La grève, les salaires et le contrat de travail/Préface

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V. Giard et E. Brière (p. v-viii).

PRÉFACE

De toutes les questions intérieures agitées aujourd’hui en France, il n’en est aucune d’un intérêt plus général que celle traités en ce livre par mon ami et mon collaborateur de l’École des Sciences Politiques, M. Daniel Zolla.

La Grève, les Salaires et le Contrat de travail : quel sujet d’une plus urgente et plus angoissante actualité ?

Quelles sont les conséquences habituelles des grèves, et quelle répercussion ont-elles sur les salaires ? Quel est le but, et quels sont les effets des organisations ouvrières et de l’action syndicale ? Quelle est la marche du taux des salaires, et quelles sont les causes réelles de leur élévation depuis un siècle ?

Ne sont-ce pas là des questions qui se lèvent chaque jour devant nos contemporains et auxquelles, ouvrier ou patron, industriel ou agriculteur, homme d’affaires ou homme d’étude, chacun de nous est anxieux de pouvoir trouver une réponse précise.

Ces hautes questions, M. D. Zolla les traite avec un scrupuleux souci d’exactitude, décomposant les problèmes complexes, en étudiant successivement les données, s’atlachant surtout aux faits, en montrant les causes et l’enchaînement avec une rigoureuse et lumineuse méthode.

Reprenant les belles études de M. Levasseur et de M. de Foville, il nous fait voir quelle a été la marche des salaires agricoles et industriels, de 1789 à nos jours ; il marque avec soin les différentes étapes de la rémunération du travail manuel, s’appliquant à déterminer quelle part de l’augmentation des salaires revient au droit de coalition et au droit de grève.

Il découvre, à l’encontre des préjugés courants, que cette part a été minime.

C’est que ni les coalitions ni les grèves les plus étendues, les plus obstinées ou les mieux conduites ne peuvent réussir à surélever, d’une façon durable, la rémunération de la main-d’œuvre, même dans les industries où la production est le plus concentrée. Pour que puissent monter, sans lourdes rechutes, les salaires des ouvriers ou les traitements des petits employés, la condition première, la condition nécessaire, c’est l’augmentation de la richesse publique. En dehors de là, tout accroissement indéfini des salaires se heurte à une barrière infranchissable, à une impossibilité physique que M. Zolla formule ainsi : « on ne peut obtenir un quotient notable avec un dividende modeste, quand le diviseur est représenté par dix millions de copartageants. »

C’est là une loi mathématique, la véritable loi d’airain, contre laquelle viendront toujours se briser les rébellions des révolutionnaires aussi bien que les utopies des rêveurs. Cette loi qui domine toute la vie économique, les réformateurs sociaux, les champions de la grande œuvre du relèvement des masses populaires n’ont ni le droit de l’ignorer, ni le droit de la négliger. On pardonne aux impatientes exigences des foules de ne pas le savoir ou de l’oublier ; on peut être plus sévère à l’égard des lettrés et des hommes instruits justement épris des grandes questions sociales. S’ils veulent y apporter un zèle utile et une activité féconde, ils doivent commencer par les étudier et n’en pas méconnaître les données essentielles. À ces hommes cultivés, libres volontaires du progrès social, nous nous permettons de recommander la substantielle étude de M. D. Zolla. Elle leur fera comprendre que, pour améliorer la situation du grand nombre, le premier problème, le plus urgent n’est pas celui de la distribution de la richesse, mais bien celui de la production de la richesse.

La France contemporaine a beau passer, non sans raison, pour un des plus riches pays du globe, l’égale répartition de tous ses biens entre tous ses enfants serait loin de donner à chacun le bien-être ou l’aisance qu’ose leur promettre l’ignorante illusion des collectivistes. Ce serait là un miracle que l’omnipotence de l’État, même aux mains des socialistes, serait impuissante à produire.

Quand l’intervention de l’État est-elle légitime ? et chose plus importante encore, quand l’interl’intervention de l’État est-elle vraiment utile et vraiment efficace ?

C’est ce que M. D. Zolla recherche avec une sûre connaissance des faits et un scrupuleux amour de la vérité. Il est tel cas, en effet, où loin de servir efficacement les intérêts des masses ouvrières, l’intervention de l’État peut tourner contre le but qu’il prétend poursuivre, en arrêtant la marche de la production et en entravant le développement normal de la richesse publique. C’est pourquoi, si tous les hommes de cœur doivent être unanimes à souhaiter et à faciliter, chacun dans la mesure de leurs forces, la lente ascension des classés populaires, urbaines ou rurales, vers l’aisance ou le bien-être, ils doivent tous se pénétrer de cette vérité élémentaire que, pour accroître la richesse ou l’aisance des particuliers, la première chose est de ne pas tarir les sources profondes de la richesse nationale.

Anatole LEROY-BEAULIEU