Le comte W. Solohoupe et le roman de moeurs russe

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LA LITTÉRATURE


EN RUSSIE.




LE COMTE W. SOLOUHOUPE.

I. Na son Griadouchtchi (Le Narcotique), 2 vol. in-8o, Saint-Pétersbourg, 1844.
II. Tarantasse (Le Tarantasse), 1 vol. in-4o, Saint-Pétersbourg, 1846.
III. Wtchéra u Cévodnié (Hier et Aujourd’hui), 1 vol. in-8o, Saint-Pétersbourg, 1846.

IV. Sotroudniki (Les Confrères), Saint-Pétersbourg, 1851.




C’est presque une habitude prise que de juger la Russie d’après les relations, pour la plupart superficielles et inexactes, qu’au retour d’un voyage de quelques mois à Saint-Pétersbourg ou à Moscou, chaque touriste se croit en droit de publier. De là des plaintes devenues banales sur le voile dont s’enveloppe la société russe, sur les mille obstacles qui font de l’empire moscovite une sorte de terra incognita, de pays fabuleux et presque inabordable. On s’épargnerait ces déclamations stériles, si, au lieu de chercher la Russie dans les souvenirs plus ou moins fidèles de quelques voyageurs, on se donnait la peine d’apprendre sa langue, d’interroger la littérature russe elle-même et les études de mœurs où elle se complaît de plus en plus. C’est là en effet que s’offrent à nous, dans toute leur vérité, les côtés saillans du caractère national, ces oppositions de sentimens et d’idées, par exemple, qui, perpétuées en Russie avec les divisions des classes, s’y effacent toujours à un moment donné devant l’énergique ascendant du patriotisme. Cette singulière puissance du génie russe, chez qui le sentiment national n’a pu être affaibli par d’innombrables diversités traditionnelles et locales, cette puissance que tant de nations pourraient envier à la Russie a valu à l’empire moscovite, depuis l’année 1848, une position exceptionnelle au milieu de l’Europe, où les haines de races, les passions révolutionnaires ont tant de fois prévalu sur les intérêts de nationalité. Ce n’est pas un médiocre honneur pour les écrivains russes d’avoir énergiquement concouru, pour leur part, à fortifier, à développer ce mouvement, et de s’être associés ainsi à la pensée même qui règle depuis plusieurs années les destinées de l’empire des tzars.

L’essor d’une littérature vraiment nationale en Russie est, on le sait, de date toute récente. Les premiers temps de son histoire nous montrent la société moscovite n’échappant à la servitude que pour se jeter, sous l’influence d’Iwan-le-Terrible, dans les voies d’une civilisation, étrangère[1]. Sous Pierre-le-Grand et les successeurs de ce prince, tout occupée de sa transformation politique, la Russie ne songea guère à se donner une littérature, et l’imitation des modèles français ou allemands devint la tâche favorite de ses écrivains ; mais, une fois la transformation politique accomplie, la pensée moscovite se réveilla enfin et tenta de se produire sous une forme originale. L’entreprise était audacieuse, car les littératures de l’Europe occidentale avaient eu tout le temps d’établir fortement et profondément leur influence. Aussi les premiers efforts de l’esprit national pour s’élever à l’originalité littéraire, comme il s’était déjà élevé à la vie politique, ne furent-ils, en général, couronnés que d’un médiocre succès; ils ne devinrent vraiment significatifs qu’à l’époque où un grand poète vint les concentrer sous sa direction et les féconder par ses propres exemples : ce grand poète, ce fut Alexandre Pouchkine.

On a déjà ici même[2] essayé de caractériser l’influence d’Alexandre Pouchkine sur la littérature de son pays : quelques mots suffiront pour préciser de nouveau son rôle et celui de son école. En même temps qu’il imprimait aux créations poétiques de sa génération un caractère profond de nationalité, Pouchkine leur communiquait aussi cet esprit d’inquiète et fougueuse indépendance qui avait été pour une si grande part dans les premiers orages de sa vie. Les œuvres littéraires nées de cette influence revêtirent donc un double caractère : elles furent à la fois nationales et individuelles; elles reflétèrent à la fois les tendances de l’esprit russe et l’individualité des poètes qui se modelaient sur Pouchkine. La poursuite d’un idéal impossible. la glorification d’un vague libéralisme, l’effervescence de passions indomptables y contrariaient ou y dominaient tour à tour le travail calme et réfléchi de la pensée russe sur elle-même. L’ardent génie de Lermontoff personnifia le premier cette double tendance de l’école de Pouchkine, qui devait trouver son dernier représentant dans un jeune poète contemporain, M. Apollon Maïkoff. Quand, vers la fin de sa vie, Pouchkine, dont le talent s’était mûri par l’étude et l’expérience, voulut ramener la littérature à des voies plus larges et plus calmes, il n’était déjà plus temps, et une foule de jeunes esprits reproduisaient à l’envi les pages emphatiques de ses premiers poèmes, sans tenir compte des parties vraiment durables de ses écrits. Il devait appartenir à une autre génération de compléter, en la corrigeant, la pensée de Pouchkine, et c’est à cette tâche délicate que se consacrent encore en ce moment les écrivains les plus distingués de la Russie. Mais comment se déclara cette curieuse réaction? Comment se continue-t-elle ? Ce sont là deux questions qui se lient étroitement au sujet même de cette étude.


I.

Le mouvement littéraire commencé par Pouchkine avait été secondé dans sa tendance exclusivement nationale par une puissante influence, celle du gouvernement. Dès son avènement au trône, où il n’était monté qu’en traversant une insurrection armée, l’empereur Nicolas avait compris que, pour préserver son pays des influences révolutionnaires, il fallait rappeler la Russie à elle-même, rajeunir, si l’on peut ainsi dire, son principe social en le retrempant aux sources mêmes de la nationalité moscovite, et relier à ce principe, ainsi renouvelé, les forces vives du pays, qui tendaient à se diviser et commençaient à s’affaiblir. Il travailla à régulariser, à pousser vers un centre commun l’activité publique; ce fut vers ce centre que tout dut aboutir, ce fut de là que tout dut émaner. Il ne craignit point de déranger quelques habitudes, de contrarier quelques opinions. Les classes élevées, qui depuis si long-temps avaient les yeux tournés vers la France ou l’Angleterre, avaient presque oublié qu’elles étaient russes; de là entre elles et le peuple un vide qu’il était urgent de combler. En idéalisant la vieille Russie, en dramatisant ses traditions populaires, Pouchkine ranima dans l’aristocratie russe cette vie nationale qu’avaient jusqu’alors comprimée les influences étrangères. Il servit ainsi la politique ferme et prévoyante qui préparait le rapprochement des diverses classes de la société russe; mais les écarts de cette ardente imagination, et surtout de son école, ne tardèrent pas à rompre cet accord qui existait entre le mouvement littéraire et le mouvement politique. Pour le rétablir, il fallut, nous venons de le dire, qu’une autre école se formât, exclusivement préoccupée du soin d’observer et d’analyser la société russe, de recueillir et de mettre en lumière tous les élémens d’indépendance et d’originalité que l’imitation des sociétés occidentales y avait laissé subsister. L’avènement de cette école et ses rapides succès furent servis par un concours de circonstances qu’il est bon de rappeler.

Un grand talent s’offrit encore cette fois pour diriger vers un but nouveau toutes les forces littéraires de la Russie : ce fut Nicolas Gogol. Sous son influence, le roman et la comédie de mœurs prirent peu à peu la place des œuvres qui cherchaient à perpétuer la fougueuse inspiration de Pouchkine. Cette influence fut si puissante, qu’au moment de la révolution de 1848, il n’y avait plus dans la littérature russe qu’une seule tendance, la tendance nationale. La littérature avait compris les dangers de la voie où l’entraînait ce mélange de libéralisme et d’exaltation patriotique dont s’étaient trop complaisamment inspirées quelques imaginations juvéniles. A partir de 1848, la pensée politique et la pensée littéraire se trouvèrent plus que jamais réunies sur le même terrain, celui de la nationalité. Le spirituel romancier dont nous voudrions apprécier ici le talent trop discret avait été l’un des éminens précurseurs de cette alliance, et quelques mots sur le milieu intellectuel dans lequel a grandi M. le comte Solohoupe feront mieux comprendre l’intérêt qui s’attache à sa destinée littéraire.

La vive et brillante individualité de Gogol domine le mouvement contemporain des lettres russes. On ne peut saisir la portée de ce mouvement dans la critique, au théâtre et dans le roman, sans remonter aux œuvres du conteur ukrainien. En attendant qu’une plume hautement compétente apprécie dans la Revue le génie de Gogol, les qualités qui ont rendu ses écrits si chers au public russe doivent être ici rapidement indiquées. Nicolas Gogol se distingue des écrivains de son pays par une puissance d’analyse et de création à laquelle la pensée moscovite s’est rarement élevée. Il est également supérieur, soit qu’il peigne le monde visible avec une verve et une netteté toutes réalistes, soit qu’il applique ses facultés d’analyse à l’étude du monde intérieur et des phénomènes les plus secrets de l’ame. Entraîné vers la satire par un penchant irrésistible, il sait la retremper et la rajeunir par un fonds de tendresse particulier à l’esprit slave. Sous les traits de sa verve mordante, on devine la tristesse d’un cœur aimant, d’une ame compatissante. Le romancier moraliste frappe le vice, mais il gémit sur l’homme; sa voix flétrit le mal avec des accens sévères, mais son cœur est plein de miséricorde. Aussi un critique russe, M. Miloukoff, a-t-il pu dire de lui, en le comparant à Pouchkine et à Lermontoff : « Pouchkine abandonna la société par égoïsme, Lermontoff la maudit par désespoir, Gogol pleure sur elle et souffre. Ses souffrances sont d’autant plus vives, qu’il les dérobe sous le manteau du rire, tantôt bruyant, maladif et nerveux, tantôt calme, paisible et empreint d’une ironie sereine. Tel on le voit dans la dernière partie des Souvenirs d’un Fou... Impuissant à contenir plus long-temps ses angoisses, le poète y laisse enfin couler une de ces larmes qu’il retenait avec tant de soin[3]. » Comme moraliste et observateur pénétrant, Gogol a rendu des services plus notables encore à la littérature de son pays. Il pensait, comme Pouchkine, que cette littérature ne doit pas se renfermer dans la peinture des aspects extérieurs de la vie, mais qu’elle doit ne rien négliger de ce qui peut mettre à nu l’ame même du peuple. Seulement, ce que Pouchkine avait compris trop tard, Gogol l’a réalisé : il fait revivre la nature humaine dans des types patiemment conçus, dans des caractères sévèrement dessinés. Il ne laisse plus la fantaisie et l’emphase intervenir en des créations mûries sous l’austère discipline de la raison et de l’étude. On avait admiré Pouchkine, on sympathise avec Gogol; grâce à lui, l’action des romanciers et des poètes, concentrée d’abord dans les hautes régions de la société moscovite, a pénétré jusque dans le peuple. La littérature russe a fait, pour ainsi dire, la conquête de sa propre patrie. La noblesse, sans renoncer à ses prédilections traditionnelles pour les écrivains étrangers, a franchement accepté les jeunes gloires nationales. Un autre résultat notable du mouvement littéraire si heureusement commencé, c’est la place rendue à la langue russe dans les salons, où régnait presque exclusivement la langue française. Celle-ci est, à vrai dire, loin d’être détrônée; mais elle ne règne plus en souveraine absolue[4]. Ce résultat est considérable comme symptôme de ce progrès du sentiment national qui s’accomplit sous l’influence de la littérature, et c’est à Gogol surtout qu’il convient d’en faire honneur.

Nous savons quelle a été l’action de Gogol sur les mœurs russes; il reste à se demander, avant d’arriver à M. Solohoupe, quelles œuvres, quels travaux elle a fait éclore, soit dans le domaine de la critique, soit dans celui du théâtre et du roman. — Sur le terrain de la critique, l’esprit russe s’est signalé par une merveilleuse aptitude à la polémique et à la discussion. Si susceptibles, si chatouilleux à l’endroit des appréciations que les voyageurs français ou allemands leur consacrent, les écrivains russes ne se font pas faute entre eux d’échanger avec une entière franchise d’assez dures vérités. La renaissance littéraire commencée par Pouchkine et complétée par Gogol a provoqué de vives et nombreuses polémiques. Tandis que la guerre des classiques et des romantiques partageait la plupart des littératures européennes, la Russie avait, elle aussi, ses deux partis, celui du mouvement et celui de la résistance. A Saint-Pétersbourg, les partisans de l’ancienne école rencontrèrent en face d’eux un adversaire érudit et spirituel. M. Senkowsky. rédacteur d’une volumineuse publication mensuelle, la Bibliothèque de Lecture, sut donner à la critique un caractère et une allure inconnus jusqu’alors en Russie. Il mania le persiflage avec une finesse d’autant plus irritante pour ses adversaires qu’ils étaient malhabiles à se servir de la même arme, et se trouvaient réduits à épuiser contre le spirituel polémiste la grosse artillerie de leur science philologique. Cette polémique de l’école savante et de la critique primesautière revit assez fidèlement dans quelques pages, demeurées inédites, d’un jeune écrivain, esprit gracieux et charmant, caractère aimable et distingué, que la mort a pris avant l’âge : — nous voulons parler de M. Alexis Gretch, fils du célèbre grammairien. — Dans un tableau de mœurs plein d’humour, Un Salon littéraire à Saint-Pétersbourg, M. Alexis Gretch avait entrepris de résumer les reproches adressés par les philologues de Saint-Pétersbourg à M. Senkowsky : c’était dans la bouche d’un jeune homme parlant au milieu d’un salon qu’il plaçait cette spirituelle sortie contre les paradoxes littéraires de la Bibliothèque de Lecture : « Quoi! messieurs, s’écriait le personnage choisi par M. Gretch comme l’organe des griefs de l’école classique contre M. Senkowsky. Quoi! pas un de vous qui démasque ce lourd recueil, qui éclaire cette confuse réunion d’articles incohérens, au style prétentieux et logogriphique, ces traductions où l’auteur original chercherait son esprit, ces extraits de vieux livres qu’on voudrait faire croire nouveaux, ces critiques à jet continu qui ne vous éblouissent un instant que pour vous laisser bientôt dans une obscurité profonde!... Vous savez si je suis pédant, moi; mais enfin j’ai eu le bonheur d’être élevé par un père qui m’a appris à parler ma langue. J’ignore si l’on peut enseigner le turc ou l’arabe sans être Arabe ou Turc[5], mais du moins est-il certain que pour enseigner le russe, il faut être Russe[6], et avant d’en expliquer les règles, en avoir appris les élémens et en comprendre le génie. »

Il y a quelque vérité dans ces reproches, mais on ne pouvait accuser M. Senkowsky d’être lourd. Ses travaux péchaient plutôt par le décousu, quelquefois même par la frivolité. M. Senkowsky procédait généralement par voie d’ironie; les principes d’une sévère analyse le préoccupaient trop peu. Aujourd’hui encore, son recueil, qui se continue, pèche par les mêmes défauts et se distingue par les mêmes qualités : il y a du bon sens quelquefois, de l’esprit toujours; mais les vues sérieuses, les principes fermes font trop souvient défaut. Deux autres recueils, les Annales de la Pairie et le Contemporain, représentent plus sérieusement la critique russe. Un érudit distingué, un critique habile et ferme, M. Kraewsky, est chargé de la rédaction du premier depuis 1839; M. Panaëff dirige le second depuis 1847. Les Annales de la Patrie indiquent par leur titre le rôle qu’elles ont joué dans le mouvement intellectuel des dernières années, la mission qu’elles s’étaient donnée et qu’elles continuent à remplir avec persévérance. Soutenir le grand principe de nationalité, en faciliter l’application par des recherches historiques, par une critique large et hardie, bien qu’imprégnée quelquefois de mysticisme germanique, tel fut l’objet constant de cette publication, dont un ardent critique, M. Billinsky, a été pendant quelques années la plume militante. M. Billinsky s’était fait le champion de l’école de Gogol, dont les tendances réalistes avaient d’abord soulevé une assez vive opposition. Après huit ans de luttes dans les Annales de la Patrie, — de 1839 à 1847, — M. Billinsky transporta sa polémique dans le Contemporain, publication qui résume avec une exactitude parfaite le mouvement de la pensée littéraire en Russie dans sa phase la plus récente[7]. Parmi les rédacteurs du Contemporain, on compte M. Nikitenko, Petit-Russien comme Gogol, esprit élégant, plein de confiance dans les destinées intellectuelles de son pays, gardant par-devers lui les principes d’un slavisme modéré, mais soutenant avec chaleur les intérêts de la littérature russe, auxquels sa plume a rendu plus d’un service, M. Nikitenko, professeur de belles-lettres russes à l’université de Saint-Pétersbourg, répand incessamment parmi ses nombreux auditeurs les principes et le goût de la poésie nationale. M. Pletnieff, recteur de la même université, a pris part de son côté à la rédaction du Contemporain et l’a même dirigée pendant quelque temps. Écrivain de talent, philologue distingué, M. Pletnieff porte dans la critique un esprit à la fois conciliant et délicat, qui sait se tenir en garde contre les exigences d’un dogmatisme exclusif aussi bien que contre les banales complaisances d’un éclectisme bâtard. Ce sont là deux écueils que la critique russe n’a pas toujours su éviter, et entre lesquels elle doit s’appliquer de plus en plus à frayer sa voie.

Le théâtre n’a point été aussi heureux que la critique, et il ne compte encore que pour bien peu dans le mouvement littéraire de la Russie. On y applaudit encore les vieilles comédies de Fonviesen, et dans le nouveau répertoire on ne peut citer que deux pièces vraiment remarquables : Gore o Touma (les Peines de l’Esprit), de Griboëdoff, et le Réviseur, de Gogol. Ce sont deux grandes comédies, deux énergiques peintures des mœurs et des travers de la société russe. Une pièce de M. Ostrovsky, intitulée Svoï loudi, sotchtelza (ce sont nos gens, nous compterons après), mérite aussi d’être mentionnée. Sous ce titre un peu bizarre, M. Ostrovsky a tracé des mœurs de la classe marchande à Moscou un tableau très exact et qui fait honneur à sa verve caustique. Deux agréables comédies de M. Tourguénieff, Un Déjeuner chez le maréchal de la noblesse et la Demoiselle de province, forment l’appoint du répertoire moderne de la scène russe, qui n’est guère riche, on le voit, malgré les heureuses tentatives de Gogol et de Griboëdoff. A quelle cause attribuer cette pénurie? La société moscovite est jeune, les hommes d’esprit n’y manquent pas, le public est facile, la censure indulgente, les sujets de comédie abondans. Le genre dramatique rencontrerait-il, pour s’acclimater en Russie, d’invincibles obstacles dans le caractère, dans l’esprit national? Nous aimons mieux croire que le théâtre aura un jour en Russie son génie créateur, comme la poésie a eu le sien dans Pouchkine, et le roman dans Gogol, En attendant que ce maître se présente et se fasse accepter, c’est la traduction des pièces françaises, et surtout de nos vaudevilles, qui alimente la scène russe.

Le génie moscovite est essentiellement conteur; aussi le roman, et le roman de mœurs particulièrement, est-il de tous les genres littéraires celui que les écrivains russes cultivent avec le plus de succès. Depuis une vingtaine d’années, il a paru un nombre considérable de récits, de nouvelles destinés à peindre la vie russe. Dans ce cadre commode, aperçus sérieux et scènes pittoresques, types et physionomies de toutes les époques, de toutes les classes, trouvent naturellement place, et concourent ainsi à reproduire les aspects les plus variés de la civilisation moscovite. Constamment préoccupée d’elle-même, de son passé comme de son avenir, la Russie ne pouvait manquer d’encourager les jeunes écrivains qui transportaient sur le terrain du roman cette tendance nationale. Qu’il vise à l’intérêt historique ou à la profondeur philosophique, qu’il cherche à peindre les mœurs rustiques ou les mœurs mondaines, qu’il s’efforce simplement d’émouvoir par les combinaisons de l’intrigue, le roman sous toutes ses formes garde en Russie un caractère essentiellement local : c’est toujours l’étude de la vie sociale qui domine et ramène vers un centre commun les inventions du conteur,

A part Gogol, qu’il faut placer hors ligne, à part M. Solohoupe, qui va nous occuper, la phalange des romanciers russes compte encore plus d’un talent original et digne d’être cité. Nous nommerons M. Gantcharoff, écrivain plein de fraîcheur, et qui porte dans la satire une exquise finesse; M. Grigorovitch, qui s’est plu à reproduire, — et il l’a fait avec un grand bonheur, — les mœurs agrestes des campagnes, les souffrances ou les joies des populations rustiques. — Parmi les nouvelles de M. Grigorovitch, Antoine le misérable et le Pauvre diable se distinguent surtout par le charme et la vérité des portraits. M. Boutkoff est, comme M. Grigorovitch, un peintre habile et délicat de la vie intime des classes populaires. C’est à force de talent et de persévérance que, d’une condition très humble, il s’est élevé à une honorable position littéraire. Long-temps aux prises avec la misère, M. Boulkoff a lutté héroïquement contre ses rudes assauts, et il est demeuré vainqueur. Son instruction solide et variée est une conquête de son âge mûr. Les récits de M. Boutkoff respirent une commisération douce et tendre pour les hommes du peuple, que le conteur peut à bon droit appeler ses frères; mais il ne les flatte point, il les montre tels qu’ils sont, dans leur vie intime, dans leurs habitudes traditionnelles, et ses tableaux nous attachent par une remarquable vigueur d’exécution. Un poète qui, obéissant à la tendance commune, a délaissé l’ode et l’élégie pour le roman, M. Tourguénieff, a montré aussi dans ses nouvelles, dans les Mémoires d’un Chasseur entre autres, petite esquisse de mœurs rustiques, un talent plein de distinction. Ce n’est pas un symptôme insignifiant en Russie que ces études sympathiques dont la vie des campagnes est l’objet depuis quelques années. Ces études indiquent les progrès rapides que font dans la partie la plus considérable du monde slave les idées de justice et le sentiment du droit naturel.

Les femmes, de leur côté, ne sont pas restées inactives, et la littérature russe contemporaine leur doit quelques-unes de ses plus gracieuses productions. Dans le petit groupe choisi qu’elles ont formé, nous rencontrons un nom tristement célèbre en France, mais que les Russes citent avec orgueil, celui de Rostopchine. La comtesse Rostopchine cultive à la fois la poésie et le roman; ses poèmes, comme ses récits, se distinguent par l’élévation des sentimens et par l’éclat soutenu de la forme. Mme Rostopchine a décrit elle-même, dans quelques vers aussi élégans qu’ingénieux (Comment une femme doit écrire), la délicatesse, la pudeur avec lesquelles une femme poète doit laisser parler son ame. Les idées qu’elle y exprime empruntent à la forme poétique un charme pénétrant et doux, qui n’en affaiblit pas l’autorité. Après Mme Rostopchine, Mmes Pauloff et Panaëff doivent encore être nommées comme ayant su garder sur le terrain des lettres quelques-unes des plus aimables qualités de leur sexe, la grâce et la modestie.

On connaît maintenant les principaux représentans de cette école réaliste dont Gogol est le chef; il en est un qu’à dessein nous nous sommes jusqu’à ce moment contenté de nommer. Faire connaître la vie et les écrits du comte Solohoupe, c’est montrer, nous le croyons, un des aspects les plus curieux du mouvement des lettres contemporaines en Russie; c’est saisir dans son expression la plus vive et la plus nette la double tendance du génie russe, partagé aujourd’hui entre le culte des vieux souvenirs et le rêve de destinées nouvelles. Par sa naissance, M. le comte Solohoupe appartient à la portion de la société russe la plus accessible aux influences européennes; mais, par les inclinations de son esprit, il se rallie au groupe des écrivains les plus sincèrement dévoués à la cause de la vieille Russie. Deux sociétés, on le voit, se reflètent en lui : les préférences de la noblesse russe, de tout temps si sympathique aux civilisations étrangères, s’y rencontrent avec les confuses aspirations de la classe moyenne vers un état social plus conforme aux instincts du génie slave. Cette tendance des classes moyennes, qui commence à gagner les classes aristocratiques, est le fait essentiel du mouvement intellectuel de la Russie contemporaine, et les écrits de M. le comte Solohoupe nous aideront à observer cette curieuse évolution de la pensée russe dans ses origines ainsi que dans ses derniers progrès.


II.

Il y a une division marquée d’avance, pour ainsi dire, dans notre sujet. Parmi les œuvres de M. Solohoupe. les unes font marcher de front la peinture des mœurs et les capricieuses tentatives d’une fantaisie légèrement humoristique ; les autres sont avant tout descriptives et analytiques, et de ce nombre est le seul roman de longue haleine qu’ait écrit M. Solohoupe, la plus remarquable aussi de ses productions, le Tarantasse, récit d’un voyage fait à travers la Russie, ou plutôt, ce qui est mieux encore, à travers les différentes classes de la société russe. Les œuvres plus spécialement humoristiques nous occuperont d’abord, parce qu’elles se lient plus étroitement à la vie de l’écrivain, dont quelques incidens ont leur intérêt intime et peuvent nous servir à éclairer la critique par la biographie.

Le comte W. Solohoupe descend d’une ancienne et noble famille polonaise dès long-temps naturalisée en Russie. Sa première éducation, comme celle de tous les jeunes nobles russes, fut française. Le moment des travaux sérieux étant arrivé, il fut envoyé à l’université de Dorpat, où se développa chez lui un goût marqué pour la musique en même temps qu’un vif penchant pour les études littéraires. Vint ensuite le moment des voyages, ce complément ordinaire d’une éducation russe. Le comte Solohoupe visita successivement la France, l’Italie, l’Allemagne; il en revint avec des goûts d’artiste et d’écrivain plus prononcés que jamais. Ces goûts, il eut le bonheur de les voir partagés par le monde même où il était appelé à vivre. Fixé désormais à Saint-Pétersbourg, le comte Solohoupe épousa une belle jeune fille, d’origine polonaise comme lui, la fille du comte Michel Wilhorwsky, aimable et spirituel seigneur, type accompli de cette exquise politesse du siècle; dernier, devenue si rare de nos jours. Dilettante passionné, le comte Wilhorwsky était le Mécène avoué de tous les artistes étrangers qui se rendaient à Saint-Pétersbourg. Ils trouvaient dans sa maison la plus gracieuse, la plus cordiale hospitalité. Une fois entré dans la famille du comte Wilhorwsky, M. Solohoupe n’eut que trop d’occasions de satisfaire les instincts du dilettante aux dépens de ceux du poète. Les soirées musicales qui s’y succédaient presque sans interruption, les relations et les devoirs de la vie du monde, créèrent à M. Solohoupe une foule d’occupations peu compatibles avec les exigences de la vie littéraire. La noble idée d’assigner aux fêtes musicales qu’il se plaisait à organiser un but de bienfaisance fit peser encore de nouvelles obligations sur cette vie déjà si occupée. M. Solohoupe fonda sur une large échelle une société de bienfaisance : il en rédigea lui-même les statuts, et aujourd’hui cette association compte parmi ses adhérens tous les membres de la famille impériale, les représentans des plus nobles familles et des plus riches maisons du commerce russe.

C’est ainsi, c’est en dépit de toutes les dissipations mondaines, que s’est formé l’un des plus spirituels conteurs de la Russie moderne; c’est encore au milieu de ces distractions multipliées que M. Solohoupe trouve le temps d’écrire quelques-uns de ces récits dont le public russe admire à si bon droit la conception ingénieuse, la forme sobre et châtiée. Depuis l’époque de son retour à Saint-Pétersbourg, la vie de M. Solohoupe n’a plus offert de remarquable que cette conciliation si laborieusement opérée entre les devoirs mondains et les travaux littéraires. Des devoirs plus impérieux encore sont venus d’ailleurs s’ajouter, pour M. Solohoupe, à ceux dont nous avons parlé : M. Solohoupe est chambellan, et c’est ici le lieu de remarquer que la plupart des grands écrivains russes ont rempli des fonctions élevées : Griboëdoff était ambassadeur à la cour de Perse, Derjavine (le Jean-Baptiste Rousseau moscovite) était ministre de la justice; Joukowsky, le poète élégiaque. a dirigé l’éducation d’un grand-duc héritier. Le service public est une nécessité à laquelle nul ne peut se soustraire en Russie. Pierre-le-Grand en fit une loi positive. Nous ne sachons pas que la loi ait été rapportée; mais, dans tous les cas, ce que nous pouvons affirmer, c’est que les mœurs en ont gardé l’esprit. La vie uniquement oisive de fantaisie et de plaisir est inconnue dans l’empire moscovite; ni l’éclat du talent, ni celui de la fortune ne sauraient la justifier; une déconsidération profonde ne manquerait pas de s’attacher au jeune homme qui croirait pouvoir braver à cet égard l’opinion publique. La littérature, bien qu’acceptée comme fait en Russie, n’est point encore reconnue comme profession et ne constitue pas une position sociale : il faut tenir à la société par des devoirs réguliers et positifs, des devoirs que chacun connaisse, être attaché au service de l’état, à une chancellerie quelconque, à la cour, à l’armée, n’importe, et parcourir ainsi l’échelle hiérarchique qui régularise la société russe. Ces devoirs ne sont d’ailleurs ni assez rudes, ni assez exigeans pour faire obstacle, aux travaux de l’esprit et de l’imagination; mais faire de la littérature l’objet unique de sa vie, sa tâche exclusive, serait considéré en Russie comme chose anormale et mauvaise. Si l’on pouvait trouver un exemple du contraire, à coup sûr l’exemple serait une exception, et nous n’en connaissons point. Il résulte de cette discipline sévère de la société russe que la classe d’écrivains aventureux, si pittoresquement désignée parmi nous sous le nom de bohème littéraire, y est parfaitement inconnue.

C’est vers 1841 que M. Solohoupe est entré décidément dans la vie des lettres : des succès de salon l’y avaient depuis long-temps précédé. La plupart des nouvelles qu’il réunit alors et publia sous ce titre : le Narcotique[8], avaient été lues dans de petites réunions, où d’unanimes applaudissemens les avaient accueillies. L’épreuve d’une publicité plus sérieuse leur fut entièrement favorable. Au Narcotique vinrent plus tard s’ajouter un recueil de prose et de vers. Hier et Aujourd’hui, une petite comédie, les Confrères, et un roman, le Tarantasse. Les œuvres qui relèvent surtout de la fantaisie de l’écrivain, celles où son imagination de poète et d’artiste se donne plus librement carrière, le Narcotique, Hier et Aujourd’hui, doivent, nous l’avons dit, nous occuper d’abord : nous serons ainsi amené aux œuvres où l’observation prévaut sur la fantaisie, telles que le Tarantasse et les Confrères.

Parmi les onze nouvelles réunies dans le Narcotique, toutes sont loin de mériter une égale attention; quelques-unes sont de petits chefs-d’œuvre de narration vive et sobre; les autres, sans avoir la même valeur, sont d’agréables esquisses de cette vie élégante de l’aristocratie russe dont M. Solohoupe connaît toutes les délicatesses. Nous ne ferons que nommer Une Scène du grand Monde, où l’auteur met en relief, avec un art charmant, les manèges d’une coquette moscovite de haut parage et l’orgueil naïf d’un officier d’armée[9] dont elle fait sa dupe; le Lion, où les ridicules des imitateurs de la fashion étrangère sont sévèrement châtiés; l’Ours, qui nous montre un jeune homme, une sorte de barbare, aux mœurs insolites, près de captiver une noble et charmante princesse que l’adresse d’une vieille tante réussit à lui enlever; — l’Aventure en chemin de fer, mystérieuse rencontre suivie d’un amour éphémère qui s’évapore comme le parfum d’une fleur; enfin les Trois Promis, les Deux Etudians, la Nouvelle inachevée. Ce sont là tout autant de légères compositions auxquelles la grâce cavalière du style, la vérité piquante des détails, et ces mille nuances locales qu’un Russe seul peut saisir et goûter, prêtent un charme intraduisible. M. Solohoupe compte même trop sur ce charme, ce nous semble, à voir le sans-gêne avec lequel il traite quelquefois le dénoûment de ses récits. Ces nouvelles à peine achevées, et auxquelles la négligence apparente du conteur prête un attrait de plus, appartiennent à ce qu’on pourrait nommer la première manière de l’écrivain. Dans le même volume, à côté de ces gracieuses ébauches, ont pris place des récits d’une exécution plus sévère et d’une portée plus haute. Ceux-là font déjà pressentir la seconde manière de M. Solohoupe, c’est-à-dire ce mélange d’observation et d’humour, de sensibilité et d’ironie, de finesse aristocratique et de sérieux patriotisme, qui rencontre dans le Tarantasse son expression la plus complète et la plus originale.

Comment définir, par exemple, la nouvelle de M. Solohoupe intitulée la Femme de l’Apothicaire? Faut-il y voir une invention, un pur roman, ou quelque discrète confidence? L’auteur a-t-il imaginé ou s’est-il souvenu? Nous sommes dans une université allemande, à Dorpat peut-être, dans cette petite ville où M. Solohoupe a passé une partie de sa jeunesse. Un jeune étudiant est attablé en joyeuse compagnie dans une de ces tavernes si chères à la turbulente population des universités d’outre-Rhin. La table est chargée de pots de bière; on boit, on chante, et bientôt on est près de se battre. Un des convives a lancé de brutales paroles contre un vieux et savant professeur; le jeune étudiant prend la défense du vénérable maître. Un duel est décidé. Les deux adversaires croisent le fer; l’étudiant est ramené blessé dans la maison de celui pour lequel il s’est battu. Il est soigné par la fille du vieillard; quelques semaines se passent, et l’étudiant rétabli peut quitter cette maison hospitalière. Bientôt même il s’éloigne de Dorpat, mais son image est restée gravée dans le cœur de la fille du professeur, de Charlotte, dont les soins empressés ont bâté sa guérison. La maison du docteur, privée de son jeune hôte, paraît à Charlotte plus triste et plus sombre que jamais. Cependant le professeur, qui, selon l’usage allemand, reçoit des pensionnaires, accueille sous son toit un autre étudiant. Celui-là est pauvre et laid; rien n’égale sa gaucherie et sa timidité, mais rien n’égale non plus son zèle, son amour du travail, secondé par une intelligence heureusement douée. Il se destine à la pharmacie, il consacre à l’étude de la chimie, des sciences naturelles, de longues journées et des veilles non moins laborieuses. Le pauvre Franz Iwanovitch (c’est son nom) a levé quelquefois les yeux sur la douce et mélancolique figure de Charlotte; il a remarqué sa tristesse, il en connaît la cause, car la passion malheureuse de l’enfant n’est un secret pour personne : il s’est promis de se dévouer pour rendre la paix à cette ame troublée. Un jour, à la suite d’un entretien secret avec le père de Charlotte, Franz part pour Saint-Pétersbourg; son voyage est de courte durée, il ne paraît pas avoir réussi. A quelque temps de là. le professeur tombe dangereusement malade, et lorsque le moment suprême approche, le jeune chimiste dit au vieillard : « Vous allez laisser Charlotte sans fortune et sans appui; daignez m’accorder le droit de la protéger. Je suis pauvre, il est vrai; mais je travaillerai, et vous savez que le courage ne me manqua pas. » Pour toute réponse, le père de Charlotte unit les mains des deux jeunes gens. Charlotte s’incline en pleurant sous la bénédiction paternelle ; quelques momens après, elle n’a plus de père, mais elle a un mari.

Des années s’écoulent. Franz Iwanovitch est devenu pharmacien dans une petite ville de district; Charlotte s’est résignée à la vie paisible et obscure que lui a faite le dévouement de son mari; mais un jour le hasard amène dans la petite ville l’ancien étudiant aimé, le jeune et riche baron de Fierenheim. Charlotte le revoit, et son amour se réveille aussitôt plein de rayonnemens; cet amour se trahit devant le jeune homme, qui un moment a l’horrible idée d’en abuser. Heureusement la chaste candeur de Charlotte chasse bientôt de l’esprit du baron ces rêves coupables. La femme de l’apothicaire a compris toutefois quel danger la menace : elle comprend en même temps que le devoir lui impose un nouveau sacrifice; elle s’efforce alors de se dépoétiser aux yeux de l’homme trop adoré, et ne néglige rien pour faire ressortir ce que sa condition a d’humble et presque de vulgaire. La pauvre femme ne voit pas que cette affectation d’humilité ne fait que la relever, l’idéaliser encore. Un hasard qui fournit à M. Solohoupe l’occasion de mettre en scène un type de fâcheux très commun en Russie vient enfin mettre un terme à cette lutte pénible entre l’amour et le devoir. Il est bon de remarquer à ce propos qu’auprès du fâcheux, de l’indiscret moscovite, les importuns ridiculisés par Horace et Molière ne sont que d’innocens écoliers. Le Russe, quand il se mêle d’être indiscret, l’est avec une naïveté toute primitive qui transforme son importunité en une sorte de sauvage acharnement. Il ne se contente pas de vous demander votre nom, le chiffre de vos revenus, s’ils sont en terres ou en capitaux; qu’il vous surprenne lisant une lettre, il vous demandera d’où elle vient, qui l’a écrite, ce qu’elle vous annonce, et quelquefois même voudra la lire après vous. Ce n’est à ses yeux qu’une récréation comme une autre. Le baron a précisément affaire à l’un de ces questionneurs impitoyables ; il a reçu de Saint-Pétersbourg une lettre armoriée et parfumée. L’indiscret veut la lire, et le baron la lui jette en riant. Cette lettre est d’une de ces femmes coquettes qui sont toujours en correspondance avec quelque jeune homme à la mode. Le fâcheux ne se tient cependant pas pour satisfait d’avoir lu la lettre adressée au baron. La découverte des petits secrets qu’elle renferme est pour lui une bonne fortune dont il a hâte de faire part à quelqu’un. Il court chez l’apothicaire, ou, devant Charlotte, il parle du bel étranger, de ses correspondances, de ses bonnes fortunes à Saint-Pétersbourg, de sa liaison avec une belle comtesse. « … Ce n’est pas vrai ! s’écrie involontairement la jeune femme ; » puis elle se tait, car ce cri est presqu’un aveu de son amour. L’apothicaire s’empresse, on le comprend, de congédier l’indiscret ami du baron ; puis, après avoir eu un long entretien avec Charlotte, il va trouver M. de Fierenheim et lui demande si son séjour dans la petite ville doit se prolonger. La réponse du baron est affirmative. Alors l’apothicaire renonce à se contenir plus long-temps. « Écoutez-moi, monsieur, dit-il ; c’est moi qui vous remplaçai chez le père de Charlotte. J’appris l’amour que celle-ci avait pour vous, et, voyant sa tristesse, je proposai à son père d’aller m’informer à Saint-Pétersbourg si elle pouvait encore garder quelque espoir…. J’arrivai dans la capitale et acquis bientôt la conviction que vous étiez à jamais perdu pour elle. Je suis devenu son mari pour avoir le droit d’être son protecteur. Je pensai qu’elle finirait par oublier son amour. Le hasard vous a jeté dans notre petite ville. Charlotte vous a revu, j’étais tranquille, car je connais sa vertu ; mais, si j’avais pu penser que cet ancien amour fût toujours si puissant dans son cœur, croyez-moi, monsieur, j’aime trop Charlotte pour ne pas lui avoir fait un grand sacrifice : j’aurais disparu, vous n’auriez plus entendu parler de moi. La Providence n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, et c’est Charlotte elle-même qui vous prie de vous éloigner sans retard. »

Le baron, sans répondre, fait demander des chevaux de poste. Au bout d’un an, ses affaires le ramènent dans la petite ville, et son premier soin est de se diriger vers la maison du pharmacien ; mais l’enseigne a disparu. Au moment où le baron contemple cette maison d’un regard inquiet, il voit venir à lui l’importun dont l’indiscrétion a été la cause indirecte de son départ ; et quelle réponse reçoit-il à ses premières questions sur le sort de Charlotte ? L’empressé donneur de nouvelles lui apprend que la femme de l’apothicaire est morte depuis sept mois.

Cette rapide analyse n’a pu guère donner une idée que du cadre d’une des plus charmantes nouvelles de M. Solohoupe. Ce qui distingue ce simple récit, c’est une délicatesse de touche si parfaite, qu’on y chercherait en vain une nuance hasardée. Le caractère de Charlotte, sa chasteté dans le culte intérieur qu’elle conserve à son amour de jeune fille, l’exquise pudeur qui règne dans l’expression de cet amour lorsqu’elle revoit, dans la maison de son mari, celui qui en est l’objet, tout cela compose un de ces types purs et gracieux, comme le roman moderne en a trop rarement créés. Quant aux caractères du baron et de Franz Iwanovitch, ils sont traités avec un tact infini ; l’ardent étudiant devenu homme du monde, l’apothicaire généreux avec bonhomie, et généreux pourtant jusqu’à l’héroïsme, sont des personnages qu’une plume aussi fine et aussi délicate que celle de M. Solohoupe pouvait seule dessiner.

Dans la Femme de l’Apothicaire, les mœurs russes ne sont guère qu’entrevues; le petit roman dramatique intitulé le Yamtchik[10], qui suit cette nouvelle dans le recueil de M. Solohoupe, est au contraire fortement imprégné de couleur locale. Il y a donc quelque intérêt à en résumer brièvement la donnée.

Un régiment de hussards a pris ses cantonnemens dans un grand village de l’intérieur où se trouve un relai de poste. Une jeune fille de ce village se laisse toucher par les propos d’un élégant officier, une tendre liaison s’ensuit, et, lorsque le régiment quitte le village, la malheureuse Anouchka porte dans son sein les traces d’une coupable faiblesse. Tel est le prologue du roman, prologue séparé par vingt années de l’époque où l’action commence réellement. Vingt années après l’aventure de l’officier et de la jeune Anouchka, une riche berline s’arrête devant la maison de poste du même village[11]; un général en uniforme s’apprête à en descendre.

— Excellence, il n’y a pas de chevaux, lui dit en accourant le maître de poste... Votre excellence peut être assurée que je lui dis la vérité... il n’y a pas un cheval à l’écurie.

— Eh bien! j’attendrai, répond paisiblement le voyageur en mettant pied à terre.

Et le général regarde autour de lui, il examine les lieux et cherche à rappeler ses souvenirs. — Oui, c’est bien ici, dit-il enfin, et il se met à questionner un ancien habitant du village sur Anouchka. Il apprend qu’elle est morte après avoir donné le jour à un garçon, que le père et la mère di; la jeune fille sont également morts, mais que l’enfant a prospéré. Mitka est en ce moment le plus alerte et le plus habile yamtchik du pays. Le yamtchik aime une jolie fille du nom de Macha[12], et celle-ci est poursuivie par un petit gentilhomme campagnard, qui, afin d’éloigner du pays l’incommode yamtchik, s’entend avec le golova[13] pour livrer ce jeune homme comme recrue. Presque aussitôt le général voit armer Macha elle-même, qui vient implorer sa protection en faveur de Mitka; mais un autre solliciteur se présente en même temps devant le père repentant du yamtchik. Il est d’usage en Russie, lorsqu’un monastère est pauvre et qu’il a besoin de réparation, ou même lorsqu’on veut en construire un nouveau, de s’adresser à la piété publique. Un moine parcourt alors les villes et les campagnes, présentant aux fidèles un livre de psaumes fermé, et les fidèles déposent sur le vieux cuir de sa reliure une offrande ordinairement fort minime. C’est un de ces frères quêteurs qui survient au moment même où Mâcha implore le général; il s’approche lentement du vieil officier, qui s’empresse de satisfaire à l’usage pieux.

— Est-ce avec une conscience pure que tu fais ce don à Dieu, Alexandre Alexandrovitch? lui demande alors le moine. Vingt-cinq ans ne t’ont pas tellement changé, que je ne t’aie reconnu. Je suis l’oncle de l’infortunée Anouchka.

Le dénoûment de ce roman dramatique, préparé par l’arrivée du moine, respire une morale rigide et impitoyable. Le moine et le jeune Mitka déclarent le général déchu de ses droits paternels, car qui abandonne son enfant n’en est plus le père. — Mitka demeure donc yamtchik; il épouse sa chère Macha, délivrée enfin des assiduités de son persécuteur, qui s’est retiré devant la protection dont le général, pour mériter son pardon, entoure les deux jeunes gens.

Le mérite des scènes intitulées le Yamtchik est surtout dans la vérité locale; c’est un mérite que nous retrouvons encore, mêlé à une grâce touchante qui rappelle la Femme de l’Apothicaire, dans l’Histoire de deux paires de Galoches. Les galoches ne sont là, on le comprend, que pour servir d’occasion, ou, si l’on veut, de thème à la nouvelle. Sous ce titre, M. Solohoupe nous raconte les aventures d’un jeune musicien allemand que l’amour et l’espérance accueillent à Vienne et qui vient mourir de misère et de désespoir à Saint-Pétersbourg. L’introduction de cette histoire est d’un goût fort original. Un cordonnier nouvellement arrivé de Riga, M. Muller, qui se donne naïvement pour un bottier français, a été chargé de confectionner deux paires de galoches, l’une pour un conseiller de cour, l’autre pour le héros du récit, un pauvre artiste. Celles du conseiller sont prêtes les premières; c’était de droit; mais au moment de les porter à son noble client, M. Muller s’aperçoit que l’ouvrier à qui elles furent confiées, dans son état d’ivresse perpétuelle, les a défigurées. L’idée lui vient de changer la destination des galoches et de les porter à l’artiste. — Ce sera assez bon pour lui, se dit-il. Ces musiciens d’ailleurs paient si mal ! Allons, je les porte à M. Schoultz.

Et l’honnête cordonnier se dirige vers la maison qu’habite le musicien; mais, à peine entré dans la froide mansarde de son client, il se sent pris de remords, surtout à la vue du jeune homme pâle et amaigri par la misère. — Pourquoi m’apportez-vous ces galoches vous-même? S’écrie celui-ci. Je vous avais dit que j’irais les prendre chez vous; je ne puis pas vous les payer aujourd’hui. — Qu’à cela ne tienne, monsieur, répond le bottier; nous compterons plus tard. Prenez-les toujours, et ne vous inquiétez de rien. Et il se dirige vers la porte; puis, s’arrêtant : — Monsieur, ajoute-t-il, c’est dimanche prochain la fête de ma femme; nous aurons quelques personnes le soir; seriez-vous assez bon pour venir nous faire un peu de musique. Ma femme et ses amis raffolent de la danse[14]. — J’y serai, monsieur, répond l’artiste, vous pouvez y compter.

Quand M. Muller est sorti, le pauvre artiste ne peut retenir les larmes qui lui brûlent la paupière. — En être réduit, s’écrie-t-il, à faire danser les amis d’un cordonnier pendant toute une soirée pour une paire de galoches! Le dimanche de M. Muller arrive. La soirée de l’artisan est un tableau de haut comique tracé avec une exquise finesse. Lorsque le jeune musicien se présente, Mme Muller, déjà rouge du feu de la cuisine, rougit encore de plaisir, et saute au cou de son mari pour le remercier de la surprise qu’il lui a préparée. Le jeune homme se met au piano, joue valses, anglaises et contredanses; mais bientôt, s’isolant dans sa pensée, il se met à rêver, oublie qu’il est là pour faire danser les amis du bottier, et, laissant errer ses doigts sur le clavier, se prend à improviser une mélodie ravissante. Tout à coup il se voit entouré... on l’écoute... il est l’objet d’une admiration naïve et profonde. « Quoi!... qu’ai-je fait? s’écrie le musicien brusquement ramené au sentiment de la réalité et honteux de son oubli. » L’honnête Muller prend alors la parole : « Nous vous comprenons, monsieur, lui dit-il; vous êtes un grand artiste, et je vous demande pardon d’avoir osé vous proposer de venir jouer ici des contredanses! » Ce sont là de bonnes et dignes paroles; malheureusement les excuses de M. Muller sont bien tardives; l’amour-propre du musicien a déjà reçu une blessure mortelle, et l’admiration des amis du bottier n’empêche pas le pauvre artiste de mourir d’une fièvre chaude au fond de son misérable galetas.

On voit par ces trois nouvelles, la Femme de l’Apothicaire, le Yamtchik et les Galoches, ce que M. Solohoupe sait faire tenir d’émotion et aussi de fine satire dans le cadre étroit d’un simple récit. On comprend aussi le succès qu’obtinrent dans leur nouveauté ces spirituelles et touchantes compositions, où quelque chose de l’esprit de Sterne se mêle à une aisance, à une fermeté de narration qui rappellent souvent la manière énergique et sobre de M. Prosper Mérimée. Sans nous astreindre à l’ordre chronologique, nous passerons par-dessus le Tarantasse, publié après le Narcotique, pour arriver au volume intitulé Hier et Aujourd’hui, où le dilettantisme littéraire de M. Solohoupe s’est donné librement carrière. Ce volume est un recueil de poèmes et d’études en prose, qui ne sont pas tous signés par M. Solohoupe, et où l’on remarque des morceaux empruntés à Joukowsky, à Odoevsky, à Bariatinsky. C’est M. Solohoupe qui a choisi les pièces de cette mosaïque, et qui nous a donné ainsi la mesure de ses goûts littéraires. Un poème de M. Maïkolf, les Rêves, où la verve et l’originalité du jeune écrivain se montrent sous un nouveau jour, y figure à côté de plusieurs fragmens inédits du brillant poète Lermontoff, enlevé si tristement par une mort prématurée aux lettres russes, dont il était déjà la gloire.

M. Solohoupe est représenté dans ce groupe choisi qu’il s’est plu à former lui-même par un petit roman, la Protégée, qui rappelle les plus jolies nouvelles du Narcotique. C’est l’histoire d’une jeune orpheline, d’une fille du peuple recueillie et adoptée par une grande dame, qui lui fait donner une brillante éducation. La jeune personne, à qui sont réservés les grands biens de sa protectrice, est entourée d’adulations: à elle tous les hommages, toutes les prévenances; mais la grande dame meurt tout à coup sans avoir laissé de dispositions testamentaires. Aussitôt tout change de face. La malheureuse Lisinka est chassée de cette maison dont naguère encore elle était l’ame et la vie. Dans son abandon et après avoir tenté tous les moyens d’utiliser ses talens. elle en est réduite à s’enrôler parmi de méchans comédiens forains, qui vont donnant des représentations dans les campagnes. Dès-lors commence pour la jeune fille aux mœurs élégantes et aux sentimens élevés, jetée au milieu de vulgaires histrions, une série de tortures retracées par le romancier avec une vérité poignante. Çà et là des traits comiques, tirés du sujet même, se mêlent à ces tristes tableaux, le rire succède aux larmes, et la peinture de la réalité, qui se complète ainsi, n’en est que d’un effet plus douloureux. On prévoit le dénoûment de cette lutte désespérée d’une ame noble et délicate contre des épreuves supérieures à ses forces. Lisinka perd la raison et meurt : triste leçon donnée à ces riches familles, qui, suivant un usage trop commun en Russie, recueillent de jeunes orphelines, les élèvent et les entretiennent dans le luxe sans les prémunir, par une éducation mieux appropriée à leur humble condition, contre les dangers de l’abandon où les laissera quelque jour une séparation nécessaire.

M. Solohoupe, comme humoriste, comme romancier, comme dilettante littéraire, est tout entier dans le Narcotique et dans ce recueil intitulé Hier et Aujourd’hui. Comme peintre de mœurs, nous n’avons encore fait que l’entrevoir : c’est le Tarantasse qui va nous montrer dans sa plénitude cette face nouvelle de son talent; c’est dans la voie où il est entré par ce curieux livre que M. Solohoupe est appelé, nous le croyons, à recueillir les succès les plus durables.


III.

Les préoccupations qui ont dominé la littérature moscovite durant ces dernières années nous sont connues; elles sont toutes concentrées sur un objet unique, la Russie même. Il était difficile que M. Solohoupe échappât à l’influence du mouvement qui se poursuivait autour de lui, et déjà l’étude des mœurs russes lui avait inspiré quelques-unes des meilleures pages de son premier recueil. M. Solohoupe n’était pas homme toutefois à céder au mouvement général sans l’analyser d’abord, et sans se rendre compte des courans bons ou mauvais qu’un observateur pénétrant pouvait y démêler. Si le but était un, si tous les efforts tendaient à célébrer, à glorifier la Russie, il était aisé cependant d’apercevoir sous cette apparente unité d’inspiration d’assez graves, d’assez notables diversités, et comme deux Russies en présence, l’une routinière et l’autre novatrice, l’une attachée à son passé, l’autre trop impatiente de l’avenir, la première plus fidèle à la tradition nationale, la seconde plus accessible aux influences européennes. Fallait-il laisser se perpétuer cette opposition, et ne valait-il pas mieux restituer à chacune de ces tendances son rôle distinct, au lieu de les laisser se heurter sur le même terrain? Le culte des souvenirs et le culte des réformes pouvaient s’accorder, à la condition d’agir chacun dans sa sphère, celui-ci pour développer l’activité industrielle et la prospérité matérielle du pays, celui-là pour maintenir l’originalité des mœurs et la fermeté du patriotisme. Afin de montrer la nécessité de ce partage d’influences entre les deux génies qui semblaient se disputer la Russie, il n’était besoin que d’appeler l’attention publique sur les dangers, sur les inconvéniens de leur antagonisme. C’est ce que fit M. Solohoupe sous la forme qui convenait le mieux à son talent, celle du récit satirique. Il opposa l’un à l’autre les deux génies de la vieille et de la nouvelle Russie, en se laissant aller, avec une complaisance qu’il est permis de trouver naturelle, à certaines préférences pour le premier, et cette opposition, vivement saisie, personnifiée dans deux types profondément comiques, devint l’ame d’un roman intitulé le Tarantasse[15], tableau de mœurs singulièrement fidèle, où revit dans toutes ses nuances la physionomie de la Russie contemporaine.

Le sujet du Tarantasse n’est rien autre que la relation d’un voyage à travers la Russie fait dans le lourd véhicule dont le nom sert de titre au roman. Ce voyage à travers la Russie raconté par un Russe est une odyssée aussi plaisante qu’instructive. Faisons d’abord connaissance avec les deux voyageurs. Le premier est un excellent provincial, gentilhomme campagnard, propriétaire terrien, homme d’âge et de sens, étranger à tout ce qui constitue les progrès modernes, dont les échos ne lui arrivent qu’affaiblis au fond de ses domaines, trouvant, à part lui, que les enfans ont tort de se croire plus d’esprit que leurs pères.

Et que le mieux toujours est l’ennemi du bien.


En un mot, Wassili Iwanovitch est doué à un très haut point de cette raison bourgeoise dont le Chrysale de Molière est un si admirable type; seulement, plus heureux que Chrysale, il vit à sa guise.

En regard de Wassili Iwanovitch, qui représente la vieille Russie, M. Solohoupe a placé un jeune homme fraîchement revenu d’un voyage dans l’Europe occidentale, d’où il rapporte, avec beaucoup de ridicules, un amour ardent de son pays. Il a fallu que ce jeune homme, Iwan Wassilievitch, visitât la France et l’Italie pour apprendre à aimer la Russie, qu’il voudrait pouvoir doter, à cette heure, de toutes les merveilles qui décorent la terre étrangère. D’ailleurs, esprit léger, à courte vue, heurtant follement son enthousiasme ridicule à toutes les déceptions de la route, se trouvant à chaque instant plus étranger dans sa propre patrie que ne le serait un Parisien, et finissant par s’incliner devant le simple bon sens de son excellent compagnon, — Iwan Wassilievitch est le type de cet engouement d’innovations qui règne dans la jeunesse moscovite, et qu’alimente sans cesse l’habitude des voyages en France ou en Angleterre, de plus en plus répandue en Russie.

Les Russes nourrissent généralement une grande passion pour les voyages, et cela se comprend. Rejetés à l’extrémité de l’Europe, d’où leur arrivent chaque jour les chefs-d’œuvre de l’industrie, de la mode et des arts, ils sont naturellement portés à s’éprendre des contrées qui leur envoient ces merveilles, et dont le prisme de l’éloignement grossit pour eux les attraits. Parmi les Russes qui franchissent la frontière de leur pays, il y a toutefois plus d’une distinction à faire. Tous ne sont pas mus par les mêmes sentimens, ni dirigés par le même esprit. Pour les uns, le voyage de France ou d’Italie est le complément d’une éducation aristocratique; il en est la partie luxueuse. Les nobles russes font vingt fois ce voyage dans leur vie; c’est comme une tradition de famille. Ils conservent des relations à Rome et à Paris; ils ont, l’hiver, dans ces villes leur cercle intime, des amis, des alliances; ils forment, en un mot, cette élégante colonie qui vient nous apprendre chaque année que les mœurs et les façons de la haute société française ne sont point encore oubliées à Saint-Pétersbourg et à Moscou. D’autres voyageurs ne quittent la Russie que par curiosité. Ceux-ci se divisent en deux catégories : les esprits superficiels et ennuyés, les esprits réfléchis et studieux. Il y a enfin des Russes qui ne se décident à quitter leur pays qu’avec une certaine appréhension, bien que sollicités par l’attrait de l’inconnu et des merveilles racontées; ils savent pourtant que rien ne pose mieux dans un certain monde que d’avoir été en France, et, n’y eût-il que ce motif, il est déterminant. Le moment arrivé et l’autorisation impériale obtenue, ils partent; mais que de désappointemens les attendent! On a beau être comte ou prince, on est forcé de s’apercevoir que les égards et la considération ne se mesurent aux voyageurs que dans la proportion de leurs dépenses. Ils étaient partis avec le sentiment d’une admiration absolue, et, au retour, ils ne savent que dénigrer les pays étrangers, mis en parallèle avec la Russie, qui ne manque pas d’avoir l’avantage en toutes choses. « Les concombres salés de leur pays l’emportent même, à les en croire, sur les oranges parfumées de la Sicile[16]. »

A laquelle de ces classes appartient Iwan Wasilievitch ? On le devine, c’est à celle des voyageurs simplement curieux, des touristes les plus superficiels. Quoi qu’il en soit, il est au retour, comme au départ, animé d’un ardent patriotisme; ce sentiment servira de point de contact entre ses instincts novateurs et les instincts routiniers de son compagnon de route. C’est à Moscou, sur le boulevard de Twer, qu’ils se rencontrent. Le vieux Wassili Iwanovitch s’y promène paisiblement en songeant tristement aux fatigues de la route qu’il lui reste à faire; pour atteindre ses terres de Kazan. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure épanouie et communicative. M. Solohoupe nous décrit minutieusement son costume. Le vieux gentilhomme est en casquette, a un habit dont la coupe remonte au moins à vingt ans, avec un pantalon à l’avenant, et force breloques au cordon de sa montre, fièrement étalé sur un large abdomen. Le costume du jeune homme contraste singulièrement avec celui-là; il est neuf et sort des magasins de je ne sais quel confectionneur du Palais-Royal, Iwan Wassilievitch porte un paletot dont la façon divertit fort le campagnard. Celui-ci vient de reconnaître dans Iwan le fils d’un propriétaire dont les terres touchent aux siennes. Il lui tend vivement la main, et leur entretien devient bientôt intime et familier. Lorsque le jeune homme a satisfait aux questions du vieillard : — Et que comptes-tu faire actuellement ? lui demande ce dernier. — Ma foi, répond l’autre, retourner à Kazan auprès de ma famille. — Eh bien ! veux-tu que nous fassions ce voyage ensemble ? Je t’offre une place dans mon tarantasse. — À ce mot de tarantasse, le jeune homme fait la grimace ; mais il a tant dépensé d’argent dans ses excursions, qu’il est obligé de trouver l’offre de l’honnête Wassili Iwanovitch très acceptable.

On n’imagine guère à Paris comment voyage un brave gentilhomme terrien de Kazan qui a poussé jusqu’à Moscou, et qui est en tarantasse. D’abord l’immense et lourd véhicule est littéralement encombré de matelas et d’oreillers, car son propriétaire ne saurait supporter en route que la position horizontale. Il doit avoir ensuite sous la main ses pipes, son thé, ses provisions de bouche de toute espèce, sans parler des malles, sacs de nuit et nécessaires qui s’amoncellent tout autour. Je me figure que nos ancêtres du XVe siècle voyageaient de semblable façon. Le pauvre Iwan Wassilievitch, descendu la veille des élégans wagons des chemins de fer d’Allemagne, frémit d’horreur à cette vue. Il faut toutefois se résigner. À peine les deux voyageurs ont-ils franchi la barrière de Moscou, qu’ils se mettent à causer ; le jeune homme se propose d’écrire ses impressions de voyage. Il développe à cette occasion la théorie du progrès qu’il rêve pour son pays, dont l’existence doit être transformée sous l’influence bienfaisante d’une civilisation active, intelligente et morale. On dirait, à l’entendre raisonner, que la Russie en est encore au règne d’Iwan-le-Terrible. Wassili Iwanovitch, enseveli dans ses oreillers, répond laconiquement au jeune enthousiaste et se moque de lui.

On arrive à Wladimir ; on descend dans une hôtellerie d’apparence comfortable, sans doute la meilleure de la ville. Le jeune homme, fatigué des secousses du tarantasse, se propose d’y passer une excellente nuit, et de se mettre le lendemain à écrire ses impressions de voyage. Iwan Wassilievitch ne connaît pas les auberges de son pays : l’intérieur en est élégant, il y a des glaces et des dorures ; mais rarement on y dîne, et, quant aux lits, il n’y faut point songer. Heureusement le vieillard a des provisions de bouche qu’il partage avec son compagnon, et un excellent matelas qu’il garde pour lui seul. On arrange un lit au jeune homme avec quelques bottes de foin, et Iwan se couche en se demandant à quoi bon ces dorures au plafond de sa chambre et ces grandes glaces sur les consoles.

M. Solohoupe n’a pas conduit sans intention ses voyageurs à Wladimir. Leur séjour dans cette ville lui offre l’occasion de décrire un chef-lieu de gouvernement russe avec un crayon dont la fidélité le dispute à la verve et à l’esprit. Iwan Wassilievitch s’étonne de ne trouver à Wladimir aucun Guide du voyageur ; il est vrai qu’en revanche le libraire lui offre un roman de M. Paul de Kock. Il apprend bientôt que Wladimir est une ville de gouvernement qui ressemble à toutes les autres ; elle a son gouverneur et son vice-gouverneur ; les femmes y passent leur temps à rivaliser de toilette, pendant que leurs maris jouent aux cartes : les cartes !… unique ressource dans un chef-lieu de province russe !…

Dans ces premières scènes du voyage, c’est l’élément satirique qui domine ; mais il ne faut y voir qu’un prélude à une partie plus sérieuse du livre. A mesure que le tarantasse s’enfonce dans la vieille Moscovie, les désenchantemens d’Iwan Wassilievitch prennent de plus vastes proportions : nous le trouvons, par exemple, à Saratoff dans une exaspération difficile à décrire. Il vient de rencontrer un jeune prince qu’il a beaucoup vu à Paris, lequel court dans ses terres, qui sont en fort mauvais état, pour faire rentrer des redevances en retard, menaçant d’user de rigueur si on ne le paie pas immédiatement, car il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent pour aller passer l’hiver à Rome. L’élégant Moscovite ajoute : « Je suis Russe dans l’ame, j’adore ma patrie il est vrai, mais il m’est impossible d’y demeurer ; je ne vis que pour mon pays, mais loin de lui. » Iwan raconte à son compagnon Wassili la rencontre qu’il vient de faire et les projets du prince. Ici, la conversation des deux voyageurs veut être citée textuellement.


« — Et où sont situées ses terres ?

« — A Saratoff.

« — Mon Dieu ! dit le propriétaire[17], voici trois ans consécutifs qu’on n’a rien récolté dans cette province : il va donc épuiser ses pauvres paysans pour faire son voyage à Rome ; mais c’est un vrai… misérable[18] !… Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire à l’étranger, que tout le monde ait ainsi fureur d’y courir ? L’humanité n’y est-elle pas soumise, comme en Russie, à la douleur ? N’y est-on pas exposé aux mauvaises passions, aux maladies, à la misère, à la mort ?…

« — On y est exposé à tout cela, dit le jeune homme.

« — Eh bien ! alors, pourquoi diable as-tu, toi, par exemple, pris la peine de te déplacer ? Tu étais en Russie, il fallait y rester.

« — Moi, je n’ai réellement appris à apprécier la Russie qu’à l’étranger, et en la comparant aux autres pays : c’est là que j’ai pu savoir les choses dont elle doit se garder et celles qu’elle doit imiter ; malheureusement ces dernières sont nombreuses. »


Le crédule jeune homme pense que le sentiment civique manque à son pays, que la vanité en prend trop souvent la place. Il envie à l’Allemagne l’intimité de sa vie de famille, à la France son intelligence scientifique, à l’Angleterre son génie industriel et commercial, à l’Italie ses arts; puis, forcé par l’évidence de rendre justice à son pays, il ajoute :

« Mais ce que la Russie doit éviter et ce qui tue l’Europe, c’est un esprit de présomption et d’orgueil ; c’est la maladie du doute et de l’impiété, c’est une certaine inquiétude de caractère et la manie de la discussion, qui détruit toute chose. Préservons-nous de la suffisance de l’Allemagne, de l’égoïsme de l’Angleterre, de la dépravation de la France et de la paresse de l’Italie; alors nous aurons à parcourir une carrière telle que jamais nation n’en a vu de pareille. Considérez l’étendue de cet empire, et vous serez effrayé; mais voyez ce peuple juste, gai, spirituel, d’une intelligence infatigable, d’une force gigantesque, et votre effroi se dissipera. Le gage le plus sûr de la future grandeur de la Russie, c’est sa puissante soumission.

« — Eh bien! répondit Wassili Iwanovitch avec bonhomie, si je te comprends bien, l’étranger est remarquable par son passé, et la Russie par l’avenir qui l’attend ! »

Les idées développées par Iwan Wassilievitch sur l’avenir politique de son pays ne sauraient manquer de frapper tout publiciste qui jette les yeux sur la carte de la Russie et pense à la constitution générale de cet empire, dont une volonté unique dirige à son gré les forces réunies, non point par une cohésion factice, mais par suite d’un pacte social consenti, où peuple et souverain voient réciproquement des devoirs à remplir plutôt que des droits à réclamer. A ceux qui, dans l’hypothèse du triomphe des idées révolutionnaires en Europe, pensent que la Russie finirait alors par se démocratiser, on peut hardiment affirmer qu’il n’est pas si pauvre paysan moscovite au fond de son isba qui ne se regarde aujourd’hui comme un soldat choisi de Dieu pour défendre, à son jour et à son heure, la religion de ses pères, et avec la religion l’autorité monarchique.

Dans ce livre, où les plus graves intérêts politiques et sociaux de la Russie sont discutés sous la forme de conversations familières, M. Solohoupe devait accorder une attention particulière à la question des rapports qui existent entre les propriétaires de la terre et les paysans qui la cultivent, ces hommes que, dans notre ignorance, nous nous obstinons à considérer comme des esclaves soumis à toutes les cruautés d’un maître dur et capricieux. C’est là un lieu-commun plein d’exagération déclamatoire, mais au fond duquel il est cependant un fait qu’on ne saurait nier, à savoir la servitude territoriale de toute une classe d’hommes. Cet état nous paraît avec raison blesser la dignité humaine et révolte nos sentimens de justice. La question est grave toutefois, et les meilleurs esprits de l’empire s’en sont occupés souvent sans oser émettre des conclusions. On sait, par exemple, en Russie que dès 1840 l’empereur Nicolas prit sur la question du servage une généreuse initiative au sein même du conseil de l’empire[19]. Obéissant à l’inspiration de son cœur plus qu’à la raison d’état, il voulait que l’affranchissement fût immédiat et général. Le conseil obtint du tzar que cette importante résolution serait discutée à une autre séance, et dans l’intervalle on lit comprendre à l’empereur que le même oukase qui affranchirait une partie de ses sujets dépouillerait infailliblement les autres. Ceci s’explique : être libre, dans l’idée du paysan russe, c’est n’avoir plus de redevance à payer, plus de corvée à faire; mais il ne saurait entrer dans son esprit que la terre qui a nourri ses aïeux, qui nourrit sa famille, doive cesser de lui donner ses fruits; la conséquence se tire d’elle-même. Le tzar modifia l’exécution de ses projets, et ordonna qu’une commission spéciale serait formée pour examiner la question et lui proposer les moyens les plus propres à faire disparaître graduellement la servitude du sol russe sans péril pour le droit de propriété. On a déjà expérimenté actuellement plusieurs systèmes, et d’ici à un temps donné l’œuvre d’émancipation rêvée par l’empereur Nicolas pourra être terminée. En attendant, les rapports qui existent entre les paysans et les seigneurs ne justifient en rien les déclamations qui ont cours en France à ce sujet. Écoutons plutôt le digne Wassili Iwanovitch :


« — Je voudrais savoir, lui demande son jeune compagnon, si j’aurais beaucoup d’études à faire pour devenir un propriétaire habile et capable de régir mes biens.

« — C’est selon, répondit l’autre avec bonhomie; si tu as des dispositions, il te suffira d’une trentaine d’années de séjour à la campagne. Une première vérité que je veux te dire, et qu’aucun Allemand ne saurait comprendre, c’est que si l’on donnait le choix aux paysans entre un méchant propriétaire et un bon intendant, ils ne balanceraient pas et choisiraient le premier, en disant : « Il est bien un peu capricieux, exigeant, injuste; mais il est notre père au fond, et nous sommes ses enfans. » Cela est ainsi, ajouta l’excellent Wassili Iwanovitch; il existe entre la noblesse et le paysan russe une alliance dont le principe a quelque chose de saint, et que nul peuple étranger ne saurait comprendre. S’il y a soumission de l’un à l’autre, cette soumission n’est point l’effet de la crainte, comme celle de l’esclave envers son oppresseur; elle est volontaire et filiale; elle naît d’un bon sentiment, et se justifie par la conviction profonde de trouver protection et appui.

« Tu comprends bien que le paysan a besoin de ta présence et de savoir qu’il travaille pour toi et que tu le vois; alors il travaille avec joie et courage. Voici ce qu’il dit : « Après Dieu et le grand tzar, la loi ordonne de servir le maître. » Il est humiliant de travailler pour le premier venu, tandis qu’en travaillant pour un maître, on ne fait qu’obéir à la volonté de Dieu. Mais si les paysans se donnent à toi, tu te dois à eux; c’est justice. Sois toujours franc à leur égard; ils détestent la ruse; elle détruit la confiance. Veille à ce qu’ils soient toujours à leur aise, et ne souffre jamais de mendians dans tes villages. Pour être à son aise, un paysan doit posséder une isba bien couverte, avec sa remise, dans laquelle doivent se trouver deux chevaux, une vache, deux veaux, dix moutons, un porc, puis deux traîneaux, une charrue, une herse, deux faucilles, etc. Outre cela, s’il n’a pas d’industrie particulière[20], il est urgent qu’il possède encore deux arpens de petit blé pour préparer sa semaille d’automne, et un pâturage où faire paître ses bestiaux. S’il a tout cela, il est ù son aise; s’il y joint un cheval de plus et qu’il puisse mettre de côté une couple de sacs de blé, il est riche; mais qu’un seul des premiers objets vienne à lui manquer, il est pauvre...

« ... Mon souci constant, c’est que les miens soient toujours bien nourris et jouissent de la santé; — je prends soin toutefois de ne les point f:àler. — Pour eux, payer leur redevance et me donner trois jours de leur travail, voilà leur charge; — cela fait, ils sont libérés de tout souci. — Il me semble que, dans vos pays étrangers tant vantés, le paysan trouve moins d’avantages. Les Allemands et les Français plaignent les nôtres : ce sont des martyrs, disent-ils; mais si on considère de près ces pauvres martyrs, on les trouve mieux nourris, plus sains et plus contens que la plupart des leurs. J’ai entendu dire que c’est précisément en Allemagne et en France que le paysan est un véritable esclave. Il faut qu’il paie pour toute chose : pour l’eau qu’il boit, pour la terre qu’il laboure, pour la maison qu’il habite, et, si je ne me trompe, pour l’air même qu’il respire! S’il survient une mauvaise année, ou qu’un incendie consume sa chaumière, n’importe, il faut toujours qu’il paie... Il est vrai qu’il a la consolation de pouvoir dire qu’il est libre !

« — Avez-vous des fabriques? reprit le jeune homme.

« — Dieu merci, non. Introduire des fabriques chez nous, ce serait nous ruiner, ruiner nos paysans, qui deviendraient de mauvais ouvriers et des ivrognes.

« — Mais au moins vous avez un hôpital pour les malades, une crèche pour les petits enfans délaissés pendant les heures du travail; vous avez enfin une école pour l’enseignement mutuel?

« — Tu penseras ce que tu voudras. Ma femme soigne elle-même les malades; quant à l’enseignement, le sacristain montre à lire et à écrire à qui veut. Quelques-uns suivent ses leçons, mais les parens ne forcent personne. Ils pensent que, n’ayant jamais appris à lire eux-mêmes, leurs enfans peuvent, sans inconvénient, faire comme eux.

« — Mais lorsqu’il vous vient une mauvaise année?

« — Dieu est bon, il ne nous en a pas envoyé depuis long-temps. Toutefois, il y a quinze ans, tout fut perdu par la sécheresse; les champs ne donnèrent rien. Les paysans eurent recours à moi. Que veux-tu? je leur abandonnai mes greniers, qui auraient pu me rapporter de grands profits; mais je préférai les bénédictions de ces braves gens : l’année se passa sans que j’eusse à déplorer une seule mort pour cause de famine.

« L’enthousiasme d’Iwan Wassilievitch était à son comble; son compagnon ne pouvait le comprendre. — Ce que je lis là était la chose la plus naturelle du monde, dit-il, je ne pouvais pas laisser mes pauvres paysans mourir de faim : d’ailleurs ce que je leur avançai cette année me fut exactement rendu plus tard, car le paysan russe n’est satisfait que lorsqu’il ne doit rien à personne.

« Le propriétaire dit ensuite à son jeune interlocuteur combien il était aimé et vénéré dans ses terres : — Est-ce que cela n’est pas un dédommagement bien doux aux sacrifices que j’ai pu faire? ajouta-t-il simplement.

« Cette dernière phrase fit un tel effet sur Iwan Wassilievitch, qu’il regarda son vieux compagnon avec un sentiment de vénération profonde, et il s’oublia jusqu’à trouver à l’odieux tarantasse des formes élégantes et commodes. »


Cependant les deux voyageurs poursuivent leur route, le vieux Wassili Iwanovitch silencieux et comme fatigué du long discours qu’il vient de prononcer, et son jeune compagnon réfléchissant. Ils ont franchi le Volga et dépassé Nijni-Novogorod, ce vaste bazar moscovite où, tous les ans, au confluent de deux grands fleuves et sur les limites de l’Europe et de l’Asie, viennent aboutir toutes les transactions commerciales de la Russie avec la Chine[21]. Le tarantasse a même atteint le premier relai, lorsque Wassili Iwanovitch reconnaît avec douleur qu’il faut en faire réparer les roues. Et, voyez l’ironie du sort, c’est lorsque les deux voyageurs sont obligés de faire une assez longue halte, que, pour la première fois depuis leur départ de Moscou, le maître de poste vient leur annoncer triomphalement qu’il y a des chevaux et qu’ils pourront repartir à l’instant. Fort mécontens de leur mésaventure, les deux compagnons entrent dans la pièce commune de la maison. Trois marchands y sont attablés autour d’une immense théière. M. Solohoupe trouve ici l’occasion de nous faire connaître les mœurs des commerçans russes, et il n’a garde de la laisser échapper. Les marchands s’entretiennent à voix haute de leur commerce, lorsqu’un de leurs confrères paraît sur le seuil de la porte, où il s’arrête, et fait trois fois le signe de la croix. Il s’avance ensuite et salue chacun des trois négocians. On lui offre du thé qu’il accepte, non sans beaucoup de façons. Enfin, après en avoir bu quelques verres[22], il s’adresse au plus âgé des trois marchands, et le prie de vouloir bien se charger de 5,650 roubles destinés à un commerçant de la ville où le vieux négociant se dirige. Le vieillard prend l’argent, le compte et le serre dans sa bourse, en répondant qu’il s’en charge volontiers. Aussitôt le dépositaire le remercie et s’éloigne. Iwan Wassilievitch, qui avait suivi non sans surprise tous les détails de cette petite scène, s’approche alors de la table et demande aux trois compagnons la permission de prendre part à leur entretien, ce qui lui est gracieusement accordé Iwan demande aux buveurs de thé si l’homme qui vient de sortir est quelqu’un de leurs parens; ils lui répondent que c’est un marchand qu’ils ont eu occasion de voir quelquefois en passant par ce village. Le jeune homme manifeste un grand étonnement de ce qu’il n’a demandé aucun reçu de la somme confiée au vieillard. À ces mots, les trois négocians se récrient et paraissent fort scandalisés : « Et puis, dit le vieillard, avons-nous le temps de nous occuper de pareils griffonnages? Depuis cinquante ans que je suis dans les affaires, jamais affront semblable ne m’a été fait. Nous n’avons que notre parole, et jamais elle n’a manqué à personne. Nous faisons des affaires pour des millions, et nous nous passons parfaitement d’écrits; c’est une vieille habitude.... Voyez ce kaffan? il y a onze ans que je le porte et il contient toujours de grandes sommes. Nous ne craignons pas qu’on nous vole, parce que Dieu est grand. Voici quinze années que nous fréquentons cette route sans qu’il nous soit jamais arrivé le moindre accident. Voulez-vous que je vous le dise? les affaires ne commencent à se gâter que lorsqu’un marchand veut s’élever au-dessus de son état, qu’il se fait raser la barbe et prend des habits allemands, qu’il marie ses filles à des princes et pousse ses fils dans la noblesse. Dès ce moment, il a cessé d’être marchand sans être néanmoins gentilhomme; il néglige ses affaires, commence à se déranger, à boire et à ne plus craindre Dieu. Certainement alors toute estime et tout crédit se retirent de lui. »


Ce discours du vieux marchand indique nettement les qualités et les défauts de l’ancien commerce russe. — Parmi ses qualités, il faut compter d’abord une probité à toute épreuve et une foi religieuse à la parole donnée. Chaque jour encore, au fond de la Russie, on voit les marchands se confier réciproquement de grandes sommes, passer des marchés considérables sans autre garantie que l’échange d’une promesse verbale. Nous nous trompons, il y a une autre garantie, c’est celle d’une économie sévère, parcimonieuse. Le marchand de M. Solohoupe porte depuis onze ans le même kaftan. Cette économie est facile aux Russes, elle ne saurait leur imposer des privations, car ils ignorent les besoins factices du luxe, et aucune superfluité ne leur est nécessaire. Il est cependant tel de ces marchands qui. une fois enrichi, laisse le démon de la vanité se glisser dans sa demeure. Il lui est toujours facile de rencontrer quelque petit prince ruiné, heureux de rétablir sa fortune par une mésalliance, et la première chose que fait le marchand glorieux après avoir introduit un noble dans sa famille, c’est de se raser la barbe, de rejeter l’antique kaftan pour la moderne redingote allemande[23]. De ce moment aussi, comme l’a dit le vieillard de M. Solohoupe, c’en est fait de lui, de son crédit et de sa considération commerciale. Il est rare qu’une ruine éclatante ne signale point cet Icare de nouvelle espèce, lequel a tout sacrifié à l’orgueil d’entendre appeler sa fille madame la princesse et ses petits-fils excellence.

Iwan Wassilievitch, on le pense bien, s’accommode mal de cette probité routinière et parcimonieuse des négocians de son pays : ce n’est point là, dit-il, le génie du vrai commerce, et une longue tirade, réminiscence de quelque moderne traité d’économie politique, prouve savamment à ces braves gens que jusqu’à ce moment ils n’ont pas su le premier mot de leur métier. Deux de ses auditeurs restent interdits après ce beau discours. Le vieux marchand seul n’est pas convaincu par les magnifiques théories du jeune homme. « Quoique tout ce que vous venez de dire soit fort dur pour nous, répond-il à celui-ci, vous pouvez avoir raison sur beaucoup de points; mais que voulez-vous? nous ne sommes pas des gens instruits, et nous avons la simplicité de faire comme nos ancêtres, qui, Dieu merci, nous ont laissé d’assez bons capitaux. Et puis les Français pourraient venir former des compagnies parmi nous, et nous serions perdus. Nous ne faisons peut-être pas tout-à-fait comme il faudrait faire; mais enfin, quel qu’il soit, notre système jusqu’à présent ne nous a pas trop mal réussi. »

Telle est la sage et naïve réponse du vieux marchand aux déclamations d’Iwan Wassilievitch, et celui-ci prend gaiement son parti de sa défaite en acceptant un verre de thé que lui offre son contradicteur.

Ainsi, depuis l’avenir politique de l’empire jusqu’aux réformes sociales les plus importantes, toutes les questions qui intéressent la Russie sont venues se poser sur le passage des deux voyageurs, tantôt à propos d’une halte dans une auberge, tantôt à propos d’une rencontre sur la route. Le pittoresque tient peu de place dans un pareil récit. C’est à peine si quelques descriptions interrompent de loin en loin la course du tarantasse à travers cette Russie des provinces si différente de la Russie de Moscou et de Saint-Pétersbourg. On jette, en passant, un coup d’œil aux merveilleux monumens de Nijni, au monastère de Petchorsk, qui domine la montagne au pied de laquelle s’étend l’immense foire de cette ville. L’histoire de ce couvent est retracée à grands traits. Abandonné après l’invasion mongole, il ne tarda pas à tomber en ruine. Rebâti en 1595 par le tzar Michel Fedorovitch, le monastère de Petchorsk compta parmi ses archimandrites le courageux père Fédoxie, qui, à l’époque de l’invasion polonaise, décida le prince Pojarsky à marcher contre l’ennemi et prépara ainsi le salut de l’empire. Aujourd’hui le rôle historique du pieux monument est terminé. « Après avoir été le témoin de la double invasion des Tatars et des Polonais, dit M. Solohoupe, après avoir vu l’orgueil des boyards et la grandeur des tzars, il ne cesse pas de demeurer silencieux et calme malgré le tumulte de l’immense bazar qui s’étend à ses pieds. Il a vu l’ancienne Russie, il voit la Russie nouvelle, et, comme par le passé, il continue à appeler les chrétiens à la prière; comme par le passé, il fait retentir le mélancolique tintement de ses cloches. »

Déjà cependant nous approchons du terme du voyage. Voici Kazan La tatare, Kazan l’orientale, avec ses minarets, ses coupoles, ses bazars, ses terrasses et ses vieilles murailles qui, les premières en Russie, entendirent gronder l’artillerie moderne. À cette vue, l’imagination du jeune homme s’exalte. Il n’a pu écrire ses impressions de voyage; pourquoi n’écrirait-il pas un gros livre, un traité sur l’influence de l’Orient et de l’Occident en Russie, divisé en trois parties correspondant à ces trois points de vue : morale, politique et commerce? C’est au milieu de ces rêves ambitieux que le futur publiciste arrive à Kazan; mais à peine est-il installé dans sa chambre, qu’une nuée de marchands tatars s’y précipite. Iwan Wassilievitch reste ébloui devant les marchandises qu’on étale à ses yeux. Il achète sans compter, et sa bourse tout entière y passe. Survient le vieux campagnard; d’un regard il devine tout : — Malheureux! s’écrie-t-il, qu’as-tu fait là? Tu as payé tous ces objets plus de dix fois leur valeur. M. Solohoupe a exagéré peut-être ici la crédulité d’Iwan Wassilievitch; jamais un Russe, quelque inexpérimenté qu’on le suppose, ne se laissera duper par un Tatar. Les marchands de cette race sont un objet de défiance même pour les enfans. Les Tatars, qui, en Russie, ne s’occupent plus que de commerce, — vendant d’ordinaire des châles, des robes de chambre et des étoffes de Perse, — ont de véritables colonies dans toutes les grandes villes de l’empire. A Moscou, ils peuplent tout un quartier; à Saint-Pétersbourg, un emplacement leur est assigné au Gostinoï-dvor (bazar); à Kazan, ils occupent encore une grande partie de la ville. Le commerce ne consiste, pour eux, qu’à tromper les chrétiens en demandant dix fois le prix de leurs marchandises. On a beau rabattre alors, on ne rabat jamais assez, et en définitive il se trouve toujours qu’on est volé.

De Kazan aux terres de Wassili Iwanovitch, la distance est courte, et les deux voyageurs se remettent en route, bercés de l’espoir d’atteindre bientôt le terme de leur pénible course. Un contre-temps viendra cependant encore retarder leur arrivée, mais ce sera le dernier. Il complète la série des mésaventures auxquelles s’expose un voyageur qui, selon l’antique coutume, veut parcourir la Russie en tarantasse. C’est le soir. Le jeune homme s’est endormi sous l’influence de ses grandes théories, et il en salue dans ses rêves la réalisation, quand des cris aigus le réveillent. L’énorme tarantasse, trop rapidement emporté par quatre vigoureux chevaux de Kazan, vient d’être renversé sur les bords escarpés du chemin. Les deux compagnons en sont heureusement quittes pour la peur. Les matelas sur lesquels reposait le digne Wassili Iwanovitch ont préservé le vieillard. On le relève; on remet l’ordre dans les bagages; on répare le mal du mieux qu’on peut, et le voyage se continue sans nouvel encombre. Seulement M. Solohoupe ne juge point à propos de suivre le tarantasse dans sa dernière étape, et le livre se termine brusquement par l’exclamation philosophique du cocher, qui s’écrie en voyant le tarantasse renversé : « Nitchévo, — ce n’est rien, excellence; ce n’est rien. » Ce cri de nitchévo est un dernier trait de mœurs locales; il peint heureusement cette placidité profonde qui n’abandonne jamais le peuple russe en présence des plus grands malheurs, et qui peut devenir pour lui une arme puissante contre l’inquiète activité des races occidentales. Le Tarantasse indiquait dans le talent de M. Solohoupe toute une veine franchement populaire que le Narcotique n’y laissait pas soupçonner. Il est à regretter que l’auteur de ce brillant tableau de la vie des provinces en Russie n’ait pas cherché à lui donner un pendant en appliquant le même procédé de description familière à la vie des grandes villes. Les nouvelles de M. Solohoupe Tout merveilleusement préparé à cette étude. La petite comédie des Confrères, publiée cette année même[24], nous fait espérer du moins que M. Solohoupe continuera de demander ses succès à la peinture fidèle et à l’observation patiente des mœurs de son pays. Ce petit acte, qui pétille de gaieté spirituelle, est une charmante satire de ce faux esprit de nationalité que le prince Wiasemsky a si ingénieusement appelé le patriotisme du kwas[25].

L’auteur des Confrères a imaginé que l’action de son drame se passe en 1854. Le chemin de fer de Saint-Pétersbourg à Moscou est terminé depuis deux ans; le lieu de la scène est une terre située entre ces deux villes. L’intrigue nous importe peu; il suffit de savoir que le maître du château, M. Grosnoff, homme de rang moyen et de vanité très haute, est une sorte d’arrière-petit-cousin du héros de la Métromanie; il est très convaincu qu’il est doué de grandes capacités littéraires; il est possédé de l’idée d’écrire un proverbe, et d’en faire hommage à sa femme pour le jour de sa fête. Il attend en conséquence deux hommes de lettres, deux confrères, l’un et l’autre journalistes, qui seront ses collaborateurs. L’un des écrivains attendus est de Saint-Pétersbourg, l’autre de Moscou; le premier est un élégant et fashionable jeune homme qu’un tout autre intérêt que celui d’une collaboration littéraire attire chez M. Grosnoff; l’autre, Wetcheslaw-Wladimirovitch-Olégovitch, est un Moscovite pur sang, dont le patriotisme est tel que, dédaignant toute mode européenne, il se présente chez son hôte en costume national complet : petite tunique ou chemise en toile rouge (on est en été) fixée aux reins par un cordon d’argent, larges pantalons de velours noir entrant dans des bottes qui lui montent aux genoux et retombant a larges plis sur le cuir parfumé, les cheveux circulairement coupés autour de la tête, que surmonte le bonnet tatar. En un mot, le journaliste Olégovitch est exactement habillé comme le cocher de la maison, ce qui donne lieu à un quiproquo fort divertissant: mais ce n’est pas tout : le digne Moscovite, qui nourrit une horreur profonde pour tout ce qui est étranger, et honore en particulier la France du plus profond dédain, ne peut comprendre qu’on fasse quelque cas des écrivains de notre pays, et, comme il s’agit de proverbes, il s’empresse de donner son opinion sur M. Alfred de Musset, qu’il déclare un esprit parfaitement médiocre, et sur le Caprice, — pure fadaise qui ne mérite aucune attention. « Vous l’avez donc lu? lui demande-t-on. — Moi! l’avoir lu!,., à Dieu ne plaise! Je ne l’ai lu ni ne le lirai certainement jamais, et je vous engage fort à faire comme moi... » Le rôle de ce personnage est on ne peut mieux posé, on le voit. Il se soutient à mer- veille, et répand une folle gaieté sur toute la pièce de M. Solohoupe.

Une idée commune relie entre elles les œuvres que nous venons d’analyser, l’idée de réaliser sans exagération l’alliance de l’esprit aristocratique et de l’esprit populaire, de faire une juste part dans le mouvement intellectuel de la Russie aux influences étrangères comme aux influences nationales. M. Solohoupe prend à la noblesse russe ses instincts littéraires les plus délicats, et à l’école de Gogol, aux romanciers des classes moyennes, leur vigoureux esprit d’analyse, leur ferme et intelligent patriotisme. Il compose ainsi des œuvres où les ambitions de la Russie nouvelle et les croyances de la vieille Russie se mêlent et se tempèrent les unes par les autres. Un esprit doué d’un tact supérieur et d’un goût exquis pouvait seul opérer cette conciliation difficile entre des tendances qui, chez la plupart des écrivains russes, sont encore à l’état de lutte et de manifestations isolées.

Ce rôle de modérateur, de conciliateur, est celui qui convient le mieux aujourd’hui à l’aristocratie russe dans le mouvement littéraire de son pays. Autrefois elle a eu l’initiative de ce mouvement, aujourd’hui elle peut encore en revendiquer la direction. La tradition des Kantemir[26], des Griboedoff[27], qui savaient marier le culte des lettres avec les devoirs de leur haute position, se continue dignement par le comte Solohoupe et le prince Odoevsky, dont l’exemple trouve plus d’un noble imitateur. Ce travail de l’esprit russe en quête de son originalité, que le tzar Nicolas est le premier à encourager, remonte aux temps les plus brillans de la noblesse moscovite, aux temps où Catherine Il faisait de sa cour un centre intellectuel justement célèbre dans l’Europe entière. Jusqu’à l’époque de Catherine, par exemple, les annales de l’empire étaient demeurées comme un secret d’état que personne n’eût osé consulter publiquement; l’impératrice voulut et ordonna que l’histoire de Russie fût ouverte à tous et fût enseignée dans les écoles. Lomonosoff, le grand poète de ce temps, qui était aussi un grand prosateur, put dès-lors composer le premier ouvrage élémentaire d’histoire nationale, et de nombreux écrivains marchèrent sur ses traces. Catherine II, tout en gardant de vives sympathies pour notre littérature, avait trop d’esprit pour y chercher les principes des institutions de son pays; elle chercha ces principes au cœur même de la Russie, et, après les avoir indiqués à ses successeurs, elle leur laissa le soin de les développer. Aujourd’hui l’œuvre est près d’être accomplie. La noblesse russe ne se borne plus à initier son pays aux civilisations étrangères, elle travaille au développement et au maintien d’une civilisation d’origine nationale. Grâce au rapprochement qui s’opère ainsi entre l’aristocratie et les écrivains de l’école nationale, la Russie fait chaque jour des pas plus rapides vers l’unité intellectuelle, et sa littérature, qui compte à peine quelques années d’existence, peut aspirer déjà à de brillantes destinées; car, dégagée désormais de l’imitation étrangère, qui étouffe toute spontanéité, elle est entrée dans son véritable courant, le courant moscovite. Ce fait, qui nous paraît incontestable, peut être considéré comme l’indice de l’émancipation intellectuelle de la Russie, émancipation dont l’initiative est venue d’en haut, comme toute initiative d’intérêt public et national dans cet empire.

Il était impossible sans doute qu’une nation comme la Russie posât ses bases sociales, établît ses institutions politiques, entrât dans la grande famille de l’Europe civilisée, sans éprouver le besoin de donner à sa littérature le cachet de sa propre individualité; il était impossible, d’un autre côté, que cette littérature ne devînt pas un jour le reflet des idées, des mœurs, du caractère public, qu’elle ne devînt pas au sein de cette nation un nouvel instrument de force morale et politique; mais, si cette grande transformation ne se fût opérée que par la force des choses, elle eût été lente et tardive. Heureusement pour la Russie, les circonstances ont merveilleusement favorisé son émancipation intellectuelle; ses princes mêmes ont été les premiers à la soutenir, à l’encourager dans ses efforts pour se créer une littérature. Maintenant que cette littérature est devenue l’expression la plus vraie de tout ce qui constitue la société moscovite, on se demande vers quelle œuvre nouvelle la Russie va diriger son activité. cette œuvre, les préoccupations de ses écrivains, de ses poètes, de ses romanciers, nous la feraient pressentir, si l’initiative du tzar lui-même ne nous l’avait indiquée : c’est l’émancipation des hommes de la terre, émancipation que de sages mesures ont déjà commencée, et dont l’accomplissement définitif couronnerait dignement le règne de l’empereur Nicolas.


CHARLES DE SAINT-JULIEN.

  1. Iwan IV, surnommé le Terrible, appela d’Allemagne des ingénieurs militaires pour diriger les travaux du siège de Kazan. L’influence allemande s’introduisit avec eux en Russie, et depuis lors l’action morale de l’Occident sur la société russe alla toujours en grandissant.
  2. Voyez la livraison de la Revue du 1er octobre 1847.
  3. Voyez l’Histoire de la Poésie russe, par M. Miloukoff, publiée en 1847 à Saint-Pétersbourg.
  4. C’est surtout dans ce qu’on appelle à Saint-Pétersbourg les salons de deuxième classe que l’on peut observer ce mélange, ou plutôt cette rivalité bizarre des deux langues. Souvent on y termine en français une phrase commencée en russe et vice versa. Ces bigarrures sont quelquefois d’un effet assez piquant, et ne font pas trop regretter le temps où la langue française était la seule qu’on parlât dans les salons.
  5. M. Senkowsky, orientaliste distingué, professait et professe encore ces deux langues à l’université de Saint-Pétersbourg.
  6. Allusion à l’origine polonaise de M. Senkowsky.
  7. M. Billinsky est mort en 1848.
  8. Le Narcotique, en russe Na son Griadouchtchi. — Littéralement : Pour faire venir le sommeil. Le livre a pour sous-titre : Otrivki iz vsédnevnoï gizni, c’est-à-dire : extrait de la vie de tous les jours.
  9. Nom qui désigne en Russie les officiers de ligne et qui les distingue de ceux de la garde.
  10. Postillon qui loue des chevaux et les conduit.
  11. Les villages russes qui se trouvent sur les grandes routes sont formés de deux rangées de maisons de bois ou isbas de construction uniforme. Ornées toutes de ciselures à jour, précédées de terrasses extérieures et de petits jardins bordés de bouleaux, ces maisons s’étendent sur les deux côtés de la route. — Il y a tel de ces villages qui a plus d’une lieue de développement.
  12. Contraction de Marie.
  13. Le golova (littéralement, la tête, le maire du village) est nommé par ses pairs. Le système communal, en Russie, est basé tout entier sur le suffrage universel. C’est le golova, aidé des anciens (le conseil municipal), qui, au jour du recrutement, désigne les jeunes gens appelés à remplir les cadres de l’armée. Son choix est toujours dirigé par un sentiment de justice. Ainsi les paresseux, les mauvais sujets, ceux qui annoncent des penchans vicieux, sont désignés d’avance ; on prend ensuite parmi les familles les plus nombreuses, respectant toujours le fils de la veuve et celui du vieillard. En dehors du recrutement officiel et général, les anciens du village ont aussi le droit de livrer au gouvernement, pour qu’il soit enrôlé, celui dont la conduite peut être un sujet de trouble ou de scandale parmi les habitans de l’endroit.
  14. M. Solohoupe met en lumière ici la triste condition qui est faite à la plupart des jeunes artistes que les promesses trop séduisantes de quelque protecteur empressé attirent en Russie. Trop souvent ces artistes ne trouvent qu’un accueil glacial dans la société russe, où leur talent n’est regardé que comme un moyen de salaire. Les honorables exceptions que l’on peut compter à Saint-Pétersbourg, la gracieuse hospitalité assurée aux artistes éminens dans quelques maisons comme celles de M. le comte Wilhorwsky et, naguère encore, de Mme la comtesse de Laval, n’infirment en rien la poignante réalité de la nouvelle de M. Solohoupe.
  15. C’est le nom d’une sorte de voiture dont la caisse repose sur deux longues traverses de bois flexibles supportées par des essieux. On s’en sert habituellement dans l’intérieur de la Russie, et surtout dans les provinces méridionales.
  16. Maikoff, les Deux Existences.
  17. C’est ainsi qu’est désigné quelquefois dans le roman le compagnon d’Iwan Wassilievitch.
  18. L’expression russe est plus énergique : svigna, cochon.
  19. C’est le premier corps politique de l’état.
  20. La plupart des paysans russes, qui sont fort industrieux, ont des états particuliers qu’ils vont exercer dans les villes voisines une partie de l’année. Il y en a qui sont charpentiers, maçons, peintres en bâtimens, etc.
  21. Ces transactions se font d’abord à Kiatka; puis les marchandises, parmi lesquelles le thé domine, sont dirigées sur Nijni, d’où elles se répandent en Europe.
  22. L’usage de boire le thé dans des verres subsiste encore parmi les marchands russes.
  23. Pour les vieux Russes, tout ce qui est d’imitation européenne est allemand.
  24. Une autre comédie de M. Solohoupe, écrite depuis les Confrères, et qu’on a jouée devant la cour, est encore inédite.
  25. Le kwas est une boisson à l’usage du peuple. Elle se prépare avec du pain de seigle qu’on fait fermenter. Elle ne coûte que quelques centimes le védro, mesure qui contient environ douze litres.
  26. Le prince Démétrius Kantemir, hospodar de Valachie, s’était fait nationaliser russe avec toute sa famille. Antiochus Kantemir, celui dont il est ici question, partagea entre la littérature et les affaires publiques l’activité d’un esprit fortifié par de sévères études. Il était ministre plénipotentiaire de Russie à la cour de France, lorsqu’il mourut d’une hydropisie de poitrine en 1744. Il avait trente-quatre ans.
  27. Griboedoff mourut assassiné à la cour de Perse, où il représentait son gouvernement.