La folie érotique/L’excitation sexuelle/Forme hallucinatoire

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Librairie J.-B. Baillière et Fils (p. 54-66).

I

forme hallucinatoire


Le jeune homme dont nous allons nous occuper aujourd’hui, présente un délire très complexe, sur lequel des hallucinations sexuelles se détachent en relief. C’est un garçon de vingt et un ans, d’un beau développement physique et d’un extérieur agréable.

Ses antécédents héréditaires nous sont

absolument inconnus, mais nous savons que se destinant à la prêtrise, il a été élevé au séminaire, où il a reçu une éducation très supérieure. Il est bachelier ès lettres et ès sciences. Entré au grand séminaire, il y a préparé simultanément la licence ès lettres et le doctorat en théologie. Il s’y est probablement livré à des excès de travail cérébral, qui ont produit les plus déplorables effets ; c’est une victime du surmenage que je vous présente.

Il nous est impossible de préciser la date à laquelle ont débuté les désordres intellectuels. Nous n’avons pas assisté en effet à l’aurore de sa maladie. Mais nous le voyons déjà entré dans l’aliénation mentale, à une époque bien nettement déterminée.

Le cardinal Guibert venait de mourir. Notre malade se présente à l’archevêché pour recueillir la succession du défunt ; il déclare que le Pape lui a formellement promis le chapeau de cardinal et le siège archiépiscopal de Paris, après la mort de Monseigneur Guibert. Quant à Monseigneur Richard, ce n’est qu’un usurpateur.

Je n’ai pas besoin de vous dire que, transféré immédiatement au Dépôt, il est entré, peu de jours après, à la Clinique des Maladies mentales.

Les manifestations délirantes varient considérablement chez ce sujet.

En premier lieu, il est ambitieux ; il se promet le chapeau de cardinal, il se croit appelé aux plus grands honneurs, il se croit destiné à recueillir l’admiration des générations futures.

En second lieu, il est persécuté ; il a des ennemis qui, non contents de lui barrer le chemin, lui font subir des outrages indignes. Il semble donc que chez lui les idées ambitieuses, contrairement à la règle habituelle, aient précédé le délire des persécutions.

Mais ce n’est pas tout. Notre malade est, en troisième lieu, un hypocondriaque des plus convaincus.

Il se lamente sur les déformations de son corps, dont la beauté le rendait si fier. Il se plaint que son front s’abaisse, que le charmant ovale de sa figure s’efface, que ses mâchoires remontent. Il a un ramollissement des os du crâne, et même une perforation dont on profite, comme de tous les orifices de son corps, pour le profaner par d’indignes souillures.

Nous vous présentons ici quelques extraits de sa correspondance, qui suffiront pour caractériser l’état de son esprit.

« Monsieur,

« Une chose en apparence insignifiante, mais qui cependant me désole, c’est le changement affreux qu’on fait subir à ma personne. Je veux qu’on me conserve le front comme par le passé. J’aime mieux savoir mon crâne rempli d’eau, que mon front baissé et mon crâne amoindri.

Pourquoi me rend-on le nez si gros à moi qui l’avais si fin ? Pourquoi ne pas me restituer l’ovale si beau et si gracieux de mon visage ? Pourquoi me rend-on le crâne si mou, de sorte que les insanités qu’on me met dans la tête sortent par le cuir chevelu ? »

Ces divagations nous montrent bien que l’hypocondrie règne en maîtresse chez lui.

Mais ce qu’il nous importe surtout de signaler, ce sont les hallucinations sexuelles qui donnent à son délire une orientation toute spéciale, et le font entrer dans la classe des folies érotiques.

À chaque instant, il se croit victime de tentatives de pédérastie. Il emploie à cet égard les expressions les plus singulières et les plus marquées.

« Je suis, dit-il, la proie des bêtes brutes, compliquées de l’esprit de Pourceaugnacs. »

Il faut entendre par là, qu’il éprouve des sensations spéciales localisées à la marge de l’anus. Il prétend que ses ennemis ont poussé l’outrage jusqu’à le faire changer de sexe. Ses persécuteurs ont réussi à le rendre femme.

« Je suis, écrit-il, la prostituée de tous les fous de Sainte-Anne, dont pas un seul n’est noble ! » (Il se trompe à cet égard.)

Il ajoute :

« Le moyen d’avoir de l’appétit quand j’arrive à table, le nez, la bouche, les intestins, gorgés de sperme ! »

Il croit aussi que la perforation crânienne dont il se plaint est utilisée par ses persécuteurs, pour lui projeter du sperme dans le cerveau. Il lutte de toutes ses forces mais inutilement contre ces profanations, qui le rendent le plus malheureux des hommes.

Notre malade est donc un aliéné des plus complexes, mais il appartient surtout à la folie érotique à forme hallucinatoire.

Rien n’est plus commun en pathologie mentale que les accidents de ce genre. On les rencontre dans un grand nombre de psychoses : dans la folie puerpérale, dans l’hystérie, dans l’alcoolisme, dans la manie aiguë ou chronique ; presque tous les sujets atteints de folie religieuse en sont victimes ; enfin, ce délire peut occuper à lui seul tout le terrain pathologique.

Dans le célèbre mémoire de M.  Baillarger sur les hallucinations[1], nous trouvons l’observation extrêmement remarquable d’une jeune fille, habile ouvrière, femme intelligente, ayant une conduite parfaitement régulière, mais obsédée perpétuellement par des hallucinations de ce genre. Elle éprouvait toutes les sensations imaginables à cet égard, depuis les attouchements les plus légers jusqu’au rapprochement sexuel le plus complet. Il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’au point de vue physique elle était absolument vierge. Cette jeune femme faisait de ses hallucinations le sujet presque unique de ses discours ; elle en parlait aux personnes de sa connaissance, avec un tel luxe de détails qu’elle finit par scandaliser toutes ses amies, et perdre toutes ses relations de société. Après plusieurs années de maladie elle paraît avoir été complètement guérie par le mariage.

Je viens de vous présenter cette fois un cas dans lequel les hallucinations sexuelles constituaient tout le délire. Mais ces troubles sont bien plus fréquents chez les malades dont l’esprit est dérangé sous d’autres rapports, comme le jeune homme qui fait le sujet de cette conférence.

Je vous en citerai deux exemples, que j’ai eu l’occasion d’observer moi-même.

Vers la fin du règne de Napoléon III, un persécuté, séquestré dans une maison de santé, s’imaginait que le gouvernement, pour le punir de ses opinions politiques, faisait entrer clandestinement dans l’établissement et jusque dans sa chambre des hommes destinés à lui faire subir les plus infâmes outrages. « Ils viennent perpétuellement me césariser, disait-il. »

Voici maintenant un type fort différent.

Un alcoolique que j’ai eu dans mon service, à l’hôpital Saint-Antoine, s’imaginait que des persécuteurs, qu’il appelait des pompiers, s’acharnaient à chaque instant sur ses organes sexuels ; il se plaignait qu’on venait perpétuellement lui pomper la sève et tarir chez lui les sources de la vie. Ces hallucinations le rendaient extrêmement dangereux, car, dès qu’il les éprouvait, il se précipitait sur le premier venu, le prenant pour un pompier. Un jour il s’est élancé presque nu dans la cour de l’hôpital, à la poursuite d’une religieuse, qui eut toutes les peines du monde à lui échapper.

La forme de délire dont je viens de vous parler, peut quelquefois se produire sous forme épidémique[2]. On l’a vu sévir dans toutes les réunions nombreuses de femmes et surtout dans les couvents. On connaît l’histoire des religieuses de Cologne, qui recevaient presque toutes les nuits la visite de Satan. Leurs doléances créèrent un grand émoi dans la ville ; mais il se trouva des sceptiques, comme Jean de Wier, pour prétendre que certains jeunes gens de la ville escaladaient les murs du couvent pour usurper le rôle du diable.

Les choses allèrent bien plus loin dans les célèbres épidémies des religieuses d’Aix-en-Provence et des Ursulines de Loudun, qui aboutirent comme vous le savez à des procès en sorcellerie qui se terminèrent par le supplice de plusieurs prétendus sorciers. Les accusations partaient de certaines religieuses évidemment hystériques, qui prétendaient avoir eu des relations intimes avec les malheureux qu’elles dénonçaient.

Il est extrêmement important de se rappeler que même à notre époque sceptique, où les sorciers ne peuvent plus aspirer à la couronne du martyre, les accusations de ce genre sont extrêmement graves et peuvent donner lieu aux suites les plus déplorables.

Une hallucinée de bonne foi accuse son médecin, ses amis, ses domestiques, d’avoir commis sur elle des attentats criminels ; elle parvient à se faire écouter, la justice intervient et souvent il est difficile à l’accusé de démontrer son innocence ; mille circonstances les plus triviales en apparence peuvent donner une couleur de vraisemblance à l’accusation et motiver quelquefois une condamnation qui sera la ruine définitive d’un honnête homme.

En pratique, il ne faut jamais visiter de telles malades qu’en présence de témoins.

  1. Baillarger, Des hallucinations, des causes qui les produisent, et des maladies qu’elles caractérisent. Paris, 1846.
  2. Voyez Calmeil, De la Folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique. Paris, 1845.