La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/5

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CHAPITRE V.

PANIFICATION DE LA POMME DE TERRE.


La panification proposée par M. Parmentier présentait quelques difficultés. Il fallait cuire, peler, broyer la pomme de terre, et de quelque manière qu’on s’y prît, on ne pouvait jamais, par cette dernière opération, obtenir un brouet assez délié pour que le pain qui en résultait fût absolument exempt de grumeaux. La vermicellisation de ce végétal cuit était surtout impraticable pour ceux qui, n’étant point munis des instrumens nécessaires pour l’opérer, n’avaient pas même les moyens de se les procurer. Cette racine ainsi cuite en nature conservait d’ailleurs son suc, coagulé par la cuisson ; et cette coagulation, en lui laissant son poids et son volume naturel, n’ajoutait rien à sa faculté nutritive : il fallait donc l’en débarrasser. Plusieurs moyens furent employés pour cela, mais inutilement ; il était inséparable de ce farineux. On sentit bien alors la nécessité de l’extraire de la pomme de terre crue ; et le digne curé de Bezons (Seine-et-Oise), M. Mergoux, toujours plein de sollicitude pour le troupeau dont il était le pasteur et le père, fut un des premiers qui, dans un moment de disette, cherchèrent à y parvenir par le râpage à sec du tubercule. Suivons-le dans ses opérations.

Il fit porter dix kilogrammes de pommes de terre sur un moulin à fécule ; elles y furent râpées et soumises à l’action d’une presse ; elles donnèrent cinq kilogrammes d’un suc qui, d’abord blanc et transparent comme un eau claire et limpide, prit peu à peu une teinte brune, et finit par devenir presque noir et en même temps un peu poissant[1]. Le tourteau résultant de la pression fut aussitôt transporté dans une étuve, où, après une dessication parfaite, il perdit encore deux mille cinq cents grammes de son poids ; ce qui déconcerta entièrement M. le Curé, qui fut très étonné de n’avoir qu’un quart de solide et trois quarts de suc : cependant il ne se découragea point ; ce tourteau, desséché et ensuite pulvérisé, lui donna une farine qui l’eût pleinement satisfait sans une couleur rougeâtre qu’elle conservait et dont néanmoins il ne fut point effrayé ; car il savait qu’il pouvait remédier à cet inconvénient par un lavage en fabrique, analogue à celui de la fécule.

Il râpa en conséquence une nouvelle quantité de pommes de terre, mais à l’eau, comme s’il avait voulu en extraire la fécule ; et après le râpage, ayant laissé reposer cette eau pendant quatre heures, il la versa doucement jusqu’au farineux qui, au lieu d’un solide, comme de coutume, ne lui présenta qu’un brouet assez dégoûtant, où se trouvaient quelques copeaux de pommes de terre échappés à l’action du moulin. Il prépara un autre baquet, où il mit de l’eau claire pour un second lavage, et dans cette opération, au lieu de se servir d’un tamis de crin, il en prit un à larges mailles pour, en laissant passer tout le farineux, fécule et chair, ne retenir absolument que les copeaux. Il laissa encore reposer, et, comme la première fois, ayant vidé l’eau du baquet, il trouva le brouet un peu plus blanc et totalement débarrassé de ses copeaux. Il lui fit subir un troisième lavage dans ce même baquet qu’il remplit d’eau pure, et après un repos convenable, persuadé que le farineux était entièrement purgé de tout son suc, il le mit à égoutter sur un linge, le soumit à la presse et l’étendit sur des cadres, comme de la fécule. L’air de l’atmosphère était siccatif ; bientôt il eut une farine sèche et assez blanche, mais qui avait besoin de l’action d’un moulin pour en diviser les grumeaux produits par la dessication. À défaut de cet instrument, l’ayant écrasée lui-même avec un rouleau, et ensuite passée dans un tamis de crin, elle fut propre à être mêlée avec de la farine céréale bise, pour être ainsi employée, sans que le manipulateur pût s’en apercevoir en aucune manière.

Aussitôt après la nouvelle récolte, il fit râper cent cinquante kilogrammes de pommes de terre, et, après avoir suivi les procédés indiqués ci-dessus, il n’obtint que trente kilogrammes de farine, cinquième du poids de ce végétal, au lieu du quart ; ce qui lui apprit que ce résultat ne pouvait être donné qu’approximativement, et dépendait de la qualité des tubercules et du temps qu’ils avaient eu pour croître et se mûrir[2]. Cent cinquante autres kilogrammes, soumis au râpage, lui donnèrent la même quantité ; il eut donc alors en sa possession soixante kilogrammes de cette farine ; il ne fut plus question que d’apprendre à la panifier, pour en connaître les avantages ou les inconvéniens.

Il acheta un sac de farine céréale, en donna dix kilogrammes à cuire, qui produisirent douze kilogrammes et demi de pain, un quart en sus ; il donna cinq kilogrammes de cette même farine céréale et cinq kilogrammes de farine de pommes de terre, et il obtint quinze kilogrammes de pain, six kilogrammes et quart, produit de la céréale, et huit trois quarts de la pomme de terre ; mais comparé avec celui de céréale pure, on y trouvait une différence marquante et au goût et à la couleur. Il donna six kilogrammes six cent soixante-six grammes de céréale, et trois kilogrammes trois cent trente-deux grammes de pommes de terre ; il eut quatorze kilogrammes de pain, huit un quart de la céréale, et cinq trois quarts de la pomme de terre : produit qui, comparé de nouveau avec celui de céréale pure, offrait encore une différence, mais moins prononcée que précédemment. Il fit encore cuire sept kilogrammes et demi de céréale avec deux kilogrammes et demi de pommes de terre en farine ; il en résulta quatorze kilogrammes de pain, neuf kilogrammes et demi de la céréale, et quatre et demi de la pomme de terre ; la différence avec le pain de céréale pure était presque imperceptible. Enfin, il donna à cuire huit kilogrammes de céréale et deux de pommes de terre ; il eut treize kilogrammes et demi de pain, dix de la céréale, et trois et demi de la pomme de terre ; pour le coup, celui-ci ne présentait aucune différence, si ce n’est celle d’être plus délicat.

Il est facile de concevoir, d’après ce qui vient d’être dit, que la farine céréale seule, n’ayant donné dans le principe qu’un quart en sus de pain, n’a pas dû en donner davantage dans les différens mélanges ; en conséquence, toute distraction faite de cette farine, la pomme de terre a donc fourni trois quarts de pain en plus que la céréale ; l’expérience le prouve, l’économie en cela est de la plus grande évidence et ne doit plus être mise en question.




  1. Le suc de ce légume est très-abondant et très-putréfiant ; il communique cette mauvaise qualité à la fécule et à la partie farineuse qui le contiennent, puisque ces deux dernières, en étant séparées, sont incorruptibles quand elles sont bien préparées.
  2. Je crois plutôt que ce résultat dépendait de l’abondance d’eau de cristallisation, beaucoup plus considérable dans les pommes de terre nouvellement récoltées que dans celles qui le sont depuis long-temps.