La philosophie de G. H. Lewes

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LA PHILOSOPHIE



DE M. G. H. LEWES


M. Lewes s’est conquis une place à part au milieu des penseurs éminents de l’Angleterre contemporaine. Littérateur distingué, auteur d’une vie de Gœthe qui passe pour la meilleure, même en Allemagne, d’une Histoire de la philosophie, très-estimée des Anglais, d’une forte étude sur Aristote, de travaux, assez importants en physiologie expérimentale, M. Lewes, on le voit, a déployé une rare activité d’esprit dans les directions les plus diverses. Deux gros volumes, publiés par lui en 1874, ne forment que la première série d’un ouvrage qui, sous le titre de Problèmes de la vie et de l’esprit, nous promet une discussion approfondie et des solutions originales des principales questions dont philosophes et savants se préoccupent le plus aujourd’hui. •— M. Lewes se recommande en outre par des qualités de style toutes françaises : clarté, précision, vivacité, familiarité spirituelle et incisive ; aussi sommes-nous surpris qu’il soit encore peu connu parmi nous. L’exposition de M. Ribot dans sa Psychologie anglaise contemporaine ; le substantiel article de M. L. Dumont dans la Revue scientifique[1], voilà, croyons-nous, les seules études qui, en France, lui aient été jusqu’ici consacrées, et aucune de ses œuvres n’a été traduite. — Nous nous proposons ici, non pas de présenter une analyse complète des Problèmes de la vie et de l’esprit, mais de signaler, en les discutant rapidement, les doctrines qui, dans cet ouvrage, nous semblent mériter une particulière attention par leur importance ou leur nouveauté.

I. — Le positivisme et la métaphysique.

M. Lewes fut pendant longtemps un disciple fidèle d’A. Comte : comme tel, il rejetait du domaine de la science les problèmes metaphysiques, n’admettant pas qu’elle pût connaître autre chose que des phénomènes et des relations de phénomènes. Aujourd’hui, il fait amende honorable à la métaphysique : les notions de cause, de force, de matière, d’esprit, de substance, ne lui semblent plus illusoires ; l’obstination de l’esprit humain, depuis qu’il pense, à poursuivre au-delà des phénomènes la raison des phénomènes, est pour lui la preuve que des spéculations de ce genre sont en soi légitimes et qu’il faut, non les écarter, mais les aborder avec les méthodes positives. Au-dessus des sciences particulières est donc la métaphysique, science des sciences, moins avancée peut-être, mais non moins certaine que celles-ci, pourvu qu’on se rende un compte exact de son objet, de ses limites, des procédés qui lui sont propres. Quel est cet objet, et en quoi se distingue-t-il de celui des sciences particulières ? Un exemple sera plus clair ici que toutes les définitions.

« Supposons que l’objet de notre investigation soit le mouvement des corps célestes. Le premier point, c’est de déterminer les éléments positifs, connus, de la question : à savoir, que toutes les planètes se meuvent autour du soleil dans la même direction et sensiblement dans le même plan, et que, leurs orbites « étant à peu près circulaires, elles suivent des routes qui sont parallèles. Ce plan de révolution commun aux planètes, est à peu près celui où se trouve l’équateur du soleil. Les mêmes faits sont constatés relativement aux mouvements des satellites autour de leurs planètes, quoique leurs équateurs aient diverses inclinaisons sur le plan de l’équateur du soleil. — Cela conduit à cette induction que la circulation des planètes et celle de leurs satellites, bien qu’indépendantes en fait, s’expliquent pourtant par le même principe et ont une origine commune. Quel est ce principe et quelle est cette origine ? Une telle question nous fait entrer dans l’ordre spéculatif. Le principe est objet de conception ; il ne peut être saisi directement par l’expérience ; il faut le déduire des faits observés. La spéculation est la vue par les yeux de l’esprit de ce qui n’est pas perçu par le sens ou par l’intuition. C’est une construction idéale ; elle commence par une conjecture, et trop souvent, hélas ! finit par où elle commence. »

On voit clairement par là la distinction que M. Lewes établit entre l’ordre positif et l’ordre spéculatif. Les faits et les généralisations immédiates des faits appartiennent au premier : c’est le champ de l’expérience sensible, de l’intuition. Les inductions, les hypothèses, qui ont pour objet d’expliquer ces faits et ces généralisations de premier degré, sont du domaine de la spéculation ; on peut les appeler les symboles abstraits des données positives. Elles sont métaphysiques, parce qu’elles sont en dehors et au-dessus des choses sensibles (μετὰ τὰ φυσιϰὰ). Dans chaque science particulière, dans chaque problème particulier, pourrait-on dire, il y a ainsi un point de vue positif ou expérimental, et un point de vue métaphysique : le métaphysique se superpose exactement au positif, comme l’abstrait au concret, comme le général au particulier, comme l’hypothèse aux faits qu’elle domine en les expliquant.

Mais l’esprit ne s’arrête pas là. Ces spéculations, qui ramènent à un symbole général les faits et les lois directement observés, il les généralise à leur tour ; il les explique ou cherche à les expliquer par des conceptions plus élevées encore, symboles de symboles, et la systématisation de ces hypothèses d’ordre supérieur, c’est proprement la métaphysique. Le degré de généralité, voilà donc en réalité la seule différence qui sépare la métaphysique de la science. La métaphysique est à la science ce que l’algèbre est à l’arithmétique : la science a pour objet les rapports des phénomènes entre eux, ou les lois ; ce qu’étudie la métaphysique, ce sont les rapports de ces rapports, les lois de ces lois.

Si la métaphysique dépasse ainsi les données de l’expérience, elle n’en est pourtant pas absolument indépendante : elle y trouve à la fois le fondement" solide et l’incessant contrôle de ses plus hautes conceptions. Toute généralisation part des faits, et, de proche en proche, y peut et y doit être ramenée. Une hypothèse métaphysique n’est recevable que si elle peut être traduite en termes de l’intuition, ce qui revient à dire qu’elle doit toujours être d’accord avec l’expérience, actuelle ou possible, ou avec des généralisations directement tirées de l’expérience. — Pour revenir à l’exemple précédemment employé, la théorie de Laplace sur la formation du système solaire ne peut être vérifiée par l’observation des mouvements des planètes : mais elle est conforme aux généralisations empiriques que cette observation révèle, elle les explique mieux que toute autre, et cela suffit.

De la métaphysique à la science, des données positives de celle-ci aux conceptions spéculatives de celle-là, le passage est donc toujours possible ; la pensée monte et descend par une série d’échelons intermédiaires ; c’est la même méthode qui superpose les unes aux autres des généralisations, vérifiables, en dernière analyse, par le témoignage des sens. Il n’en est plus de même quand on prétend s’élever du point de vue métaphysique au point de vue métempirique.

« Supposons que l’astronome, après avoir exposé le côté positif et le côté spéculatif du problème des mouvements planétaires, soit conduit à exprimer sa manière de voir relativement au dessein que ces lois ont eu pour mission de réaliser dans la création, à la sagesse et à la bonté qui ont choisi cette disposition à l’exclusion de toute autre : — n’est-il pas évident qu’en abordant cette explication téléologique, il quitte le terrain de l’expérience pour entrer dans une région où toutes les données sensibles, toutes les inductions vérifiables s’évanouissent ? Ses conjectures peuvent sur ce point être absolument vraies ou absurdement fausses ; nulle possibilité de vérifier si elles sont exactes ou erronées. S’il ne les regarde que comme des représentations subjectives ayant pour objet de donner satisfaction à ses propres sentiments, nous n’avons rien à objecter. Mais s’il les regarde comme faisant à quelque degré partie de la science astronomique et s’il permet à quelques déductions, tirées de ces conjectures, d’altérer les données positives, ou de modifier, d’une manière ou de l’autre, la marche de l’esprit dans ses investigations astronomiques, il viole le premier principe de la méthode en laissant le métempirique contrôler l’empirique, l’inconnaissable défigurer le connu. »

Le caractère essentiel du métempirique, c’est donc d*être absolument invérifiable par l’expérience ou par les généralisations qui en sont légitimement déduites. On voit aussi que pour M. Lewes, toute question peut être envisagée sous ces trois aspects : positif, spéculatif, métempirique, et que le dernier n’a rien à faire avec la science.

Dégager dans tout problème l’élément métempirique, qui est l’inconnaissable pur ; séparer la cause de la métaphysique de celle du métempirisme avec lequel on l’a presque toujours confondue, confusion qui explique le discrédit où elle est aujourd’hui tombée ; tracer enfin les règles qui permettent de constituer scientifiquement la métaphysique, désormais étroitement rattachée aux sciences positives dont elle généralise les généralisations immédiates : voilà la tâche importante et nouvelle que s’est proposée M. Lewes ; voilà le service éminent qu’il se flatte, sans modestie affectée, d’avoir rendu à la philosophie.

Nous sommes loin de méconnaître l’originalité très-réelle de quelques-uns de ses aperçus ; nous sommes surtout frappé de la netteté et de la décision de sa pensée en ces obscures questions : c’est là une manière, et non la plus mauvaise, d’être original ; nous ne croyons pourtant pas que M. Lewes modifie notablement l’empirisme traditionnel, et nous nous permettons encore de douter qu’il ait relevé de la métaphysique autre chose que le nom.

Nous ne voyons pas, en effet, que sa doctrine diffère ici beaucoup de celle de Locke ; pour lui, comme pour le père du sensualisme moderne, la sensation est l’unique source de la connaissance ; comme Locke, il reconnaît des procédés logiques de l’entendement qui, opérant sur ces données sensibles, les transforment en abstractions et en généralisations d’ordres divers ; comme lui enfin, il se refuse à admettre que l’esprit humain puisse pénétrer au-delà. Ce qu’il appelle métaphysique ne différant que par le degré de la science positive, les résultats auxquels elle peut conduire ne sont en définitive que la sensation transformée. Il importe assez peu qu’on change la phraséologie, qu’une abstraction devienne un symbole, et que les généralisations les plus hautes s’appellent symboles de symboles ; au fond, et par son objet et par sa méthode, la métaphysique, telle que la conçoit M. Lewes, n’est qu’une suite de la sensation ; elle en sort et y retourne. Je veux que M. Lewes ait agrandi le cercle étroit dans lequel le positivisme de Comte prétend enfermer la science, et qu’il y ait fait rentrer des problèmes arbitrairement proscrits, ceux, par exemple, qui ont pour objet la matière, la force, la cause, l’esprit, etc. ; c’est un progrès peut-être à l’égard de la philosophie de Comte : je ne vois pas que c’en soit un à l’égard de la philosophie de Locke.

Toutes ces notions métaphysiques, en effet, M. Lewes, comme Locke et le sensualisme, les résout en données expérimentales. La matière n’est pour lui que la totalité abstraite des qualités sensibles ; la force, c’est la matière en tant qu’elle produit des changements dans la sensibilité ; la cause est un ensemble de conditions ; l’esprit, une collection d’états de conscience.

Que ces définitions soient vraies ou fausses, là n’est pas, pour le moment, la question. Ce que nous voulions établir, c’est que la théorie de M. Lewes n’a rien de bien nouveau, et qu’il supprime la métaphysique, tout comme l’avaient fait Locke et son école. M. Lewes nous répond qu’en, dehors d’une métaphysique vérifiable par l’expérience, il n’y a plus que le métempirique, c’est-à-dire l’inconnaissable pur : mais nous lui demanderons, avec M. Léon Dumont, s’il a tracé avec une suffisante précision la limite qui sépare l’ordre métaphysique de l’ordre métempirique. Ici sa pensée est restée indécise ; tantôt il affirme que le métempirique est absolument et à jamais distinct de ce qui peut être connu positivement ou métaphysiquement ; tantôt il reconnaît qu’un problème, aujourd’hui métempirique, pourra plus tard, par un progrès de l’expérience, être scientifiquement posé et résolu. Évidemment ce point de la doctrine a besoin d’être éclarci.

M. Lewes semble bien reléguer dans les impénétrables régions du métempirique et exclure ainsi de la science la plupart des questions qu’agite depuis près de trois mille ans la métaphysique traditionnelle, et peut-être n’a-t-il pas démontré que cet éternel effort soit condamné à n’aboutir jamais. Sans doute, on ne peut contester, en un sens, que le métempirique ne soit par définition inconnaissable ; car par cela qu’il tomberait sous les prises de l’une quelconque de nos facultés, il serait en quelque manière objet d’expérience, au moins pour la conscience ; il ne serait donc plus rigoureusement métempirique. Mais il s’agit de savoir si, comme le soutient M. Lewes, il n’y a d’expérience que dans l’ordre de la sensation. M. Lewes nous déclare que l’esprit ne possède pas un sens spécial pour saisir le métempirique et « qu’une aspiration sublime vers les choses telles qu’elles sont en soi, est sublimement irrationnelle. » — Veut-il dire par là que nous ne pouvons rien connaître en dehors des données sensibles et des généralisations plus ou moins élevées qu’il est possible d’en tirer ? C’est là, croyons-nous, sa pensée ; mais, encore une fois, quelle preuve en donne-t-il ? A-t-il réfuté ceux qui soutiennent que l’esprit porte en lui-même certaines intuitions primordiales que l’expérience externe n’engendre ni n’explique, certains pressentiments confus de vérités et de réalités d’ordre absolument suprasensible ? Ce sera, si l’on veut, de l’expérience, car il est clair que de telles intuitions, pour nous donner une connaissance, doivent passer à l’état de modes positifs de la pensée, que le sens intime constate comme tout autre fait psychologique ; mais c’est une expérience, dirions-nous, dont le germe tout au moins est inné ; elle ne doit à la sensation ni son objet ni la certitude qu’elle implique ; elle est par sa nature constitutive de notre intelligence ; elle est la manifestation nécessaire de l’activité fondamentale de l’être pensant.

M. Lewes ne nie pas, il est vrai, l’existence d’intuitions à priori ; mais, adoptant la célèbre théorie de M. Spencer, il n’y voit que le produit, lentement élaboré, de sensations très-générales et très-fréquentes qui peu à peu, par une incessante répétition, ont modifié l’organisme cérébral de l’espèce, s’y sont en quelque sorte imprimées d’une façon durable, et se sont ainsi accumulées et transmises par hérédité, sous forme de tendances instinctives de la pensée, antérieures à toute expérience individuelle. — Mais une telle hypothèse, tout ingénieuse et séduisante qu’elle soit, ne s’est encore justifiée par aucune preuve, et il serait aisé de soulever contre elle de graves objections. En tout cas, ces intuitions sensibles, héréditairement transmises, ne pourraient jamais avoir d’autre objet que des choses ou des qualités sensibles ; admettons qu’elles renient compte à la rigueur des notions de temps et d’espace, parce que la succession ou la co-existence sont les deux conditions essentielles de la représentation des phénomènes extérieurs : comment nous élèveraient-elles à l’idée d’une existence en dehors de l’étendue et de la durée, d’une cause intelligente de l’univers, d’une perfection absolue ? On contestera la valeur objective de telles idées ; on n’en contestera certes pas la réalité subjective, à titre de faits de l’esprit humain, et il reste à expliquer comment l’esprit humain s’est avisé de les former et s’obstine à ne pas s’en défaire comme de fantaisies chimériques. Or, sans reprendre ici contre le sensualisme un débat qui nous paraît aujourd’hui terminé, nous croyons pouvoir dire qu’il n’a pas réussi à ramener à l’expérience ou à de simples généralisations tirées de l’expérience et par elle vérifiables, ces idées que l’école rationnaliste appelle idées ou vérités premières, et notamment les notions fondamentales de la théodicée.

Et si nous citons celles-là de préférence, c’est que, d’après l’exemple même que nous avons rapporté plus haut, M. Lewes exclut formellement les problèmes de la théologie naturelle de l’ensemble des questions positives ou métaphysiques. Chercher dans l’univers les marques d’un dessein, tentative illusoire ! C’est là du métempirisme au premier chef. Vous pourrez sur ce point nous exposer vos vues particulières ; vous pouvez donner une innocente satisfaction à vos sentiments pieux et à ceux des gens qui sont dans les mêmes dispositions morales et religieuses que vous : jamais vous ne ferez œuvre de savant, car jamais votre hypothèse ne recevra l’indispensable contrôle de l’expérience.

Mais d’abord il n’est pas bien sut que l’expérience ne vérifie, au moins indirectement, les conclusions qui établissent l’existence d’un plan dans l’univers. Constater que la matière et ses propriétés, telles que r expérience nous les fait connaître, n’expliquent pas certains arrangements, certaines combinaisons de parties, c’est, par cela même, prouver en quelque manière expérimentalement, qu’il faut avoir recours à une cause qui ne soit pas matérielle. Sans doute, cette cause, par définition, ne peut être l’objet de la sensation ; mais les sens atteignent des effets qu’une cause de cette nature peut seule expliquer, et c’est ce que je me crois en droit d’appeler une vérification expérimentale indirecte. Il ne serait pas difficile d’établir que ce genre de démonstration est applicable à tous les problèmes de la théodicée rationnelle. Peut-être même, poussant ce principe, pourrait-on aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas, proprement, de métempirique ; car une question qui se pose d’elle-même devant l’intelligence est évidemment une question intelligible, et cette intelligibilité implique quelque connaissance antérieure, quelque donnée des sens, de la conscience ou de la raison, qui contienne le germe, si obscur que l’on voudra, l’espérance, si lointaine qu’on la supposee, d’une solution à venir. Et ainsi le métempirique, en tant qu’il est concevable, peut toujours être ramené de proche en proche à des termes de l’expérience ou de l’intuition rationnelle {qui est une sorte d’expérience d’ordre supérieur). Un métempirique absolu ne saurait être ni pensé, ni nommé.

Au fond, si M. Lewes voit dans le témoignage de la sensation l’unique critérium de la science, c’est qu’il refuse à l’esprit toute spontanéité originelle ; c’est que le principe pensant n’est pas pour lui substantiellement distinct de l’organisme. Sa logique n’est qu’une conséquence de sa psychologie, dont nous sommes ainsi naturellement conduit à parler.

II. — Psychologie.

Le fait fondamental et irréductible de l’ordre psychologique, c’est, pour M. Lewes, la sensation (feeling). Mais quelle est la cause de ce fait, ou, pour parler plus scientifiquement, quelles en sont les conditions essentielles ? Sont-elles purement organiques, comme le prétendent les matérialistes, ou bien, comme le veulent les spiritualistes, la sensation, et, en général, les faits psychiques, sont-ils les manifestations d’un principe substantiellement distinct du corps organisé, qu’on appellera l’âme ou l’esprit ?

M. Lewes est franchement matérialiste, car il nie la légitimité scientifique de l’hypothèse qui rapporte à un principe hyper-organique l’ensemble des phénomènes de conscience. Mais son matérialisme ne doit pas être confondu avec le matérialisme vulgaire ; il présente un caractère original, sur lequel nous n’avons pas à insister longuement, car l’auteur a pris soin de le déterminer lui-même, dans un article que la Revue a publié[2].

La sensation, dans le système de M. Lewes, est la résultante de conditions organiques très-complexes, dont elle ne se distingue que par abstraction. Pour mieux dire, la sensation est ces conditions organiques elles-mêmes. Conditions d’une part, sensation de l’autre, ne sont pas des termes réellement séparés et se manifestant successivement dans la durée : c’est un seul et même fait, qui, vu objectivement, est d’ordre purement physiologique et se résout en mouvement, et vu subjectivement, est d’ordre purement psychologique et se ramène à une aperception immédiate de la conscience.

Il est clair, d’après cela, que la conscience n’est pas un pouvoir indépendant en soi de l’organisme. La conscience n’est, il est vrai, la fonction d’aucun organe particulier, et le matérialisme vulgaire se trompe grossièrement quand il en fait une sorte de sécrétion du cerveau ou des cellules de la substance grise. La conscience c’est l’organisme tout entier, arrivé à un certain degré de son évolution, et manifestant à ce degré une propriété nouvelle. Elle émerge naturellement d’un ensemble de conditions organiques, dont elle n’est, répétons-le, que le côté subjectif et dont elle suit toutes les variations.

On ne doit pas se faire du moi une idée différente. Ces caractères d’unité, de simplicité, que le sens intime lui attribua, ne prouvent en aucune façon, comme le prétendent les spiritualistes, qu’il soit un principe substantiellement distinct. Cette unité, cette simplicité ne sont pas celles d’une monade, selon la conception leibnitzienne ; elles ne sont que l’expression synthétique d’une pluralité de processus à la fois physiologiques et psychologiques. Le moi n’est pas une cause dont les phénomènes de conscience seraient les effets ; il est un produit, une somme, une résultante que l’abstraction sépare ultérieurement de ses composantes et de ses facteurs. Le considérer comme une chose pouvant exister indépendamment des groupes de vibrations nerveuses qui subjectivement sont des sensations, c’est être le jouet d’une illusion de l’analyse, toujours disposée à transporter dans l’ordre de la réalité les divisions qu’elle introduit dan s l’ordre de la représentation.

En résumé donc, la conscience et le moi n’existent que comme propriété générale et synthèse abstraite d’une classe spéciale de phénomènes ; eux-mêmes ne sont, objectivement, que des phénomènes vitaux modifiés et rendus plus complexes par des conditions nouvelles ; subjectivement, des sensations.

On le remarquera : la théorie de M. Lewes ne se confond pas avec celle que développe M. Spencer dans ses Principes de Psychologie. M. Spencer semble aboutir à la conception de deux séries parallèles, irréductibles Tune à l’autre, l’une, de mouvements nerveux, l’autre, d’états de conscience. M. Lewes supprime ce dualisme ; pour lui, les deux séries n’en font qu’une et la distinction n’existe plus que dans les points de vue auxquels on se place pour la considérer. La sensation et ses conditions organiques sont comme la convexité et la concavité d’une même courbe.

Maintenant, que penser de cette doctrine ? Elle nous paraît avoir un défaut capital ; c’est qu’elle ne peut rendre compte de la possibilité du subjectif. L’opposition du subjectif et de l’objectif se traduirait bien par celle du dedans et du dehors, plus fréquemment employée par les psychologues français ; eh bien ! c’est l’existence de ce dedans que la théorie de M. Lewes ne m’explique pas. Tout ce que me révèle ma conscience, je le regarde comme étant au-dedans de moi ; au contraire, les conditions physiologiques de ces. phénomènes, je les considère comme étant au-dehors ; et, au vrai, c’est seulement d’une manière indirecte et par l’expérience externe que je les connais. Mais supposez, ainsi que le veut M. Lewes, que phénomènes de conscience et vibrations nerveuses soient une seule et même chose sous différents aspects : comme le côté objectif du phénomène n’est pas directement connu, s’il n’y a pas un sujet distinct du phénomène lui-même et que constitue précisément la différence entre le subjectif et l’objectif, le côté subjectif ne sera pas plus connu que le côté objectif ; il sera donc éternellement impossible, et, par suite, impossible à jamais sera l’existence d’un fait quelconque de conscience. — J’admets que la séparation soit purement logique : encore faut-il quelqu’un pour la faire, et ce quelqu’un c’est le sujet, qui ne peut être identique avec ce qu’il distingue. Comprend-on un phénomène qui se scinderait par abstraction en deux parties : l’une qu’il connaîtrait, l’autre qu’il ne connaîtrait pas ? Voilà pourtant, nous semble-t-il, jusqu’où on peut mener l’hypothèse de M. Lewes. Elle implique nécessairement ce qu’elle prétend exclure, à savoir : un principe capable d’opérer une abstraction et de juger de la différence entre le subjectif qui est lui-même, et l’objectif qui n’est pas lui. Il est donc quelque chose, et il n’est pas ce qu’il déclare étranger à lui-même. J’ajoute qu’il est quelque chose d’actif ; car une abstraction ne se fait pas toute seule ; elle suppose l’acte d’abstraire, la faculté d’abstraire : une abstraction sans un esprit dont elle soit l’effet nous paraît elle-même la plus chimérique des abstractions réalisées.

Je ne vois guère une moindre impossibilité logique à faire de la conscience une émergence, sous certaines conditions, des propriétés vitales. Si ces conditions sont purement physiologiques, elles auront beau s’ajouter à d’autres conditions physiologiques, elles ne produiront pas pour cela la conscience : si elles ne sont pas physiologiques, elles témoignent de l’intervention d’un principe nouveau. On n’a pas tout dit quand on a évoqué l’évolution ; on est tenu de montrer comment des propriétés surgissent tout à coup du sein d’éléments qui jusque-là ne les avaient pas manifestées. Si, comme on l’avoue, la conscience n’est pas la vie, qu’on nous apprenne par quel mystère la vie, se compliquant toute seule de conditions nouvelles, s’élève jusqu’à la conscience. Cette phase de l’évolution est un fait ; ce fait a sa cause ; cette cause, encore un coup, quelle est-elle ? Elle doit nécessairement contenir la raison suffisante de l’apparition de la conscience ; elle n’est donc pas ce qu’on entend d’ordinaire par la vie, puisque la conscience et la vie diffèrent spécifiquement ; cette cause est donc d’ordre métaphysiologique, pour employer un mot de M. Lewes, et je l’appelle l’esprit.

Je dis enfin que cette cause est un principe réellement indivisible et simple, et non pas la synthèse ultérieure des faits de conscience ; car des éléments multiples ne peuvent faire eux-même leur synthèse ; et lors même que chacun d’eux serait doué de conscience, leur totalité ne formerait jamais qu’une totalité de consciences séparées et non une conscience unique et continue sous la diversité et la succession de ses manières d’être. — Dira-t-on que l’unité du moi n’est que l’aspect subjectif de l’unité de l’organisme ? — Mais l’unité de l’organisme ne se connaît pas elle-même, elle n’est aperçue que du dehors, par l’expérience externe et l’induction. L’unité du moi se saisit par le dedans, ou plutôt elle est l’essentielle condition de l’existence d’un dedans ; elle est ce dedans lui-même. C’est parce que le moi est un et se sait tel, qu’il applique et retrouve en quelque sorte l’unité hors de lui, dans l’organisme et généralement dans les systèmes où une pluralité des moyens semble concourir en vue d’une fin commune.

La sensation, avons-nous dit, est, pour M. Lewes, le point de départ de tout processus psychologique. Tachons d’expliquer comment la sensation devient successivement perception, image, pensée pure et volonté.

On peut distinguer dans l’organisme trois propriétés fondamentales : — l’assimilation, d’où résultent la croissance, le développement et la reproduction : la sensibilité, condition de tous les phénomènes sensitifs (et par là il faut entendre, selon M. Lewes, la sensation, l’émotion, la volition, l’intelligence et l’instinct) ; — la motilité, de laquelle dérivent les lois générales de l’action, en y comprenant l’impulsion aveugle, le mouvement automatique, le mouvement réflexe et le mouvement volontaire.

Cette distinction est purement analytique ; en réalité, ces trois propriétés ne peuvent se manifester indépendamment l’une de l’autre. L’assimilation exige, dans l’animal au moins, le concours de la sensibilité et de la motilité ; la sensibilité, à son tour, a besoin de la coopération incessante de l’assimilation ; et enfin la motilité ne peut se passer de la sensibilité qui lui sert à la fois de stimulus et de guide.

M. Lewes redresse, après quelques autres psychologues, l’erreur assez commune qui rapporte toutes les sensations à ce qu’on appelle d’ordinaire les cinq sens. Il reconnaît, avec raison, l’existence de sens du système (systemic sensés), distribués dans l’organisme tout entier au lieu d’être localisés dans quelque partie spéciale. On peut les distinguer en sens nutritif, sens respiratoire, sens génésiaque et sens musculaire. Les sensations qui accompagnent la sécrétion, l’excrétion, la faim, la soif, etc., se rapportent au premier ; les sensations de suffocation, d’oppression, etc., au second ; les sentiments sexuel et maternel au troisième. Quant aux sensations du sens musculaire, elles entrent comme éléments dans toutes les autres.

Les sensations des cinq sens sont plus impersonnelles que celles des sens organiques ; de plus, elles sont moins massives, moins diffuses, plus susceptibles d’une localisation déterminée. Par toutes ces causes, elles ont une importance prépondérante dans la formation de la connaissance objective ; elles sont éminemment intellectuelles. Les sensations organiques sont surtout motrices ; elles nous poussent à l’action ; elles constituent, pour la plus grande part, le monde des émotions et des sentiments. Pour cela, il est vrai, elles se combinent avec les sensations objectives ; mais elles se les subordonnent comme des moyens à leurs fins ; car, dit M. Lewes, nous ne voyons que ce qui nous intéresse.

C’est une grande erreur de croire que l’on peut considérer l’intelligence à l’exclusion de la sensibilité, prise dans son ensemble, et construire une théorie de la connaissance en négligeant les sensations de l’organisme. Telle est la prétention du sensualisme vulgaire* ; il ne voit que les cinq sens, et méconnaît la subordination nécessaire où ils sont relativement aux sens plus intimes, pourrait-on dire, et plus énergiques du système tout entier. Il méconnaît encore, ce qui est plus grave, l’influence du milieu social, sans laquelle les manifestations les plus hautes de la pensée seraient éternellement impossibles. En effet, si la sensation est le point de départ de la connaissance, elle n’est pas la connaissance elle-même. Une sensation est, objectivement, un groupe de vibrations nerveuses ; une perception est une synthèse de sensations fournies par des sens différents. Par exemple, quand je perçois une fleur, j’unis des sensations" du toucher, de la vue, de l’odorat, et je les rapporte à un seul objet. Percevoir, c’est donc établir un lien entre divers éléments ; dans la perception, les groupes de vibrations nerveuses se groupent à leur tour, et c’est ce que M. Lewes appelle la logique de la sensation (logic of feeling).

Mais cette connaissance d’ordre inférieur n’est pas encore la pensée. « Il est nécessaire, dit M. Lewes, de distinguer la conception, ou la formation de symboles exprimant des idées générales, de la perception, ou formation d’idées particulières par la synthèse de sensations. Les conceptions ne sont pas plus semblables aux objets réels que les formules algébriques ne sont semblables aux nombres dont elles symbolisent les relations. Notre perception d’un animal cru d’une fleur est la synthèse de toutes les sensations que nous avons eues de l’objet en relation avec nos différents sens, et c’est toujours un objet individuel représenté par une idée individuelle ; c’est cet animal ou cette fleur. Mais notre conception d’un animal ou d’une fleur est toujours une idée générale ; elle n’embrasse pas seulement tout ce qui est connu on pensé du genre tout entier dans toutes ses relations, mais elle est abstraite de tous les caractères individuels ; elle n’est pas cet animal ou cette fleur, mais n’importe quel objet du. genre animal ou fleur : de même qu’en algèbre a et b ne sont pas des quantités ni des grandeurs, mais leurs symboles. Les perceptions ont une relation directe avec les termes de la sensation ; les conceptions, avec les relations de ces termes. De là la nature réelle des unes et la nature symbolique des autres. »

La connaissance ne commence vraiment qu’avec la conception, signe de toute une classe de perceptions, et l’enchaînement, la synthèse des conceptions constitue la logique des signes. Elle est l’œuvre du langage ; car tout mot est un abstrait. Mais l’éclosion du langage n’est possible que dans le milieu social ; et ainsi l’homme isolé est incapable de penser parce qu’il est incapable de parler. Le milieu social ne crée pas seulement l’intelligence proprement dite ; c’est lui qui dans l’ordre des affections, donne naissance aux tendances impersonnelles, sympathiques, altruistes. De là, la vie morale, fondée tout entière sur la sympathie. Vivre de cette vie nouvelle, c’est sentir pour autrui, travailler pour autrui, aider autrui, sans avoir en vue aucun bien personnel, sans autre souci que la satisfaction de l’instinct social. « Nous connaissons que notre faiblesse nous est commune avec tous les hommes, et ainsi nous partageons les souffrances de chacun. Nous sentons la nécessité de nous entr’aider et par là nous sommes disposés à travailler pour les autres. Les impulsions égoïstes nous portent vers les objets seulement en tant qu’ils sont des moyens de satisfaire un désir. Les impulsions altruistes, au contraire, ont plus besoin de l’intelligence pour comprendre l’objet lui-même dans toutes ses relations. D’où il suit qu’une immoralité profonde est une pure stupidité. »

C’est donc dans l’organisme social que nous devons chercher les principales conditions des fonctions d’ordre supérieur, et c’est le milieu social des croyances, des opinions, des institutions, qui constitue, pour ainsi dire, l’atmosphère respirée par l’intelligence. L’homme ne doit plus être seulement regardé comme un assemblage d’organes, mais encore comme un organe dans un organisme collectif. De lui-même, en tant qu’assemblage d’organes, il tient ses sensations, ses jugements, ses impulsions primitives ; de l’organisme collectif dont il fait partie, ses conceptions, ses théories, ses vertus. C’est ce qu’on voit clairement quand on se rend compte de la manière dont l’intelligence tire à la fois son inspiration et son instrument des besoins sociaux. Tous les matériaux de l’intelligence sont des images et des symboles ; tous ses processus sont des opérations sur des images et des symboles. Le langage, qui est entièrement un produit social pour satisfaire un besoin social, est le principal instrument de cette opération symbolique : sans lui, toute abstraction serait impossible. Sans lui, pas de méditation, pas de théorie, pas de pensée au sens rigoureux du mot. Une perception condense plusieurs sensations, et par là, est une connaissance. Un mot, symbole d’une conception, condense beaucoup de perceptions, et produit ainsi, non-seulement une connaissance d’un ordre plus élevé, mais une connaissance qui est facultative, et capable d’être transmise et conservée.

« Le langage est le créateur et le soutien de ce monde idéal, théâtre où se déploie la plus noble part de l’activité humaine : monde de la pensée et de la spéculation pure, de la science et du devoir, qui dépasse de si haut celui de la sensation et de l’appétit. Dans ce monde idéal, l’homme absorbe l’univers comme dans une transfiguration. C’est là qu’il arrête le programme de son existence, programme auquel il rend conforme le monde réel. C’est là qu’il se trace à lui-même les règles les plus élevées de sa conduite : là qu’il place ses espérances et ses joies ; là qu’il trouve sa puissance et sa dignité. Le monde idéal devient pour lui la réalité suprême ; il multiplie ses peines et ses plaisirs. Il est peuplé de fantômes qui hantent sa vie et la remplissent de misères infinies auxquelles les créatures moins privilégiées ne sont jamais en proie, poussant la tribu contre la tribu, le frère contre le frère, le père contre le fils, semant les haines amères et l’intolérable tyrannie de la superstition. Il a aussi ses visions brillantes qui raniment le courage de l’homme, remplissant sa vie d’une joie subtile et sans bornes, et, de bien des manières agrandissant ses facultés, leur marquant de plus nobles buts. Telle est l’existence spirituelle de l’homme ; qui voudrait l’échanger contre la condition comparativement paisible de la brute la plus heureuse ? »

Par là, en effet, se marque profondément la différence entre l’homme et la bête. Ce monde idéal est fermé à l’animal, parce que si l’animal sent et perçoit, il est incapable de concevoir ; le milieu social ne crée pas pour lui le langage, seul instrument de l’abstraction. Il n’a pour se guider que la logique des sensations ; il ne peut s’élever qu’à la connaissance des faits particuliers ; il observe, il juge, il n’explique pas. L’homme a de plus la logique des signes ; il observe, et explique l’enchaînement des phénomènes visibles par l’enchaînement des concepts invisibles.

L’animal est tout aussi peu capable de sentiments altruistes. Il est quelquefois mû par la sympathie ; mais les fins qu’il se propose sont toujours immédiates, jamais éloignées : à l’idée d’un bien général auquel doit se sacrifier dans certains cas le bien de l’individu, son étroit cerveau reste éternellement fermé.


Nous avons suivi avec une attention particulière le processus de l’intelligence, tel que l’expose M. Lewes. Il nous resterait à parler de celui de l’activité. Sur ce point, sa pensée nous a paru moins nette. — Toutes les manifestations de l’activité semblent dériver, selon M. Lewes, de phénomènes réflexes, mais tantôt la réaction suit immédiatement l’impression sensible : le mouvement alors est involontaire ; tantôt elle est le dernier terme du processus intellectuel, alors le mouvement est facultatif et peut être appelé volontaire. L’instinct appartient plutôt à l’intelligence qu’à l’activité ; M. Lewes n’y voit, d’accord avec MM. Darwin et Spencer, qu’un ensemble de faits intellectuels, que l’habitude a peu à peu rendus purement mécaniques, et qui sont devenus des expériences innées, transmises héréditairement à travers des générations innombrables.

M. Lewes insiste sur la nécessité de ne pas méconnaître la solidarité indissoluble qui unit les différents ordres de faits psychiques. C’est là ce qu’il désigne par l’expression assez bizarre de spectre psychologique. « Le spectre optique est constitué par trois couleurs fondamentales, le rouge, le vert, le violet, qui sont dues à trois modes de vibrations affectant les bâtons et les cônes de la rétine : chaque couleur contient toutes les vibrations qui caractérisent les autres, et, conséquemment, chacune doit son individualité, non pas à des vibrations qui manquent pour les autres, mais à la prédominance d’un certain ordre de vibrations. De même le spectre psychologique est constitué par trois modes fondamentaux d’excitation : la sensation, la pensée, le mouvement. Le processus psychique est partout un triple processus, et toutes les variétés qui distinguent les différents états mentaux sont dues à des degrés variables de l’énergie avec laquelle coopèrent la sensation, la pensée et le mouvement. Chaque état mental est ainsi une fonction de trois variables. » Cette théorie, M. Lewes la propose avec une sorte de solennité qui ne nous paraît pas justifiée par une originalité véritable ; il nous est difficile d’y voir autre chose, que cette proposition élémentaire de la psychologie courante : nulle faculté n’agit à l’exclusion des autres.


Tels sont, croyons-nous, les points fondamentaux de la psychologie de M. Lewes. Nous ne pouvons avoir la prétention de les soumettre ici à une discussion approfondie ; indiquons seulement les principales objections qu’ils nous paraissent devoir soulever.

M. Lewes signale, avec raison, l’importante différence qui sépare la conception de la perception. Il montre fort bien que la conception est le produit d’une abstraction et qu’elle exprime sous la forme d’une unité symbolique ce qu’il y a de commun à un grand nombre de perceptions. La conception est l’essentielle condition de la pensée, elle est le privilège, la caractéristique de l’homme. Tout cela, sans être bien nouveau, est parfaitement juste ; mais tout cela nous semble impliquer l’existence d’une activité qui n’est pas celle de l’organisme. Nous l’avons dit plus haut et ne pouvons que le répéter ici, car c’est la difficulté contre laquelle tous les adversaires du spiritualisme viennent fatalement échouer : l’abstraction manifeste un pouvoir, une faculté dont les processus physiologiques ne rendent pas compte. Il est déjà malaisé de comprendre que des groupes de vibrations nerveuses s’intègrent tout seuls pour donner naissance à une perception, et l’on n’a pas détruit, que nous sachions, la vieille objection de Socrate, demandant « s’il ne serait pas étrange qu’il y eût en nous plusieurs sens, comme dans des chevaux de bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une seule essence, qu’on l’appelle âme ou autrement, avec laquelle, par les sens’ comme autant d’instruments, nous sentons tout ce qui est sensible[3]. »

Mais que dire de la conception, qui, de l’aveu même de M. Lewes, est de tout autre ordre que la perception ? Quelle est cette nouvelle opération physiologique qui, du particulier, fait sortir le général, du concret l’abstrait, élimine les caractères individuels, retient les attributs communs, et condense en un symbole unique une pluralité indéfinie de perceptions ? Où a-t-on vu et comment a-t-on prouvé que le travail de l’organisme puisse tout seul aboutir à cette transformation merveilleuse ? Si l’on n’a pas encore réussi à montrer que les processus cérébraux suffisent à produire la sensation, à plus forte raison sont-ils impuissants à faire surgir un acte de la pensée que l’on déclare étranger par sa nature à la sensation. J’ai beau me figurer des groupements de plus en plus compliqués de vibrations nerveuses ; j’ai beau faire entrer comme facteurs dans le résultat total le milieu biologique, le milieu psychologique, le milieu social tout entiers, et m’interdire de considérer à part un des nombreux éléments nécessaires à l’élaboration des faits psychiques du degré supérieur, je suis toujours obligé de chercher dans un principe actif, indivisible, et se connaissant lui-même, la seule cause d’un acte qui ramène à l’unité rationnelle la multiplicité des données sensibles. Ni la pluralité n’explique l’unité, ni la non-conscience la conscience, ni la sensation ce qui dépasse la sensation.

La théorie de M. Lewes nous paraît également contestable sur la question du langage. Que le langage soit pour la plus grande part dans le développement de la faculté d’abstraire, nous n’y contredisons pas, et nous sommes tout prêt à reconnaître avec M. Lewes que le langage est ainsi la caractéristique de l’homme. Mais nous croyons que la parole est l’effet, non la cause de l’abstraction, effet qui réagit à son tour sur la cause et en rend l’opération plus énergique et plus précise. Nous croyons de plus que le langage n’est pas une conséquence de l’état social, mais qu’il en est la nécessaire condition. C’est parce que tout homme est une intelligence capable de former des abstractions représentées par les signes du langage que la société est possible ; c’est dans l’individu et sa constitution mentale qu’il faut en chercher l’origine et l’explication. Non que la société soit un fait chronologiquement postérieur à l’existence des individus : elle est contemporaine de l’humanité même, et la première famille fut déjà une société ; mais philosophiquement, l’individu doit contenir, au moins en puissance, la raison d’être de la société ; quelques modifications profondes que celle-ci lui fasse subir, elle ne peut que développer en lui des facultés latentes, non lui en donner de nouvelles : autrement, le milieu social lui-même, à l’action duquel on attribue la naissance de ces facultés supérieures, n’eût jamais existé.

S’il en est ainsi, nous refuserons d’admettre, avec M. Lewes, que la moralité humaine ne soit qu’une transformation et une extension de la sympathie. Le vrai fondement de l’ordre social est la notion du juste et du droit. Quelque obscurcie qu’elle puisse être aux époques primitives, il faut pourtant qu’elle soit essentielle à la conscience humaine, puisqu’elle s’est, peu à peu, fait jour à travers les conflits de la force. Nous savons bien qu’on prétend ramener la justice à l’intérêt général, et fonder sur la sympathie l’obligation de travailler à celui-ci ; mais cette tentative est illusoire. Nous croyons l’avoir ailleurs abondamment montré[4].

III. — Rapports du sujet et de l’objet.

Une théorie assez originale sur les rapports du sujet et de l’objet, résume et couronne les doctrines psychologiques de M. Lewes.

M. Lewes maintient, avec le sens commun, une distinction fondamentale entre l’objet et le sujet; mais cette distinction n’existe, selon lui, qu’au point de vue psychologique proprement dit, nullement au point de vue psychogénique. La psychogénie trace l’évolution de la sensibilité dans le monde organique ; elle montre comment la conscience émerge de certaines conditions vitales particulières : il est clair que, pour elle, l’objet seul existe réellement ; c’est l’ordre extérieur qui détermine l’ordre intérieur en déterminant la structure organique dont la sensibilité est la propriété. Mais la psychologie laisse de côté la genèse de l’organisme ; elle le prend quand il est arrivé à son plein développement, et doit nécessairement le considérer comme un des facteurs dans le fait de la perception. À ce point de vue, on ne peut méconnaître l’existence du sujet, puisque la conscience n’est autre chose que le côté subjectif de l’organisme à un certain degré de son évolution. Mais si le sujet se distingue alors de l’objet, cette distinction n’est que relative ; elle s’évanouit dans l’absolu. Il n’y a pas un objet en soi, existant en dehors et indépendamment de toute relation avec le sujet, et entrant accidentellement en contact avec lui, sans que sa nature s’altère en rien dans ce commerce : l’objet n’existe réellement que par rapport au sujet ; il en réfléchit toutes les couleurs, il en est, en un sens, le produit : « La chose extérieure qui excite la rétine ne peut être supposée elle-même lumineuse ; elle est seulement un facteur du produit lumineux. La rétine, en l’absence de toute excitation, ne peut non plus être lumineuse ; elle n’est aussi qu’un facteur. Mais la lumière, — l’objet, — est les deux facteurs ; et ainsi l’objet est nécessairement objet-sujet, et le sujet est également sujet-objet. »

La théorie de M. Lewes se tient ainsi à égale distance du réalisme et de l’idéalisme. — L’idéalisme ne voit, dans le non-moi, qu’un produit, une projection du moi ; c’est une grave erreur ; il sacrifie absolument l’un des facteurs à l’autre. L’expérience le réfute à chaque instant. Nous voyons que l’ordre des événements est loin de répondre toujours à celui de nos états de conscience. « Un chimiste, par exemple, a appris quel est l’enchaînement de faits extérieurs nécessaire à la production d’un sel : il peut produire un sel là où il n’y en a pas. Si sa conception de l’ordre réel n’était autre chose qu’une construction subjective, sans rien qui lui corresponde objectivement, il ne pourrait voir que ce qu’il aurait prévu, et le sel inévitablement lui apparaîtrait. Mais s’il s’applique à réaliser sa conception, il lui arrive parfois d’échouer ; aucun sel ne se produit ; il voit ce qu’il n’avait pas prévu : pourquoi ? Parce qu’il a supposé que l’ordre des événements réels serait celui de sa représentation idéale, tandis qu’en réalité il y a eu un autre ordre, il y a eu quelques événements qui n’étaient pas compris dans sa construction idéale : il lui faut les découvrir, modifier sa construction, et, ainsi modifiée, la vérifier par l’expérience. »

D’autre part, le réalisme traditionnel n’est pas mieux fondé. Nous n’avons aucune bonne raison pour admettre le dualisme absolu, irréductible, de la matière et de l’esprit, de la sensation et du mouvement. Le moi n’est pas un kaléidoscope dont les fragments colorés reçoivent des arrangements nouveaux par l’impulsion de chaque nouvelle force extérieure, sans avoir d’ailleurs aucun point de ressemblance avec l’agent. Nos perceptions ne sont pas de purs symboles d’une réalité objective, inaccessible et insaisissable dans son essence. Le sujet est étroitement lié à l’objet ; par la perception, le sujet s’assimile l’objet, à peu près comme, par la nutrition, l’organisme s’assimile une partie du milieu qui l’entoure. « De la trame générale de l’existence, certains fils peuvent être détachés et retissés en un groupe spécial, le sujet ; — ce groupe capable de sentir sera, dans cette mesure, distinct d’un groupe plus considérable, l’objet ; mais quelques différents arrangements que puissent prendre les fils, ce sont toujours dés fils de la trame primitive, et non des fils d’autre nature. Les cléments de l’organisme sensitif sont des éléments détachés d’un groupe plus vaste ; les mouvements de l’organisme sensitif sont les mouvements de ces éléments. Quand ce que nous appelons les mouvements physiques des molécules sont groupés de manière à produire ce que nous appelons des actions chimiques, et que des phénomènes d’une nouveauté surprenante se manifestent, nous ne supposons pas que quelque chose d’essentiel ait été surajouté aux molécules primitives et aux forces qu’elles possèdent De son côté, le biologiste, voyant les actions physiques et chimiques groupées d’une manière spéciale, et les phénomènes vitaux émerger, ne suppose pas non plus que quelque chose d’essentiel ait été surajouté aux fils primitifs de l’existence objective. Le phénomène chimique est nouveau, nouveau le phénomène vital ; mais la nouveauté ne consiste que dans un groupement spécial de l’ancienne matière et de l’ancienne énergie. De même quand le phénomène psychique émerge du phénomène vital, et le phénomène social du phénomène psychique, il y a groupement nouveau et non introduction de matière nouvelle, ni surtout expulsion de l’ancienne. Le sujet, à quelque point de vue de la réalité qu’on se place, est inséparable de l’objet ; il n’en est séparé qu’idéalement. De même qu’une fleur que l’action du soleil amène à l’existence, incorpore l’énergie du soleil et croît par ce qu’elle lui emprunte, de même l’organisme sensitif incorpore l’énergie du dehors et reproduit tout ce qui l’a produit. »

En résumé, l’objet et le sujet sont un seul et même phénomène, sous des aspects différents. L’un n’est que l’envers de l’autre. En tant que l’objet est défini : ce qui peut tomber sous les prises du sujet, il n’en est pas substantiellement distinct. Mais, d’autre part, on peut concevoir l’objet comme la totalité de l’existence ; en ce cas, il n’est plus seulement l’autre côté du sujet, car cette totalité déborde infiniment le cercle étroit dans lequel se meut la connaissance du sujet ; il est un cercle plus large qui enferme l’objet-sujet.

La position de M. Lewes, entre l’idéalisme et le réalisme vulgaire, est donc celle d’un réalisme raisonné. Il est réaliste, parce qu’il admet que nous percevons les choses telles qu’elles sont, les choses n’étant pour chaque être sentant que ce qu’il perçoit par les sens ; il rejette le réalisme symbolique de Spencer et de Helmholtz qui ne voient dans la perception qu’un symbole d’une réalité inconnue et inconnaissable en soi. — D’autre part, son réalisme est raisonné ; c’est-à-dire que pour lui, cette réalité objective, sentie telle qu’elle existe, n’est pensée qu’à l’aide d’une interprétation rationnelle, et que les conceptions, dont l’enchaînement constitue la science, loin d’être identiques aux perceptions, n’en sont que des expressions algébriques, des signes profondément différents de ce qu’ils signifient. Par là seulement, on s’explique que la science soit à la fois possible et difficile. Si l’objet et le sujet formaient deux mondes séparés sans autres rapports entre eux que des rapports de simple contact, on ne comprendrait pas que l’enchaînement des modifications du dedans pût reproduire et même prévoir celui des phénomènes du dehors. Si l’objet n’était qu’une projection du sujet, pourquoi faudrait-il tant de temps et tant d’efforts pour traduire en termes de la pensée, l’ordre des faits extérieurs ? Dans le réalisme raisonné, la science est possible, car l’objet est tel qu’il est perçu ; et elle est difficile, car la conception, symbole de plusieurs perceptions semblables, diffère de ces perceptions mêmes, et ce n’est que par tâtonnements et vérifications Incertaines que nous parvenons à établir un rigoureux parallélisme entre la logique des signes et la logique des sensations.

Nous ne pouvons, dans les limites étroites d’un article, aborder la discussion complète de cette importante théorie. Nous nous contenterons de reproduire, à un autre point de vue, l’unique, mais grave objection qui a fait jusqu’ici tout le fond de notre critique. Nous avons déjà combattu, au nom de l’activité consciente du moi, l’hypothèse d’une identité substantielle entre le sujet et l’objet ; nous demandons maintenant comment, dans « le tissu de l’existence universelle, » certains fils se détachent d’eux-mêmes pour former l’objet-sujet. — On nous répondra toujours par l’évolution, la différenciation de l’homogène, la rupture de l’équilibre primordial. Mais, malgré notre sincère désir d’entrer dans ces nouveautés, nous ne parvenons pas à trouver la réponse suffisante. Cette redistribution de l’être vague et diffus, aboutissant à la constitution d’un système capable de se dédoubler en objet et en sujet, nous semble toujours un effet sans cause. Nous restons fermé à cette logique à qui il ne répugne pas que l’indéterminé se détermine tout seul, et que dans la sphère infinie de l’existence universelle s’inscrive une sphère plus étroite qui se fasse un centre conscient d’où elle contemple sa propre circonférence. Nous persistons à penser que toute détermination suppose une cause antérieure déterminante, que tout système ordonné implique une raison ordonnatrice, et qu’une conscience ne peut émerger d’éléments inconscients sans un principe qui s’ajoute à ces éléments et en soit substantiellement distinct.

Nous n’avons pu, dans le cours de cette exposition, donner qu’une idée fort incomplète du livre de M. Lewes. Nous avons dû notamment omettre les intéressants Problèmes sur la matière et la cause, la cause et la force, l’absolu dans les corrélations du sentiment et du mouvement. Il y a là toute une métaphysique qui ne manque ni d’originalité ni de profondeur. Nous la signalons aux méditations des philosophes, sans renoncer à l’espoir d’en aborder un jour l’examen. Si nous nous sommes surtout attaché, dans cette première étude, à l’analyse des doctrines psychologiques de M. Lewes, c’est qu’elles nous paraissent contenir en abrégé tout son système. Nous serions heureux d’en avoir donné une idée suffisamment exacte, et d’avoir fait apprécier à sa valeur un des esprits les plus nets et les plus vigoureux de cette grande école expérimentale qui, malgré ses défauts, n’en représente pas moins une des tendances légitimes et impérissables de la philosophie.

Ludovic Carrau.
  1. Voyez le numéro du 7 mai 1875.
  2. Voir la Revue du 1erjuin 1876.
  3. Théét., Tr. Cousin, t. II, p. 156.
  4. V. notre ouvrage sur la Morale utilitaire. Paris, Didier, 1875, in-8.