La fille du menuisier

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J. Maisonneuve et Cie, libraire-éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXXII) (p. 239-249).
XX


LA FILLE DU MENUISIER



Il y avait autrefois un menuisier qui remerciait continuellement le Très-Haut de lui avoir donné une fille d’une beauté rare.

Il demeurait en face du palais du sultan de leur ville.

Un beau jour il eut envie d’aller en pèlerinage à la Mecque.

Il prépara à cet effet tout ce dont il avait besoin et se mit en route, accompagné de sa femme et de son fils, en laissant sa fille seule à la maison.

De crainte qu’il ne lui arrivât malheur, il cloua toutes les portes avant de partir.

Le lendemain la fille monta sur un arbre du jardin et dit : « Bonjour, ô mon arbre, ô mon bon jujubier ! Saurais-tu quand mon père et mon frère reviendront ? »

Le fils du Sultan l’entendit et lui dit : « Si tu est aussi adroite que bien faite, tu compteras ton arbre feuille par feuille. »

Elle lui répondit : « Si tu es toi même adroit et intelligent, tu compteras étoile par étoile toutes celles du firmament ainsi que tous les vaisseaux qui couvrent la surface des mers. »

Lorsque le jeune prince vit qu’il avait à faire à plus habile que lui, il résolut de lui jouer des tours et de lui faire de mauvaises plaisanteries.

Elle avait un chat qui s’appelait Boustane et qu’elle aimait beaucoup.

Le fils du Sultan réfléchissait chemin faisant sur le tour à jouer à la jeune fille quand il rencontra un homme qui vendait des intestins de bœuf. Il lui proposa de prendre ses habits crasseux et sales contre les siens qui étaient princiers, mais en gardant l’assiette d’intestins.

Il va sans dire que le marchand accepta avec joie la proposition du jeune prince et l'échange fut fait.

Dès que le fils du Sultan se fut affublé de ses nouveaux habits, il se dirigea vers la maison de la jeune fille, en criant dans la rue qu’il vendait des intestins.

Elle l’entendit et l’appela en lui disant : « Donnes-m’en pour cinq paras et mets-m’en beaucoup. » Puis elle lui tendit une assiette. Il y mit des intestins, elle en demanda de plus, il refusa d’en donner, un échange de mots grossiers s’en suivit et lui, levant l’assiette, en asséna un coup à la jeune fille qui tomba par terre et l’assiette se brisa sur le parquet.

Notre homme se sauva ensuite pour ne paraître que le second jour, au moment où la jeune fille montait sur son arbre et lui disait : « O mon arbre, ô mon bon jujubier, quand mon père et mon frère reviendront-ils ? »

Le fils du Sultan l’entendit et lui dit : « Tu n’as pas oublié que je t’ai fait perdre cinq paras, que je t’ai cassé une assiette, que je t’ai fait mal, enfin que je t’ai avilie. »

Elle comprit alors que c’était lui qui avait joué le tour de la veille ; elle résolut alors de se venger.

Le lendemain matin elle prépara le tour qu'elle devait lui jouer.

Elle alla chez un teinturier et lui dit : « Teignez-moi de noir et faites-moi négresse ; puis emmenez-moi au marché et mettez-moi en vente. M’offrirait-on mille bourses que vous ne devrez pas me vendre, mais si c’est le fils du Sultan qui me demande, vendez-moi à lui à n’importe quel prix.

C’est ce qui fut fait ; le prince ayant besoin d’une esclave noire en ce moment-là, l’acheta pour trente bourses et la fit amener chez lui par ses domestiques.

Ceux-ci se mirent en route avec elle ; puis, lorsqu’ils arrivèrent à une porte cochère, elle s’arrêta tout court et leur dit de l’attendre un instant, qu’elle allait faire ses besoins et qu’elle reviendrait tout de suite.

Ils s’assirent là et l’attendirent jusqu’au coucher du soleil ; quant à elle, elle s’était sauvée, elle était rentrée chez elle, s’était déshabillée, bien lavée et se reposait.

Dès que les serviteurs furent rentrés au palais, le prince leur demanda où était l’esclave qu’il avait achetée ; lorsqu’ils lui eurent dit la chose, il s’emporta tellement qu’il les battit, et il était tellement irrité qu’il s’évanouit et tomba sur le parquet en se tordant le cou, ce qui lui donna une forte douleur.

Le lendemain matin la jeune fille monta sur son arbre comme d’habitude et répéta ses mêmes questions. Le fils du Sultan l’entendit et lui dit ce qu’il lui avait dit après lui avoir joué le tour de l’assiette d’intestins.

Elle lui répondit aussitôt : « Et moi je t’ai fait perdre trente bourses, je t’ai fait abîmer quatre hommes à force de coups, je t’ai fait évanouir et presque te tordre le cou. »

Le prince comprit alors que c’était elle qui avait fait l’esclave noire.

Il la quitta et s’en alla préparer un second tour.

Il ne trouva rien de mieux, pour lui jouer son tour, que de la prendre pour femme. Il patienta jusqu’au retour du père. Le menuisier ne tarda pas à arriver, le prince alors, escorté de ses gardes d’honneur, s’en alla à sa rencontre en grande cérémonie et l’invita à passer trois jours chez lui.

Cet excès de courtoisie de la part du prince donna beaucoup à réfléchir au brave menuisier qui commençait à s’inquiéter en pensant que peut-être quelque chose s’était passé entre le prince et sa fille pendant son absence. Il demanda alors la permission de rentrer chez lui un instant ; cette permission lui fut accordée. Il rentra, anxieux de savoir ce qui était arrivé. Il trouva sa demeure tout aussi barricadée que lorsqu’il l’avait quittée, pas le moindre changement, pas la moindre effraction.

Il entra, baisa sa fille au front, puis s’assit tout pensif, quand tout à coup on frappa à la porte et on lui dit que le fils du sultan l’attendait. Notre menuisier se hâta d’y aller, et le prince lui annonça sans façon qu’il désirait devenir son gendre.

« O mon seigneur, lui répondit-il, des personnes de la catégorie de ma fille ne conviennent point à vos pareils ! » Là-dessus, il fit une révérence et se retira.

Le jeune prince envoya un conseiller au menuisier qui, voyant l’insistance du fils du Maître, consentit à ce mariage, tant de crainte que de l’honneur que cela lui faisait et des richesses qui s’ensuivraient.

Les noces se firent avec le cérémonial d’usage et le soir, quand le prince entra dans la chambre nuptiale, il ne toucha point à sa femme, ne lui adressa même pas la parole, mais au contraire l’éloigna avec mépris.

Le lendemain il alla vers elle et lui dit : « Bonjour, fille du menuisier !

— Deux fois bonjour à toi, ô fils du Sultan ! lui répondit-elle.

— Que faut-il pour que la mariée soit considérée comme pure ? ajouta-t-il.

— Il faut qu’elle soit d’une blancheur immaculée, dit-elle.

— C’est parce que je le sais que je ne t'approcherai jamais, dit sèchement le prince.

— Que votre volonté soit faite, dit timidement la jeune fille, et que Dieu vous prolonge la vie. »

Cet état de choses dura un certain temps, puis, un beau jour, le prince eut envie de faire une promenade en dahabieh ; il donna, à cet effet, les ordres nécessaires et s’embarqua, se promettant de se distraire.

Sa femme s’en aperçut ; elle s’habilla avec un luxe étonnant, fit apprêter une magnifique dahabieh[1] et s’y embarqua en grande pompe en amenant des chanteuses et des danseuses renommées.

Elle fit amarrer sa dahabieh assez près de celle du prince, son mari.

Il remarqua tout ce luxe et en fut frappé à tel point qu’il envoya un de ses eunuques demander à la maîtresse de la dahabieh si elle voulait bien permettre au fils du Sultan d’aller lui tenir compagnie.

L’eunuque obéit et reçut l'autorisation qu’il demandait pour son maître qui ne pouvait en croire ses yeux, tellement l’aventure lui plaisait. Enfin, il se rendit sur cette fameuse dahabieh et, transporté de joie, il conversa avec la fille du menuisier. Ils goûtaient tous deux un plaisir indicible à s’aimer.

Ils continuèrent ainsi bien avant dans la nuit. En se séparant elle demanda au prince comment s’appelait le village où ils se trouvaient. Il lui dit qu’il s’appelait Haroun.

Sachant qu’elle avait conçu, elle ne voulut pas oublier ce nom pour le donner à son premier-né.

La noce terminée, chacun se retira de son côté. Le fils du Sultan rentra plus amoureux que jamais, ne sachant quoi penser de cette délicieuse aventure.

Neuf mois plus tard elle accoucha d’un garçon, qu'elle nomma Haroun, sans que le prince se doutât de rien.

La seconde année, le prince retourna en dahabieh et sa femme le suivit comme elle l’avait fait un an avant.

Tout — sans exception — ce qui s’était passé la première fois, se renouvela encore et, une fois les voluptueux moments écoulés, elle lui demanda le nom de l’endroit où ils se trouvaient ; il lui répondit : Karoun.

Chacun se retira de son côté et neuf mois plus tard elle accouchait d’un second garçon qu’elle nommait Karoun.

La troisième année tout se renouvela de même.

Elle lui demanda le nom du village qu’ils avaient devant eux, il lui dit : Jekh-el-nour, (source de lumière).

Neuf mois après ces délicieux moments, elle accoucha d’une fille qu’elle nomma Fekh-el-Nour.

Quelque temps après, elle apprit que le prince partait pour une des villes voisines, elle sortit alors en hâte et se rendit chez un marchand d’esclaves en lui disant de l’amener dans la ville où se rendait le fils du sultan et de tâcher de la vendre au prince. Ils furent si prompts dans l’exécution de leur projet qu’ils arrivèrent dans la ville avant le prince et se mirent sur la voie qu’il devait suivre.

Celui-ci ne tarda pas à venir et l’acheta une seconde fois : elle fut envoyée au palais comme la première fois.

Bientôt le prince rentra dans sa ville qu’il avait quittée pour quelque temps. La première nuit il la passa dans ses appartements, tout seul : le lendemain matin il alla trouver sa femme et lui posa les mêmes questions qu’il lui avait posées le lendemain de leur mariage : « Que faut-il pour que la mariée soit considérée comme pure, etc. » ; il en eut les mêmes réponses et la quitta, croyant l’avoir encore humiliée et mortifiée.

Quelque temps après il voulut se remarier et prendre une nouvelle femme : au moment des réjouissances générales, les trois enfants descendirent dans les cuisines pour déranger les domestiques, et ils leur disaient : « Nous sommes les fils du prince, votre maître. » Les serviteurs, tout étonnés, allèrent communiquer la chose à leur maître qui, les ayant aperçus pendant qu’ils se sauvaient chez leur mère, pensait : « Si j’avais d’aussi beaux enfants je ne me remarierais jamais. »

Il se mit à les attendre dans un corridor et bientôt ils apparurent de nouveau : « De qui êtes-vous fils ? leur dit-il.

— Nous sommes tes enfants, » répondirent-ils en se sauvant vers leur mère ; le père les suivit et arriva en face de sa femme : « D’où sortent ces enfants », lui dit-il sèchement.

Elle répondit : « Ce sont tes fils ; as-tu oublié nos délices en dahabieh, quand nous étions ensemble ? J’ai eu de toi ces enfants et leur ai donné les noms des villages où nous nous arrêtions. »

Le prince en fut très heureux et reconnut la supériorité de sa femme. On changea les réjouissances de la noce en celles de la triple circoncision des enfants.

Depuis ils vécurent dans le bonheur et la prospérité jusqu’à leur dernière heure.



  1. Bateau de voyage sur le Nil.