La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre VII

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Paul Lacomblez (p. 128-134).
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VII

Gendre et beau-père.


M. Freddy Béjard, nouveau député, donne à ses amis politiques le grand dîner retardé par le sac de son hôtel et l’effervescence populaire.

L’émeute n’a pas duré. Dès le lendemain, les bons bourgeois, que le tumulte de la nuit empêchait de dormir et faisait trembler dans leurs lits, prenaient comme but de promenade les principales maisons ravagées par la populace. Comme les riches ne manquent pas d’imputer ces actes de sauvagerie à Bergmans, malgré les protestations et les désaveux énergiques de celui-ci, M. Freddy Béjard bénéficie de l’indignation des gens rassis et timorés.

Les gazettes persécutées par M. Dupoissy publient durant des semaines des considérations de « l’ordre le plus élevé », sur « l’hydre de la guerre civile » et le « spectre de l’anarchie », si bien que nombre de bons Anversois, détestant Béjard et les étrangers et portés pour Bergmans, craindraient, en continuant d’appuyer celui-ci, de provoquer de nouveaux désordres.

Comme il incombait à la ville de dédommager les victimes des démagogues, M. Béjard n’a rien perdu non plus de ce côté-là, et en a profité pour grossir l’évaluation des dégâts.

De sorte que c’est dans un hôtel repeint et meublé à neuf, plus cossu que jamais, où rien ne porte trace de la visite des runners, que M. le député traite ses féaux et amis ; ses collègues du « banc » d’Anvers au Parlement, ses égaux, les riches : Dobouziez, Vanderling, Saint-Fardier père, les deux jeunes couples Saint-Fardier, Van Frans et autres Van, les Peeters, les Willems, les Janssens, sans oublier l’indispensable Dupoissy.

La belle Mme Béjard préside à ce dîner : plus en beauté que jamais. On l’accable de compliments et de félicitations et Dupoissy ne peut lever son verre sans s’incliner galamment du côté de Mme la représentante.

À la vérité, Mme Béjard est profondément malheureuse.

Ce mari, qu’elle n’a jamais aimé, elle le déteste et le méprise à présent. Il y a longtemps que leur ménage est devenu un enfer : mais par fierté, devant le monde, elle se fait violence et parvient à « représenter » de manière à tromper les malveillants et les indiscrets.

Elle sait que son mari entretient une Anglaise du corps de ballet ; une grande fille commune et triviale, qui jure comme un caporal-instructeur, fume des cigarettes à s’en brûler le bout des doigts et boit le gin au litre.

Honnête et droite, orgueilleuse, mais d’un caractère répugnant aux actions malpropres, Gina a dû subir les confidences cyniques de cet homme. Les infamies de la vie privée ou publique des gens de son monde lui ont été révélées par cet ambitieux ! Et, d’un coup, elle a vu clair dans cette société si brillante au dehors ; et elle a compris l’intransigeance de Bergmans, elle l’en a aimé davantage, allant jusqu’à épouser au fond du cœur, elle, la fière Gina, la cause de ce révolutionnaire, de ce roi des poissardes, comme l’appelle le député Béjard.

Et pendant les troubles, lorsqu’elle rencontra Laurent Paridael, si elle s’était montrée distraite et railleuse c’était par habitude, par une sorte de pudeur, par une dernière fausse honte qui l’empêchait de paraître convertie à des sentiments de générosité qu’elle avait méprisés et blâmés chez lui.

En réalité, lors de l’élection, elle forma des vœux ardents pour Bergmans et maudit le succès de son mari ! À telle enseigne que le sac de leur maison avait même répondu ce soir de furie populaire à son état d’énervement, de dépit et de déconvenue ! C’est qu’elle appartient, à présent, à Bergmans, qu’elle est sienne de pensées et de sentiments. Mais comme elle ne sera jamais son épouse elle tiendra jusqu’à la mort ces sentiments renfermés au plus profond de son cœur. Elle ne vit plus que pour son fils, un enfant d’un an qui lui ressemble ; et pour son père, à elle, le seul riche qu’elle aime et qu’elle estime encore. Les petites tentatrices, Angèle et Cora, continuent de perdre leurs peines en voulant lui inculquer leur philosophie spéciale.

Prendre la vie comme une perpétuelle partie de plaisir, ne se forger aucune chimère, s’attacher modérément de façon à se détacher facilement, profiter de la jeunesse et du sourire des occasions ; fermer les yeux aux choses tristes ou maussades, à la bonne heure. Voyez-les à ce dîner, appétissantes, décolletées, la chair heureuse, rire et bruire comme des plantes vivaces aux souffles conquérants de l’été ; piailler, caqueter, agacer leurs voisins et se lancer, par moments, d’un côté à l’autre de la table, des regards de connivence. Bien naïve leur amie Gina d’héberger des diables bleus et des papillons noirs !

Mme Béjard, souffrant d’une migraine atroce, préside, avec un tact irréprochable, ce dîner qui n’en finit pas.

Combien elle voudrait relever les vilenies dont, pour flatter le maître de la maison, ses familiers, Dupoissy en tête, saupoudrent la renommée de Bergmans.

— Oh très drôle, très fin… Avez-vous entendu ?

Et le Sedanais s’empresse de répéter, à mots discrets, à Gina la petite malpropreté. Si elle n’y applaudit pas, du moins lui faut-il approuver du sourire, d’une flexion de tête.

Béjard s’essaie à son rôle nouveau. Il disserte et papote à l’envi avec ses collègues, jargonne comme eux, rapports, enquêtes, commissions, budgets.

M. Dobouziez parle encore moins que d’habitude : savoir sa fille malheureuse, l’a vieilli, et elle a beau faire bonne figure et affecter du contentement, il l’aime trop pour ne pas deviner ce qu’elle lui cache. Veuf depuis un an, ses cheveux ont blanchi, sa poitrine ne se bombe plus si fièrement qu’autrefois, et son chef autoritaire s’incline. Il faut croire que quelques-uns de ses problèmes sont restés sans solution ou que l’algébriste a trouvé des résultats incompatibles ?

Au dessert, on prie Mme la représentante de chanter. Régina a encore sa belle voix, cette voix puissante et souple de la soirée d’Hemixem, mais enrichie aussi de cette expression, de cette mélancolie, de ce charme de maturité qu’a revêtu sa physionomie autrefois trop sereine. Et ce n’est plus la valse capricante de Roméo qu’elle gazouille aujourd’hui, c’est une mélodie large et passionnée de Schubert, l’Adieu.

Assis dans un coin, à l’écart, M. Dobouziez est suspendu aux lèvres de sa fille, lorsqu’une main se pose sur son épaule. Il sursaute. Et Béjard, à mi-voix :

— Passons un moment dans mon cabinet, beau-père, j’ai un mot à vous dire…

L’industriel, un peu désappointé d’être arraché à une des seules distractions qui lui restent encore, suit son gendre, frappé par l’étrange intonation de la voix du député.

Installés l’un en face de l’autre devant le bureau, Béjard ouvre un tiroir, furète dans un casier, tend à Dobouziez une liasse de papiers.

— Veuillez prendre connaissance de ces lettres !

Il se renverse dans son fauteuil, ses doigts tambourinent les coussinets de cuir, tandis que ses yeux suivent sur la physionomie de Dobouziez les impressions de la lecture. Le visage de l’industriel se décompose ; il pâlit, sa bouche se plisse convulsivement, tout à coup il s’interrompt.

— Me direz-vous ce que cela signifie ? fait-il en regardant son gendre avec plus d’angoisse que de courroux.

— Tout simplement que je suis ruiné et qu’on proclamera ma faillite avant un mois, avant quinze jours peut-être, à moins que vous ne veniez à mon aide…

— À votre aide ! Et Dobouziez se cabre. « Mais malheureux je me suis déjà enfoncé, pour vous, dans des difficultés dont je ne sais comment sortir !… Et en ce moment même le désastre qui vous frappe m’englobe… Vous êtes fou, ou bien impudent, de compter encore sur moi ! »

— Il faudra pourtant que vous vous exécutiez, Monsieur… Où bien préfèreriez-vous passer pour le beau-père d’un homme insolvable, d’un failli ?… Mais vous n’avez pas fini de lire ces lettres… Je vous en prie, continuez… Vous verrez que la chose mérite tout au moins réflexion… Avouez que ce n’est pas de ma faute. La débâcle de Smithson et C°, à New-York, une banque si solide ! Qui pouvait prévoir cela ?… Ces mines de cuivre, de Sgreveness, dont les actions viennent de tomber à vingt, au-dessous du pair, ce n’est pas moi pourtant qui vous les ai vantées ? Soyez de bonne foi et rappelez-vous votre confiance en ce petit ingénieur, votre camarade du génie, qui vint vous proposer l’affaire…

— Taisez-vous, interrompt Dobouziez… Ah, taisez-vous ! Ces spéculations effrénées sur les cafés, qui ont englouti, en moins de quatre jours, la totalité de la dot de votre femme ! Dites, est-ce moi aussi qui vous les ai conseillées ? Et ce jeu sur les fonds publics, auquel vous employez votre Dupoissy ? Croyez-vous les gens qui fréquentent la Bourse assez bêtes pour supposer un seul instant que les cent mille et les deux cent mille francs de différence payés par ce mérinos, qui n’a jamais possédé de laine pour son compte, que celle que porte sa tête cafarde, soient sortis de ses propres coffres ? Et pour comble voilà que ce pied-plat qui lèche l’empreinte de vos talons est tout doucement en train de vous lâcher. Il faudrait entendre comme il vous traite en votre absence ! Vous dégoûtez jusqu’à ce paltoquet. En Bourse il ne se gêne pas pour dire haut ce qu’il pense de votre nouvelle… industrie, cette agence d’émigration qui pourrait bien vous valoir des démêlés avec la justice. Fi donc !

— Monsieur ! fit Béjard en sursautant, Dupoissy est un calomniateur que je ferai traîner en prison !

Mais sans prendre garde à l’interruption, Dobouziez continuait :

— Quelle dégringolade ! Tomber jusqu’à devenir trafiquant en chair blanche. Vraiment, c’est à croire aux fables qu’on raconte sur vous ! Parole d’honneur, je ne sais qui préférer d’un négrier ou d’un agent d’émigration. Vous n’avez pas même eu la pudeur de donner un autre nom à la Gina, le navire qui emporte aujourd’hui tous ces misérables à Buenos-Ayres ! Et votre politique, est-ce moi peut-être, qui puise dans votre caisse les pièces d’or et les billets de banque à l’aide desquels vous vous êtes fait élire député… Je ne vous rappellerai pas avec quel enthousiasme et quelle sincérité…

Et terrible, retrouvant son beau port de tête d’autrefois et son ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à la face de son gendre cette hottée de griefs…

— Et comme si cela ne suffisait pas, reprit-il, non content de vous ruiner sottement, de disposer avec une légèreté criminelle du bien de votre femme et de votre enfant, vous rendez Gina malheureuse ; vous ne la sacrifiez pas seulement à vos ambitions politiques, mais vous avez des maîtresses…, il vous faut entretenir des actrices… Sous prétexte que cela pose un homme ! ça ! Ce n’est pas tout. Les lupanars du Riet-Dijk n’ont pas de client plus assidu et plus prodigue que le député Béjard ! Ah tenez, si je m’écoutais, dès ce soir, je reprendrais Gina chez moi avec son enfant, et je vous laisserais grimacer vos grands airs de représentant, devant votre coffre-fort vide et votre crédit épuisé…

— Votre fille ! Parlons-en de votre fille ! ricana Béjard qui tirait et mordillait rageusement ses favoris roux. Vous ne comptez donc pour rien les exigences et les fantaisies de Madame ? Fichtre ! il m’a bien fallu recourir aux spéculations et à des industries lucratives, pour faire face à son luxe de lorette. Mes bénéfices d’armateur n’y auraient pas suffi… Mais, c’était à prévoir, après la jolie éducation que vous lui avez donnée !…

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas laissée, alors ? fit Dobouziez. Si j’étais heureux et fier, moi, de la voir bien mise, rayonnante, entourée d’objets coûteux et à son goût ? Ah, si je n’avais eu à solder que ses frais de toilette, qu’à la pourvoir de distractions, de bijoux, de bibelots ; je ne serais pas aussi bas, entendez-vous, Monsieur, que depuis qu’il m’a fallu intervenir dans les frais de votre sport politique, et couvrir de ma signature vos sottes et extravagantes entreprises ? Vrai, ne me parlez pas de ce qu’elle m’a coûté ; des gaspilleurs et des faiseurs de votre espèce ne me tiennent pas quitte à si bon compte, ils m’enlèveraient jusqu’à l’honneur…

Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans un fauteuil.

Béjard avait écouté presque tout le temps, en se promenant de long en large, et en opposant une sorte de sifflement aux vérités les plus cinglantes.

Au-dessus, dans les salons, la voix de Mme Béjard continuait de résonner, profonde et mélancolique. Et cette voix remuait l’industriel jusqu’au plus profond des entrailles. Car, si Dobouziez souffrait dans sa probité et sa prudence de négociant de s’être mépris à ce point sur la vertu commerciale de son gendre, il s’en voulait surtout d’avoir exposé le repos, la fortune et l’honneur de sa fille aux risques et aux accidents de pareille association !

Dobouziez avait songé au divorce, mais il y avait l’enfant, et la mère craignait d’en être séparée. En invoquant les difficultés de sa propre situation, le fabricant n’exagérait pas. À des années de prospérité, succédaient un marasme et une accalmie prolongée. Depuis longtemps l’usine fabriquait à perte ; elle n’occupait plus que la moitié de son personnel d’autrefois… Dobouziez s’était saigné à blanc, dix fois, pour remettre à flot les affaires de Béjard. La suspension de paiements de la maison américaine notifiée à Béjard, l’atteignait aussi. Comment ferait-il face à cette nouvelle complication ? Il ne pourrait se tirer d’affaire lui-même qu’en hypothéquant la fabrique et ses propriétés.

Mais pouvait-il laisser mettre en faillite le mari de sa fille, le père de son petit-fils et filleul Guillaume ?

Béjard l’attendait à ce silence. Il l’avait laissé se débattre et expectorer sa bile, il lisait sur le visage contracté du vieillard les pensées qui se combattaient en lui. Lorsqu’il jugea le moment venu de reprendre le débat, il recourut à son ton doucereux de juif qui ruse :

— Trêve de récriminations, beau-père, dit-il. Et nous nous jetterions durant des heures nos torts réels ou prétendus à la tête, que cela ne changerait rien à la situation. Parlons peu, parlons bien. Rien n’est désespéré, que diable ? Bien entendu si vous ne vous obstinez point à me plonger vous-même dans le bourbier où je me sens enfoncer ! J’ai calculé sur cette feuille — et vous pourrez l’emporter pour vérifier, à loisir, à tête plus reposée, l’exactitude de mes chiffres — que ma dette et mes obligations s’élèvent à deux millions de francs… De grâce, plus de secousses électriques, n’est-ce pas ?… Que j’achève au moins de vous exposer la situation… J’ai de quoi, en caisse, faire face aux quatre premières échéances, représentant près de huit cent mille francs. Cela nous mène jusqu’au premier du mois prochain…

— Et alors ?

— Alors je compte sur vous…

— Vous comptez sérieusement que je vous procure plus d’un million ?

— On ne peut plus sérieusement.

Le même mortel et crispant silence, pendant que Gina chantait là-haut, en s’accompagnant, les nobles mélodies des classiques allemands. Dobouziez se prend le front à deux mains, l’étreint comme s’il voulait en exprimer la cervelle, puis il le lâche brusquement, se lève, ferme les poings, et, sans s’ouvrir autrement auprès de Béjard d’une résolution extrême qu’il vient de prendre, il lui dit :

— Laissez-moi quinze jours pour aviser… et ne vous empêtrez pas davantage d’ici là…

L’autre comprend que le beau-père le sauve, et marche vers lui, la main tendue, confit en douceâtres formules de gratitude…

Mais Dobouziez se recule, porte vivement les mains derrière le dos :

— Inutile !… Si vous êtes réellement capable de quelque reconnaissance, c’est à Gina et à l’enfant que vous la devrez… s’ils n’étaient pas en cause…

Et il n’achève pas ; Béjard ne manquant pas d’entendement n’insiste plus.

Tous deux remontent dans les salons et feignent de poursuivre une conversation indifférente. M. Dobouziez va se retirer. Gina l’accompagne dans le vestibule et l’aide à endosser sa pelisse, puis, elle lui tend le front. Dobouziez y appuie longuement les lèvres, lui prend la tête dans les mains, la contemple avec orgueil et tendresse :

— Serais-tu heureuse, mignonne, de demeurer encore avec moi ?

— Tu le demandes !

— Eh bien, si tu te montres bien raisonnable, surtout si tu reprends un peu de ta gaieté d’autrefois, je m’arrangerai pour venir m’installer chez toi… Mais garde-moi le secret de ce dessein. Bonsoir, petite…