La philosophie du bon sens/IV/IV

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§. IV.

Raisons des Philosophes qui
croïent que le Monde
avoit eu un Commen-
cement.


Pour peu que l’on contemple l’Ordonnance admirable de ce Monde, l’Arrangement des Saiſons, le Cours réglé des Aſtres, & toutes les ſages Productions de la Nature, on conçoit aiſément, qu’il doit y avoir eu un premier Mobile, une Cauſe intelligente, qui ait occaſionné un Ordre auſſi beau & auſſi régulier. Ainſi, tous les Philoſophes, excepté les Epicuriens, qui croïoient : que le ſeul Hazard avoit formé le Monde, ſe ſervoient de la Comptemplation de cet Ordre & de cette Régularité, comme d’un Argument invincible contre l’Eternité du Monde. Il faut, diſoient-ils, qu’il y ait un Agent induſtrieux, qui ait ordonné que toutes Choſes fiſſent leur Cours de telle ou de telle Maniere, & non point d’une autre. Sans cela, l’Ordre, que nous voïons, ne pourroit ſubſiſter. Car, en ſuppoſant, (ce qui eſt pourtant impoſſible,) que l’Arrangement & la Regle puſſent naître du Hazard, cet Arrangement & cette Regle ne pourroient durer long-tems. C’eſt vouloir s’aveugler, que de penſer le Contraire. Or, s’il y a un prémier Etre, qui ait compoſé l’Harmonie de l’Univers, cet Univers n’eſt donc pas éternel, puiſquil y a eu avant lui le prémier Etre, auquel il eſt redevable de ſon Arrangement. Et il y auroit une Abſurdité étonnante à dire, que l’Ouvrage eſt auſſi ancien que l’Ouvrier : car, pour qu’une Choſe ſoit faite par quelqu’un, il faut que ce quelqu’un ſoit avant la Choſe.

Quelque forte que fût cette Raiſon, les Epicuriens ne pouvoient s’en ſervir : mais, ils fondoient leurs Sentimens ſur les Obſervations des Choſes naturelles. Les Parties du Monde, diſoient-ils, ſont ſujettes à la Corruption. Ainſi, le Monde entier doit y être lui-même ſujet ; parce que le Tout ſuit toujours la Nature de ſes Parties. Nous voïons, continuoient ces Philoſophes, que le Tems détruit, change, renverſe, les Bâtimens les plus ſtables ; que les Pierres ſe pourriſſent, & ſe réduiſent en Pouſſiere ; que l’Air dévore les Rochers les plus durs ; que les Montagnes ſe briſent, tombent en Eclats, & ſe précipitent dans les Plaines[1]. Le Feu, les Incendies, les Orages, brifent & emportent tous les Corps l’un après l’autre. Et peut-être quelque-jour le Monde, ébranlé par quelque violente Secouſſe, tombera en Ruïne ; & les Atomes, dont il eſt formé, ſi diviſeront & Senfuïront en Liberté dans l’Eſpaçe immenſe du Vuide[2].

Les Epicuriens tiroient de l’Aſſemblage des prémiers Principes ou des prémiers Corpurcules de la Matiere un nouvel Argument. Ils prétendoient, que les Atomes qui avoient formé le Monde par leur Concours fortuït, étant dans un Mouvement continuel & violent, devoient dans la ſuite du Tems occaſionner ſa Ruïne, par les Efforts qu’ils faiſoient pour ſe débarraſſer, & ſe mettre en Liberté. Ils ajoutoient à cela, que tout ce qui avoit pris Naiſſance étoit ſujet à la Mort ; & qu’ainſi le Monde, aïant été formé, devoit auſſî prendre fin. Ces deux dernieres Raiſons n’avoient pas autant de Poids que les prémieres. Elles n’étoient fondées que ſur les Principes des Epicuriens, dont elles étoient véritablement une Suite néceſſaire. Mais, comme les Sectateurs d’Ariſtote ne convenoient point de la Vérité de ces Principes, les Argumens, qui en étoient uniquement émanez, n’avoient aucune Force, & tomboient dans le cas d’être regardez comme des Petitions de Principe.

Si vous me demandez, Madame, quelle eſt l’Opinion que j’aurois crû la plus probable, ſi j’euſſe vécu du Tems de l’ancienne Athenes, je vous dirai, que j’euſſe peut-être penſé comme Manile, qui, avouant que l’Eternité & la Création du Monde étoient également au-deſſus de la Portée Humaine, aſſûroit, qu’on douteroit, & qu’on diſputeroit toujours, de la Vérité de ces deux Sentimens oppofez :

Semper erit Genus in Pugnâ, dubiumque manebit,

Qod latet, & tantum ſupra eſt Hominemque Deumque,

Je ſens pourtant, que j’aurois eu une ſecrette Inclination, & aſſez de Penchant à croire, que le Monde étoit éternel. Il me paroît, que j’euſſe trouvé aiſément des Réponſes aux Objections qu’on auroit pu me faire. J’aurois ſoutenu contre les Stoïciens, qu’il n’étoit point étonnant, ni abſurde, de croire, que la Maticre avoit été coëternelle avec Dieu, dirigée par lui ; & qu’elle n’en avoit reçu cependant, ni l’Arrangement, ni la Forme, qu’elle a actuellement. Mes Raiſons euſſent rendu mon Opinion auſſi probable que la leur. Car, en ſoutenant que Dieu avoit exiſté de tout Tems avec la Matiere, j’aurois auſſi ſoutenuque, de tout Tems, Dieu avoit réglé ſon Mouvement. N’eſt-il pas vrai, leur eus-je demandé, qu’il n’y a point de Tems dans Dieu ? Ils n’euſſent pu me nier ce Principe, ni celui par lequel j’eus encore établi, que, lorſque cet Etre ſouverainement puiſſant veut quelque Choſe, l’Effet ſuit dans l’inſtant ſa Volonté. Or, ſuppoſons que Dieu, qui a été de tout Tems, ait voulu que le Monde ait eu ſon Ordre & ſon Arrangement de tout Tems, l’Effet ſuivant toujours ſa Volonté, le Monde aura été de tout Tems. Mes Adverſaires m’auroient répondu, qu’une Choſe ne peut paſſer du non-être à l’être, ſans avoir un Commencement ; & qu’ainſi, le Monde aïant été fait, il faut néceſſairement qu’il y ait eu un Tems où il n’ait pas été. Ils auroient ajouté, que Dieu ne pouvoit changer l’Eſſence des Choſes, & que celle de la Création étoit de faire paſſer la Choſe créée du non-être à l’être. J’aurois oppoſé à ces Raiſons les Bornes étroites de notre Eſprit, qui, étant fini, ne peut comprendre les Opérations de l’Infini, ni rien de ce qui concernoit ſa Puiſſance : & l’on n’eut jamais pu me prouver que Dieu, aïant éxiſté de tout Tems, n’avoit pû vouloir & faire une Choſe de tout Tems.

Les Argumens des Epicuriens m’euſſent moins donné de Peine à combattre. Je leur eus nié, que le Monde fût corruptible, parce qu’ils croïoient appercevoir quelques Corruption dans les Parties dont il eſt compoſé. L’on peut appeller Régénération, plûtôt que Corruption, ce Changement que nous voïons dans la Matiere. Elle n’eſt ni perdue, ni gâtée, ni corrompue, par les différentes Formes qu’elle prend : &, peut-être, une des principales Cauſes de ſa Force & de ſa Vigueur conſiſte-t-elle dans les apparentes Deſtructions, qui, la ſubtiliſant, lui donnent plus de Liberté pour produire de nouveaux Miracles. Et quand on objecte, qu’on ne voit point de Montagnes s’élever, mais qu’on en voit au contraire qui s’abbaiſſent tous les jours par la Chûte des Rochers ; & qu’il eſt par conſéquent à craindre, que tous les Lieux hauts étant applanis, l’Eau ne ſubmerge la Terre, & ne la détruiſe ; ce qui ne pourroit ſe faire, ſi le Monde avoit été éternel, une Cauſe éternelle ne pouvant prendre fin : on prouve aiſément à ceux qui ſoutiennent ce Sentiment, que la Terre regagne d’un côté ce qu’elle perd de l’autre. L’on a ſouvent vû des Feux ſouterrains, qui, ſoulevant des Maſſes de Terre, & des Rochers d’une Groſſeur énorme, les jettent dans des Plaines, & y forment ſucceſſivement & peu-à-peu des Elevations, qui remplacent celles qui peuvent s’abaiſſer dans une autre Partie de la Terre. De notre Tems, une Ile s’eſt formée dans l’Archipel, & eſt ſortie du Fond des Eaux#1. La Mer, depuis Jules-Céſar, s’eſt retirée de plus d’une Lieue, vers les Côtes de Fréjus en Provence. Hérodote dit que, ſous le Regne de Menes, prémier Roi d’Égypte, toute cette Contrée étoit un Marais, excepté le Païs de Thebes ; qu’il ne paroiſſoit rien de la Terre qu’on y voit aujourd’hui, au-delà du Lac qu’on nomme Méris, duquel on conte actuellement ſept Journées de Chemin juſqu’à la Mer. Je crois, dit cet Hiſtorien, tout ce qu’on m’a dit de l’Égypte, voïant principalement qu’elle n’a point de Terre qui lui ſoit contiguë ; qu’on trouve des Coquilles dans ſes Montagnes ; qu’il en ſort une Eau la ſalée, qui ronge même les Piramides ; que la Montagne, qui eſt en Égypte, au-deſſus de Memphis, eſt ſabloneuſe. Si nous voulions nous arrêter à cette Opinion des Ioniens, nous montrerions par ce Moïen, qu’il n’y avoit point autrefois d’Égypte, & que les Egyptiens n’avoient point de Païs de leur Nom.[3] Car, la Contrée de Delta, comme ils le diſent eux-mêmes, & que je l’ai moi-même remarqué, eſt une Terre que la Riviere leur a donnée, & qui, pour ainſi dire, n’a été créée que depuis peu de tems[4].

On peut donc ſuppoſer, & même avec beaucoup d’Apparence de Vérité, que ces Amas de Terre & de Limon, qui ſe font par le Tranſport continuel de ce que charient les Fleuves & les Rivieres, remplacent dans certains Païs le Terrain qui ſe perd dans d’autres, comme celui qui fut inondé autrefois en Hollande, où plus de quatre-vingt Villages furent ſubitement ſubmergés. Ces Changemens ſe faiſant inſenſiblement, & ſucceſſivement, pendant le Cours de tous les Siécles ; tout ce qui eſt maintenant Terre peut bien avoir été autrefois Mer, & ce qui eſt Mer peut devenir Terre[5]. Mais, cette Révolution n’arrivant que par Dégrés, &, pour ainſi dire, imperceptibletnent, l’Ordre des Choſes n’eſt point interrompu ni bouleverſé : & la Matiere ne ſe corrompt point pour changer de Forme, & prendre une nouvelle Modification ; de même qu’un Quarré de Cire, qu’on réduit en Rond, ne périclite point pour changer de Figure. Et quant au Mouvement violent qu’on donne aux Atomes, qui, voulant ſe mettre en Liberté, réduiront un jour le Monde en Pouſſiere, dès qu’on n’accorde point que le Hazard ait produit l’Univers, cette prétendue Agitation des prémiers Corpuſcules de la Nature tombe d’elle-même, & n’a aucune Force.

  1. Denique non Lapides quoque vinci cernis ab Ævo ?
    Non altas Turres ruere, & putreſcere, Saxa ?
    Non Delubra Deum Simulacbraque feſſa fatiſci ?
    Nec ſanctum Numen Fati protollere Fines
    Poſſe, neque adverſus Natura Fœdera niti ?
    Denique non Monumenta Virûm dilapſa videmus ?
    Non ruere avolſos Silices à Montibus altis,
    Nec validas Ævi Vires perferre patique ?

    Lucretius de Rerum Naturâ, Libr. V, Verſ. 307 & ſeqq.
  2. Ne Volucrum ritu Flammarum Mænia Mundi
    Diſſugiant ſubitò magnum per Inane ſoluta ;
    Et ne Çætera conſimili Ratione ſequantur ;
    Neve ruant Çæli tonitralia Templa ſupernè,
    Terraque ſe Pedibus raptim ſubducat, & omnes
    Inter permiſtas Terræ, Cælique Ruinas
    Corpora ſolventes abeant per Inane profondum,
    Temporis ut Puncto nihil exſtet Reliquiarum,
    Deſertum præter Spatium, & Primordia cæca.

    Lucretius de Rerum Naturâ, Libr. I, Verſ. 1095 & ſeqq.
  3. voïez la Relation de l’Ile de Santorini.
  4. Herodote, Hiſtoire, Livr. II, pag. 104 & 105. Je me fers de la Traduction de P. du Ryer.
  5. Vidi ego quod fuerat quondam ſolidiſſima Tellus
    Eſſe Fretum : vidi factas ex Æquore Terras.
    Et procul à Pelago Conchæ jacuêre marinæ,
    Et Vetus inventa eſt in Montibus Anchora ſummis.

    Ovid. Metamorphof, Libr. XV, Verſ, 262 & ſeqq.