûmes ; qu’il me suffise de vous dire que ma pauvre mère en est morte !…

Julienne ne put continuer ; les sanglots lui coupèrent la parole ; la sensible Helmina pleura avec elle et après avoir donné un libre cours à leurs larmes :

— Pauvre Julienne, telle est la différence de notre douleur, vous pleurez pour les morts, et moi, je pleure pour les vivants, pour les absents !

— Et moi donc, dit Julienne, n’ai-je pas mon pauvre père que je n’ai point vu depuis trois mois ?

— Comment avez-vous été séparée de lui ? Continuez, Julienne, je vous en prie.

— Le reste n’est pas long, Helmina ; trois mois après la mort de ma mère, mon père fit connaissance avec le vôtre, je ne sais comment ; ils devinrent tellement amis qu’ils ne se laissaient plus. Un jour, mon père était absent, M. Jacques vint chez nous et me prenant à part :

— Julienne, me dit-il, votre père n’a plus rien à gagner ici ; il m’a témoigné le désir de laisser pour un temps le Canada, en me demandant d’avoir soin de vous pendant son absence ; je suis à mon aise, je lui ai promis avec plaisir ; je vais vous mettre en pension à la campagne chez une bonne femme où vous n’aurez rien à faire qu’à vous promener et à vous amuser avec ma petite fille, qui y est déjà.

« Quinze jours après mon père partit en me promettant de revenir au plus vite. Voilà mon histoire, Helmina ; je ne pouvais parler de Mme La Troupe sans vous la conter. Avant de venir ici, je fus lui dire adieu ; Élise ne pouvait se séparer de moi. Elles étaient toutes deux dans la plus profonde misère ; je suppose que Mme La Troupe, se voyant abandonnée, aura choisi la vie d’aubergiste pour dernière ressource.

— Combien y a-t-il à présent, dit Helmina, que Mme La Troupe a perdu son mari ?

— Attendez donc ; il y a environ un an… oui, il y a bien un an et demi ; mais, dites-moi, Helmina, est-elle comme il faut ?

— Elle n’a conservé, ma chère Julienne, qu’un peu de politesse ; cependant, malgré son air d’affectation, on peut affirmer qu’elle n’est pas à la place que Dieu lui a destinée ; on voit qu’elle n’est pas née dans la dégradation où elle est.

— Quoi, est-elle rendue à un tel point de ?…

— Elle est descendue au dernier échelon de la société ; l’auberge qu’elle tient paraît, par sa malpropreté, son délabrement, le rendez-vous de tous les misérables. Enfin, Julienne, je puis vous le dire sans exagérer, je suis persuadée que la malheureuse s’est livrée à la boisson.

— Cela n’est que trop possible, Helmina, dit Julienne, Mme La Troupe ayant de mauvais exemples sous les yeux ; pourvu au moins qu’elle n’entraîne pas sa malheureuse petite fille !

— Dieu ne permettra pas qu’un ange de vertu comme Élise succombe. Pauvre Élise !

— Vous m’avez dit Helmina que votre père connaît parfaitement Mme La Troupe, et qu’il ne vous refuse rien : voulez-vous vous joindre à moi pour le prier de laisser Élise venir demeurer avec nous ?

— Ma chère Julienne, dit Helmina touchée du bon cœur de son amie, comme vous me touchez ! comme vous m’intéressez ! j’attendais que vous me fissiez cette demande pour la faire ensuite moi-même à mon père. Oui, Julienne, nous lui demanderons ; oui, ce seront nos premières paroles à son retour. Pauvre Élise, oui, elle viendra avec nous ; nous partagerons ses peines, elle partagera les nôtres.

— Merci, ma bonne Helmina, dit Julienne en se jetant dans ses bras, et en la serrant contre son cœur, merci, merci ! Pauvre Élise, comme elle va être contente !

— Mais, Helmina, ajouta Julienne, après quelques instants donnés à sa joie, si vous n’étiez pas fatiguée et si vous ne vous endormiez pas trop, j’aimerais à entendre raconter votre histoire. Mais non, tenez, ça n’aurait qu’à vous rendre malade encore, je me reprocherais cela toute ma vie.

— Ne craignez rien, Julienne : d’ailleurs, mon histoire n’est pas longue, et ne retardera pas longtemps votre repos.

« Il est d’usage lorsqu’on raconte sa vie, de commencer par parler de ses parents ; malheureusement, ma chère Julienne, je ne puis rien vous dire d’eux ; je n’ai jamais connu ma mère, elle mourut en me donnant le jour ; quant à mon père, vous le connaissez comme moi ; vous savez qu’il s’appelle Jacques, voilà tout ce que je sais moi-même. Que fait-il, où agit-il, quelle est sa vie ? je l’ignore. Est-il d’une bonne famille, est-il riche, est-il respecté ? je l’ignore encore. Pourquoi sa conduite est-elle aussi mystérieuse ? j’ignore tout enfin, ma chère amie.

« Depuis que j’ai l’âge de connaissance, jamais mon père n’a passé deux jours de suite avec moi ; jamais je n’ai pu lui arracher le moindre aveu sur la nature de ses affaires. N’est-il pas désolant pour une jeune fille comme moi, de vivre inconnue, loin de tout le monde ? N’est-il pas pénible pour moi d’être dans la triste nécessité de ne vivre qu’avec des étrangers, de ne pas dépasser la borne de cette campagne, sans être épiée dans toutes mes démarches, dans mes regards même par un père qui ne me perd pas de vue ?

« Oh ! Julienne, si vous saviez comme je souffre, lorsque dans les promenades que je fais avec mon père, je rencontre des jeunes filles qui se promènent seules dans la ville, vont où elles veulent, parlent à qui elles veulent, rient, s’amusent avec de jeunes messieurs ; si vous saviez comme je souffre, Julienne ! Je me dis en moi-même : ces demoiselles ne manquent de rien, elles voient tout ce qu’il y a de plus curieux et de plus beau, elles sortent quand elles veulent. Pourquoi n’en ferais-je pas autant, pourquoi ne serais-je pas aussi heureuse qu’elles ? J’aime tant le monde, moi, Julienne ; j’aime tant le plaisir !

— Où étiez-vous avant ? demanda Julienne.

— En pension chez une bonne femme qui m’a élevée ; oh ! je l’aimais bien ! Elle est morte un mois après que je l’eusse laissée.

— A-t-elle laissé des enfants ?

— Un garçon seulement ; je ne sais ce qu’il est devenu.

Ici minuit sonna à la vieille horloge.

— Déjà minuit ! Julienne, dit Helmina. Dieu ! comme le temps passe vite. Couchons-nous, Julienne, tout le monde dort ici ; si Madelon nous entendait encore, elle nous gronderait. Bonne nuit, Julienne !