La Grande Navigation et les ports français

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La grande navigation et les ports français
J. Charles-Roux

Revue des Deux Mondes tome 38, 1907


LA GRANDE NAVIGATION
ET
LES PORTS FRANÇAIS

En 1901, M. Baudin, ministre des Travaux publics, avait déposé un projet de loi sur l’outillage national, et le rapporteur de ce projet, M. Aimond, regrettait que, dans l’application du plan Freycinet, nous eussions éparpillé nos ressources, répandu, pour ainsi dire, la richesse de la France en une sorte de manne électorale sur toute la surface du territoire et qu’en matière maritime, notamment, nous eussions construit beaucoup trop de ports. M. Aimond avait grandement raison, d’autant plus que, s’il est regrettable de mal employer l’argent de l’Etat, qui est l’argent de tout le monde, une fois les ports créés, il faut encore les entretenir.

Nous nous sommes souvenu, à cette occasion, d’un travail élaboré jadis, quand nous avions l’honneur de faire partie du Parlement. Il a été créé, en effet, 69 ports, dont l’entretien est naturellement à la charge de l’Etat. Or, pour les revenus de chacun des ports comme droits de quai, — et je ne parle, bien entendu, que des droits fiscaux, qu’il ne faut pas confondre avec les péages ou taxes, établis en compensation de services rendus et perçus par les Chambres de commerce, — il n’y en a que 10, au plus, dont les recettes soient équivalentes aux dépenses d’entretien ou les dépassant.

Cette indication est très suggestive, car les droits fiscaux, perçus au profit de l’Etat, indiquent l’importance du mouvement commercial d’un port et sa véritable utilité. Marseille, par exemple, fournit annuellement 3 millions environ comme droits de quai et elle reçoit, pour l’entretien de ses bassins, une somme n’atteignant pas 500 000 francs. Un autre port, dont il faut taire le nom, afin de ne blesser aucune susceptibilité, ne produit que 107 francs, comme droits de quai, ce qui n’indique pas une bien grande activité, et son entretien coûte 16 000 francs par an, bien qu’il soit tout neuf.

Ces deux exemples suffisent à prouver combien il est dangereux et onéreux de prétendre convertir en ports toutes les criques, toutes les baies plus ou moins tranquilles et pittoresques, qui s’ouvrent sur la vaste étendue de nos côtes de l’Océan et de la Méditerranée.

En effet, comment avoir la prétention de créer de toutes pièces et par un coup de baguette magique ce qu’on appelle un port de commerce ? Peut-on croire qu’il suffise de construire une jetée, de creuser un bassin, d’élever un môle cl d’éclairer un phare, et que, une fois ces travaux terminés, le problème soit résolu ? Ce serait une pure utopie ! Pour qu’un port maritime soit digne de ce nom, et qu’il légitime les sacrifices de l’Etat, il faut que, depuis de longues années, il soit le centre de grands marchés, un des principaux rouages de l’activité commerciale du pays ; qu’il ouvre une des grandes portes, par lesquelles entrent et sortent les marchandises constituant le commerce de la nation ; qu’il représente une des têtes de ligne des routes par lesquelles les produits d’importation se répandent dans le pays et à l’étranger, et ce n’est pas en creusant un bassin, en allumant un phare, qu’on peut l’obtenir : c’est le résultat de plusieurs générations, c’est l’œuvre des siècles !

Il n’est donc pas douteux que l’Etat perd sa peine et son argent en multipliant les ports. Il est non moins certain que tous ceux qu’il construit, en dehors des conditions que nous venons d’indiquer, sont des parasites qui vivent aux dépens et au détriment de ceux dont le rôle est véritablement actif et utile.

C’est donc sur quelques ports seulement qu’il conviendrait de fixer notre attention et, à leur égard, il faudrait rompre franchement avec nos anciens erremens, du moins en ce qui concerne la centralisation gouvernementale, et donner à ces ports infiniment plus de liberté. Les grandes Chambres de commerce, qui constituent des corps d’élite, ne jouent, pour ainsi dire, qu’un rôle consultatif. Etant mineures et placées sous la domination directe du ministère du Commerce, leur désir d’initiative se trouve à chaque instant paralysé par les formalités sans nombre accompagnant la réalisation des projets qu’elles proposent et dont elles sont cependant très aptes à apprécier l’utilité et l’urgence.

Leur bonne volonté, leur souci de suivre le progrès, de prévoir même l’avenir, rencontrent des ‘barrières presque infranchissables dans les lenteurs administratives, les exigences de la bureaucratie et de la procédure parlementaire.

Qu’on laisse Marseille, le Havre, Rouen, Dunkerque, Bordeaux voler de leurs propres ailes ; que l’État passe à leurs crédits le montant des droits de quai, des droits sanitaires, etc., qu’il y perçoit : ces ports n’auront plus besoin de personne ; ils disposeront de moyens permettant de gager les emprunts nécessaires pour les maintenir à la hauteur des progrès modernes, et, en outre, ils accompliront leurs travaux avec infiniment plus de rapidité que l’Etat ne le fait actuellement. Ce n’est, du reste, pas autrement qu’ont procédé et que procèdent les Allemands et les Anglais.

Qu’on aille à Brème, à Hambourg, à Liverpool ou à Southampton, on verra que les administrations locales pourvoient à l’intégralité des dépenses de construction, d’agrandissement et d’entretien de leurs ports, et que l’Etat allemand, comme l’Etat anglais, se Rome à intervenir pour de grands travaux publics, tels que le creusement du Weser et de l’Elbe, ou des travaux similaires. A notre humble avis, le difficile problème que nous étudions ne sera résolu qu’au moment où les pouvoirs publics s’achemineront vers l’autonomie de nos grands ports de commerce.

Reconnaissons-le donc, nous avons commis de lourdes fautes au point de vue de notre outillage national : la première, en ne discutant pas rapidement et, en temps opportun, devant les Chambres, les projets de loi importans ; la seconde, en exécutant avec beaucoup trop de lenteur ceux dont on avait eu la bonne et rare fortune d’obtenir le vote, de sorte que, une fois ces travaux accomplis, ils ont perdu une bonne partie de leur effet utile.

En ne sachant pas concentrer nos efforts sur un petit nombre de points intelligemment choisis, nous avons amoindri les forces de notre industrie des transports maritimes. Si nos navires de commerce avaient à leur disposition quelques ports bien aménagés, bien outillés, qui deviendraient les terminus de voies ferrées et de voies navigables, habilement combinées, ils pourraient être exploités dans des conditions incomparablement meilleures. Nous ne verrions pas, comme aujourd’hui, les marchandises d’importation s’éparpiller sur un nombre considérable de petits ports, qui ne peuvent être fréquentés par le pavillon français, sans les pertes de temps ruineuses qu’entraîne une navigation de cueillette. Nos marchandises forment, au contraire, un appât pour les navires étrangers qui, eux, après avoir pris dans leur propre pays le chargement qu’ils y ont trouvé, ont tout intérêt à venir, le long de nos côtes, remplir les vides de leurs cales ; et la situation géographique de la France permet pour beaucoup de nos voisins des escales fructueuses, presque sans déroutement. C’est ainsi que nous trouvons dans le volume des douanes (navigation, année 1904), à l’importation dans notre pays, sur un mouvement total de 17 615 354 tonnes, pour le pavillon français : 4 338 579 tonnes, soit 24,63 pour 100, et pour les pavillons étrangers, 13 276 775 tonnes, soit 75,37 pour 100 ; à, l’exportation, sur un mouvement total de 5 570 870 tonnes, notre marine compte 2 583 758 tonnes, soit 46,38 pour 100 et les navires étrangers 2 987 112 tonnes, soit 53,62 pour 100. Il est humiliant de constater qu’à l’importation par la voie maritime, nous ne transportons tous les ans que moins d’un quart de nos marchandises ; qu’à l’exportation, nous n’atteignons pas la moitié, et que l’étranger tient entre ses mains la plus grande part de nos transports par mer.

L’accaparement de ce gros tonnage de marchandises nous cause comme préjudice immédiat « un manque à gagner » considérable, représenté par le fret qui, au lieu d’entrer dans les caisses des armateurs français, et par conséquent de rester sur notre territoire, s’en va chez les armateurs étrangers ; et on a calculé de ce fait, qu’une somme de 350 à 400 millions était perdue annuellement pour nous. Mais il en résulte un autre préjudice non moins grave : nos propres marchandises, n’étant pas transportées sous notre pavillon, se trouvent pour ainsi dire démarquées et exposées aux contrefaçons qui prennent des formes multiples et bien connues. C’est par le fait de l’insuffisante force attractive des ports français que nous voyons le fret destiné au long cours, fuir par petits paquets, chargé sans tapage sur d’humbles caboteurs allemands, anglais ou autres, même français, qui le portent, avec connaissemens directs, dans les docks de Liverpool, de Londres, d’Anvers, de Rotterdam, de Hambourg. Là, groupé par masses respectables, il trouve toujours un paquebot en partance, quelle que soit sa destination définitive[1].

Ce manque de force attractive de nos ports exerce une autre influence néfaste sur notre marine de long cours. Nous déplorons, en effet, la mauvaise organisation de nos voies terrées et l’omnipotence des compagnies de chemins de fer. Celles-ci, en vue d’augmenter leurs recettes, établissent des tarifs tels que des marchandises, au lieu d’être embarquées dans les ports les plus proches du centre de production, doivent parcourir souvent des trajets beaucoup trop longs pour gagner un point d’exportation de minime importance. Souvent, même, voyons-nous, comme conséquence de tarifs curieusement combinés, des marchandises trouver avantage à être embarquées dans des ports étrangers, tout en parcourant des trajets beaucoup plus longs que ceux conduisant dans les ports de notre territoire. Bien des chiffres intéressans pourraient être signalés à cette occasion, en particulier pour des marchandises d’exportation qui, par une conception bizarre de la défense des intérêts nationaux, sont amenées par les compagnies de chemins de fer à Anvers et même à Rotterdam, plutôt qu’au Havre ou à Dunkerque. Nous pourrions citer des tarifs s’appliquant à des marchandises de la région du Sud-Ouest et qui effectuent ainsi sur la voie ferrée, pour gagner l’étranger, un nombre de kilomètres considérablement plus grand que s’ils se rendaient sur nos côtes.

Pourquoi ces ports lointains attirent-ils nos marchandises et pourquoi, par suite, nos chemins de fer les avantagent-ils ? C’est qu’ils ont une force attractive résultant de leur puissante organisation ; c’est qu’ils s’imposent par l’importance de leurs marchés ; c’est que les navires savent qu’ils y trouveront un outillage moderne et économique et qu’ils auront toujours, en raison des transactions qui s’y opèrent, un gros tonnage à embarquer, après avoir débarqué les marchandises qu’ils apportent.

Pour essayer de nous mettre au niveau des concurrens étrangers, il faut donc concentrer nos efforts sur certains points destinés à devenir des centres pour les marchandises d’exportation, et à offrir aux navires de commerce les avantages qu’ils trouvent hors de notre territoire.

Ce que nous venons de dire pour les marchandises s’applique en partie aux voyageurs. Bien que les statistiques officielles ne nous fournissent pas de renseignemens sur le mouvement des voyageurs embarqués ou débarqués par les navires étrangers en France, nous savons que ce nombre est considérable et va en augmentant d’année en année.

La Compagnie White Star Line, qui est en Angleterre la plus importante Compagnie transatlantique, vient de décider de faire toutes les semaines escale à Cherbourg dans le voyage d’aller et de retour sur New-York. Elle suit, en la circonstance, l’exemple donné d’abord par les deux grandes Compagnies allemandes : Hamburg Amerika Linie et le Norddeutscher Lloyd, ensuite par l’American Line. La Compagnie Cunard, qui possède déjà les paquebots anglais les plus rapides, va mettre en service, dans le courant de l’année, deux gigantesques unités : le Mauretania et le Lusitania, et elle annonce que, comme la White Star, elle va faire escale à Cherbourg. De plus, depuis un certain nombre d’années déjà, la Holland Amerika Linie, de Rotterdam touche chaque semaine à Boulogne.

On voit donc que les plus grandes Compagnies transatlantiques étrangères viennent maintenant en rade de nos ports, — principalement à Cherbourg, — pour enlever sur notre territoire la clientèle des passagers, à destination des États-Unis. Elles se trouvent dans des conditions particulièrement favorables, puisqu’elles peuvent, au moyen d’une escale en rade, ne perdre, pour ainsi dire, pas de temps et éviter les frais très élevés qu’entraînent des opérations de débarquement et d’embarquement de passagers à quai. Afin de se rendre compte des avantages de cette opération pour les étrangers, il suffit de prendre l’exemple d’un paquebot de la ligne française. Supposons que la Provence, au lieu de partir du Havre, parte de Hambourg et vienne faire escale à Cherbourg, pour y prendre à l’aller : 150 passagers de première, 160 de deuxième et 600 émigrans. En revenant à Cherbourg, le paquebot débarquera le même nombre de passagers. Qu’est-ce que cette double escale aura entraîné pour lui de dépenses, comme frais de port et droits maritimes ? 5 000 francs. La Provence, partant et revenant au Havre et procédant identiquement aux mêmes opérations de passagers, supporte une dépense de frais de port et de droits maritimes de 11 200 francs.

Ainsi, les étrangers ont, par l’escale de Cherbourg, une économie de 6 000 francs sur les dépenses d’une ligne nationale, faisant au Havre les mêmes opérations de voyageurs.

Et, si l’on ajoute à cet avantage celui qui résulte de ce fait que les paquebots allemands, avant d’arriver à Cherbourg, ont déjà pris dans leurs ports d’attache tous les voyageurs qu’ils ont pu y trouver, on voit que la recette de l’escale leur constitue un bénéfice supplémentaire.

En outre, et c’est là un point d’un intérêt capital, les Compagnies étrangères construisent des paquebots de plus en plus grands. Il existe, en effet, une évolution très marquée, depuis un certain temps, vers les énormes tonnages pour les navires à passagers. C’est ainsi qu’en 1848, le tonnage moyen de chacun des vingt plus grands navires à vapeur était de 1 430 tonneaux ; en 1881, 4 900 ; en 1891, 6 977 ; en 1898, 10 717 ; en 1906, 18 183. La longueur moyenne des vingt plus grands vapeurs s’est élevée de 70 mètres/en 1848, à 154m,5, en 1891, et à 196m,30, en 1906.

Ces gigantesques bâtimens, qui ont la faveur des passagers pour des raisons de confort évidentes, peuvent venir faire escale à Cherbourg, alors que notre pavillon national ne peut pas leur opposer un tonnage comparable, aucun port d’armement en France n’étant capable de recevoir de tels navires.

Il convient, en effet, d’établir une distinction entre le port d’escale et le port d’armement. Cherbourg est un port d’escale admirable, puisque les paquebots les plus grands peuvent, à l’abri de la digue, et dans la rade même, effectuer leurs opérations de passagers, sans avoir besoin d’accoster un quai, ce qui serait, du reste, impossible, puisqu’il n’en existe pas.

Le port d’armement nécessite des bassins, des quais, des formes de radoub, des hangars, un outillage pour la manutention des marchandises, ainsi que pour la mise du charbon en soute ; enfin, il lui faut, avant tout, des profondeurs d’eau suffisantes pour l’entrée et la sortie des paquebots.

Le port du Havre ne permet l’exploitation que de navires de dimensions restreintes, et c’est ainsi que les principaux paquebots étrangers : l’Oceanic, l’Adriatic, le Baltic, le Cedric de la While Star ; l’America et le Kaiserin Augusta Victoria de la Compagnie Hambourgeoise ; le Caronia et le Carmania, le Mauretania et le Lusitania, — ces deux derniers en construction, — de la Compagnie Cunard, ne pourraient pas y entrer. Mais, bien entendu, tous ces navires peuvent facilement faire escale en rade de Cherbourg. De sorte que les étrangers, non seulement, ne paient que des sommes relativement faibles pour venir, sur nos côtes, prendre et débarquer des passagers transatlantiques, mais que, en outre, ils peuvent envoyer, pour ces mêmes opérations, des navires que, nous Français, nous ne pouvons pas exploiter dans nos propres ports. Ils sont aidés enfin par la situation géographique de la France, qui vient encore nous causer un grave préjudice, en offrant, aux paquebots concurrens, des escales qu’ils desservent sans déroutement et sans perte de temps.

On se plaint de l’état de stagnation de notre marine marchande et on recherche les moyens de réagir. On a créé des régimes de primes à la construction, de primes à la navigation, de compensations d’armement : nous devons remercier le Parlement de sa sollicitude ; mais, jusqu’à présent, ces différens remèdes ne semblent pas avoir apporté de sérieux soulagemens au mal dont nous souffrons. N’est-il pas évident qu’un des moyens les plus efficaces de donner de l’impulsion à notre marine serait de lui offrir des ports bien aménagés, avec des profondeurs d’eau suffisantes, des formes de radoub, un outillage moderne, des quais accessibles, etc. ?

L’histoire du port du Havre est, à ce sujet, des plus instructives, et elle mérite d’être rappelée.

C’est vers l’année 1877 que l’opinion publique sembla s’émouvoir, au sujet de l’insuffisance de ce port, principalement pour la grande navigation. À cette époque, différens projets furent élaborés pour la construction de vastes bassins. La question s’étant resserrée peu à peu, on se décida à mettre à l’enquête un projet officiel qui fut examiné en 1882, concurremment du reste avec d’autres dus à l’initiative privée. Ce projet gouvernemental comportait : une nouvelle entrée, un nouvel avant-port, et la création de plusieurs nouveaux bassins à flot, avec des formes de radoub de différentes dimensions. Il aurait certainement donné satisfaction aux besoins de la grande navigation, et fut voté par la Chambre des députés. Son exécution devait entraîner une dépense de 80 millions environ. En 1891, le Sénat l’examina et, après une discussion très vive, le renvoya au gouvernement, en se bornant à voter les sommes nécessaires pour augmenter la profondeur de la passe d’entrée.

De 1891 à 1895, un nouveau projet, beaucoup plus restreint, fut élaboré. Il consistait dans la création d’un nouvel avant-port de dimensions réduites, creusé à la cote de 4m, 50, au-dessous du zéro des cartes ; — dans l’établissement d’une seconde écluse de communication entre l’extérieur du port et le bassin de l’Eure, écluse à sas de 300 mètres de long, avec un seuil à la cote de 4m, 50 au-dessous du 0, et qui devait avoir pour but de permettre aux plus grands navires d’entrer dans le bassin de l’Eure, pendant la moitié de chaque marée : prétention, à notre sens, singulièrement exagérée.

Ce projet comportait, en outre, l’établissement dans le nouvel avant-port d’un quai de marée dont les fondations devaient être établies assez solidement pour qu’on pût creuser à une profondeur permettant aux navires accostant à ce quai, de s’y maintenir à flot, à basse mer.

Ce projet fut adopté par le Parlement au commencement de l’année 1895 : la dépense prévue était de 24 millions environ, dont moitié à la charge de l’Etat et moitié à celle de la Chambre de commerce, de la ville du Havre et du département de la Seine-Intérieure. L’exécution des travaux devait durer environ sept ans.

Il convient d’ajouter, qu’en cours d’exécution, on fut obligé de reconnaître que le plan ne répondait plus aux besoins présens et on décida d’y apporter d’assez nombreuses retouches. Aussi, afin de permettre à la mer de s’y épanouir plus complètement, a-t-on donné au nouvel avant-port une dimension plus considérable, et reculé l’une des digues d’environ un kilomètre vers le Nord. On a constaté, de plus, que l’approfondissement du nouvel avant-port était insuffisant, étant donné que, depuis le vote du projet, les dimensions des paquebots transatlantiques et par conséquent leur tirant d’eau, n’avaient cessé de s’accroître. Enfin on fut conduit à penser que cet approfondissement devait être encore augmenté, ce qui amenait à modifier les fondations des musoirs d’entrée au nouvel avant-port et du quai de marée. Deux lois successivement votées par le Parlement ont ouvert les crédits nécessaires pour ces modifications auxquelles la Chambre de commerce a, d’ailleurs, participé pour moitié.

Nous sommes ainsi amenés à faire ressortir que, si le programme de 1895 a apporté à la partie extérieure du port du Havre certaines améliorations, ce sont les navires d’escales qui en profiteront principalement.

Depuis 1859, il n’a été effectué aucune amélioration dans l’intérieur du port pour les paquebots y ayant leur point d’attache. En effet, c’est de 1850 à 1809 qu’a été construit le grand quai du bassin de l’Eure, auquel s’amarrent aujourd’hui les paquebots de la Compagnie générale transatlantique.

Pour résumer les observations qui précèdent, on peut dire que :

1° Il a fallu dix-neuf ans pour étudier des projets, faire des démarches, entamer des négociations avec le gouvernement, et, enfin, obtenir des Chambres le vote d’une loi, qui réduisait le programme des travaux dans des proportions telles que, du projet primitif, répondant aux besoins de la grande navigation, il n’est resté qu’un plan tout à fait déformé et ne comprenant que des améliorations réduites et insuffisantes.

2° Les travaux, actuellement en cours, qui devaient durer sept ans et être terminés en 1902, sont encore loin de l’être ; ils nécessiteront près du double du temps prévu, et la dépense, qui devait être de 24 millions, s’élèvera à plus de 43.

3° Ces travaux, une fois achevés, présenteront certainement quelques avantages pour les paquebots français, qui auront à pénétrer dans les bassins, puisque le chenal aura été approfondi et que le nouveau sas permettra l’entrée dans le bassin de l’Eure pendant un temps plus long à chaque marée ; mais le passage de ce sas de 300 mètres de longueur sur 30 mètres de largeur présentera de sérieuses difficultés et de réels dangers pour les grands paquebots de 23 à 24 mètres de largeur, qui, obligés de marcher à petite vitesse, auront beaucoup de peine, les jours de grand vent et de tempête, à se maintenir juste dans l’axe et à ne pas heurter les parois en pierres de taille. De plus, il est certain que la majeure partie des dépenses, ayant porté sur la construction du quai de marée et ses annexes, profitera aux navires étrangers qui viendront faire escale au Havre, et qui pourront ainsi causer un préjudice considérable aux lignes nationales. Circonstance aggravante : ce sont ces dernières qui payent actuellement, et depuis une dizaine d’années, sous forme de droits divers, une large part des frais de construction du quai de marée.

4° Si l’on construit un navire, de quelques mètres seulement plus grand que la Provence de la Compagnie générale transatlantique, ce paquebot ne trouvera dans le port du Havre aucune forme de radoub. Il paraît vraiment difficile, sinon impossible, d’exploiter des navires qui, dans leur port d’attache, n’ont pas l’outillage utile pour leur entretien courant et les réparations dont ils ont si fréquemment besoin.

5° La solution du problème ne consiste pas dans l’établissement de sas extrêmement dispendieux et dont les dimensions sont toujours insuffisantes pour les besoins de la grande navigation, mais dans la construction de bassins en eau profonde, permettant non seulement l’entrée à toute heure de marée, mais la sortie à heure fixe.

Dans cet ordre d’idées, voyons la politique suivie par la Compagnie universelle du canal maritime de Suez qui, heureusement pour elle, n’a pas eu à faire appel à l’intervention de l’État, pour entreprendre les travaux nécessités par les besoins de la navigation moderne.

Si cette Compagnie avait suivi les erremens appliqués chez nous, le canal ne servirait plus à grand’chose, et bon nombre des navires actuels en seraient réduits à passer par le Cap ; mais elle s’est attachée à suivre pas à pas les progrès de la navigation, n’a reculé devant aucun sacrifice pour approfondir et élargir le canal, au fur et à mesure que les dimensions des navires augmentaient, et il est bon de ne pas oublier que le canal se développe sur une longueur de 160 kilomètres.

Le tirant d’eau, autorisé pour le transit, était à l’origine, en 1869, de 7m, 50 ; il acte successivement porté à 7m, 80 en 1890, à 8 mètres en 19012, à 8m, 23 en 1906.

L’an passé, 22 navires, représentant un tonnage brut total de 168 474 tonnes, ont transité avec un tirant d’eau de 8m, 23 et 135 navires, représentant un tonnage brut de 953 540 tonnes, ont transité avec un tirant d’eau supérieur à 8 mètres.

Les dragages sont actuellement poussés à 10m, 50 de profondeur. Prochainement, le maximum de tirant d’eau sera porté de 8m, 23 à 8m, 50, et dans quelques années, les navires d’un tirant d’eau de 9 mètres pourront passer sans difficulté. Des travaux considérables sont parallèlement effectués à Port-Saïd pour agrandir et améliorer le port… Quel exemple à suivre !

Il est donc grand temps de jeter un cri d’alarme, car la grande navigation, sous pavillon national, se trouve plus que menacée, et il est de toute urgence de rechercher des remèdes, non seulement pour lui permettre de vivre, mais encore de se développer. Le premier et le plus efficace consiste à mettre à sa disposition des ports, bien aménagés, dans lesquels les paquebots de très grandes dimensions, capables de lutter utilement contre les paquebots étrangers, puissent entrer et évoluer à toute heure. Il faut, en outre, que ces navires aient à leur disposition des formes de radoub pour leurs réparations.

Le 5 juillet 1905, dans le rapport présenté au nom de la Commission du budget, chargée d’examiner le projet de loi sur la marine marchande, M. Pierre Baudin, député, s’exprimait ainsi : « L’estuaire de la Seine, dont l’importance est pourtant de premier ordre, a été doté de travaux insuffisans. Le Havre en est réduit à se féliciter des travaux de réfection de son entrée, qu’on y termine en ce moment, et qui ne résolvent point cependant, d’une manière définitive, la question de l’agrandissement de ses bassins et de ses cales sèches, conditions sine qua non pour que la Compagnie générale transatlantique puisse affecter à son service de New-York des paquebots comparables aux courriers anglais, allemands ou hollandais. Bref, le Havre retarde de cinquante ans. Ses bassins affectés aux transatlantiques sont beaucoup trop courts eu égard à la longueur des paquebots actuels On y creuse nu avant-port, où pourront évoluer à l’aise les paquebots de 225 mètres ; mais, naturellement, c’est à l’avantage des compagnies étrangères dont les liners touchent au Havre, sans entrer dans les bassins. Tant pis pour les navires français, dont le Havre est le port d’attache, et pour lesquels s’impose l’usage du bassin ! »

La situation ne saurait être exposée plus clairement.

Une autre question à résoudre est la façon dont les travaux devraient être conduits. Le procédé actuel en pareille matière est déplorable ; l’expérience de tous les travaux effectués dans nos grands ports l’a déjà prouvé et ce qui se passe au Havre confirme cette opinion.

Il faut obtenir qu’un nouveau système plus pratique et plus prompt soit adopté. L’Etat ne devrait pas lui-même effectuer de grands travaux de port, car, avec les rouages administratifs actuels et toutes les formalités qu’ils entraînent, les travaux, non seulement sont effectués d’une façon extrêmement coûteuse, mais encore avec une lenteur telle que l’on peut dire, sans crainte d’être démenti, que, lorsqu’ils sont terminés, ils se trouvent déjà insuffisans pour les besoins qui avaient été envisagés, lors de leur conception. Quant aux dépenses, elles sont incomparablement plus élevées que si on avait recours à l’entreprise privée et à forfait. C’est, du reste, ce dernier procédé qui est employé généralement à l’étranger. Aussi, voyons-nous dans les grands ports anglais, allemands, américains, etc., des travaux considérables s’effectuer en très peu de temps, ce qui est le point capital pour les besoins toujours croissans et très variables de l’industrie maritime.

Nous avons, en ce moment, un exemple des plus probans de la rapidité avec laquelle nos concurrens savent agir.

Le port de Southampton actuel devenant insuffisant par suite de l’arrivée des navires de la White Star Line, qui quittent Liverpool, de grandes améliorations vont y être entreprises. La Compagnie London South Western, qui exploite Southampton, ne va pas procéder par voie d’enquête administrative, demander aux pouvoirs publics de préparer des projets, appelés à suivre une filière éternelle d’enquêtes et contre-enquêtes. Elle n’a pas à s’adresser à l’Etat, car elle jouit de sa liberté d’action. Aussi a-t-elle préparé, par ses propres moyens, un projet comportant, non seulement l’amélioration de Southampton, mais la création d’un nouveau port d’escale à Limington, auprès de l’île de Wight. Il s’agit d’un vaste programme, puisqu’il doit y avoir sur ce point de la côte anglaise un grand quai, une forme de radoub de 300 mètres et, bien entendu, toutes les constructions accessoires : gare maritime, hangars, outillage, etc. C’est donc une organisation puissante à créer de toutes pièces. Combien prévoit-on de temps pour l’exécution de ces travaux ? Deux années à partir de 1907… Et, si l’on s’en rapporte aux précédens, en ce qui concerne ce genre d’entreprise, on peut facilement croire que nos voisins resteront, pour l’exécution totale, dans les délais prévus.

Ce simple exemple permet d’établir une comparaison instructive avec ce qui se passe au Havre en ce moment. Aussi est-il très probable que Limington sera prêt en même temps que le Havre, où les travaux sont commencés depuis douze ans. Nous allons donc nous trouver en présence d’une nouvelle concurrence fort sérieuse, puisque Limington sera bien outillé, mieux que le Havre, qui ne possède pas de grande forme de radoub et qui n’en possédera pas de longtemps, si l’on persévère dans nos détestables traditions ! Il ne serait pas surprenant que la Compagnie transatlantique en fût réduite à envoyer certains de ses navires à Limington pour les faire radouber.

Veut-on savoir comment les étrangers nous jugent sur ce point ? Interviewé par notre compatriote, M. Huret, qui se livre à une enquête fort intéressante sur l’Allemagne, le président de la Compagnie du Norddeutscher Lloyd, à Brême, dont la compétence sur les questions maritimes est universellement reconnue, s’exprime ainsi : « Je ne connais pas tous les ports de France, mais quelques-uns seulement ; et, pour tout vous dire, il n’y a rien à y voir… Vous permettez que je vous dise cela, puisque c’est mon opinion vraie que vous demandez ? Non, il n’y a rien à apprendre pour nous dans les ports français. Votre malheur est d’avoir trop de petits ports. Autrefois, c’était nécessaire pour les voiliers, qui réclamaient beaucoup d’abris rapprochés, et aussi pour les marchandises importées en Europe au temps où il n’y avait pas de chemins de fer. Les mers n’étaient pas sûres. Il fallait le pavillon de France ou d’Angleterre pour sauvegarder la marchandise. L’Europe entière était tributaire de ces deux pays, tous vos ports étaient donc utiles. Aujourd’hui la situation a changé. Les grands bateaux remplacent les petits, et chaque pays a une marine. Si la France savait se contenter de quatre ou cinq grands ports, par exemple : le Havre, Cherbourg, Bordeaux, Marseille, et peut-être Cette, admirablement situés comme ils sont, ce serait suffisant, il ne faut pas disséminer ses forces et son argent.

« Vous pourriez faire alors les travaux nécessaires pour mettre vos ports à la hauteur des ports modernes. Tandis qu’à présent vous ne faites rien. La jalousie des petits contre les grands empêche tout effort important vers un point qui aurait l’air d’être favorisé, de sorte que, pour ne pas mécontenter les petits et les moyens, vous demeurez dans l’inaction… Pendant ce temps, les autres pays marchent, et c’est ainsi que la France est distancée…

« L’immobilité, reprit M. Plate, est le grand mal des pays anciens. On se contente de ce qui fut, on ferme les yeux sur ce qui pousse, on discute, on dénigre au lieu d’agir. Il faut, au contraire, changer, perfectionner sans cesse. Le changement est la loi de la vie. Quand nous avons décidé la création de nos derniers bassins, les plans arrêtés les prévoyaient de 160 mètres de large. Puis, après une réflexion de quelques mois, nous avons cru devoir les porter à 180 mètres. Enfin, comme, de jour en jour, les navires augmentent leurs dimensions, nous avons résolu de les pousser jusqu’à 220 mètres ! Au Havre, vous ne pouvez pas recevoir de plus grands bateaux que ceux d’aujourd’hui : vous n’avez pas de place ! Vous arrêtez donc, en toute connaissance de cause, le progrès de votre trafic, vous vous condamnez à renvoyer à l’étranger les navires au-dessus d’une certaine dimension… Concluez vous-même. »

Si nous donnons lavis d’un armateur étranger, qui juge si sévèrement, et malheureusement avec tant de vérité, l’organisation de nos ports de commerce, c’est que nous estimons ainsi nous faire mieux écouter, que si nous nous contentions d’émettre notre seule opinion. On est assez porté dans notre pays à croire plus volontiers les étrangers que les nationaux.

Si notre exposé porte principalement sur le Havre, la même constatation pourrait être faite à propos de nos autres ports.

Marseille, par exemple, le plus important de tous, n’est pas beaucoup mieux partagé. En 1893, — il y a quatorze ans, — le Parlement reconnut la très grande utilité du bassin de la Pinède, et en vota la construction. Il n’est pas terminé à l’heure actuelle… Marseille, port d’attache de nos importans services sur l’Orient et l’Extrême-Orient, ne possède pas de cale de radoub pour des navires dépassant 155 mètres de longueur. Et cependant, les compagnies, desservant ces lignes, auraient un intérêt primordial à augmenter les dimensions de leurs paquebots et de leurs cargo-boats, afin de suivre l’exemple de leurs concurrens. On dit bien que la Compagnie des docks, concessionnaire des formes de radoub, va enfin se décidera rallongement d’une de ces cales jusqu’à 200 mètres, mais il est à souhaiter que ce travail, qui aurait dû être effectué depuis longtemps, ne traîne pas indéfiniment en longueur, ainsi que nous avons eu jusqu’à présent à le déplorer.

Quelque pénible que soit pour nous l’obligation de prendre des leçons chez nos voisins, voyons combien ceux-ci ont procédé avec esprit de suite et avec un sens raisonné des besoins commerciaux et industriels de leur pays. Hélas ! si c’est un Français qui a écrit le Discours sur la Méthode, ce sont les Anglais et les Allemands qui l’ont mis en action.

De plus, est-ce sainement comprendre la question sociale, dont le Parlement est si justement préoccupé, que de négliger les véritables sources du travail national et de la richesse publique ? La marine de commerce n’en est-elle pas une des principales ?

Le ministre actuel des Travaux publics, M. Barthou, qui a joué un rôle si efficace lors de la discussion devant le Sénat de la loi autorisant les travaux actuels du port du Havre, estime, dans un document officiel de date toute récente, que l’exploitation d’un paquebot de grandes dimensions n’y serait possible que moyennant certaines sujétions sérieuses et il ajoute : « Je ne puis dissimuler combien cette situation me paraît regrettable à tous égards. Il n’est vraiment pas admissible que le principal port d’attache des lignes transatlantiques françaises présente un ensemble de conditions nautiques telles que, s’il suffit bien juste à l’exploitation actuelle de la ligne du Havre à New-York, il ne laisse aucune latitude à la transformation incessante du matériel naval dont les progrès redoutables de la concurrence internationale font en quelque sorte une loi pour nos entreprises françaises. »

Nous espérons que M. Barthou voudra bien se préoccuper à nouveau de la notoire insuffisance de nos ports de commerce et prendre cette question en main, afin d’amener les Chambres à lui donner une solution prompte et pratique. Il accomplirait ainsi une œuvre nationale et rendrait de nouveaux et éminens services à la marine marchande française.


J. CHARLES-ROUX.


  1. Rapport de M. Pierre Baudin, député (séance du 1er juillet 1905), fait au nom de la commission du budget chargée d’examiner le projet de loi sur la marine marchande.