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La mélodie

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La mélodie
1926

Journal de psychologie normale et pathologique : 198-210

LA MELODIE

A Paul Valéry.

Stylisation de la parole, fille du rythme et de sous-jacentes harmonies, la mélodie est suite d'intervalles sonores, ordonnés et choisis, capable de susciter le sentiment esthétique. Il y a là plusieurs idées dont chacune exige quelque développement.

Des sons jetés au hasard sur une portée ne donnent pas, en général, une impression musicale. On y peut démêler parfois un certain caractère mélodique, alors que le nombre des notes est restreint; sinon l'impression dominante est d'incohérence. L'esthétique de la mélodie est donc dépendante d'une coordination qui met en valeur des sons successifs. Cohérence implique détermination, c'est-à-dire lois. Ce sont ces lois qui nous importent.

Un phénomène apparaît toujours compliqué et mêlé d'éléments étrangers. Qui en aborde l'étude doit d'abord le réduire à l'expression la plus simple et la plus pure. C'est alors que les lois élémentaires, rapports entre variables de signification précise, se dégagent le plus clairement. Ce principe est applicable à la musique. La science des compositeurs est de superposer des phénomènes sonores simples dont la coexistence est une évidente complication. On s'y perdrait à l'aborder de front. Mieux vaut s'adresser aux œuvres naïves des arts populaires, aubes ou crépuscules de musiques savantes. Les folklore et les chants liturgiques sont, à cet égard, d'inépuisables mines de documents.

Quelques exemples suffiraient à révéler des particularités quasi constantes, et leurs rapports. N'espérons pas d'ailleurs atteindre des lois absolument générales, absolument rigoureuses. L'Art est un domaine trop riche de conventions et de contingences. Les unes et les autres, physiques, physiologiques, psychologiques, sociales, ne se peuvent toujours concilier. Des hiérarchies s'organisent qui diffèrent suivant les cas. Le probable se substitue au certain, et même le possible au probable. Les préséances sont changeantes comme les ondes sonores et les opinions des hommes. L'art est trop profondément humain pour se plier à des lois draconiennes. Ses règles admettent des amendements parfois contradictoires ; et les réserves nient ce que les formules ont de trop dogmatique. Le style sévère, idéal d'école soumis à des lois intransgressibles, possède la réalité de l'homme moyen. C'est un type issu de fréquences nombreuses observées par des statisticiens. Ce ne sont pas ses lois rigides qui régissent l'art, mais plutôt leurs fluctuations qu'elles permettent de repérer. Il ne faut retenir des règles que leur allure générale, car il en est d'elles comme des lois-limites des physiciens. Leur généralité nuit à leur rigueur.

A titre d'exemple — ce sera le seul, mais il en faudrait beaucoup d'autres — examinons le fragment suivant de la mélodie populaire « Au clair de la lune ». On l'entend trois fois dans la chanson. Il y joue le premier rôle, c'est le thème principal. Un second passage, qui n'est entendu qu'une fois, correspond à la ligne de points du texte en paroles.

Ces deux périodes de la chanson présentent des caractères communs. Chacune d'elles est décomposable en deux motifs que les deux barres, au-dessus des portées, mettent en évidence. La chanson admet au total quatre motifs dont les analogies sont étroites. On y remarque d'abord quatre croches, suivies d'une noire dans le cas où le mot qu'elle chante est masculin, de deux dans le cas où le mot sous-jacent est féminin. La symétrie de ces quatre motifs est parfaite — trop peut-être. Cette chanson prête à danser cérémonieusement comme il convenait à la cour du Grand Roi (1). Son unité est évidente, encore qu'elle ne soit pas dépourvue de variété. Cette unité est liée au rythme; cette variété est liée d'abord à la position des accents, ensuite au choix des intervalles musicaux. Les deux motifs féminins ont la même accentuation; et il en est à peu près de même des deux motifs masculins. Mais l'accentuation diffère avec les genres des motifs. Voici déjà reconnus les principaux caractères élémentaires intervenant dans la coordination des sons de la mélodie : rythme, accentuation, symétrie, nature des intervalles.

  • 1. Cette mélodie est attribuée à Lully. Elle aurait passé ainsi de l'art savant à l'art populaire, sans doute à la faveur de sa simplicité.

Mais poussons plus loin l'analyse. Le thème principal forme auditivement un tout. En l'écoutant, nous avons l'impression qu'il n'est tronqué ni à son début, ni à sa fin. D'après le plan de la composition, il n'en pouvait être autrement, puisque la chanson commence par ce thème et qu'elle se termine par lui. Elle est ainsi comprise entre les notes extrêmes de cette période close. L'impression de clôture résulte de ce que les notes, initiale et finale, sont identiques. Remarque de la plus haute importance. Elle est l'une de celles dont la généralisation est la plus certaine. Nous pouvons postuler qu'un mouvement mélodique revient toujours à son origine.

Le mouvement mélodique est comparable à la trajectoire d'un mobile qui, lancé à partir d'un certain plan, y revient et y demeure fatalement, après divers rebondissements élastiques. S'il en est ainsi d'un mobile matériel, c'est qu'une force, constante et invariablement dirigée, le sollicite : la pesanteur. Nous pouvons donc imaginer — schème d'une théorie de physicien — que le mobile sonore, qui trace dans l'espace musical une trajectoire mélodique, est lui-même sollicité par une force constante. Les physiciens sont un peu poètes. Et, sans rien préjuger de la nature de cette force, nous pouvons la nommer alors que son existence s'impose à notre esprit : elle s'appelle tonalité.

La force tonale qui détermine les trajectoires mélodiques est mieux qu'une métaphore poétique, voire une hypothèse métaphysique. C'est une réalité qui demeura longtemps secrète. Les musiciens n'en prirent pleine conscience qu'à la fin du XVIIIe siècle. Auparavant elle eut une vie latente et sournoise. Les compositeurs n'en disposèrent que par intuition; mais elle anima toujours la pensée mélodique.

Les contrapunctistes, mélodisant par volonté et harmonisant par instinct, ont cédé aux sollicitations d'une harmonie naturelle. Quelques-uns se sont peut-être rendu compte, avant Sauveur, physicien, et Rameau, harmoniste pur, que tout son admet un cortège d'harmoniques qui spontanément harmonise toute mélodie. Mais peu à peu, les polyphonistes prirent conscience de cette harmonie sous-jacente. Les premiers théoriciens donnèrent à son sujet quelques règles empiriques ; mais il fallut le génie synthétique de Rameau pour ramener le tout à de simples principes, d'où devait clairement s'épanouir la notion pure de la tonalité. Dès lors, les compositeurs ont pu raisonner les agrégations sonores au lieu de se borner à les sentir. Leur production en porte la marque.

C'est ainsi que les théories servent de guides aux créateurs, alors qu'elles ne sont, pour les philosophes, que des moyens d'expliquer. Or tout guide détermine une canalisation de la pensée créatrice. L'évolution d'un art dépend de là, au moins quant à son accélération. C'est ainsi que l'art passa de la forme mélodique à la forme harmonique. Deux points de vue : source de querelles d'école. Le dogmatisme attise ces querelles. Le philosophe prend alors une attitude neutre — à moins qu'il n'ait allumé l'incendie. Il peut ainsi jouer le rôle d'arbitre, et goûter la joie du conciliateur à défaut de celle du conquérant. La tentation est forte, et j'y cède. Je soutiendrai donc que penser harmoniquement ou mélodiquement est pure nuance ; car, dans la pensée harmonique, il y a toujours quelque contour mélodique ; et, dans la pensée mélodique, il y a toujours harmonie sous-jacente, que cette harmonie soit naturelle (dépendante des harmoniques), ou artificielle (indépendante des harmoniques). Il n'y a même entre l'harmonie, dite naturelle, et l'harmonie artificielle, fruit d'un art plus évolué, qu'une différence de conventions ; car la nature ne nous offre pas seulement des fondamentales accompagnées d'inévitables harmoniques satisfaisant seulement, comme c'est à peu près le cas pour les flûtes et les cordes ; à la formule mathématique de Fourier. Elle nous prodigue surtout des sons, incomparablement plus complexes, de timbres très divers. La gamme en est si variée, particulièrement dans les bruits, qu'il sera toujours possible de considérer n'importe quelle agrégation de sons comme naturelle. Artificiel n'est dit que pour souligner le contraste avec l'harmonieux, qui résulte de l'association des premiers termes, et d'eux seuls, de la série harmonique, qui, au complet, renferme tous les sons imaginables, puisqu'elle est illimitée. Rameau avait la conviction que lui suggérait sa propre expérience d'organiste; et il n'était pas paradoxal lorsqu'il soutenait que la mélodie est contenue dans l'harmonie. Helmholtz ne fit que développer sa doctrine en en dégageant plus nettement les caractères de la tonalité.

La théorie de Rameau, telle que d'Alembert l'a épurée, en élaguant les complications inutiles et vaines dont son auteur l'avait encombrée, donne un exposé clair des lois élémentaires de l'harmonie la plus simple, et dont dérive, par complications successives, notre harmonie contemporaine, quand elle n'en prend pas systématiquement le contre-pied — ce qui est encore, mais à rebours, une façon d'en dériver. Les principes fondamentaux de la doctrine sont les suivants : 1° Tout son est accompagné de son octave, de sa douzième, et de sa dix-septième (premiers termes de la série harmonique); 2° Un son et son octave sont pratiquement identiques. Le premier principe est d'ordre physique. N'oublions pas qu'il n'est à la fois nécessaire et suffisant que dans le cas des tuyaux et des cordes — flûtes et instruments à archet. Un autre principe, de même forme, ni moins naturel, ni moins physique, conviendrait, par exemple, aux sons émis par des trompettes ou des timbales. Il y a donc quelque chose d'arbitraire et de contingent, partant de conventionnel — au sens où Henri Poincaré entendait ce mot — dans le premier principe de Rameau. Le second principe est d'ordre psycho-physiologique. Nous verrons que sa valeur ne diffère pas de celle du premier. Il pose en règle que les positions occupées dans l'échelle sonore par les harmoniques n'ont qu'une importance secondaire. Rameau trouve commode de disposer ces sons en empilements de tierces, ou position fondamentale. Nous allons voir qu'il est d'accord en cela avec les particularités de la phonétique humaine.

Ut sonne, et entraîne l'émission de sol et de mi. Mais sol sonne plus faiblement qu'ut, et mi plus faiblement que sol. L'importance de la quinte (sol), qui ne le cède qu'à celle de l'unisson ou de l'octave (ut), vient de là. Cette quinte jaillit spontanément, et dans maintes circonstances, du gosier humain, acoustiquement assimilable à un tuyau sonore. L'interrogation détermine, en fin de période, une quinte ascendante. La quinte descendante convient à toute affirmation catégorique. Mais une réponse indécise impose quelque autre intervalle, quarte ou même tierce. Ce sont là des intervalles d'accord parfaits, toujours en position serrée, et le plus souvent en position fondamentale. Les harmoniques expliquent les faits, sous la réserve qu'ils obéissent, dans le langage, au Second principe de Rameau-d'Alembert.

C'est ce principe qui fait des renversements de la quinte et de la tierce majeure, c'est-à-dire de la quarte et de la sixte mineure, des intervalles familiers de la voix humaine. Celle-ci ne sait, en outre, franchir avec aisance que les intervalles très petits du ton et du demi-ton. Alors que le chant vocal est à l'origine de notre musique, et vraisemblablement de toutes, peut-on douter que les intervalles familiers de la voix humaine, dans la parole, n'aient déterminé les intervalles privilégiés de la mélodie? Il est donc normal — ou naturel (peu importe) — que ces intervalles soient précisément ceux que le style sévère considère comme seuls mélodiques. La valeur esthétique qui leur est — ou qui leur fut — accordée n'est-elle pas contingente? Et si elle n'était pas contingente, serait-il aussi facile de le justifier? Quoi qu'il en soit, ces intervalles suffisent à établir ce qui caractérise les modes diatoniques. Ceux-ci les connaissent seuls. Les chants populaires sont toujours diatoniques. Le diatonisme se retrouve dans toutes les parties du monde où l'on chante.

La tonique, note fondamentale, note d'élan et de repos mélodiques, sa quinte ou dominante, sa quarte ou sous-dominante, notes suspensives de la pensée mélodique, plans secondaires de la tonalité, jouent, dans ce que j'ai appelé les rebondissements de la trajectoire sonore, les plus grands rôles. Ascensions et chutes — demi-cadences et cadences — ont ces notes tonales, soit comme point de départ, soit comme point d'arrivée. Les exceptions à cette loi très générale trouveront une justification dans le paragraphe suivant. Les noms des notes tonales soulignent assez leur primauté. Les accords parfaits, en position fondamentale, dont ils sont les basses, suffisent, d'autre part, à l'harmonisation— la plus plate d'ailleurs— d'un contour mélodique appartenant à une tonalité déterminée. Tonalité d'ut majeur. En effet, ces trois accords, à distance de quinte, contiennent toutes les notes intervenant dans le plus vulgaire des modes diatoniques — mode majeur, fils préféré de l'harmonie naissante. Les liaisons figurées sur la portée ci-dessus montrent que les accords des principales fonctions tonales ont, deux à deux, une note commune. A leur faveur, l'accord de Tonique peut s'enchaîner sans heurt, soit à l'accord de Dominante, soit à l'accord de Sous-dominante, et réciproquement. Or, c'est un principe observé, ou du moins très recommandé dans le style sévère, que toute note importante de la mélodie doit être accompagnée d'un accord dont cette note fait partie. Rameau, sous le nom de basse fondamentale, écrivait ces accords en position fondamentale. Il en déduisait les chants des diverses parties : toute note importante de ces chants était tirée de l'accord correspondant; un remplissage de notes mélodiques, généralement par degrés conjoints, comblait les vides. Rameau avait sans doute de bonnes raisons — et bien peu de compositeurs seront disposés à le contredire — pour affirmer que c'est de cette manière que se construit une mélodie. Il résultait de là que l'enchaînement mélodique est rigoureusement tributaire de l'enchaînement harmonique — même lorsque la mélodie est toute nue, c'est-à-dire lorsqu'elle est monodie. L'harmonie est alors supposée sous-entendue. Voilà bien une idée de théoricien — car il n'en est pas un qui n'admette que la théorie accompagne au moins virtuellement la pratique, Le recours au subconscient permettra toujours d'arranger les choses.

De la doctrine raméenne est issue la théorie des substituts, qui corrige par la finesse de ses amendements ce que la stricte doctrine de la tonalité peut avoir de trop géométrique. Son principe est le suivant. Un son peut être remplacé, dans maintes circonstances décisives, mélodiquement ou harmoniquement, par un autre ayant avec lui des harmoniques communs. Il ne s'agit encore que des harmoniques formant un accord parfait; mais l'art contemporain exigerait sans doute qu'on fit état des harmoniques supérieurs. Ainsi la Dominante peut être remplacée par la tierce de la Tonique ou par la septième : la Sous-dominante, par la seconde ou la sixte. Excellent moyen de varier les formules d'harmonie et de sortir du T — S — T — D dont les premiers classiques nous ont accablés jusqu'à la lassitude. Les romantiques ont fait appel aux substituts pour renouveler leur art (Cf. Lucien Bourguès et Alexandre Dénéréaz, La Musique et la Vie intérieure). Si la réforme harmonique est assez récente, la réforme mélodique se perd dans la nuit des siècles. Nous savons vaguement qu'à ses débuts, la mélodie hellénique se réduisait à peu près à des sauts de Tonique à Dominante, et de Dominante à Tonique. Questions et Réponses. Ce chant primitif fleurit à l'aube des folklores. Il a toujours cours dans les pays peu ou prou civilisés — en Abyssinie par exemple (1). L'emploi des substituts a permis de varier ces formules monotones. Il est fréquent que la Tonique initiale soit remplacée par l'un de ses harmoniques. On en trouve maint exemple dans les chansons populaires, et surtout dans les mélodies d'un art plus avancé. Dans les cadences finales, la tonique est remplacée par l'un de ses substituts lorsqu'il s'agit de laisser l'auditoire sur une impression d'indécision ou d'attente. Dans les cadences suspensives, les substitutions d'harmoniques à la Dominante ou à la Sous-dominante sont très fréquentes. La deuxième période d' « Au clair de la lune » commence par un ré et finit par un sol. Or ré est quinte de sol, comme sol est quinte d'ut. Le troisième motif de la chanson finit sur un la, alors que le quatrième commence par un ré. Ut, sol, ré, la, quintes consécutives, notes tonales ou substituts de notes tonales.

  • 1. J'ai entendu, au Laboratoire de physiologie de la parole, à la Sorbonne, une mélodie de ce genre, recueillie en Abyssinie sur un disque de phonographe.

Incidemment, nous signalons l'enchaînement manifeste de ces quintes dans la chanson qui nous a servi d'illustration. Cette loi d'enchaînement des quintes, mentionnée par Rameau, qui la tenait lui-même de ses prédécesseurs, est l'une des bases les plus solides de la doctrine raméenne.

Parmi les formes primitives du chant, la psalmodie est celle qui, le plus nettement, forme la transition entre la mélodie et le langage : les sons y sont plus soutenus que dans la parole. Après un certain nombre de syllabes chantées sur une même note, un port de voix cadentiel, coïncidant avec la fin de chaque proposition grammaticale, termine la période. L'importance musicale des cadences est soulignée là d'une façon particulièrement nette. Une note tonale ou l'un de ses substituts clôt la cadence. C'est la loi la plus générale et la plus rigoureuse de l'art mélodique.

Il était nécessaire d'insister sur le fait que la mélodie est une stylisation de la parole. Elle est expressive comme elle, et même beaucoup mieux qu'elle. Les métaphores musicales expriment toutes les émotions, toutes les passions humaines. La mélodie chante même les sentiments que la parole est impuissante à dire. Tels sont les alléluias qui expriment la joie supérieure et ineffable d'aimer Dieu. Toutes les langues, dont les accents sont, comme on sait, très divers, ont contribué à la formation de la mélodie. Elle est universelle, et ne connaît les frontières que pour souligner ce qui caractérise le mieux l'âme de chaque peuple. Elle est prose, et elle s'est assimilée tous les styles. Elle est vers, et elle a fait siennes toutes les prosodies. Elle connaît les accents du verbe et ceux de la passion. Elle prie, et au besoin blasphème. Elle connaît toutes les nuances du sourire et du rire. Elle soupire et elle s'exalte. Elle se lamente, elle s'irrite. Sa joie est exubérante ou discrète. Son enthousiasme est sans limites, et sa tristesse est infinie. Il n'est pas une particularité de la musique qui ne détermine dans l'organisme une réaction nerveuse. Chacune de ces réactions détermine à son tour un état psychique fixé (1). Ces états psychiques sont des échos, atténués et désirables, de ceux plus violents, et si souvent douloureux, de la vie affective réelle. Et les associations d'idées font le reste. Tout l'Univers!

  • 1. Lucien Bourguès et Alexandre Dénéréaz, loc. cit.

Le XVIIIème siècle aima la mélodie pour ses danses, pour ses chansons et pour ses accents dramatiques. La Musique fut à cette époque un agréable passe-temps. Mais les lettrés, d'autre part, ont surtout assez généralement méconnu dans son rôle dans la symphonie et dans les autres genres de musique pure. Le XIXème siècle montra plus de compréhension. Il découvrit en elle toute l'âme humaine. Mais il eut un goût trop exclusif de l'expression, et il délaya la musique dans la littérature. Le romantisme lui imposa un idéal de passions exacerbées, dont on ne peut dire qu'il fut supérieur à tout autre. Les préclassiques et les classiques, moins épris de maniérisme sentimental, avaient fait à l'expression une part plus discrète. Peut-être firent-ils preuve en ceci d'un goût plus sûr et mieux équilibré.

A mesure que le déchaînement des passions exaspérées a envahi la musique, l'intelligence pure a dû céder une large part de la place qui lui était légitimement due, et que regrettent tout ceux qui sont épris de musique contrapunctique ancienne. L'art dramatique a imposé son esthétique spéciale à la musique tout entière. Ce fut un progrès, il y a déjà bien longtemps. Aujourd'hui, le vieil Opéra agonise. Cette décadence renverse quelque peu l'ordre des facteurs. Ceux de nos musiciens qui orientent l'art musical vers des destinées nouvelles montrent un singulier mépris des accessoires surannés d'une expression vieillie et banalisée par abus d'usage. Ils cherchent des formes nouvelles et moins tapageuses de l'expression, et ils montrent des tendances intellectuelles qui déconcertent parfois le public et scandalisent quelques critiques. Mais tous seront inévitablement entraînés dans un mouvement qui, actuellement, hésite encore, mais qui constitue, pour le présent et surtout pour l'avenir, un incontestable progrès.

Georges URBAIN.