La littérature populaire en Italie/02

La bibliothèque libre.



DE
LA LITTÉRATURE POPULAIRE
EN ITALIE.

II.[1]
NAPLES. — MILAN. — BOLOGNE.

La littérature napolitaine ne commence réellement qu’au XVIIe siècle. Avant cette époque, le dialecte napolitain avait cependant fait quelques progrès sous Alphonse d’Aragon, il était devenu la langue du gouvernement, et le parlement de Naples l’avait substitué au latin. Dans la première moitié du XIVe siècle, on vit paraître une chronique napolitaine pleine de récits merveilleux : c’est une espèce de poème populaire où Virgile, transformé en nécromant, préside aux destinées de Naples. Il y a d’autres chroniques où l’histoire est moins défigurée et où le patois se montre en dépit de la domination encore factice de l’italien. Mais vers la fin du XVe siècle la langue italienne devint d’un usage général dans la péninsule ; à Naples, Pontano, Sanazzaro, Costanzo, Brittonio, Summonte, et quelques autres, écrivirent en italien. Alors le patois se trouva aux prises avec la langue ; il fut méthodiquement combattu par l’académie pontanienne, et en 1554 il fut exclu du parlement. Durant le XVIe siècle, il ne produisit pas un seul écrit tant soit peu remarquable. On perdit même les vers qu’il avait pour ainsi dire arrachés à Brittonio et à Sanazzaro. Nul patois ne fut plus humble devant le mouvement qui fondait l’unité littéraire de la nation. Ce n’est qu’à la chute de la littérature italienne qu’on le voit reparaître dans les livres ; cent ans après l’établissement de la domination espagnole, quand la poésie nationale tombe en complète décadence, il s’empare des idées populaires long-temps comprimées, il brille comme par une irradiation soudaine, et trois poètes surgissent en même temps pour représenter sous trois faces différentes l’élan plébéien qui éclatait alors avec la révolution de Masaniello.

Le chevalier J.-B. Basile est le premier de ces trois poètes : il écrivit beaucoup de mauvais vers en italien ; sa poésie est surchargée d’images bizarres, mais dès qu’il quitte la langue nationale pour le patois, il devient l’écrivain le plus naïf, le plus simple de l’Italie. Son chef-d’œuvre est le Pentamerone ou le Cunto de li cunti, ouvrage composé dans le dialecte napolitain. Voici le sujet du Pentamerone. Le roi de Monterunno a été transformé en statue par un nécromant, il ne reviendra à la vie que lorsque une jeune fille remplira trois seaux de ses larmes. La tâche est difficile, et le roi gît dans son mausolée depuis plusieurs siècles. Dans un autre royaume très éloigné se trouve une princesse sage comme Zoroastre et sérieuse comme Héraclite : elle n’a jamais ri une seule fois de sa vie. Son père a tout essayé pour dissiper sa mélancolie, il a donné toute sorte de fêtes ; il a fait un appel à tous les charlatans de la terre ; le mal résiste à ses efforts. Un jour il imagine de faire placer une fontaine d’huile dans la rue, de manière à arroser la foule ; il espère que les cabrioles des passans, étourdis par cette pluie artificielle, mettront sa fille en bonne humeur. L’expédient réussit ; une sorcière, qui passe dans la rue, fait une culbute si grotesque, que la princesse éclate de rire. Tout le monde se réjouit ; mais la sorcière se venge en condamnant Zoza (c’est le nom de la princesse) à épouser le roi de Monterunno. Zoza s’enfuit du palais de son père pour aller à la recherche de son mari ; avec le secours de deux fées bienveillantes, elle arrive dans le royaume de Monterunno ; elle va droit à la statue du roi, et commence à répandre un ruisseau de larmes dans les trois seaux magiques qui sont attachés au mausolée. Elle passe deux jours dans cet état, les seaux sont presque remplis, mais déjà elle tombe de lassitude et de sommeil. À la fin du troisième jour, elle s’endort ; une négresse esclave qui l’avait épiée lui dérobe les seaux et achève de les remplir. Aussitôt la statue se lève, marche, et la négresse épouse immédiatement le roi de Monterunno. On comprend la douleur de Zoza à son réveil ; cependant elle espère dévoiler la fraude, et pour se tenir à l’affût d’une occasion favorable, elle va se loger dans un palais situé en face de celui du roi. La négresse, devenue enceinte, se livre à toute sorte de caprices : elle demande les plus rares merveilles du royaume des fées ; bientôt il lui prend envie d’entendre raconter des histoires ; le roi, qui est infatigable quand il s’agit de lui complaire, fait rassembler toutes les dames de la cour ; il en choisit dix, entre autres Zoza, et les charge de satisfaire à la nouvelle fantaisie de la reine. Ici commence une suite de cinquante nouvelles entremêlées d’églogues et d’autres pièces de vers ; ce sont cinquante petits drames d’une bizarrerie inconcevable. Des serpens, des chats doués de la parole, des orques bouffons et cruels, toutes les chimères de la mythologie et des traditions chevaleresques, une foule de transfigurations obscènes, splendides, hideuses, toutes les créations les plus monstrueuses de la magie se rassemblent dans les contes destinés à distraire l’épouse de Monterunno. Puis, quand on revient à la princesse Zoza, on croit retomber dans la réalité, ses propres aventures qu’elle raconte dans la dernière nouvelle ne semblent plus qu’une histoire fort vraisemblable. Le roi, instruit par ce moyen de la ruse dont Zoza est la victime, fait tuer la négresse, et il épouse sa véritable libératrice. — Basile, dans le Pentamerone, met en œuvre un merveilleux plus bizarre encore que le merveilleux de la magie. Ici c’est une princesse dont les mains, coupées par ordre d’un roi cruel, sont scellées dans une caisse de cristal et jetées à la mer ; elles traversent l’Océan, et sont pêchées par un prince qui s’enflamme aussitôt d’amour, et va chercher sa maîtresse inconnue à travers une foule de prodiges. — Ailleurs, jouet de je ne sais quel sortilége, un roi voit s’opérer dans son palais une conception magique en vertu de laquelle non-seulement tous les habitans du palais, mais tous les objets inanimés qu’il renferme, éprouvent les symptômes de la grossesse. Au bout de neuf mois, il y a un accouchement universel ; la reine met au monde un enfant, les chaises accouchent d’autant de petites chaises ; tous les objets se dédoublent. Cette extravagante nouvelle se termine par le mariage du fils de la reine, qui est sauvé d’un horrible danger par un enfant né le même jour et combattant avec une épée née d’une autre épée, sous l’influence du sortilége qui a bouleversé tout le palais. — Une fleur qui se métamorphose en jeune fille après une catastrophe fantastique, tel est le sujet d’une autre nouvelle. — Mais c’est surtout le conte du Serpent qui mérite de fixer l’attention. Un serpent transforme en or et en argent massif tout un royaume, pour obtenir en mariage la fille du roi. Dans la nuit des noces, il prend la figure d’un jeune homme, puis il disparaît sous la forme d’une colombe. La princesse son épouse quitte la cour pour le chercher, et elle apprendra enfin le lieu de sa retraite ; c’est un renard, à qui le secret de la demeure du serpent a été révélé par la conversation des oiseaux, qui met fin aux angoisses de la princesse. On le voit, dans la plupart des nouvelles de Basile, il y a comme une crise où l’auteur abandonne l’apologue pour s’élancer dans un monde imaginaire ; la métempsycose se réunit alors à la magie et à un reste de mythologie, et ce mélange enfante une nature vivante remplie de sympathies, d’antipathies, de forces occultes. On voit se jouer au milieu de cette création, des puissances que l’imagination de Basile évoque au hasard. Ces personnages paraissent et s’évanouissent comme des rêves ; mais quelle que soit la bizarrerie des aventures où ils s’engagent, ils gardent constamment cette simplicité, ils entraînent avec cette force qui n’appartient qu’aux traditions populaires. C’est le peuple qui est le grand magicien et le premier créateur de cette fantasmagorie ; Basile, en la transportant naïvement dans ses contes, s’est assuré un titre durable à la mémoire de son pays. Le Pentamerone a été bien dédaigné par la littérature classique, on a presque ignoré son existence ; mais il a exercé une action irrésistible sur les poésies municipales de l’Italie : c’est qu’il tenait à des traditions fort répandues dans les provinces italiennes. Il offre des analogies frappantes avec plusieurs contes vénitiens ; on retrouve aussi quelques traits de l’imagination capricieuse de Basile dans le célèbre poème florentin du Malmantile, qui parut presque en même temps. Cinquante ans plus tard, Marsilio Reppone[2] imite le Pentamerone dans sa Poselicata, recueil de nouvelles napolitaines où les contes de Basile développés forment autant de petits romans. Cent ans plus tard encore, les mêmes nouvelles réveillent le génie de Ch. Gozzi : les drames fantastiques du poète vénitien ne sont que le Pentamerone mis en scène avec la verve de la comédie impromptu et avec les ressources des masques italiens.

On a dit que Basile est le Boccace de Naples : en effet, son livre offre un faux air de ressemblance avec le Decamerone, et puis Basile est le premier prosateur de Naples ; il a fixé le langage napolitain, comme Boccace a fixé l’italien. Du reste, il n’y a pas de rapport entre le génie positif et correct de Boccace et l’extravagance poétique du Pentamerone. On pourrait, avec plus de justesse, comparer ce livre au recueil des Mille et une Nuits, et encore cette ressemblance ne repose que sur des traces presque méconnaissables. Les contes orientaux étaient absolument inconnus à Basile, ils n’arrivaient à lui que défigurés par l’imagination populaire. Les épisodes des Mille et une Nuits qu’on rencontre chez Basile, sont toujours réduits à des proportions triviales et altérés par je ne sais quelle atmosphère de cuisine et de ménage ; la fantaisie napolitaine, au lieu d’embellir, d’idéaliser l’univers, l’a enlaidi à dessein ; pour en développer la vitalité, elle l’a peuplé de monstres. Il serait curieux de chercher par quel itinéraire les contes arabes sont arrivés jusqu’à Basile, et de suivre les transformations qu’ils eurent à subir en traversant des traditions étrangères ; mais les données manquent. Ce qu’il y a de certain, c’est que, avant et après Basile, le patois napolitain se trouve étroitement lié avec une poésie presque orientale.

Ainsi, l’ancien chroniqueur de Naples connu sous le pseudonyme de Villani a des pages qu’on dirait empruntées aux Mille et une Nuits. Conformément aux idées du moyen-âge, Villani présente Virgile comme le magicien qui a présidé à la grandeur de Rome : c’est lui qui a bâti cette tour merveilleuse d’où l’on découvrait tous les ennemis qui attaquaient l’empire. N’y a-t-il point là une version des traditions arabes sur Alexandre ? Villani rattache aussi aux enchantemens de Virgile la salubrité de Naples, l’origine de quelques monumens, l’existence d’un cheval de marbre qui guérit toutes les maladies des chevaux, etc. Après Basile, Marsilio Reppone a également reproduit quelques traits des nouvelles arabes, oubliés ou ignorés par son prédécesseur : évidemment il ne connaissait pas le recueil oriental, et ces traits lui étaient fournis par les traditions du peuple. Cette fois, le poète, au lieu d’arranger, a imité et embelli ; cependant ses imitations se rapprochent des récits du crédule Villani. Plusieurs monumens de Naples figurent dans ses nouvelles, transformés en gentilshommes ou en magiciens ; le Vésuve lui-même et le Pausilippe y apparaissent comme souvenirs de deux grandes catastrophes. Reppone inventait ce que Villani aurait cru.

Cortese est le second poète de Naples. Les Napolitains disent que c’est le Dante de leur littérature ; mais il faut bien se garder de prendre ceci à la lettre. Il fleurit en 1630, il était lié avec Basile, on dit même qu’il fut son disciple ; on ne connaît de sa vie que cette seule circonstance. Ses ouvrages, qui ne forment qu’un volume, ont été réimprimés cinq ou six fois ; Gravina et Quadrio parlent de lui avec beaucoup d’éloges. Cortese est le poète héroï-comique de la plèbe napolitaine, et il occupe une place distinguée dans l’histoire littéraire de son pays. Ses poèmes transportent le lecteur au milieu du XVIIe siècle, il fait revivre les compagnons de Masariello, cette populace qui s’est insurgée au nom des saints et de la madone ; peut-être le père de Masaniello a-t-il posé devant Cortese. Les aventures des lazzaroni, les guerres des bandits, les amours des jeunes filles, les fêtes, les jeux des ouvriers, les exploits des truands, la vie des courtisanes, tels sont les sujets qu’il affectionne. Parfois, ses tableaux sont trop chargés de personnages ; les héros, multipliés, se confondent ; le poète ne sait pas les grouper autour d’un évènement qui les domine ; il se laisse entraîner par une multitude d’épisodes qui se refusent à toute unité littéraire ; cependant ses scènes détachées sont toujours admirables de verve et de naïveté. Le Micco passaro est le meilleur ouvrage de Cortese ; c’est un poème en dix chants, qui se rattache à une guerre soutenue par Naples contre les bandits. Les personnages y sont divisés par grandes masses : les bandits, les soldats espagnols, les lazzaroni et les courtisanes forment autant de groupes séparés. La scène s’ouvre au milieu de Naples : les brigands vont s’approcher de la capitale, le vice-roi en est informé par une lettre qui lui arrive de Madrid ; tous les cuisiniers de la ville veulent aller se battre pour montrer au monde ce que c’est que des Napolitains ; on ne parle plus que de batailles, on entend des roulemens de tambours dans toutes les rues. Les courtisanes se réunissent pour empêcher leurs amans d’aller à la guerre. On voit s’agiter là une population étrange, unissant la vivacité du singe à une superstition capable de prendre à la lettre tous les contes fantastiques de Basile. Quelques individus se détachent du milieu de ces groupes divers ; leurs aventures remplissent les dix chants du poème ; ici c’est une fille qui a entretenu son amant pendant qu’il était aux galères ; là ce sont des sbires et des voleurs qui escriment à coups de couteaux sur la place du marché. Micco occupe le premier rang parmi ses camarades, il finit par dominer tous les autres héros du poème ; peu à peu on perd de vue la guerre des bandits, pour ne s’intéresser qu’à Micco le bravache, qui, toujours en quête des dangers, toujours le premier à les fuir, est enfin conquis par Nora, qui l’épouse.

Les jeunes filles de Naples sont le sujet d’un autre poème de Cortese. Les mœurs de la mansarde, les fêtes du peuple, ses amours et ses jalousies comiques, les fiançailles, les mariages, voilà les tableaux que nous offre ce poème. On y peut étudier la superstition nationale dans toute sa bizarrerie ; on dirait une sorte de religion fantastique ; le plus mince détail de ménage est interprété comme un augure ; malheur à la femme qui fait son lit avant que le mari soit sorti ! Quelques usages semblent remonter à la plus haute antiquité : dans un accouchement, la sage-femme martyrise le nouveau-né en pratiquant une foule de cérémonies ; puis elle le dépose par terre, et il n’est reconnu que lorsque le père le relève en le prenant entre ses bras. Cortese est comique sans songer à faire de la satire ; il retrace de magnifiques tableaux de mœurs sans penser à faire de la description ; tous les détails ont une physionomie napolitaine pleine de charme.

La magie joue le principal rôle dans un autre poème de Cortese, la Conquête du Cerriglio. Le roi du Cerriglio a recours à des sortiléges pour défendre son château, contre lequel Sacripant a dirigé une expédition. Il transforme en bêtes quelques soldats ennemis. Un soldat qu’il a fait prisonnier lui enlève sa fille ; les deux amans fuient et, après quelques aventures, sont métamorphosés en statues. Quatre vieillards qui avaient tenté de séduire la princesse subissent le même sort, et ces statues, dit Cortese, ornent encore une fontaine publique. La valeur de Sacripant, qui commande l’armée ennemie, triomphe de toutes les ruses des assiégés. Dans un combat acharné, Sacripant immole les plus vaillans de ses ennemis et entre victorieux dans l’enceinte du Cerriglio. On célèbre ce triomphe par de telles orgies, que le château est transformé en taverne ; c’est la dernière transformation du poème. Cerriglio était le nom d’une taverne des faubourgs de Naples.

Un style pittoresque, une phrase vive jusqu’à réclamer le secours du geste, un entrain tout particulier dans la mise en scène, une stance toujours éclatante et sonore, pleine de bruit et de jactance, une facilité prodigieuse dans la conception des personnages, sont les mérites de Cortese. Jamais, avant lui, la poésie napolitaine n’avait été si animée et si bruyante ; le patois devient, entre les mains de Cortese, une onomatopée continuelle. Un combat de Sacripant avec un guerrier nommé Cesarone est décrit de manière qu’on croit voir caracoler les combattans. Cortese n’a rien laissé en italien ; ce fut un bonheur pour lui : quand les poètes municipaux quittent leur patois, ils sont atteints encore plus que les autres par la corruption et par l’impuissance de la littérature nationale de l’époque. Les compositions où Cortese s’est rapproché de la littérature italienne, ne fût-ce que par le sujet, sont ses plus faibles ouvrages. La revue des poètes qui se trouve dans son Voyage au Parnasse, est pitoyable ; son petit roman en prose sur les Amours aventureux d’un gentilhomme n’offre ni la naïveté fantasque de Basile, ni la vivacité des scènes populaires qui fourmillent dans ses poèmes. Le drame pastoral de la Rose, visiblement écrit sous l’influence du Pastor fido, est gâté par les images fausses et par les exagérations de la mauvaise école italo-espagnole qui dominait alors sous le patronage de Marini : c’est à peine si, grace au patois, quelques scènes, où les mœurs plébéiennes triomphent de l’affectation de la pastorale italienne, méritent d’être sauvées de l’oubli.

En parcourant le recueil des ouvrages napolitains, on rencontre un petit volume de poésies imprimées en 1670, sous le pseudonyme de Sgruttendio. Ce poète, dont on ignore le véritable nom, passe pour le Pétrarque de Naples ; bien que le parallèle ne puisse être pris au sérieux, Sgruttendio étonne par la verve de ses chansons. Il écrivit plusieurs mattinate, espèces de danses chantées qui rappellent confusément la pyrrhique des anciens, et dont les chants traditionnels du peuple ont probablement fourni les développemens. Ce sont des vers remplis de hurlemens, d’exclamations, d’apostrophes, de mots intraduisibles, qui peignent le tourbillon de la danse. Cette poésie nous montre le lazzarone dans toute sa rudesse native, sortant du cabaret, et appelant à grands cris toutes les filles de la rue ; on le voit pirouetter et gambader ; il chante sa maîtresse, il invoque une Lucie imaginaire qui préside à la danse, il demande du vin, il imite le chant du coq. Toutes ces extravagances, qui se pressent dans les mattinate de Sgruttendio avec la rapidité de l’éclair, jettent le lecteur dans un étourdissement indéfinissable. Redi, l’auteur du meilleur dithyrambe italien, n’a pas dédaigné d’imiter Sgruttendio. Il n’y a pas dans la langue italienne une seule chanson populaire qui vaille les mattinate. Malheureusement Sgruttendio avait la manie de parodier Pétrarque ; il avait l’imagination tant soit peu ordurière, et il écrivit une foule de sonnets qui ne répondent pas à l’élan lyrique de ses chansons.

La littérature napolitaine commence à déchoir après Basile, Cortese et Sgruttendio. Crescimbeni, Gravina, Metastasio et d’autres écrivains assurent le triomphe de la littérature nationale ; l’influence française s’étend en Italie, les mœurs changent, et le patois napolitain perd beaucoup de sa verve et de sa fécondité. C’est à peine s’il reparaît avec un peu d’éclat dans quelques passages isolés, dans quelques traits libertins. Le plus célèbre représentant de la poésie napolitaine au XVIIIe siècle, Capasso, a laissé des sonnets, des épigrammes, une satire contre Gravina, une traduction de sept chants de l’Iliade. On assure qu’il s’est admirablement servi du patois ; sa traduction d’Homère passe aussi pour un chef-d’œuvre ; ses compatriotes savent par cœur ses épigrammes ; cependant Capasso ne peut être compris ni jugé hors de Naples. Il est malheureux dans le choix de ses sujets ; évidemment il est dérouté par les nouvelles influences classiques ; il a perdu de vue ses trois devanciers. Ne sachant plus que faire de sa verve et de son patois, il traduit Homère et se déchaîne contre Gravina. Mais le moyen de s’intéresser à des parodies publiées avec un texte grec en regard ?

Chez les autres poètes du XVIIIe siècle, la poésie napolitaine est encore plus vide. Lombardi, qui est peut-être le meilleur d’entre eux, écrivit un poème sur les Anes de Gragnano. Vers la fin de l’âge d’or, l’Abondance s’enfuit de la terre ; la Discorde et la Guerre établissent leur règne parmi les hommes et parmi les animaux. Les ânes de Gragnano, assaillis par les autres bêtes, songent à se défendre, à se fortifier ; ils se bâtissent une ville. C’est là une origine très peu flatteuse pour la ville de Gragnano. Les féeries de Basile, les transformations de Villani, font leur dernière apparition dans le poème de Lombardi. — Valentino, Pagano, et plusieurs autres font des parodies de Virgile, des traductions de Phèdre et de Metastasio, quelques satires contre le luxe, les sigisbées, les modes ; la poésie s’essaie sur les nouveaux ridicules du siècle, mais elle ne va pas au-delà de la simple épigramme. Paralysée par l’influence italienne, elle s’alourdit, elle perd ses héros, ses caricatures ; l’élan de l’époque de Masaniello s’évanouit, et tandis que la littérature nationale se relève, la littérature napolitaine finit avec l’apologue des ânes. Galliani, en bon Napolitain, se plaignait de la décadence de son patois ; il écrivait une brochure où il regrettait le beau siècle de Cortese, et où il déplorait les empiétemens de la langue italienne. Cette brochure, réfutée par un anonyme, est la dernière et la seule réaction du langage napolitain.

Les Napolitains ont donné deux personnages à la comedia dell’arte, le Polichinelle, qui descend directement de Maccus et sort des Atellanes des anciens, et le Capitaine, toujours botté, cuirassé, ne parlant que batailles et fuyant devant l’ombre d’un danger. Polichinelle a été invariable au milieu de toutes les révolutions du monde ancien et moderne ; le capitaine a changé trois fois. D’abord il était le type de l’aventurier italien ; il racontait qu’il avait défait des armées, déjoué les nécromans et tué la Mort en personne ; il se disait très riche, et il n’avait pas seulement de chemise sous son énorme cuirasse. À l’époque de la domination espagnole, le capitaine devint tout naturellement Espagnol ; il parla le castillan, prit le nom de Matamoro, Fuego, Muerte, fut un peu moins peureux, mais plus méchant. Vers la fin du XVIIe siècle, les aventuriers disparurent avec les aventures, et le capitaine, ne pouvant plus se couvrir de lauriers, prit l’habit bourgeois, se métamorphosa en Scaramouche et devint comte ou marquis d’une foule de châteaux imaginaires. — Le répertoire du théâtre napolitain est considérable ; le célèbre physiologiste Porta a laissé des comédies ; Bruno, le grand philosophe, a écrit une pièce. Nous avons feuilleté plusieurs de ces productions, il est impossible d’en rendre compte en général, elles sont pitoyables, et, quoiqu’il y ait encore un théâtre napolitain, peut-être le seul en Italie où l’on improvise en patois, jamais aucune des pièces de ce théâtre n’a pu survivre à l’improvisation.


La poésie milanaise, née au déclin de la littérature italienne, est de date aussi récente que la poésie napolitaine. Quelques vers de Lomazzo, des sonnets d’un musico de la cathédrale, voilà les plus anciennes productions que nous offrent les recueils de Milan. Lomazzo était peintre : devenu aveugle, il publia plusieurs volumes de vers ; mais ses poésies milanaises sont peu nombreuses, car il écrivit presque toujours en italien ou en langue rustique. À cette époque, la littérature populaire de la Lombardie se réfugiait dans les campagnes ; la ville était sous l’influence des traditions italiennes. Beltram, le type de cette ancienne poésie rustique, était un paysan gauche et maladroit ; on le faisait venir de Gaggiano, village de l’Adda, près des états de Venise. Au carnaval, on le voyait parcourir les rues de Milan ; Venise aussi introduisait souvent la caricature de Beltram dans les mascarades fantastiques de sa comédie impromptu. Au commencement du XVIIe siècle, c’est le patois de la ville qui prend le dessus. Capis (1605) veut relever le patois de Milan par des étymologies tirées du grec et du latin ; un autre écrivain attaque la langue italienne dans un petit traité sur la prononciation milanaise. Jusqu’alors la domination espagnole n’avait pas anéanti les traditions italiennes, peut-être se souvenait-on encore de la cour des Sforza ; mais la réaction municipale s’accomplit vers la moitié du XVIIe siècle, et la poésie populaire oublie le langage rustique pour adopter le patois de la ville. Maggi est l’homme qui représente cette transition : entraîné par ce mouvement, qui l’éloignait de la langue italienne, il fut séduit par la facilité avec laquelle il écrivait en milanais, et on le vit, de mauvais littérateur italien qu’il était, devenir le premier poète de la Lombardie.

Maggi écrivit quatre comédies ; comme le théâtre impromptu de Venise, ces pièces offrent la plus fidèle image du pays. Les personnages inventés par Maggi ont passé à l’état de caricatures traditionnelles ; ses bons mots sont devenus des proverbes. Tous les poètes milanais, en quelque sorte, ne relèvent que de lui ; son héros de prédilection, Meneghino, est devenu le Polichinelle de Milan, le type même de la poésie milanaise. Meneghino est un valet marié, chargé d’enfans, très attaché à ses maîtres, vertueusement ridicule, honnêtement couard, agissant toujours avec une circonspection comique et toujours attrapé par le premier fripon qu’il rencontre. Sur le théâtre, Meneghino est le jouet de toutes les intrigues ; il répand pour ainsi dire sa bonhomie et sa bêtise sur tous les interlocuteurs. Hors du théâtre, il est encore le protagoniste de toutes les poésies locales. C’est sous son nom que passent presque toujours les récits, les chansons, les satires. Il va sans dire que Meneghino fit oublier Beltram ; le valet de la ville remplaça celui de la campagne, et il ne fut plus question de Beltram que dans quelques proverbes et dans quelques vers en langue rustique.

La vie poétique de Meneghino commence avec la première pièce de Maggi. Dona Quinzia, dame de qualité chargée d’enfans, voudrait marier sa fille avec Fabio, héritier unique d’une riche famille bourgeoise, mais elle craint de se mésallier : voilà toute la pièce. Les deux familles sont en présence ; l’une est prétentieuse et hautaine, l’autre paisible et casanière. Fabio et Meneghino son domestique vont et viennent d’un groupe à l’autre ; le maître, incapable de prendre un parti, se laisse toujours diriger par le valet. Au premier acte, il veut se faire acheter un régiment par son père ; mais le métier de soldat déplaît à Meneghino. Fabio renonce alors à son projet, et il consent à se marier ; cette fois il est rebuté par les hautes prétentions de Mme Quinzia. Le bourgeois ne veut pas s’engager à entretenir des laquais, une voiture, à avoir une loge à l’Opéra ; il est médiocrement touché des vertus de la demoiselle, quoiqu’elle sache par cœur son Amadis de Gaule. Au second acte, arrive une dépêche de Madrid qui nomme Fabio à une place dans la magistrature ; Mme Quinzia renoue les négociations ; elle met en émoi, à cet effet, tout un couvent de nonnes ; son fils va chercher querelle à Fabio pour le contraindre au mariage. Malheureusement la place de magistrat qu’on offre à Fabio n’est pas encore du goût de Meneghino ; il trouve trop pénibles les devoirs qu’elle impose ; souvent d’ailleurs on court risque de blesser les grands personnages. Ces raisons font impression sur le maître, qui prend son parti sans rien dire. Il feint de consentir au mariage, d’accepter la charge ; seulement il demande la permission de faire un voyage à Rome. Son père est enchanté ; Meneghino se désespère ; il ne conçoit pas qu’on puisse vivre loin de Milan. Fabio part ; mais à la dernière scène son père reçoit une lettre : Fabio s’est fait capucin pour échapper aux tracasseries de ce monde. À cette nouvelle, Meneghino est saisi d’une profonde surprise, et pour la première fois il s’abstient de blâmer la résolution de son maître.

Fabio et le fils de Mme Quinzia s’expriment en italien, Mme Quinzia parle un baragouin qui n’est ni italien ni milanais ; c’est un milanais de son invention, le langage des dames de qualité. La demoiselle ne paraît pas sur la scène, elle est censée être au couvent ; on ne la connaît que par les bavardages de Tarlesca, la servante des nonnes, toujours en course pour les fantaisies de ses maîtresses, et toujours préoccupée des prodiges de la loterie.

La seconde pièce de Maggi a pour titre le Baron de Birbanza. Une famille est sur le point de stipuler un mauvais mariage, le baron déploie une foule de ruses pour se faire croire riche ; mais il est démasqué, et le mariage n’a pas lieu. Cette pièce est surchargée d’épisodes. Un docteur Gratien qui parle bolonais, un Génois et d’autres personnages grotesques viennent compliquer l’intrigue ; Meneghino, encore plus niais qu’à l’ordinaire, est dupe de tout le monde. Malheureusement, les aventures qui font le sujet de cette comédie se succèdent sans être unies par un lien commun, ni groupées autour d’un véritable dénouement. — Le Moindre des Maux est le titre de la troisième pièce de Maggi ; on y voit une jolie veuve entourée de prétendans, elle n’en repousse aucun, les reçoit, les examine, puis elle entre au monastère pour s’épargner l’embarras du choix. — Le Tartufe de Molière a fourni le sujet de la dernière comédie, intitulée : le Faux Philosophe. Ici Maggi a sottement défiguré le chef d’œuvre français, en attribuant à la philosophie le rôle du jésuitisme.

Ces pièces, sans mouvement et sans dénouement, rendent toutefois, il faut le reconnaître, avec beaucoup de vérité les mœurs bourgeoises de la Lombardie espagnole ; l’amour du quieto vivere est la seule passion mise en scène par Maggi. Mme Quinzia, Tarlesca, Meneghino, sont les types qu’il affectionne. La partie italienne de ses comédies, constamment mauvaise, en gâte l’harmonie ; les personnages italiens sont gauchement dessinés ; ils ne se mêlent pas bien avec les personnages choisis dans la société milanaise ; ce sont des trouble-fête ; tout le travail des intrigues consiste à les chasser. Cependant les comédies de Maggi ne peuvent se passer des personnages italiens ; les caricatures locales ne sont ni assez nombreuses, ni assez, développées pour animer seules le théâtre.

Les comédies de Maggi eurent beaucoup de succès parmi les bourgeois de Milan ; ce bon public fut ravi de l’apparition de Meneghino. C’était l’avénement d’une poésie nouvelle. Mais, d’un autre côté, les éclats de rire soulevés par ces bouffonneries scandalisaient la noblesse. Quelques écrivains voyaient avec peine Maggi déserter la cause de la langue italienne. Maggi avait ses petites tribulations littéraires. Il en fit le sujet de ses Dialogues de l’abbaye des Meneghini. Plusieurs poètes se présentent pour être admis dans l’abbaye : ce sont les caricatures de la ville qualifiées par divers sobriquets ; ils subissent un examen en règle, qui sert de prétexte à Maggi pour répondre à ses adversaires. On cause de l’opéra, de la comédie italienne, et en général on se moque un peu de la haute aristocratie et de la littérature nationale de l’époque. Mme Quinzia se montre assez alarmée de cette satire dramatique qui livre tout le monde à la risée de la canaille ; mais les habitans de l’abbaye la rassurent, et l’on finit par inaugurer la nouvelle poésie en lui formulant ses règles. Ces dialogues, sans être piquans, ont tant de naturel et de laisser-aller, que depuis Maggi, toutes les fois que l’on a discuté en Italie sur la littérature populaire, on a rappelé cette abbaye imaginaire des Meneghini.

Maggi mourut en 1699. Il était secrétaire du sénat de Milan, professeur d’éloquence ; il imprima plusieurs ouvrages en italien ; Muratori et d’autres savans de l’époque parlent de Maggi avec beaucoup d’éloges. Sa vie fut si régulière, que son biographe n’a rien à dire.

Quelques années après la mort de Maggi, le gouvernement espagnol fut remplacé par la domination autrichienne : on entra dans une époque de paix et de bien-être matériel. En même temps on essaya de restaurer la littérature nationale, et la littérature milanaise commença à décliner. Dès les premières années du XVIIIe siècle, les poètes du pays s’en plaignent ; ils accusent les empiétemens de la langue italienne, et s’efforcent vainement de prolonger la vie des personnages de Maggi. Quand on arrive à Balestrieri, vers 1750, Mme Quinzia disparaît, Meneghino change d’entourage, les couvens n’occupent plus le fond de la scène. Balestrieri, en écolier respectueux, essaya de rajeunir le petit monde de Maggi, mais il n’y réussit pas. Si Maggi est monotone, Balestrieri est accablant ; le premier a peu de mouvement, l’autre est absolument immobile ; il ne s’occupe qu’à grandir des riens pour en faire des volumes. Des réceptions de religieuses, la naissance de quelque prince, les éloges de Marie-Thérèse, de Joseph II, des noces, des repas, des enterremens, des complimens aux nobles, au clergé, à l’archevêque de Milan, voilà les sujets de ses vers. Dans sa pénurie d’inspirations, Balestrieri ne sait pas même ce qu’il doit chanter : faute de mieux, il s’attache à parodier les vingt-quatre chants de la Jérusalem délivrée ; puis il met en vers des épigrammes, de petits contes qui couraient les rues depuis plusieurs siècles. Parini lui conseille de traduire Anacréon, aussitôt il se met à la besogne, et Meneghino cède la place au poète de Théos. Un jour le chat de Balestrieri mourut, ce fut l’occasion de ses meilleurs vers ; il écrivit sur cette mort une longue suite de poésies ; une foule de rimeurs de la Lombardie et même de Venise lui répondirent par une salve de sonnets ; on tint des réunions académiques sur ce grave sujet, on imprima même un recueil.

Le vieux type de la poésie milanaise, Meneghino, allait mourir, si par hasard un moine, le père Branda, professeur de rhétorique, ne se fût avisé de médire du patois, de la poésie et des dames de Milan ; ce fut le signal d’une croisade contre le malheureux pédant. Quelques littérateurs le secoururent, alors la guerre devint générale entre les défenseurs du patois et ceux de la langue ; on s’attaqua, on s’injuria, on écrivit une foule de satires, de dialogues ; on publia soixante-quatre pamphlets, et Dieu sait ce qu’on aurait imprimé sans l’intervention du gouvernement, qui coupa court au démêlé. Balestrieri fut le grand champion de cette polémique ; l’irritation faillit lui donner de l’esprit ; il reconstruisit l’abbaye de Maggi ; il y introduisit le nouveau personnage de Sganzerlone tout exprès pour ridiculiser son adversaire. Ce Sganzerlone est un gascon lombard ; il est comique par la vulgarité de ses idées, qui contraste avec la hauteur de ses prétentions littéraires ; il ne peut pas souffrir les trivialités de Meneghino ; il veut parler italien, mais son italien n’est que du milanais avec des terminaisons toscanes. Balestrieri fut si enchanté de cette caricature, qu’après en avoir tiré d’interminables plaisanteries dans ses dialogues de l’abbaye, il la reproduisit dans une comédie dont les personnages n’ont d’autre occupation, pendant cinq actes, que celle de dîner et de causer littérature chez un de leurs amis.

Qui le croirait ? malgré tous ses défauts, Balestrieri mérite qu’on le remarque. À force de feuilleter les quatre gros volumes de ses poésies, on trouve quelques vers élégans, quelques personnages habilement imaginés, une facilité toujours séduisante dans la moindre épigramme. Puis il y a un moyen de se réconcilier avec lui, c’est de le comparer à ses contemporains et à ses successeurs, à un abbé Pelizzoni, par exemple, qui a passé sa vie dans un village et n’a jamais eu d’autre soin que celui de satisfaire sa gourmandise. Pelizzoni aimait les bons dîners, et il s’est complu à les célébrer dans ses vers. Quelques bouffonneries de campagne, les niches que lui faisaient le curé ou le médecin de l’endroit, les flatteries de pique-assiette qu’il adressait à ceux qui lui envoyaient des invitations, quelques bouderies causées par de mauvais déjeuners, ce furent là tous les évènemens de sa vie. Un jour qu’il pleuvait, ses hôtes oublièrent de le faire reconduire en voiture : ce jour-là il écrivit six sonnets contre le procédé incongru de ses amis. Le bienheureux Pelizzoni ne s’aperçut de l’existence de Napoléon que par la cherté du sucre. L’ancien sénat de Milan le regardait néanmoins comme un esprit hardi, et dans une certaine société il passait pour un satirique redoutable. Les autres contemporains de Balestrieri n’étaient pas moins bornés ; un Zanoja est l’auteur d’une adresse envoyée au sénat de Milan sur la révolution de France ; il en est si effrayé, qu’il ne veut pas même qu’on s’arme pour lui résister. Un Tanzi, qui jouit d’une certaine renommée, n’est pas supérieur aux précédens.

En 1796, la révolution française déborda au-delà des Alpes ; elle bouleversa le vieux Milan de Maggi et de Balestrieri. Quand on fonda la république cisalpine les vieillards se demandaient qui gouvernerait Milan. Il n’y avait plus ni Espagnols, ni Autrichiens, ni Français ; c’était la fin du monde pour les bons bourgeois comme Pelizzoni et Zanoja. Mais, sous Napoléon, la révolution s’organisa ; elle passa dans les mœurs ; l’ancienne Lombardie disparut avec ses fiefs et ses couvens ; dix ans plus tard, on ne vit plus dans les idées de l’ancien régime qu’une lourde bouffonnerie. Charles Porta, le poète de la nouvelle génération, tourna en ridicule les vieilleries que Maggi avait prises au sérieux. Sans aucune arrière-pensée, sans faire de la politique, sans trop savoir ce que c’était que la poésie populaire ou la littérature classique, en bon employé napoléonien, Porta furetait les cachettes du vieux Milan ; puis, quand il avait découvert une marquise, un abbé, des nonnes, un Meneghino du vieux temps, il le disait à ses amis, et ses contes très simples étaient d’un comique irrésistible. Quinzia, la dame italo-espagnole de Maggi, joue un grand rôle dans la poésie de Porta ; Maggi l’avait respectée ; chez Porta, elle provoque le fou-rire. Rien de plus bouffon que ses jugemens sur Dieu, sur les prêtres, la canaille et les nobles ; voulant faire choix d’un chapelain, elle voit bientôt son hôtel se remplir de prêtres qui arrivent en souliers ferrés des campagnes les plus reculées pour solliciter la place vacante. L’insolence de la marquise, la grossièreté des abbés et des valets, produisent les effets les plus grotesques. Dans un autre conte, on voit la marquise entrer dans une église pour vouer à la colère de Dieu les gamins et les gens du peuple qui n’ont pu s’empêcher de rire en la voyant tomber de voiture ; sa courte prière, prononcée dans un baragouin italo-milanais, est un chef-d’œuvre. Le bon Maggi était dévot, il adressait ses vers à des religieuses, à des prêtres ; Balestrieri ne tarissait pas en éloges sur monseigneur l’évêque et le haut clergé ; Porta transporta tous ces personnages dans ses contes. Des prêtres aux gages des marquises et obligés de dire la messe en quinze minutes, de porter des fagots, des paniers, et d’aller chez la modiste ; des abbés mangeurs, buveurs, qui jouent trois jours d’avance les profits des funérailles, ou qui entremêlent les versets latins des psaumes de propos grivois ; des nonnes supprimées entourées de vieux bourgeois et de dévots ; des prêtres animés d’une colère burlesque contre la France et les incrédules, d’autres qui raisonnent à perte de vue sur la corruption du siècle et mettent sur la même ligne les scandales de Rome, les écoles lancastriennes, les grands crimes, le romantisme et le libéralisme : voilà les types ridicules que Porta se plaît à mettre en scène. Puis vient le cauteleux Meneghino, fort embarrassé par la présence des soldats français ; il se dédouble dans les deux personnages de Jean Bongé et de Marchionn-Cagneux ; le premier est la création de Porta, le second est tiré des dialogues de Maggi et de Balestrieri. Jean est un ouvrier très poltron : quand le soir, en rentrant chez lui, il rencontre une patrouille, c’est pour lui un grand évènement. Il est marié, sa femme est jolie ; le poète ne dit pas si elle est honnête, mais le pauvre Jean se rencontre toujours avec des dragons français qui rôdent sous sa fenêtre, et, victime de sa simplicité, il n’attrape que des coups quand il essaie de faire des remontrances. Marchionn-Cagneux est encore plus malheureux ; sa femme est liée avec la moitié des soldats de la garnison, et finit par le quitter pour suivre un régiment de cuirassiers. N’est-ce pas là le vieux Meneghino devenu ouvrier ? Il est toujours niais et honnête, et le poète s’en est si bien moqué, que quelques-uns lui reprochent encore ses railleries comme un défaut de patriotisme.

Pour que rien ne manquât à son rôle traditionnel de poète milanais, Porta fut attaqué par un écrivain du parti national, par une espèce de père Branda qui dans le temps était fort admiré des puristes italiens. Ce littérateur écrivait dans la Bibliothèque italienne, et déversait le blâme et la réprobation sur les poésies milanaises ; c’était, selon lui, une souillure pour la langue italienne. Porta lui répondit par une douzaine de sonnets, et le malheureux critique devint aussi ridicule chez le peuple qu’il était célèbre dans le monde littéraire. Les succès de Porta furent immenses : ses poésies sont encore lues dans toute la haute Italie, on les sait par cœur, et cependant on les relit toujours. Ses conceptions ne sont pas vastes, il n’a écrit que des contes ; mais il a déployé un talent admirable dans les détails de ses récits. Entre ses mains, le patois, jadis lourd et traînant, est devenu vif, mordant, incisif ; personne n’a connu mieux que lui les traditions du pays et toutes ces intraduisibles nuances qui jouent un si grand rôle dans la langue familière d’une population. Ses caricatures sont devenues des types, ses ennemis ont été couverts d’un ridicule ineffaçable ; le vieux langage italo-milanais de l’aristocratie n’a pas résisté à sa satire ; après lui personne n’a plus osé s’en servir, et bien des vieilleries qui auraient tenu devant des volumes in-folio ont disparu devant une simple raillerie de Porta. Bref, pendant vingt ans, sans s’en douter, il a été l’écrivain le plus influent de la Lombardie ; tel est néanmoins le respect qu’imposent les grandes traditions, que, malgré ses boutades contre les puristes, il aurait donné tous ses vers pour la moins applaudie des productions italiennes.

Porta mourut en 1821, sept ans après la restauration autrichienne qu’il accepta de bonne grace. Il vit ce qui restait du vieux régime se ranimer à l’époque des désastres de l’empire, il vit la vieille populace se lever pour se ruer en masse sur Prina, ministre du parti français, le traîner dans les rues et l’assommer à coups de parapluie. Un des amis de Porta a réuni pour ainsi dire tous les personnages qu’il avait persifflés, il a évoqué dans le récit d’une vision cette foule rétrograde qui s’était attelée au cadavre du ministre ; mais la Lombardie française avait fini, et l’ironie de Porta se perdait au milieu d’un frémissement d’indignation qui annonçait de nouvelles tendances. Le patois commençait à devenir sérieux, quelques années plus tard on oubliait les caricatures et les plaisanteries, et la littérature populaire était renouvelée entièrement par la simple apparition d’une petite nouvelle de Tomaso Grossi.

Laissant de côté la satire, Grossi a demandé à sa langue la révélation de ce qu’il y a de plus noble et de plus digne au fond du caractère lombard. Cette ancienne bonhomie, cette intimité bienveillante qui fait du domestique l’ami, le conseiller du maître, cette douceur inaltérable qui distingue les Milanais, tout cela s’est animé d’une manière sérieuse et touchante dans la nouvelle de Grossi. Le sujet en est simple. Une jeune fille est aimée par un officier italien qui doit l’épouser ; mais l’officier est obligé de partir avec l’armée française pour la guerre de Russie. La jeune fille, presque folle de douleur, s’enfuit de la maison paternelle, le rejoint sur la route ; puis, arrêtée par une honte invincible, elle n’ose se faire connaître, et le suit de loin sans jamais le perdre de vue. Ils avancent avec l’armée, une secrète terreur s’empare de la jeune fille au milieu de cette immense réunion d’hommes qui grossit à chaque station ; elle sent qu’elle approche d’une catastrophe. En effet, son amant est tué à la bataille de la Moscowa, et elle revient mourir de chagrin entre les bras de sa mère. Grossi a écrit sa nouvelle en patois et en italien : cette comparaison silencieuse a humilié la langue bien plus qu’une polémique ; le patois seul a eu la force de faire verser des larmes. Grossi aurait pu renouveler la littérature populaire ; mais il a foulé aux pieds sa couronne de poète milanais, pour devenir le second poète de l’Italie, et c’est le seul auteur qui se soit surpassé en abandonnant le patois pour la langue générale. Comme poète italien, il n’appartient plus au cadre que nous nous sommes tracé ; nous nous bornerons à rappeler que tous ses ouvrages présentent un souvenir confus de sa nouvelle : l’image de cette jeune fille éplorée se retrouve dans les meilleures pages de son roman, dans son poème, et dans les plus belles stances de son Ildegonda. Tel est, d’ailleurs, le caractère de la littérature italienne depuis deux siècles ; en perdant l’appui de l’ancienne unité classique, elle se retrempe dans les traditions locales. Tassoni a chanté la guerre héroï-comique de deux villes italiennes ; Charles Gozzi et Goldoni sont toujours Vénitiens, même dans leurs ouvrages italiens ; le chef-d’œuvre de Parini est un poème satirique sur les occupations des grands seigneurs de Milan ; la révolution romantique s’annonça en Italie sous le nom d’école lombarde ; les Fiancés, de Manzoni, et les ouvrages de Grossi, sont des productions entièrement lombardes, et l’influence de cette école va jusqu’à imposer à la langue italienne les phrases et les tournures des patois de la Lombardie.

Les deux littératures de Naples et de Milan offrent des analogies et des différences frappantes : d’abord elles commencent en même temps, au XVIIe siècle ; mais l’une est hardie, variée ; l’autre, bornée et monotone ; l’une s’élève jusqu’à l’ode et au poème, elle sait de plus se servir de la prose ; l’autre ne produit que des contes, quelques scènes dialoguées, et ne se soutient que par le vers. Au XVIIIe siècle, il y a décadence dans les deux pays ; Capasso est le pendant de Balestrieri : l’un traduit Homère, l’autre le Tasse. Au XIXe siècle, on remarque des deux côtés un changement de direction. Naples obéit à l’influence italienne et se tait, Milan reprend de nouvelles forces sous la domination française. C’est que Milan corrompt l’italien, Naples ne fait que l’exagérer ; le milanais ressemble beaucoup au patois du Dauphiné, il accepte les mots français ; le napolitain ne fait que violenter la phrase italienne. Aussi les poètes napolitains ne raillent-ils presque jamais la langue nationale, tandis que Milan lui fait une guerre méthodique. Enfin Naples, véritable capitale, a écrasé les idiomes des provinces ; à Milan, la centralisation a été faible, peut-être à cause des antécédens historiques de la ligue lombarde. Bergame et Brescia se dérobent à l’influence lombarde pour se rallier à Venise ; à Lodi, Lemene imite librement les comédies de Maggi ; dans d’autres villes, les patois sont fortement colorés et résistent en quelque sorte à la capitale.


Turin et Bologne sont les limites les plus reculées de l’influence milanaise. Turin pressé entre la Lombardie et la France, a eu beaucoup de peine à garder un patois. Le plus ancien poète du Piémont, Aglione, a mêlé dans son recueil de l’italien, du milanais, du latin, des vers macaroniques, du français et du patois piémontais d’Asti. Ses poésies sont naïves et grossières ; le caractère en est indécis, il reflète la double influence de Milan et de la France ; quelques-unes de ces petites pièces offrent une légère trace de l’ancienne galanterie provençale. Le recueil d’Aglione a été imprimé en 1515 : on y remarque un dialogue franco-turinois entre un chevalier français et une dame du pays, qui ne sait pas résister aux promesses et aux sollicitations de l’étranger. Trois siècles auparavant, un troubadour avait écrit un dialogue sur le même sujet en provençal et en italien. — Plus tard, avec l’agrandissement de la maison de Savoie, le Piémont s’étendit aux dépens du Milanais, et il se forma une littérature originale. À Turin, on vante beaucoup les vers d’Isler, de Calvi et de Pipino ; mais ils n’offrent rien de remarquable, si ce n’est un langage saccadé qui n’est ni italien, ni français, ainsi qu’une gaieté brusque et concentrée qui ne peut être goûtée qu’à huis-clos dans les maisons turinoises. Probablement le voisinage de la France a gêné la poésie piémontaise. À l’époque de la domination française, la succession des poètes piémontais fut interrompue. En 1814, le Piémont redevint italien, et, faute d’une puissante centralisation nationale, la poésie populaire se montra de nouveau, mais elle circula inédite, elle craignait les espions et les carabiniers[3]. Gerolamo Gianduja est la caricature plébéienne du Piémont ; c’est un pauvre rustre très gai, très satirique, habituellement domestique, mais rompu à tous les métiers ; il suit même les chevaliers errans, et il est très respectueux envers ses maîtres, envers les fées, envers tout ce qui a l’air comme il faut. Jusqu’à présent le pauvre diable a été dédaigné par les poètes, et il est encore sur les tréteaux à l’état de simple marionnette.

Le patois de Bologne est le plus plaisant de l’Italie : il consiste dans une abréviation burlesque du milanais, auquel il donne une certaine force comique en ne conservant presque de chaque mot que les consonnes ; il dit, par exemple, spnzes, sgner, cnossù, au lieu de spingere, signore, conosciuto. Dante a fait les plus grands éloges de ce dialecte : « Il se mêle, dit-il, aux patois d’Imola et de Ferrare, il a la légèreté de l’un et la faconde de l’autre ; il tient aussi aux langues lombardes, et il sait s’emparer de ce qu’il y a de mieux dans les pays qui l’environnent. » En effet, le patois de Bologne s’est toujours montré habile à profiter des travaux des poètes lombards, sans rien perdre néanmoins de son originalité. Les philologues bolonais ont toujours fait cause commune avec les Lombards, et presque aux portes de Florence, ils ont toujours défendu leur indépendance contre la langue italienne avec une grande ténacité. — Au moyen-âge, Bologne se décernait le titre de docta. Vers la fin du XVIe siècle, cette épithète devint une injure en se personnifiant dans la caricature du docteur Gratien. Ce personnage est un bavard qui fait toujours de l’érudition à rebours, sans manquer d’un certain savoir-faire d’avocat ; les sentences dont il farcit ses discours ne l’empêchent pas de voir clair dans ses affaires. La poésie bolonaise a tiré presque toute son originalité de ce caractère du docteur Gratien ; il a été le Meneghino de Bologne.

Le premier poète bolonais qui mérite qu’on le distingue est J. César della Croce[4], pauvre serrurier qui avait quatorze enfans, et qui écrivit quatre cents brochures. Toutes les bouffonneries, toutes les traditions burlesques du pays, toutes les petites anecdotes de carrefour, tous les contes de gourmands, tout ce qu’il y avait de ridicule et de piquant dans Bologne a passé entre ses mains, et il est encore l’Homère des bonnes et des enfans. Son chef-d’œuvre est le conte de Bertoldo, qui a fait le tour de l’Italie, plusieurs fois traduit en italien et en différens patois. Bertoldo était le sage du roi Alboin, ou plutôt c’était le docteur Gratien de sa cour. Quand on le bannit des terres longobardes, il revient aussitôt sur une charrette de sable étranger ; quand on lui défend de paraître à la cour, il s’y présente, caché derrière un crible ; c’est en cela que consiste sa sagesse. On lui a donné deux fils, Bertoldino et Cacasenno ; le premier est le Gribouille italien ; renchérissant sur la finesse du père, il se jette à l’eau pour se sauver de la pluie. Cacasenno exagère la sagesse de Bertoldo avec une pédanterie doctorale. Les deux frères ne sont qu’une exagération de la caricature de Gratien ou de Bertoldo. Évidemment, cette trilogie comique n’est que l’histoire du bouffon d’un roi longobard, défigurée d’après le génie et les traditions de la populace bolonaise.

Croce n’a pas toujours écrit en bolonais ; son histoire de Bertoldo a été rédigée en italien ; mais ses contes lui furent inspirés par sa ville natale, son style se ressentit de l’influence du patois, et, quand il abandonna l’italien, il ne fit que suivre la direction des idées populaires qui juraient avec la langue italienne.

Scaligero della Fratta, successeur de Croce, a continué la guerre du patois bolonais contre la langue italienne ; il a écrit une bonne comédie, une foule de bouffonneries et un long plaidoyer en faveur du patois de son pays contre l’italien. Cette apologie est le plus singulier ouvrage que nous aient légué les littératures populaires ; l’auteur y démontre l’adresse, l’industrie, l’antiquité, la noblesse des Bolonais ; il rapporte une quantité de vers, de sonnets, de lettres ; il met en scène les caricatures italiennes. « Pantalon, dit-il, est négociant, le Napolitain est capitaine, le Romain est gentilhomme ; mais Gratien, Gratien est savant, il doit donc avoir le pas sur tous les Italiens. » Scaligero développe presque toujours sa pensée sous la forme de la description ou du dialogue ; à la suite d’une proposition pédante, il place un conte ; à la fin d’un madrigal, il pose un axiome, et, à force de proverbes et de bons mots, il finit par se faire lire d’un bout à l’autre, malgré la bêtise réelle ou simulée de son livre. Sa conclusion est que le bolonais est supérieur à l’italien ; elle est d’ailleurs énoncée dans le titre de l’ouvrage : Discorso di Camillo Scaligero della fratta qual prova che la favella di Bologna precede ed eccede la Toscana in prosa ed in rima. Après Scaligero, le patois se développa avec plus de vigueur, et les attaques contre la langue italienne furent renouvelées avec plus d’impertinence. Montalbani et Bumaldi voulurent imposer à cette langue la domination des patois de Bologne et de Milan, mais ils se placèrent à un point de vue italien, ils voulurent transporter les phrases bolonaises dans le dictionnaire de la langue nationale, ils prirent au sérieux les plaisanteries de Scaligero, ils eurent l’impudence de citer Dante, et leur prose italienne, farcie de citations stupides, offre les ridicules et non le bon sens satirique du docteur Gratien.

Le troisième poète de Bologne est Lotto Lotti ; il fleurissait en 1685 à l’époque où l’on commençait à restaurer la littérature italienne. Il n’a pas la spontanéité de Croce ; au lieu d’inventer les caractères, Lotti donne toute son attention aux détails ; au lieu de s’emparer des traditions lombardes, il imite le Milanais Maggi. Lotti ne conserve l’originalité bolonaise que lorsqu’il trace des caricatures doctorales ; ainsi, sa meilleure pièce de vers est un dialogue intitulé l’Avocat, et, dans un petit poème de commande sur le siége de Vienne, l’auteur n’est vraiment inspiré que pour nous montrer Mahomet en queue poudrée et en besicles, faisant les affaires de Pluton avec l’obséquiosité de l’avocat bolonais. Lotti est mort dans le plus complet dénuement, laissant au théâtre italien un répertoire détestable de drames et de comédies.

De 1650 à 1750, la poésie bolonaise a produit des parodies de l’Énéide et de la Jérusalem délivrée, beaucoup de contes, une foule de nouvelles en vers, en prose, écrites quelquefois dans un italien fort corrompu ; ce furent des productions insignifiantes, où vint s’éteindre toute cette famille d’amusantes caricatures qu’avait créée l’imagination de J. César della Croce. À la fin du XVIIIe siècle, on ne trouve plus qu’un dernier poème écrit dans l’intention avouée de tourner en ridicule l’ancienne république de Bologne, pour faire l’apologie du saint-siége. Casali[5], qui est l’auteur de ce poème, a évoqué les Lambertazzi, les Geremei, la mythologie, la magie, la religion ; il a fait un pêle-mêle de créations bouffonnes et de traditions chevaleresques ; et, malgré toute la peine qu’il s’est donnée, il n’a réussi qu’à marquer le dernier terme de la poésie bolonaise.


Naples, Venise, Milan et Palerme sont les quatre centres de la poésie populaire en Italie. Nous avons parlé des trois premiers. Palerme est le plus important de ces centres après Venise. À part ses poésies burlesques qui sont nombreuses, la Sicile a eu trois époques littéraires : l’époque féodale, dont il reste encore des chants populaires et des traditions confuses ; l’époque classique du XVIe siècle, qui produisit Veneziani et une foule de poètes, et qui fut comme un développement sicilien de la poésie provençale ; la troisième époque commence au XVIIe siècle avec la décadence italienne, et finit au XIXe siècle avec les poésies de Belli. Dans cette période, qu’on peut appeler pastorale, la Sicile renouvelle la gloire de Théocrite, comme si elle était la patrie éternelle de l’idylle. Mais nous devons borner, cette fois, au continent italien notre revue des littératures populaires, et, pour la compléter, nous ajouterons quelques mots sur Gênes, Rome et Florence. Les poètes peu nombreux d’Ancône, de Ferrare, du Frioul et d’autres pays n’offrent absolument rien de remarquable, si on excepte leur invariable coïncidence avec l’époque de la décadence italienne[6].

Bien que Gênes soit à peu de distance de Turin, de Milan et de la Toscane, son idiome se détache brusquement des patois qui l’entourent. On ne le comprend qu’avec peine ; il est plein d’ellipses, de phrases proverbiales ; joignez à cela une prosodie qui change en ego toutes les terminaisons, et des conjugaisons qui estropient tous les verbes italiens. En Italie, on dit que Dieu a oublié de donner une langue aux Génois, et qu’ils en ont inventé une à leur fantaisie. Dante disait que, si on ôtait l’x aux Génois, ils deviendraient muets. Varchi, en 1550, ne les croyait pas capables d’écrire un seul sonnet. Cependant ils eurent leur littérature, qui fut comme une imitation déguisée de la poésie de Pétrarque. Mais, après 1650, on ne trouve plus un seul poète génois digne d’être cité.

La courte période de la poésie génoise peut être divisée en deux époques. Foglietta, Zabatta, Dortona, Villa, Spinola, Casero, appartiennent à la première ; Cavalli remplit seul la seconde. Les poètes de la première époque sont brillans, pleins de similitudes hasardées ; ils comparent leur belle au marbre, à la neige, au gazouillement du serin, aux éclairs qui embrasent le ciel, au vent qui agite les arbres, aux étoiles, à la mer, etc. On dirait qu’ils veulent imiter ces architectes de leurs églises qui ont cherché à produire avec le marbre les effets de la tapisserie. Cavalli est plus pur et plus élégant. Voici quelques-unes de ses strophes : « Ver luisant, étoile chérie, petite et brillante, où vas-tu ? Pourquoi si étincelante ? Est-ce de colère, est-ce d’amour ? Ce rayon de lumière est-il le guide qui t’éclaire dans tes voyages, ou le signal qui appelle ton amie ? Est-ce du feu ou quelque chose qui y ressemble ? Non, ce n’est pas du feu ; tu ne brûles pas, tu voles, tu nages dans l’air, tu crois être dans le ciel. Oh ! bienheureux que tu es ! Et moi, je meurs d’amour, je brûle toujours et sans espoir. Ver luisant, arrête, donne-moi une étincelle de ton feu, il pourra luire sans me tuer, il pourra se montrer aux yeux de la belle qui cause mon malheur et ne veut pas me croire. »

Le dialecte de Rome se rapproche beaucoup de l’italien, par conséquent il compte très peu de poètes : ses meilleurs écrivains sont Perresio et Bernieri, qui florissaient au XVIIe siècle. Des descriptions de fêtes populaires, des récits de querelles, de rixes, de combats, tels sont les sujets que traitent ces deux poètes. Ou trouve dans leurs vers une férocité toute romaine, une couleur locale à laquelle on ne saurait se méprendre ; à ces coups de couteau donnés et rendus sans mot dire, on s’aperçoit qu’on est au milieu de l’Italie ; c’est une poésie joyeuse, mais grossière et tachée de sang. Perresio a chanté la fête de Mai en faisant intervenir la féerie au milieu des jeux et des querelles populaires ; les descriptions de ce poème sont vives et hardies ; toute la plèbe romaine y est mise en scène avec ses mœurs et son irascibilité barbare. Bernieri a publié le Meo Patacca, poème qui se rattache indirectement à la délivrance de Vienne assiégée par les Turcs. Meo Patacca, le héros de Bernieri, est le bravo de Rome, fier, vaillant, se faisant justice de ses propres mains, dominant la canaille par sa hardiesse ; il est l’ame des émeutes, il peut soulever la populace contre le quartier des Juifs, il peut l’apaiser et lui prêcher la modération. Au reste, Meo Patacca n’est pas une simple caricature ; le fond de ce type est à demi sérieux ; la plèbe de Rome n’a presque pas de types purement bouffons. Pasquino et Marforio ne sont pas de la famille d’Arlequin et de Polichinelle : ce sont deux expressions heureuses d’une satire plus élevée ; le plus souvent on les fait parler en italien ou même en latin. C’est à l’époque du conclave que les épigrammes de Pasquino et de Marforio se multiplient, et c’est aux cardinaux surtout qu’ils s’attaquent. Un historien du XVIIe siècle, Gregorio Leti, originaire de Bologne, est peut-être l’écrivain qui a mis en scène ces deux types célèbres avec le plus de bonheur ; mais il écrivit ses satires en italien, et on n’y remarque aucune trace des influences locales, si ce n’est cette causticité propre à la population romaine, dont on chercherait en vain un exemple dans le reste de l’Italie.

Le dialecte de Florence ou de la Toscane est celui qui approche le plus de l’italien, mais il en est séparé par des différences assez fortes pour avoir pu se créer une littérature originale. Baldovino a publié une lamentation amoureuse qui, de l’aveu des critiques, dépasse tout ce que la langue italienne a produit dans le même genre : incapable d’écrire même de médiocres vers en italien, il fut le plus grand poète de la littérature florentine. Laurent de Médicis, Pulci, Berni, Simeoni, Doni, Cicognini, Michel-Ange Buonarroti (fils du peintre), Becco da Broggi (pseudonyme), Laurent Lippi, ont également écrit en florentin ; nous omettons de compter quelques traducteurs du Tasse et de Boccace. Lippi a écrit un des plus beaux poèmes héroï-comiques de l’Italie. Laurent de Médicis, Pulci, Simeoni, Doni et Cicognini ont publié des stances rustiques ; Berni et Buonarroti ont composé des comédies champêtres ; Broggi a adressé des stances aux dames de Florence, et Moniglia s’est servi du patois dans quelques-uns de ses drames. En général, la poésie florentine ressemble à celle de Padoue ; peu enjouée, peu railleuse, elle parle d’amour avec une naïveté villageoise également éloignée des rêveries chevaleresques de la Sicile et de la bizarrerie vénitienne. La poésie de Padoue est la pastorale de Venise ; la poésie de Florence peut s’appeler la pastorale de l’Italie.


Si, dans tous les coins de l’Italie, il y a des patois et des littératures locales, si même, en Toscane, on trouve un dialecte qui se distingue de l’italien, quel est donc le pays où l’on parle la langue de Dante ? Qu’est-ce que la langue italienne ? Voilà le double problème qui reçoit une double solution dans l’histoire d’Italie, et qui divise toute la littérature de la Péninsule en deux partis, l’un italien proprement dit, l’autre florentin ou toscan. Pour les uns, la langue italienne se recrute dans les phrases de tous les patois, et ils la considèrent ouvertement comme une langue conventionnelle, qu’on ne parle nulle part, et qu’on doit étudier dans les écrivains qui l’ont faite. Les Florentins soutiennent que la langue italienne n’est autre chose que la langue toscane, et que l’introduction des phrases lombardes, vénitiennes, napolitaines, etc., est le plus absurde attentat contre la pureté de la langue. Ces deux partis ont déchiré la littérature italienne depuis Dante jusqu’à Monti ; ils ont commenté, jugé, classé tous les écrivains d’après leurs sympathies, et ils se sont toujours combattus avec l’acharnement des haines guelfes et gibelines.

Le parti florentin a été le plus actif ; c’est lui qui a mis le plus de suite dans ses travaux et le plus d’obstination dans sa polémique. Les grands écrivains d’Italie, suivant lui, sont sortis de Florence ; Dante, Boccace et Pétrarque sont Florentins. Florence est l’Athènes de l’Italie, la ville où le peuple parle le langage des grands hommes, la ville qui a pris l’initiative de la littérature italienne ; c’est donc à Florence de veiller sur la pureté de la langue, de prononcer sur le mérite des écrivains, de faire le triage des mots, des phrases, et de fixer le dictionnaire de la nation. Qu’est-ce qu’une langue mort-née qu’on ne trouve que dans les livres, et qui prétend sortir de tous les dialectes d’Italie ? S’il n’y a personne qui la parle, où prend-elle les règles qui lui servent à corriger les barbarismes et les idiotismes de ses patois ? On dit que ce travail d’épuration se fait à la cour, que la langue italienne est aristocratique et courtisanesque. Mais c’est précisément à la cour que les langues se corrompent par le contact des étrangers, et qu’elles perdent toute la naïveté et la force populaires. — D’après ces idées, au commencement du XVIIe siècle, on a fait le Dictionnaire de la Crusca, grand lit de justice, où l’on a jugé les meilleurs écrivains de la nation avec une petitesse incroyable, et où les plus insignes pédans de l’Italie ont mis à la porte le Tasse, et ont daigné, après quelque hésitation, accepter Machiavel. Plus tard, l’académie a été forcée de revenir sur son ouvrage ; elle s’est beaucoup relâchée de sa ridicule sévérité, mais elle n’a jamais abandonné ni les idées étroites, ni les préjugés des premiers collaborateurs. Buammatei, Tolomei, Bembo, Dolce, Varchi, Lenzoni et Salviati ont été les défenseurs les plus remarquables du parti florentin.

Le parti italien n’a pas eu de centre, mais il a été fort nombreux ; il a réuni tout ce qu’il y a de plus national en Italie. L’opinion que soutient ce parti a été formulée par Dante, dans le petit traité dell’eloquenza vulgare, qui est considéré comme la charte nationale de la langue italienne. C’est là que Dante a passé en revue les quatorze langues italiennes ; c’est lui qui le premier les a condamnées, et depuis elles sont descendues au rang de patois. Il a mis celle de Florence au même niveau que celles de Bologne et de Milan ; il a trouvé le langage de la Toscane non moins défectueux que celui de la Lombardie ou de la Pouille, et il en a conclu qu’il fallait une langue noble, aulique, courtisanesque, générale, pour créer une littérature commune à tous les peuples italiens. Trissino reproduisit ce système avec les détails qui étaient nécessaires pour tenir tête aux prétentions florentines ; il travailla surtout à démontrer que Dante, Pétrarque et Boccace appartiennent à l’Italie, et non pas à la Toscane. Calmeta et Castiglione renouvelèrent la pensée de Dante avec quelques modifications. Muzio s’en empara avec plus de conviction et de grandeur. Il est outré d’abord de la hauteur des Florentins, qui veulent donner le nom de Florence à la langue italienne, tandis que les véritables capitales, comme Paris, Londres, Madrid, n’ont jamais donné leur nom à aucune langue. Ensuite, il voit dans la littérature du XVIe siècle la réalisation de la pensée de Dante. Sanazzaro, Dolce, Trissino, Caro, Molza, le Tasse, l’Arioste, et d’autres écrivains, que l’Italie avait acceptés comme de grands hommes, ne sont pas de Florence, n’ont pas écrit en florentin ; ils n’appartiennent à aucun patois, et cependant ils planent sur toute la nation. Que faut-il de plus pour démontrer qu’il y a une langue italienne en dehors de la Toscane, puisée dans les patois de l’Italie et consacrée par le génie des écrivains ? Au XVIe siècle, le latin était encore la langue des sciences, et méditait des réactions contre l’italien. Muzio le combat avec des idées populaires qu’on ne s’attend pas à trouver dans un Italien du XVIe siècle ; persuadé que la langue italienne est une conquête nationale, une puissante arme intellectuelle, le véritable levier de la pensée moderne, il veut la faire accepter au nom de la civilisation, et il lutte avec un égal acharnement contre les prétentions de Florence et contre les empiétemens du latin. — D’ici à quelques siècles, dit-il en finissant, il y aura une autre révolution ; alors les peuples parleront de nouvelles langues, et les savans habitués à l’usage de l’italien refuseront de les reconnaître ; ils voudront imposer aux idées nouvelles le joug de la vieille langue. Mais cette révolution s’accomplira comme la première, et les hommes nouveaux qui plaideront la cause de leur langage trouveront dans le patrimoine antique de l’italien de quoi s’autoriser dans leurs innovations. En voyant nos combats contre le latin, ils apprendront à combattre l’italien. C’est ainsi que les hommes supérieurs se donnent la main à travers les révolutions.

Après Muzio, Beni, Salvini et une foule de philologues harcelèrent le parti florentin, en dirigeant leurs efforts contre l’académie de la Crusca ; la polémique s’est prolongée jusqu’à Monti, le dernier qui ait reproduit la pensée de Dante. Monti a rendu de grands services à la langue italienne ; il a fait le procès au dictionnaire de Florence, il en a dévoilé les bévues, les étourderies, et il a proposé des améliorations incontestables. Malheureusement il avait la prétention d’être le Dante ingentilito, c’est comme qui dirait Homère fashionable. Il était entiché de cette littérature à la Pompadour qui dénaturait Shakspeare pour en tirer de petits drames de salon. Pour lui, la langue noble, la langue de cour, fut donc une langue de jolies phrases classiques. De là sa morgue aristocratique contre le peuple de Florence, et son aveugle mépris pour les inspirations les plus naïves et les plus populaires de la langue italienne. Perticari, gendre de Monti, se chargea de développer les erreurs de son beau-père ; il alla ferrailler contre les écrivains florentins du XIIIe siècle, sans se douter qu’il devait quelque respect à une langue qui avait été parlée par le plus civilisé des peuples italiens.

Vers le commencement du XVIIIe siècle, il se forma un troisième parti, qui n’était ni italien ni florentin. De l’avis des écrivains de ce parti, l’Italie devait avoir, à l’exemple de la France, une langue logique, dégagée, vraiment moderne, populaire sans s’appuyer sur les écrivains du XIIIe siècle, et noble sans tomber dans les tournures prétentieuses. Baretti et d’autres s’impatientèrent de toutes les discussions des Florentins et des Italiens, et citèrent les dictionnaires français, anglais et espagnols, pour montrer ce que c’est qu’une langue vivante qu’on doit parler sans étude et écrire sans difficulté. En apparence, ce parti était le plus raisonnable ; mais il avait le tort d’être trop préoccupé des langues étrangères et de ne pas comprendre les différences qui séparent la littérature florentine de l’italienne, différences qui se reproduisent dans les mots, dans les phrases et dans les moindres détails du style ; il avait aussi le grand tort de vouer au ridicule des questions qu’avaient posées des hommes de génie, et qui s’étaient renouvelées à chaque époque de l’histoire italienne. De plus, il était anarchique, car il s’adressait au raisonnement individuel pour accomplir une révolution soudaine dans la langue. Qu’a-t-il produit ? D’aigres boutades contre les pédans, et des prosateurs pleins de gallicismes. Ses poètes ont échoué, parce qu’improviser une langue était au-dessus de leurs forces. Goldoni n’a rien gagné à se moquer des Florentins, et même à présent ceux qui suivent la méthode facile de Goldoni ne peuvent, s’ils sont pressés par l’opposition, que se jeter dans le parti florentin ou dans l’italien.

Il va sans dire que c’est la civilisation qui doit décider les questions de langue et de nationalité. Au XIIIe siècle, elle allait les résoudre au profit de l’Italie, ou plutôt de la Sicile ; alors la langue italienne avait son centre à Palerme, et on l’appelait langue sicilienne sans chicaner. Vers la moitié du XIIIe siècle, la Sicile vit sa mission accomplie ; la Toscane s’empara de la suprématie littéraire ; Dante, Pétrarque et Boccace élevèrent Florence au rang de capitale, et les villes de la Péninsule n’osèrent pas même attaquer cette prétention au nom des droits que leur avait octroyés Dante. Au XVIe siècle, ce fut le tour de l’Italie. La langue toscane, en se répandant dans les autres états, subit la double influence des patois et du latin. Ainsi généralisée, renouvelée par des tournures classiques et cultivée à la cour, cette langue se trouva en harmonie avec la littérature de la renaissance, littérature en même temps ancienne et moderne, nationale et savante. Florence plia devant ce mouvement italien. Varchi assure que de son temps, en Toscane, on n’osait plus lire un auteur florentin. Encore enfant, il avait été réprimandé pour avoir été surpris un Pétrarque à la main. Si un grand prince, marchant sur la trace des Borgia, eût improvisé cette unité nationale que la France et l’Espagne ont obtenue dans le cours des siècles et par l’organisation féodale, nul doute que cet homme n’eût tranché pour toujours la question de la langue italienne. Mais ce miracle ne se fit pas, l’Italie tomba sous la domination espagnole, et Florence profita habilement du revirement pour reconquérir, à force d’intrigue, ce qu’elle avait perdu par défaut de génie. Avant le XVe siècle, Florence avait donné trois grands hommes à la nation, Dante, Pétrarque et Boccace ; cette fois elle donna un mauvais dictionnaire. À l’époque de Pétrarque, elle s’était trouvée inopinément la capitale littéraire de l’Italie ; au XVIIIe siècle, en voulant s’attribuer le monopole de la langue italienne, elle hâta l’indépendance des patois. On ne peut voir sans étonnement l’unanimité avec laquelle plusieurs centaines de poètes, écrivant en patois et dispersés dans toutes les parties de l’Italie, les uns à l’insu des autres, ont tous affecté de donner le nom de langue de Florence à la langue italienne. La logique instinctive de la poésie est infaillible. Les poètes des patois, par une déférence sans bornes envers cette Florence si odieuse aux défenseurs du parti national, ne faisaient en réalité que saisir le moyen le plus sûr pour se débarrasser de la langue italienne. En reléguant l’italien à Florence, ils s’assuraient le droit d’écrire dans leur langage. Ainsi quatre fois l’Italie s’est efforcée de résoudre le problème de sa langue, et quatre fois elle a interrompu son travail pour changer de voie.

Chacun des trois partis qui se disputent la gloire de donner une langue à l’Italie mérite un reproche particulier. Ainsi, la langue toscane est d’un usage circonscrit, la langue italienne manque absolument de popularité ; c’est une langue qu’on ne parle pas. La langue moderne ne relève ni des livres ni des localités, elle n’a pas de traditions nationales et ne peut pas se défendre des gallicismes. Aucun des trois partis ne possède donc encore le moyen de résoudre la question.

C’est quelque chose de bien triste que cette querelle qui commence avec Dante et qui n’est pas encore près de se vider, et nous n’avons indiqué que le côté poétique de ces tracasseries sur des riens, dont cependant se composent la langue, le style, l’analyse même de la pensée. Nous avons passé sous silence les divisions intérieures des villes de la Toscane, les dissidences entre Dolce et Bembo, les variantes infinies des philologues qui, en proclamant leur zèle pour la cause de la langue nationale, gardent toujours un secret penchant pour le patois de leur ville natale. Nous n’avons pas rappelé la déplorable impertinence de quelques villes qui ont proposé à la langue les phrases les plus impures de leur patois ; les criantes injustices des pédans envers les hommes de génie, et les in-folios où l’on a disséqué mot par mot, phrase par phrase, les nouvelles de Boccace, les terzines de Dante, les stances du Tasse, etc. Les Italiens n’ont pas permis à un seul écrivain d’avancer d’un pas, d’un mot, sans le forcer à rendre raison de ses libertés devant trois ou quatre opinions ; ils ont verbalisé sur tout et à toutes les époques. Le Tasse a refait sa Jérusalem délivrée pour apaiser les critiques, et Dante lui-même a été obligé d’analyser et de justifier la langue qu’il avait parlée dans ses momens d’inspiration. Or, que l’on imagine cette Péninsule divisée en quatorze parties, partagée entre l’italien, le florentin et les patois, livrée à des chicanes qui ont leur source entre Florence et la Toscane, qui se propagent de la Toscane à l’Italie, puis se multiplient entre l’Italie et chacun de ses états qui réclame l’indépendance de son langage ; et au-dessus de tout cela Rome, centre du monde catholique, parlant encore la langue latine dans ses assemblées politiques et religieuses. Ce spectacle était bien imposant à l’époque de Léon X ; alors la pensée dominait la parole, mais le chaos devint infernal au XVIIe siècle. L’embarras des langues avait été un jeu pour la nation tant qu’elle avait marché ; à l’instant où elle s’arrêta, il devint un poids énorme pour tout poète de génie ; il ôta aux masses le droit de la parole, il supprima toute littérature familière, il imposa la pompe académique aux productions les plus légères ; la rédaction d’une lettre ou d’un dialogue devint d’une extrême difficulté. Aussi la pensée se sépara de la parole : d’un côté, le mérite d’une rédaction tant soit peu élégante éleva des hommes sans idées à une célébrité honteuse pour la nation ; de l’autre, on vit les plus grands penseurs, depuis Campanella jusqu’à Romagnosi, écrire dans une prose terne, prolixe, tandis qu’en France et dans l’Italie de Léon X, la qualité de grand écrivain était tout naturellement réunie à la science de Montesquieu et de Machiavel. Enfin, pour revenir une dernière fois aux patois, la littérature nationale rompit avec la littérature populaire : l’une, grace aux souvenirs du XVIe siècle, s’exprima toujours en un langage harmonieux et qui convenait à l’improvisation tout en restant classique ; la poésie populaire se réfugia dans les cités italiennes, accepta l’anarchie des patois, se déclara en révolte contre la poésie nationale, opposa théâtre à théâtre, poètes à poètes ; et chaque capitale devint un centre d’insurrection contre l’unité littéraire de l’Italie. Les patois de Milan, de Palerme, de Venise, de Naples, jouèrent le rôle de véritables langues mères ; ils subjuguèrent les patois qui les environnaient, et, après huit siècles, l’Italie se trouve encore devant les grands problèmes de langue, de littérature et de nationalité posés par Dante.

C’est en contemplant ce gaspillage de génie, ce chaos de langages, de littératures, de nationalités, qu’on voit que l’Italie est le pays des arts et de la poésie. Quelle force n’a-t-il pas fallu à cette littérature du XVIe siècle pour comprimer tant de prétentions étroites, pour produire de magnifiques poèmes dans une langue qui n’était pas parlée par ses poètes, et pour se faire accepter par tous ces Vénitiens, ces Napolitains, par tous ces peuples, si divisés entre eux ! Après le XVIe siècle, que de difficultés n’ont pas eu à combattre les écrivains qui, comme Alfieri, consacraient trois ou quatre heures par jour à l’étude de la langue ! Quand on pense à ce labeur ingrat, à cette multitude de petits obstacles qui épuisaient l’énergie des plus déterminés, on est tenté de faire sa paix avec l’abbé Chiari, et d’applaudir aux mauvaises pièces de Goldoni ; ils sont parvenus à tromper l’Europe à force d’esprit, ils lui ont fait accroire qu’il existait une nationalité italienne ; ils ont caché, jusqu’à un certain point, ces Goths et ces Arlequins dont parle Voltaire, et qui s’agitaient au fond des municipalités. D’un autre côté, que de verve dans ces Goths et dans ces Arlequins ! que de beautés dans les folles bigarrures de Gritti, dans l’élan plébéien de Sgruttendio, dans la naïveté fantasque de Basile, dans les bouffonneries de Porta, dans les rêveries de Melli et de Veneziani, dans la délicatesse attique de Baldovino ! Si on examine de près ces chefs-d’œuvre, on est séduit, on prend en aversion l’Italie et sa littérature des deux derniers siècles, on est tenté de faire du fédéralisme avec ces patois si indisciplinés, mais si ingénieux et si adroits à profiter de leurs avantages. C’est pour résister à cette tentation que les écrivains du XVIe siècle se sont isolés des villes italiennes au point d’oublier le peuple et ses traditions ; ils ont fait main basse sur toutes les municipalités, parce qu’ils poursuivaient avec la logique instinctive de la poésie ce but d’unité nationale que méditait Machiavel dans son Prince. La vieille Italie du moyen-âge mourait méprisée dans les provinces ; mais la nouvelle Italie, prophétisée par Dante, se révélait pour la première fois dans leurs poèmes. Ainsi l’étude des patois, comme toutes les autres études qu’on peut entreprendre sur l’Italie, nous ramène à l’admiration du siècle de Léon X ; les écrivains de cette époque sont au-dessus de toute atteinte ; la critique, en voulant fronder, ne fait que justifier ce qu’elle appelle leurs défauts. Si on fouille dans les patois qui ont travaillé en sous-œuvre contre la littérature du XVIe siècle, on est étonné de la domination de ces grands hommes ; si on interroge les révolutions modernes pour chercher un rôle à l’Italie, on est devancé par leurs prévisions.


J. Ferrari
  1. Voyez la livraison de la Revue du 1er  juin 1839.
  2. Son véritable nom est Perrone.
  3. La révolution de juillet a réveillé le génie d’un poète piémontais ; son recueil vient de paraître en Suisse, sans nom d’auteur. C’est une brillante satire de tous les travers que la pédanterie et la servilité ont multipliés dans le pays. Le poète piémontais imite Béranger, et il semble plein d’enthousiasme pour la poésie de Porta. Chose singulière ! avec plus d’originalité, la littérature piémontaise offre encore ce caractère que nous avons signalé dans les vers d’Aglione, qui reflétaient la double influence de la Lombardie et de la France.
  4. Né en 1550, mort en 1605.
  5. Né en 1721, mort en 1802.
  6. Venise et la Sicile offrent quelques exceptions : ce sont deux îles ; mais le théâtre vénitien fleurit au XVIIe siècle, et il est le centre de toutes les littératures municipales. Nous rappelons ici ce que nous avons dit au commencement de l’article sur la poésie de Venise : si les littératures populaires de l’Italie se sont développées avec une richesse unique parmi les nations modernes, c’est qu’elles ont succédé à une littérature nationale, tandis que le contraire est arrivé pour les littératures provinciales de la France, de l’Espagne, etc. Il est à regretter qu’une idée si simple ait été mal comprise dans un article consacré à mon livre sur Vico, et publié par le Journal des Savans. On m’a reproché, en effet, de vouloir sacrifier la littérature italienne aux patois, tandis que je me suis borné à tracer l’histoire de l’insurrection des patois, contre la langue. Personne ne peut nier qu’à une certaine époque cette insurrection n’ait été victorieuse, et ce phénomène d’une littérature luttant avec désavantage contre les patois n’appartient certainement qu’à l’Italie. Ce n’est pas ici le lieu de répondre aux critiques de détail avec lesquelles on a essayé de combattre mon opinion. Je dois dire cependant que ces critiques, qui, je puis le prouver, ne reposent sur aucun fondement solide, n’attaquent mes travaux que dans leur partie la plus superficielle. Je n’ai pas songé, en effet, à faire de la philologie ; les faits que j’ai cités sont connus de tous les Italiens. Ces faits se trouvent dans les trente-six volumes des poètes napolitains, dans les douze volumes des poètes milanais, dans cinquante volumes à peu près de poètes vénitiens. Il y a des recueils des poésies de Gênes, de Bologne, de Padoue, de la Sicile. Partout, en Italie, le voyageur peut recueillir des chansons populaires et entendre parler en patois. Ceux qui proclament d’ailleurs l’importance des faits ne doivent pas oublier que les faits n’ont par eux-mêmes aucune valeur. En veut-on la preuve ? Tous les soirs on jouait la Comedia dell’Arte ; à chaque instant on imprimait des poésies en patois ; les faits étaient là. Tiraboschi, Crescimbeni, Gamba, les connaissaient mieux que moi ; mais ils ne les ont pas compris, et cela devait être, car l’histoire est privée de sens pour celui qui recueille les faits sans les rattacher à des principes.