La petite canadienne/17

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Éditions Édouard Garand (72p. 55-56).

XVII

LE PARDON D’HENRIETTE


Trois semaines se sont passées.

Henriette Brière a vécu ces trois semaines sous les soins attentifs et dévoués des religieuses de l’Hôtel-Dieu. La blessure causée par la balle de Parsons ou mieux du Colonel Conrad n’était pas grave, de sorte qu’au bout de ces trois semaines la jeune fille était hors de danger.

Un après-midi de la fin juin, Henriette vit entrer dans sa chambre Alpaca et Tonnerre.

Tous deux avaient une physionomie très grave.

Tonnerre, qui était entré le premier, s’avança jusqu’au chevet du lit de la malade, laissant son camarade à l’écart, et dit :

— Je constate avec plaisir, mademoiselle, que vous revenez très vite à la santé. J’en suis très heureux, ainsi que Maître Alpaca.

— Merci, pour vos bonnes paroles, sourit la jeune fille. J’avoue que je me sens très bien.

— S’il en est ainsi, reprit Tonnerre, il n’y a pour vous aucun danger à appréhender en causant de choses graves ?

— Quelles sont ces choses graves ? demanda Henriette avec surprise.

Au lieu de répondre, Tonnerre se tourna vers son ami et dit avec une mine abattue :

— Cher Maître, notre cause est perdue !

— Hélas ! soupira Alpaca.

— Votre cause ?… répéta Henriette de plus en plus surprise.

— Quand nous disons notre cause, mademoiselle, reprit Tonnerre, c’est une façon de parler. Il s’agit de la cause d’une autre personne, une cause très précieuse dont nous nous sommes chargés auprès de vous. Et si je dis que la cause est perdue, c’est parce que je comprends que vous avez oublié cette autre personne, et que l’ayant oubliée…

— Pierre !… Pierre !… s’écria tout à coup Henriette avec une exaltation joyeuse. Ah ! c’est de Pierre que vous parlez ! C’est pour lui que vous venez ici me voir !… Mais parlez donc ! Parlez donc !… vous voyez bien que j’attends, que je souffre… que je meurs !

— Un moment, chère mademoiselle, que diable ! attendez encore un peu… et un peu de calme et de patience ! Je suis tout essoufflé ! Laissez-moi prendre vent ! D’abord, il nous faut savoir une chose de vous… que, par exemple…

Ici Tonnerre ne put trouver les mots ou les expressions dont il avait besoin, et il se mit à hésiter, à gratter sa calvitie, à tousser… :

— Eh bien ? interrogea Henriette avec impatience. — Mademoiselle, reprit Tonnerre, il faut m’écouter une petite minute. Il va falloir un peu récapituler. Vous savez ce qui est arrivé là-bas, à New York ? Eh bien ! la même aventure pourrait bien arriver à d’autres et à de plus solides que Monsieur Pierre ! Car, il n’y a pas à dire, c’était une créature admirable, une enjôleuse de première force, capable de tourner la tête au Kaiser lui-même. Tenez, mademoiselle, aussi vrai que le bon Dieu va me juger un jour, voici, par exemple, Maître Alpaca… Et vous ne direz pas que Maître Alpaca n’est pas un fort ? Eh bien ! le croirez-vous, ce cher Maître s’est laissé ensorceler par cette diablesse de Miss Jane, au point qu’il a failli perdre sa propre tête…

Un long et lourd soupir d’Alpaca parut confirmer les dires de Maître Tonnerre, qui poursuivit :

— Ainsi donc, mademoiselle Henriette, vous ne pouvez pas refuser de pardonner à Monsieur Lebon un petit écart qui arrive à bien d’autres… qui me serait arrivé à moi-même. Je vous l’avoue franchement et sans fausse honte. Ainsi donc…

Henriette l’interrompit.

— Mais dites-moi donc, ce qu’il est devenu, mon Pierre ?

— Entendez-vous ça, cher Maître ? s’écria joyeusement Tonnerre en se tournant du côté d’Alpaca qui demeurait toujours grave. Elle a dit « mon Pierre »… Avez-vous entendu ?

— Oui, oui, Maître Tonnerre, c’est bon signe !

— Comment !… si c’est bon signe…

Et Tonnerre, revenant à Henriette :

— Ah ! vous lui pardonnez donc à votre Pierre, à la fin ?

La figure rubiconde de Tonnerre rayonnait d’une joie immense.

— Ai-je jamais dit que je lui gardais rancune ? fit la jeune fille souriante. Mais non, jamais ! Vous voyez bien que je meurs de ne plus le voir !

— Est-ce possible ? s’écria Tonnerre avec ahurissement. Quoi ! vous mourez de ne plus le voir ? Par tous les testaments ! ne mourez pas… attendez un peu ! Holà, Maître Alpaca ! rugit-il.

Et Alpaca, comme s’il n’eut attendu que cet ordre, s’élança vers la porte de la chambre, l’ouvrit, et cria dans le corridor :

— Venez, Monsieur Lebon… on vous attend !

Et Pierre, tout confus, parut !

Henriette lui sourit seulement.

Pierre comprit ce sourire… Il courut au lit, tomba à genoux et murmura ces paroles :

— Henriette, pardon… pardon… !

Et elle, toujours plus souriante, prit dans sa main morte la main tremblante du jeune homme, et lui dit de sa voix limpide et harmonieuse :

— Pierre, j’ai tout oublié, hormis que vous êtes toujours celui à qui j’ai donné toute mon âme !…

Alpaca et Tonnerre pleuraient doucement…


F I N