La première révision des Lois de Mai – Le Septennat (1886-1887)

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La première révision des Lois de Mai – Le Septennat (1886-1887)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 149-180).
BISMARCK ET L’ÉGLISE
LA PAIX

V[1]
LA PREMIERE RÉVISION DES LOIS DE MAI

LE SEPTENNAT

(1886-1887)


I

Bismarck allait, en moins de dix-huit mois, consentir une série de concessions, réputées satisfaisantes par la générosité de Léon XIII ; il allait se faire accuser par certaines notabilités de l’évangélisme prussien d’avoir « capitulé » devant Rome : expression trop forte, et qui est plutôt du domaine de la polémique que de celui de l’histoire. Mais dans ses concessions mêmes, Bismarck allait goûter la joie d’une revanche. On le déclarait battu, soit ; le Culturkampf avait échoué, c’était entendu. Mais avec quelque artifice, ses journaux et ses propres discours allaient parler à l’Allemagne d’un autre vaincu, Windthorst, réduit désormais à se taire, à approuver, d’un bulletin de vote docile et résigné, les volontés communes de Bismarck et de Léon XIII. Et comme Bismarck depuis quinze années en voulait beaucoup plus au Centre qu’à l’Église, comme il n’avait commencé de lutter contre l’Église que parce que Pie IX avait refusé de blâmer le Centre, il comptait souligner comme un succès l’effacement momentané de ce parti ; et Bismarck, plus qu’à demi vaincu, allait prendre encore des airs de vainqueur.

C’était bon pour des nationaux-libéraux, de gémir sur la défaite essuyée dans le Culturkampf : il s’occupait, lui, sans épiloguer sur cette défaite, de satisfaire encore les deux haines qui l’avaient engagé dans la lutte et qui sans cesse l’y avaient soutenu, sa haine contre la Pologne, sa haine contre Windthorst ; il les satisfaisait l’une et l’autre avec une sorte de volupté, au moment précis où, faisant l’aimable avec le Pape, il entreprenait la démolition des lois qui déplaisaient au Pape.

Léon XIII, désespérant, pour l’instant, de pouvoir installer un Polonais sur le siège de Posen, et voulant rétablir dans ce diocèse une vie religieuse normale, acceptait, en janvier 1886, la démission de Ledochowski, et lui donnait comme successeur l’Allemand Dinder, dont l’archevêque Krementz vantait la sagesse et l’esprit d’équité. Les susceptibilités des Posnaniens furent mortifiées ; de Galicie, des cris s’élevèrent jusqu’à Léon XIII, lui demandant de revenir sur un tel choix. La Pologne se crut abandonnée par l’Eglise ; et, comme les membres de la fraction polonaise entendaient, dans les cercles politiques de Berlin, certains fanatiques très écoutés réclamer une germanisation plus complète de la Posnanie, ils se demandèrent si Rome et le germanisme avaient lié partie contre la Pologne. Il ne déplaisait pas à Bismarck d’exacerber leurs anxiétés ; c’était comme une vengeance de ses propres déceptions.

Le 28 janvier 1886, à l’époque même où sa politique le rapprochait définitivement de Rome, il s’efforçait, au Landtag, d’établir l’hostilité du polonisme contre l’État prussien. Windthorst riposta que, derrière le polonisme, on frappait le catholicisme ; il était d’ailleurs très modéré de ton, et, faisant allusion aux pourparlers qui s’essayaient à Rome, déclarait qu’il voulait se tenir sur le terrain de la défensive. Mais Bismarck, avec une ironie qui jouissait d’elle-même, longuement et lourdement, commentait cette déclaration :


M. Windthorst, disait-il, a manifesté un certain sentiment de surprise et comme une impression nouvelle pour lui, quand il a dit qu’il se trouvait aujourd’hui, ici, sur la défensive ; je prie d’en conclure, — tellement il est accoutumé à l’offensive, — que celle-ci est proprement son élément naturel, habituel… Peut-être cette abstention de l’offensive, offensive nullement provoquée, n’est-elle pas encore et d’ailleurs tout à fait volontaire.


Un journal de caricatures représentait Bismarck et le Pape se tendant la main par-dessus le bataillon du Centre, qui esquissait, contre l’un et contre l’autre, des mines agressives. Bismarck assurément trouvait goût à ce genre d’images ; mais il savait fort bien, à part lui, que le Centre, sur le terrain de la politique religieuse, suivrait le Pape. Et c’était pour Bismarck une joie de despote, de sentir que Windthorst était comme acculé à changer d’attitude, que Windthorst, quelque temps durant, ne pourrait plus être un agressif ; le chancelier insistait cruellement, et se gardait bien d’ailleurs de le remercier pour le changement. Conquérir Windthorst était devenu inutile, puisque Windthorst, finalement, devrait obéir à Léon XIII. Alors, plus hautain que généreux, Bismarck proclamait : « Je considère M. Windthorst comme intransigeant, comme cuirassé d’un triple airain, en tant que guelfe, en tant que chef de file dans le Culturkampf, en tant qu’ami des progressistes. Cela me détourne de tenter effort près de lui. J’ai abandonné la partie. »

Windthorst, peu après, envoyait à Vienne, à son ami Onno Klopp, les comptes rendus de ce débat. « Si à Rome on étudie, lui disait-il, je tiens à ce qu’on se convainque qu’il s’agit en Pologne d’un Culturkampf de la plus atroce espèce... »

Les lignes de Windthorst décelaient un découragement inquiet. Bismarck, au Landtag, se targuait de n’avoir plus besoin des hommes du Centre ; allait-on, à Rome aussi, parler et agir comme si l’on n’avait plus besoin d’eux ? Une petite image populaire circulait, où les plus pessimistes d’entre eux redoutaient de lire l’histoire du jour, tout au moins celle du lendemain : on y voyait, tout en larmes, une petite pastoure qui avait les traits de Windthorst ; et du haut d’une fenêtre, la toisant, la méprisant, une autre pastoure, — c’était Bismarck, — se laissait caresser par un berger, Léon XIII.

Bismarck voulait, pour ses prochains projets de loi, se mettre complètement d’accord avec le pasteur suprême, et l’accord lui garantirait, finalement, les voix du Centre. Et pour éviter que dans les commissions parlementaires ses projets de loi ne fussent bouleversés, comme en 1882, comme en 1883, par l’adroite manœuvre d’un Windthorst, il allait, cette fois, s’adresser tout d’abord à la Chambre des Seigneurs : c’est sur le bureau de cette Chambre que, le 14 février 1886, un nouveau projet fut déposé. Windthorst n’était rien, dans cette Chambre-là ; et le roi de Prusse venait d’y faire entrer un évêque, Mgr Kopp, qui saurait dire à la Prusse ce que le Pape voudrait et dire au Pape ce que la Prusse pourrait.

Timeo Danaos et dona ferentes, murmurait une feuille du Centre à la nouvelle que Mgr Kopp acceptait ce délicat honneur ; elle lui rappelait que le prince-évêque, Diepenbrock, avait jadis été d’avis que l’épiscopat se tînt à l’écart des assemblées parlementaires. Mais les temps avaient changé, et le rôle qui attendait Mgr Kopp était un rôle que, seul, un prélat pouvait jouer. Jusqu’au rétablissement de la paix, les discussions religieuses vraiment importantes ne devaient plus avoir lieu dans la Chambre basse, où les intérêts catholiques avaient pour avocat Windthorst, mais dans la Chambre haute, où Mgr Kopp était introduit par la Prusse elle-même, tout exprès pour les défendre ; et, lorsque la Chambre haute nomma une commission pour étudier le projet de loi, Bismarck s’arrangea, au grand mécontentement de Windthorst et de Schorlemer-Alst, pour qu’aucun membre n’y fût nommé qui eût des liens avec le Centre prussien, ou avec le Centre du Reichstag.

Tenir ces hommes du Centre à l’écart des négociations : telle avait été, dès 1878, la volonté bismarckienne, expliquée par le comte Holnstein au nonce Masella ; elle triomphait aujourd’hui, et l’allégresse même de ce triomphe devait donner à Bismarck plus d’aisance condescendante, plus de souplesse volontaire, pour écouter Léon XIII, s’incliner et transiger. L’exposé des motifs, qui précédait les articles du projet, insinuait que le gouvernement aurait voulu, depuis deux ans, les proposer ; mais qu’il avait craint de paraître céder aux « attaques, aux menaces, aux dures paroles » de certains députés. Bismarck, par un raffinement de malveillance, semblait ainsi signifier à Windthorst : Si la paix est en retard de deux ans, c’est grâce à vous.


II

Les Seigneurs n’étaient pas seuls à recevoir connaissance du nouveau projet de loi ; le Saint-Siège, à son tour, en était saisi par Schloezer. En ce qui concernait l’éducation du clergé, le projet supprimait pour les clercs l’obligation de suivre pendant trois ans des cours d’université, d’y étudier des sciences profanes, et de passer un examen d’État ou de s’en faire dispenser. Il permettait l’ouverture de convicts, où les évêques pourraient abriter les futurs clercs, pendant leurs études de gymnase ou leurs études d’université ; il abolissait toutes les stipulations des lois de Mai, par lesquelles l’Etat s’ingérait dans le fonctionnement de ces maisons et dans le fonctionnement des séminaires pratiques, dans la nomination des directeurs, dans celle des professeurs. Il abrogeait un article, très offensant pour la dignité du Saint-Siège, d’après lequel le pouvoir disciplinaire sur les prêtres ne pouvait être exercé que par des autorités ecclésiastiques de nationalité allemande : le Pape, ainsi, était réintégré, par l’Etat, dans ses droits sur l’Eglise d’Allemagne. La Cour royale pour les affaires ecclésiastiques, c’est-à-dire l’institution qui, dans tout le système du Culturkampf, avait paru la plus odieuse pour l’Eglise, était condamnée à disparaître : le droit qu’avait, de par la loi de 1873, le président supérieur de faire appel à l’Etat, au nom de l’intérêt public, d’une décision prise par un évêque contre un prêtre, était supprimé.

« Voilà tout ce que j’ai pu concéder, expliquait Bismarck au baron de Landsberg-Velen, membre catholique de la Chambre haute ; pour ma part, j’aurais accordé davantage ; je n’objecterais même rien au rappel des Jésuites, mais j’ai à compter avec d’autres facteurs. » Il s’enquérait, auprès de Landsberg, si le Centre voterait le projet. « Mais oui, répondait Landsberg ; le Centre ne peut pas être plus catholique que le Pape... »

La commission nommée par les Seigneurs tint six séances : Gossler fit savoir, au nom du gouvernement, qu’il était tout prêt à examiner des amendemens. La commission voulait une paix religieuse complète et rapide ; plusieurs articles, qui marquaient un progrès nouveau, furent ajoutés au projet gouvernemental. Il en était un qui autorisait formellement les grands séminaires, pourvu que le ministre des Cultes connût leurs statuts, les noms des directeurs et des professeurs, pourvu qu’il pût exclure certains de ces noms, pourvu qu’enfin il pût vérifier la conformité des programmes avec ceux des facultés universitaires ; l’article faisait exception pour la Posnanie ; dans cette province, pour ouvrir un grand séminaire, un arrêté royal serait requis. La commission proposait encore qu’en cas de vacance d’un diocèse, l’administrateur épiscopal fût dispensé du serment ; que les arrêtes par lesquels les autorités ecclésiastiques prononçaient l’interdiction des sacremens fussent désormais soustraits à la compétence de l’État ; que les congrégations religieuses pussent être autorisées à des fondations nouvelles d’orphelinats, de maisons de préservation, de colonies ouvrières, d’écoles ménagères ; que les « conseils d’Eglise, » sauf dans les diocèses de Posen et de Culm, fussent présidés par les curés ; qu’ « en cas de nécessité » la célébration de messes basses et l’administration des sacremens fussent indemnes de toute pénalité.

Mgr Kopp déposa trois autres amendemens. Il voulait, d’abord, qu’aucun veto de l’Etat ne put restreindre le droit des évêques à nommer directeurs ou professeurs, dans leurs grands séminaires, les prêtres de leur choix. Il voulait que tous les paragraphes concernant l’appel des décisions ecclésiastiques, soit au conseil des ministres, soit au tribunal supérieur, fussent supprimés. Il voulait enfin que dans l’article relatif aux basses messes et aux sacremens, les mots : « en cas de nécessité » fussent rayés.

En présence de ces trois amendemens, le ministre Gossler demeurait passif ; il n’acceptait ni ne refusait. « Le Pape permettra-t-il aux évêques, interrogeaient les commissaires, de soumettre au pouvoir civil les noms des curés ? » Mgr Kopp, le 10 mars, répondit qu’il n’était pas en mesure de l’affirmer : la commission, tout de suite, repoussa ses amendemens. Il se tenait, sans cesse, en rapport avec Rome. Schloezer, de son côté, pressait et sondait Jacobini ; de sa propre initiative, il réclama du cardinal une note bien nette sur les intentions romaines ; et le 26 mars, cette note lui fut expédiée du Vatican. Elle stipulait que du jour où le projet de loi et les amendemens du prélat seraient votés, le Vatican inviterait les évêques à présenter à l’Etat, pour les paroisses actuellement vacantes, les noms des curés : la Prusse, pour faire valoir éventuellement son droit de veto, devrait s’appuyer sur des faits graves, connus, prouvés, et témoignant bien effectivement que la nomination des prêtres visés serait incompatible avec l’ordre public. Jacobini ajoutait que, du jour où la paix religieuse serait rétablie, le Vatican accepterait pour l’avenir, définitivement, comme une pratique acquise, la présentation par l’évêque des noms des curés.

Rome, ainsi, voulait graduer les concessions, les mesurer par étapes ; mais ce jour-là même, Jacobini recevait de Mgr Kopp un télégramme. Ce n’était ni un conseil ni une prière ; c’était une définition de la situation : la seule chance pour que la Chambre agréât les amendemens Kopp était que Rome, dès maintenant, fit, d’un seul coup, la concession totale. L’évêque parlait ainsi, non pas seulement en son nom, mais au nom de trois autres commissaires et de deux députés du Centre au Reichstag. De fait, le 27 mars, les Seigneurs renvoyaient à la commission le projet de loi et les amendemens ; et ceux-ci, le 30 mars, succombaient, une fois encore, devant la commission : les pronostics de Mgr Kopp et de ses amis, transmis télégraphiquement au Pape, se vérifiaient. Après cette dépêche en survint, à Rome, une de Schloezer, que Bismarck avait appelé à Berlin pour qu’il y suivît les débats parlementaires : le ministre de Prusse télégraphiait à Jacobini que les offres du 26 mars étaient insuffisantes, et qu’il fallait, tout de suite, pour gagner au projet de loi la majorité des Seigneurs, que le droit d’avoir communication des noms des curés fût reconnu à l’État d’une façon permanente. La presse libérale, en ces jours d’indécision, se montrait fort nerveuse : « Une fois de plus, criait la Gazette nationale, les Allemands sont joués par les Romains. » Mais la presse du Centre proclamait au contraire : « Mieux vaut une reprise d’hostilités qu’une paix qui soit une lâcheté. »

Le 8 avril, il y eut du nouveau : Gossler, ministre des Cultes, transmit au président de la Chambre des Seigneurs, avec mission d’en donner connaissance à ses collègues, une note de Jacobini, datée du 4 avril : le cardinal demandait que le projet fût complété et qu’ainsi fût rétablie la paix religieuse par une révision complète des lois ; mais prévoyant que peut-être pour l’instant cette révision n’était pas immédiatement réalisable, il déclarait que le Saint-Siège, une fois informé qu’elle aurait lieu dans un très prochain délai, établirait pour l’avenir, d’une façon définitive, l’obligation pour les évêques de présenter les noms des curés. Gossler, en communiquant cette note, redisait que le ministère n’avait pas encore un avis ferme au sujet des amendemens Kopp. Plusieurs déterminations étaient possibles ; avant d’opter entre elles, on étudierait, par les débats parlementaires eux-mêmes, les diverses répercussions qu’elles pourraient avoir sur la situation politique intérieure.


III

Le 12 avril, la discussion vint devant les Seigneurs. L’heure était grave : Mgr Kopp demanda la parole. « C’est un prêtre habile, disait Bennigsen, mais, autant que cela est possible à un prince de l’Église, il a vraiment les sentimens d’un bon Allemand. » Avec une nuance de méfiance persistante, Bennigsen définissait ainsi, d’une façon très exacte, l’impression que produisirent les interventions oratoires de Mgr Kopp : le prêtre, en lui, ne se cachait pas ; mais dans la personne de ce prêtre, c’était toujours un citoyen de l’Empire, un législateur du royaume, un Allemand, un Prussien chargé d’un mandat civique, qui réclamait son droit à être entendu, écouté, suivi.

Il constatait le malaise, la défiance réciproque qui séparait les membres de la patrie. Il remontait jusqu’à la cause : c’était l’effort qu’on avait tenté de légiférer sur l’Eglise sans accord préalable avec l’Eglise. D’où venait la faute ? où trouver la responsabilité ? Il jugeait une telle question superflue ; mieux valait chercher pacifiquement, dans un esprit de conciliation, les routes qui sortiraient de ce labyrinthe. « Le gouvernement, avouait-il, a de la bonne volonté ; et cependant, on est encore loin de l’issue, d’abord parce que le gouvernement, ralenti par une sorte de crainte injustifiée, a peur d’arriver trop vite au but, et puis parce que longtemps on persista dans cette idée fausse, de se passer de l’Eglise pour régler sa destinée. C’est une idée sur laquelle le gouvernement est revenu ; et voilà un progrès. » Mais le prélat expliquait que le projet tel quel ne suffisait pas : il relisait ses amendemens, il en développait la portée. Les adopter, ce ne serait pas encore faire une révision complète des lois, mais du moins pourrait-on, ainsi, arriver effectivement à la paix. Il ne faut pas considérer, déclarait-il en terminant, que l’Etat fait des concessions ; « ce sont des restitutions qu’il fait, car l’Église estime que les lois à modifier l’ont privée de droits imprescriptibles, et l’Église, reconnaissante pour ces restitutions, cède sur d’autres points à l’État. » Mgr Kopp, dès ce premier discours, se distinguait par cette façon, très adroite et très véridique, — adroite, parce que véridique, — de prendre pour point de départ les besoins de l’État, notoires pour tout pair de Prusse, pour tout citoyen de Prusse, et d’acheminer les esprits à comprendre que les réparations dues à l’Eglise étaient, pour ces besoins, le remède nécessaire. Il ne donnait pas un cours de droit canon sur les prérogatives légitimes de l’Eglise, il parlait en homme d’État, qu’au fond de lui l’homme d’Église éclairait ; il disait, avec le ton d’un pair de Prusse, ce que, comme évêque, il avait à faire savoir ; et l’on comprenait que ce qu’il y avait, dans son discours, d’assurances et de promesses étaient, en quelque mesure, des messages de l’Église.

On fut un peu surpris, dans certains milieux catholiques, de cette originalité d’accent ; on devait bientôt s’y habituer, et l’admirer. Les nationaux-libéraux sentirent tout de suite le péril. Beseler repoussa tout le projet ; Miquel, plus modéré, déclara qu’il ne voulait réviser les lois que du jour où le Pape aurait, sans réserve, d’une façon effective et définitive, donné les ordres pour qu’à l’avenir les noms des curés fussent présentés à l’État. Le conservateur Kleist-Retzow, au contraire, était content de tout, et du projet, et des amendemens.

Puis Bismarck se leva. Il ne voulait pas dire, encore, qu’il acceptait les amendemens : il déclara, par deux fois, qu’il ne prenait pas la parole comme ministre. Il la prenait, et il la gardait longtemps, comme membre de la Chambre des Seigneurs : la précaution oratoire était ingénieuse, artificielle même, et laissait à Bismarck toute liberté pour le geste qu’il allait faire. « Les lois de Mai, proclama-t-il, ne sont nullement un palladium intangible de l’État prussien ; ce sont les progressistes qui font courir une telle idée, parce que, dans le conflit entre l’État et l’Église, ils sont le tertius gaudens. Si le Pape nous menaçait d’une armée de Français, ou d’une armée de Polonais, il pourrait être question de point d’honneur. » Mais silence aux progressistes ! Bismarck avait toujours observé que, dès qu’il avait raison, ces hommes-là l’attaquaient. Que voulait son roi ? C’était l’essentiel. Son roi voulait se rapprocher de ses sujets catholiques, — non pas leur rendre justice, car Bismarck refusait d’admettre qu’on leur eût jamais dénié justice, — mais leur tendre la main, pour la réconciliation. L’obstacle, c’étaient les lois de Mai : Bismarck retrouvait certains textes, dans ses discours de 1873 et 1875, pour rappeler qu’à aucun moment il n’avait considéré le Culturkampf comme une institution permanente, les lois de combat comme une base durable. Les manœuvres des partis (il visait ici le Centre et les progressistes) ayant retardé son accord avec le Saint-Siège, il avait travaillé, par voie législative, à réaliser le désir de son roi. Etudiant les lois, il avait remarqué qu’il était advenu dans le Culturkampf ce qui arrive dans tous les combats : on avait occupé certaines portions de territoire ennemi qui étaient sans valeur. L’étonnant orateur, à cette minute où il allait battre en retraite devant un prêtre, employait ainsi des métaphores de soldat ; mais c’était, en lui, tout ce qui restait de belliqueux : des mots. Il énumérait les « dispositions sans valeur » qu’il s’agissait de rayer du Code ; il désignait, de son doigt dominateur et soumis, « une grande partie de celles qui avaient trait à l’éducation, à la nomination des prêtres, à la juridiction de l’Etat sur l’Église.. »

Certains auditeurs se rappelaient le temps où Puttkamer, un ministre de pacification, pourtant, déclarait que les lois de Mai avaient irrévocablement fixé les frontières essentielles entre l’Église et l’État ; Bismarck, brutalement, allait saisir, une par une, la plupart des bornes frontières, et les reculer. On avait voulu mettre la bureaucratie civile en concurrence avec les supérieurs ecclésiastiques, y compris le Pape ; on n’y avait pas réussi ; tout cet effort de l’État avait eu quelque chose de vexatoire, d’irritant. Bismarck s’acharnait contre cette « duperie, » contre ce « prôton pseudos, » et pour en finir, il était prêt, personnellement, à faire un surcroît de concessions, celles que souhaitait Mgr Kopp. Le pourrait-il, officiellement ? il ne le savait pas encore ; « ce serait à voir ultérieurement, cura posterior. » Il maintenait sa stricte position d’orateur : il tenait, comme membre de la Chambre, des propos dont la conclusion logique eût été l’acceptation immédiate des amendemens Kopp ; mais comme ministre il se réservait. Il passait aux autres dispositions sans valeur, à celles qui concernaient l’éducation des prêtres. Il redisait, comme au temps du Culturkampf, que le clergé allemand était moins patriote que celui des autres pays ; mais par cela même, ajoutait-il, les tentatives de l’État pour s’occuper de son éducation étaient vouées à l’inefficacité. Étaient-elles bien utiles, d’ailleurs ? On avait vu dans ces articles de loi des colonnes de l’État ; « c’est le nom dont souvent on décore le crépi d’un pan de mur qui n’est pas absolument nécessaire à l’existence nationale. » La Prusse, enfin, n’avait empiété sur la ligne de frontière de l’Église qu’en raison du péril polonais ; mais les lois qui allaient germaniser la Pologne seraient l’équivalent de plusieurs des armes qu’on avait espéré trouver dans la législation de Mai.

Ainsi Bismarck justifiait-il le projet de loi : il déclarait l’avoir porté à la connaissance du Pape, sans promettre d’ailleurs de le modifier au gré de Rome.


Mon impression, affirmait-il, était que je trouverais chez le Pape Léon XIII plus de bienveillance et plus d’intérêt pour la consolidation de l’Empire et la prospérité de l’État prussien que je n’en ai trouvé parfois chez la majorité du Reichstag. Je tiens le Pape pour plus ami de l’Allemagne que le Centre. Le Pape est sage, modéré, ami de la paix, ni guelfe, ni polonais, ni progressiste, ni s’appuyant sur le socialisme. Il est libre, représente la libre Église catholique, le Centre représente l’Église catholique au service du parlementarisme et de la manipulation électorale. Je ne veux pas me trouver en face du parti Centre sans avoir donné d’abord aux catholiques prussiens l’assurance que je suis d’accord avec le Pape, l’autorité la plus haute de leur confession.


Sa décision, donc, était bien nette : il voulait que le vote final qui aurait lieu fût considéré, d’avance, par le Pape, comme un vote satisfaisant. Il expliquait, enfin, ce qu’il réclamait des Seigneurs et quelle liberté, d’autre part, il leur laissait. Il avait spontanément, sans exiger, en retour, aucunes concessions du Pape, déposé un projet ; on avait parlé, depuis lors, de concessions réciproques possibles, à la suite desquelles le projet pourrait être enrichi et amendé. Il demandait aux Seigneurs d’accepter au moins ce projet-là : le refuser, disait-il, est impossible. Il les priait par surcroit de ne pas s’obstiner à dire que, puisque tel était le projet, ils repousseraient tous les amendemens ; tout au contraire, insistait-il, il est tout à fait nécessaire au gouvernement d’entendre, sur ces amendemens, les opinions, avant de prendre lui-même sa décision. C’était une façon, discrète encore, d’obtenir un sourire des Seigneurs pour les amendemens Kopp. Il répétait, en finissant, qu’en tout temps il avait été dans ses intentions de réviser un jour les lois de Mai ; et que, si Rome et Berlin négociaient à cet égard, ce serait avec loyauté, sincérité et confiance.

Il redit quelques mots en réponse à une remarque de Kleist-Retzow. Il laissa voir que son rêve était d’obtenir, pour le projet, les voix des conservateurs, des nationaux-libéraux et des conservateurs libres ; c’est avec ces trois partis, on se le rappelle, qu’il avait mené le Culturkampf ; c’est avec eux, encore, que l’impérieux et souple chancelier prétendait y mettre un terme ; on eût dit qu’il aspirait, allant à Canossa, à y mener avec lui les nationaux-libéraux eux-mêmes, à y traîner, jusqu’au dernier, tous les parlementaires qui avaient fait le Culturkampf. « Le Culturkampf, quel mot risible ! ricanait un collaborateur des Grenzboten. Un bien grand mot pour ces petites choses, dont assurément la culture de l’humanité ne dépend pas ! » Bismarck, non content de déserter le Culturkampf, le faisait bafouer.

Mgr Kopp, le lendemain 13 avril, reprenait la parole pour affirmer, à l’encontre de Miquel, la valeur des promesses que donnait la note papale du 4 avril, et pour garantir la véracité du Vatican. « Le Saint-Siège a mieux fait qu’apposer son sceau sur sa promesse, déclarait l’évêque ; il l’a mis dans la main du chancelier. » Il sollicitait discrètement les regards de ses auditeurs sur un pays voisin, où l’Etat donnait des entorses au Concordat, et où le Saint-Siège, pourtant, se considérait comme lié par ce pacte vénérable. Quelques nationaux-libéraux exaspérés renouvelèrent contre l’Eglise de Rome les assauts d’autrefois. Mais leurs longues invectives n’avaient plus qu’un médiocre écho. Elles pouvaient, assurément, réchauffer quelques haines ; mais Bismarck, à l’avance, avait mis le Pape à l’abri de ces haines. Il leur offrait une proie : le Centre. « Les interprètes des intentions papales, observait-il, ne sont pas les publicistes de la Germania, mais les membres épiscopaux du Landtag. La Germania veut la brouille, le Pape veut la paix : ils sont à mille lieues l’un de l’autre. » Sans réclamer formellement le vote des amendemens Kopp, il laissait penser aux Seigneurs qu’en les agréant, ils se mettraient aux antipodes du Centre ; et c’est ainsi que les Seigneurs, le 13 avril, acceptèrent, d’un bloc, le projet de Bismarck et les corrections épiscopales, présentées, ou peu s’en fallait, comme des corrections papales. A l’issue de ce vote, Léon XIII apparaissait vainqueur, et l’on parlait de Windthorst comme d’un homme mort.


IV

Bismarck, avant de paraître devant l’autre Chambre du Landtag, voulut avoir de Rome des « concessions effectives. » Se plaçant sur le terrain même qu’avait défini le Saint-Siège, il fit savoir à Jacobini, le 23 avril, que la Prusse promettait de réviser ultérieurement, d’une façon plus complète, les lois de Mai. Cela devait suffire à Léon XIII, pour l’instant.

Deux jours plus tôt le Pape disait à quatre députés du Centre :


Ayez confiance dans l’action du Saint-Siège. J’ai suivi avec attention le cours des événemens dans votre patrie, et j’ai fait pour elle tout ce qui était en moi. Mais tout ne peut se faire en un moment. L’amélioration lente et progressive est dans la nature des choses humaines, spécialement dans votre patrie, où n’existe pas l’unité de foi, et où il faut nécessairement traiter avec le protestantisme, qui est, dans son essence, adversaire du catholicisme.


Des âmes que de longues années de vexations et de luttes avaient habituées à épier sans cesse, pour le déjouer, le mauvais vouloir de Bismarck, étaient naturellement peu enclines à croire rapidement à son bon vouloir : militantes et belliqueuses aux heures où cette attitude convenait, il fallait désormais, pour achever l’accord préparé par leurs luttes, qu’elles devinssent plus douces, plus patiemment confiantes, plus pacifiques. Ce n’était pas sur le sol d’Allemagne, où fermentaient encore les souvenirs et les passions du Culturkampf, qu’elles pouvaient aisément parvenir à cette suprême victoire sur elles-mêmes, à laquelle devait succéder la victoire finale du Pape ; mais quand Léon XIII les avait sous son regard, quand il les enveloppait de son geste bénissant, il s’attachait à les apaiser, à leur faire discerner le possible et l’impossible, l’évitable et l’inévitable.

Au moment même où le Pape parlait ainsi, Windthorst écrivait de Hanovre à la femme de son ami Klopp : « Les luttes religieuses ne sont pas encore à leur fin. On attache trop grand prix à ce qui a été obtenu jusqu’ici. » Mais, quel que fût l’émoi des hommes du Centre, il y avait une concession que Léon XIII, lié par ses promesses mêmes, ne pouvait plus faire attendre à Bismarck. Puisque le chancelier s’engageait k mettre à l’étude, incessamment, une révision plus complète des lois de Mai, Léon XIII devait inviter les évêques à présenter au pouvoir civil, sans délai, les noms des curés, pour les cures actuellement vacantes. Cette décision, dès le 25 avril, fut communiquée à Schloezer ; le nonce Di Pietro, le 26, la transmit aux évêques. « Sans délai, » insistait le nonce, dans une nouvelle lettre du 28 avril ; l’ordre était formel, et presque impatient. Quelques semaines dès lors allaient suffire pour que tous les presbytères déserts eussent enfin des occupans. « Wunderbar ! s’écriait dans une lettre le comte Alexandre Keyserling. Bismarck a réussi à se mettre en rapports cordiaux avec Léon XIII. Quel prodige ! »

C’est sous l’impression de ce » prodige » que les débats s’engagèrent dans la seconde Chambre du Landtag. Gneist, au nom des nationaux-libéraux, demanda le renvoi du projet à une commission. Sur les bancs conservateurs, on repoussa l’atermoiement : on voulait, tout de suite, voter. De même, sur les bancs du Centre : Windthorst, très digne, ne fit entendre que de courtes phrases ; elles signifiaient que le Centre, respectueux des décisions de Rome, y conformerait ses votes. Le national-libéral Cuny chicana, fit observer que l’autorisation enfin donnée par le Pape s’appliquait seulement aux « cures présentement vacantes. » Alors Bismarck se leva pour défendre Léon XIII. « Dans le Pape régnant j’ai confiance, » affirma-t-il tout de suite. Des paragraphes législatifs, c’était, à l’entendre, fort peu de chose, rien de plus que « des lettres mortes, des récipiens, susceptibles de se remplir de lait ou de venin : » l’essentiel, c’était qu’il y eût de la bonne volonté, entre les deux parties que ces paragraphes rapprocheraient. Bismarck redemandait aux esprits de redevenir pacifiques : cela valait mieux, que de chercher entre l’Eglise et l’Etat une formule de frontière, idéale, introuvable. En passant, il attaquait les progressistes, insinuant que l’achèvement du Culturkampf serait pour eux une mauvaise affaire ; et puis il proclamait qu’il comptait sur ses compatriotes catholiques, « pour élever un temple de paix sur les ruines des lois de Mai. » Il pouvait affirmer que ce qu’on démolissait aujourd’hui n’avait pas de valeur. Il parlait, en homme qui la connaissait dans tous les coins, de cette bâtisse qu’il allait mettre à bas. Il indiquait même que si plus tard on voulait en réédifier une du même genre, il faudrait que les lois eussent une « allure plus politique, moins juridique : » c’était une critique implicite à son ancien collaborateur Falk, et l’on ne pouvait trouver étonnant qu’un architecte qui allait démolir son œuvre, parce que manquée, rejetât sur le maître-maçon la responsabilité de l’échec. Bismarck insista pour que sans polémique le Landtag votât.

« En somme, vous capitulez, lui signifia brutalement le progrossiste Richter ; toute votre habileté n’a guère consisté qu’à accabler le Pape de flatteries et à rabaisser le Centre pour le brouiller avec Rome. — Et vous, riposta Bismarck, vous êtes le flatteur de Windthorst, son vassal, et vous regardez le Culturkampf disparaître comme le tanneur regarde les peaux s’en aller au courant de l’eau. » D’autres insolences s’échangèrent ; Bismarck était en train, tout heureux que le Centre, parce que Léon XIII le voulait, acceptât enfin les articles de loi que l’État prussien voulait. Plusieurs de ces articles ne pourraient devenir exécutoires en Pologne que par arrêté spécial du gouvernement royal : les Polonais supplièrent que ces mesures d’exception fussent supprimées. Si l’on vous exauçait, signifia Gossler, toute la loi serait en péril. Ils furent à peu près seuls pour voter leur motion ; le Centre, pour la première fois depuis 1870, n’acquiesçait pas à une revendication religieuse des Polonais.

Ces Polonais, ces progressistes, ces gens du Centre, se trouvaient, non plus coalisés, mais isolés les uns des autres, et mécontens les uns des autres ; la presse polonaise attaquait Windthorst. Bismarck planait, rayonnant, sur tous ces émiettemens ; on le voyait tout jovial, mais la jovialité, pourtant, semblait un peu voulue. Elle était troublée, d’abord, par la santé de son fils, qui depuis trois jours avait le délire, et puis elle se rembrunit, soudainement, — et pour une seconde le visage se crispa, — lorsque le député Seyffarth cita ce vers du Tasse : « Qui ne trouverait pas son maître au Vatican ? » Mais Bismarck, qu’il fût ou non maîtrisé par le Vatican, maîtrisait, lui, le Landtag, et cette sensation dominatrice ravivait sa bonne humeur. Il faisait voter, avec une allure de dompteur parlementaire, une loi de capitulation. Il espérait qu’à l’avenir tous les partis d’opposition, que cavalièrement il qualifiait d’u hostiles à l’Etat, » se tiendraient plus tranquilles. Gossler vint dire en substance : Nous sommes contens des évêques ; les lettres par lesquelles ils soumettent aux présidens supérieurs les noms des curés, sont aussi correctes de forme que si je les avais rédigées moi-même. Le Landtag se tint pour satisfait : le 10 mai, la loi fut acceptée par 259 voix contre 109.


V

Bismarck était vainqueur, mais une partie de la presse le disait vaincu. « C’est la victoire de Rome sur toute la ligne, » criait la Gazette de Berlin. « Il vaudrait mieux n’avoir jamais commencé le combat, » insistait le Journal de Berlin. Sur une caricature des enfans jouaient entre eux ; parmi eux, Léon XIII ; et Bismarck survenait, avec un gros cadeau : c’était une collection d’articles des lois de Mai. » Pour qui le gros morceau ? demandait le Pape. — Pour toi, mon chéri. » Et le Pape, avec une moue : « Ah ! si peu ! » On considérait Léon XIII comme devant être insatiable ; on avait peur.

Le publiciste Constantin Roessler, auxiliaire assidu des vieilles campagnes bismarckiennes contre l’Eglise, emplissait de sa mélancolie les Annales prussiennes. Roessler rappelait le début du Culturkampf, l’admiration confiante qui s’attachait alors à Bismarck. Napoléon n’avait pas su triompher de Rome ; on espérait, en 1871, que Bismarck saurait. L’espoir était déçu, et Roessler sentait un gémissement courir sur les lèvres allemandes. « C’est donc Rome, disaient-elles, qui a frappé Bismarck au talon d’Achille. » La politique sociale, la politique coloniale, ménageraient peut-être au chancelier des victoires nouvelles ; mais aucune, si l’on en croyait Roessler, ne pourrait « faire oublier la sombre défaite du Culturkampf. » D’ailleurs, ce morose article, qui commençait par le procès du chancelier, finissait par le procès de l’Église évangélique : était-elle capable, demandait Roessler, de propager l’Évangile dans les terres que le Culturkampf ravageait, et d’achever ainsi la ruine du romanisme ? Et Constantin Roessler répondait non, un non très amer. L’Église catholique avait su résister, et l’Église protestante ne savait plus s’épanouir : voilà pourquoi le Culturkampf ne pouvait réussir. Mais cela, était-ce la faute du chancelier ? « Avec le protestantisme tel que Bismarck le trouva, confessait Constantin Roessler, Bismarck ne pouvait pas supprimer le romanisme du sol allemand. » Et Roessler finissait par excuser Bismarck, avec lequel il avait espéré vaincre l’Église, avec lequel il était vaincu.

Mais ce protestantisme dont Constantin Roessler dénonçait l’assoupissement allaita son tour se réveiller, et s’essayera crier à Bismarck : Halte-là ! Dès 1885, certains milieux évangéliques s’étaient laissé mettre en émoi par les symptômes de paix ; on avait vu le professeur Tschackert fouiller les encycliques de Léon XIII, « élève des Jésuites, » y relever les jugemens du Pape sur la Réforme et conclure que personne n’avait jamais aussi odieusement calomnié l’Église évangélique ; on avait entendu, au Congrès de l’association Gustave-Adolphe, certaines invectives qui appelaient sur Rome, et sur les protestans pactisant avec Rome, la « colère de Luther. » Insouciance ou bien audace, Bismarck avait continué de pactiser, et les protestans de s’alarmer. « Depuis la guerre de Trente Ans, observait la Gazette Rhénane et Westphalienne, jamais ne régna pareille hostilité entre protestans et catholiques. » Alors le professeur Beyschlag, en mai 1886, faisait déclarer par un congrès protestant que l’État n’avait pas le droit d’oublier la Réforme, l’Église évangélique, racines essentielles de sa force morale ; et le 28 de ce même mois de mai, — de ce mois dont le nom seul, naguère, rappelait aux « Romains » de funestes attaques, — un comité, suscité par ce même professeur, se réunissait à Halle pour aviser à la défensive de l’État contre Rome. On ne travaillait pas en cachette ; on ne ménageait à Bismarck aucune surprise traîtresse ; on le prévenait. La grande-duchesse de Saxe-Weimar, marraine spirituelle de cette Ligue Évangélique qu’on allait fonder, informait correctement la chancellerie de l’Empire. La Ligue allait, à l’automne, tenir à Erfurt une assemblée ; elle projetait la publication contre Rome d’une longue série de « tracts, » qui, aujourd’hui même, se prolonge encore ; et pour l’instant, dans une correspondance qu’elle expédiait aux feuilles protestantes, elle incriminait vivement la politique ecclésiastique du chancelier, « coupable, disait-elle, d’appliquer un mode de calcul politique dans le règlement des questions d’Église, de questions qui ne sont pas de ce monde. »


VI

Tous ces échos de Prusse arrivaient au Vatican. Ni ceux qui gémissaient sur la défaite de l’État, ni ceux qui souriaient à l’amitié nouvelle du Saint-Siège et de Bismarck n’étaient de nature à déplaire à Léon XIII. En revanche, une lettre de l’archevêque Krementz, datée du 6 mai, écrite au nom de tous les évêques de Prusse, lui disait leur inquiétude commune, et le questionnait sur la portée des concessions papales. Pour que le gouvernement exerçât son droit de veto, faudrait-il que les faits allégués contre un prêtre fussent pleinement prouvés, ou bien, seulement, considérés par le pouvoir civil comme acquis ? L’épiscopat craignait que les prêtres les plus zélés ne fussent exclus des cures, en punition, par exemple, de leur rigorisme à l’endroit des mariages mixtes, ou de leur ardeur dans les luttes électorales. Jacobini, dès le 21 mai, répondit au nom du Pape : la concession papale, déclarait-il, ne vise que la collation des cures proprement dites ; le gouvernement ne peut opposer son veto que pour des raisons d’ordre public appuyées sur des faits dont c’est à lui d’établir la preuve ; durant les discussions, un administrateur provisoire de la cure doit être nommé librement par l’évêque. Krementz avait demandé qu’en cas de conflit l’évêque n’eût pas à céder, mais que le métropolitain, ou bien un évêque voisin, tranchât le différend ; Jacobini, demeurant dans des termes plus vagues, invitait les évêques à ne pas proposer de candidats qui fussent, pour des raisons légitimes, notoirement déplaisans au gouvernement ; il exprimait l’espoir que l’État, de son côté, n’abuserait pas de son droit : en cas de conflit insoluble, on recourrait au Saint-Siège. Cette réponse de Jacobini, visant des évêques qui semblaient crier : Méfions-nous, voulait dire au contraire : Confiance. Le Pape est là ! Certain bruit de presse avait couru, d’après lequel les évêques se proposaient de demander au gouvernement le rappel des ordres. Jacobini défendait très nettement qu’une pareille démarche fût faite sans l’avis du Saint-Siège, qui, disait-il, « a traité avec le gouvernement de l’abrogation des autres lois. » Il exprimait enfin l’espoir qu’on n’opposerait pas d’entraves à l’exécution de cette loi nouvelle, d’où l’on pouvait « attendre de sérieux avantages. »

Entre toutes les lignes de sa lettre, on devinait cette idée, que l’Eglise de Prusse devait faire crédit à Bismarck, comme inversement, quelques semaines plus tôt, le Landtag, docile au chancelier, avait fait crédit au Pape. Bismarck et Léon XIII, affectant l’un dans l’autre une certaine confiance, demandaient, l’un à son Landtag, l’autre à son épiscopat, de la partager.

Deux actes nouveaux, en juin, confirmèrent la volonté papale. Ce fut d’abord, le 12 juin, une circulaire du nonce Di Pietro : l’obligation de présenter les noms des curés, reconnue, le 26 avril précédent, pour la collation des cures antérieurement vacantes, était, pour l’avenir, définitivement acceptée ; ainsi Léon XIII, fidèle à sa promesse, remerciait-il Bismarck de préparer, dès maintenant, une révision complémentaire des lois de Mai. Puis, le 16 juin, en présence des exigences de la bureaucratie prussienne, Jacobini faisait savoir à Krementz qu’il fallait, en pratique, pour chaque cure vacante, présenter un nom, et qu’il espérait que tout cela se passerait amicalement et pacifiquement. Les instructions romaines étaient sans réticence et ne comportaient pas qu’on biaisât. Jacobini, trois jours après, transmettait aux évêques un cadeau de Bismarck : les clercs qui avaient étudié à Innsbruck ou à Rome pourraient désormais exercer le ministère en Prusse, si les évêques formulaient pour eux une demande de dispense. Jacobini invitait les évêques à se plier à cette formalité. Enfin, le 26 juillet, apprenant qu’ils allaient se réunir à Fulda, il leur prodiguait, dans une longue lettre, les bons et fermes conseils : il fallait qu’ils fussent coulans dans l’interprétation de la loi, qu’ils se missent bien d’accord, qu’en cas de difficulté ils recourussent au Saint-Siège, et que, soucieux de mettre en valeur les avantages de la loi, ils s’occupassent, bientôt, de rouvrir les séminaires. Léon XIII et Bismarck avaient, tous deux ensemble, créé un état de choses légal qui marquait pour l’Eglise un progrès. Léon XIII souhaitait que l’épiscopat, au lieu de s’attarder dans une méfiance languissante, profitât avec bonne humeur des libertés recouvrées. C’est à quoi visaient tous ces documens romains par lesquels, de quinzaine en quinzaine, les évêques d’Allemagne étaient encouragés, rassurés, éperonnés ; et la réouverture immédiate de plusieurs grands séminaires montra bientôt, au grand déplaisir du professeur Kraus et du prince de Hohenlohe, que ces documens ne demeuraient pas infructueux.


VII

Rome ne voulait pas, d’ailleurs, achever la paix sans les évêques ; et Jacobini, dans cette même lettre du 26 juillet, invitait la réunion épiscopale de Fulda à émettre des vœux au sujet de la seconde révision des lois de Mai. Les évêques conférèrent, et, le 12 août, écrivirent une longue lettre à Léon XIII. Ils étaient toujours anxieux, ils ne le pouvaient taire. Ils regardaient le passé de la Prusse, l’expérience des régions voisines : que l’Etat désormais put s’immiscer dans une nomination de curé, cela leur faisait peur. Ils craignaient que les prêtres les plus orthodoxes, les plus fidèles à défendre l’Eglise, ne fussent ainsi mis de côté, que d’autres ne fussent encouragés à l’intrigue, que le respect des populations pour les curés ne diminuât. Ils comptaient que Léon XIII parviendrait à atténuer ces inconvéniens. On les sentait respectueusement mécontens.

Ils avaient un dessein, aussi, dans la longue phrase où ils célébraient la dextérité, le courage et la constance du Centre, et où ils affirmaient que ce parti, appuyé sur l’autorité du Pape, continuerait à défendre les droits de l’Église. A côté de la presse bismarckienne, qui ricanait sur le Centre mis en disponibilité, ils avaient l’évident souci de rappeler à la mémoire de Léon XIII que le Centre était à sa disposition. Ensuite les évêques formulaient leurs vœux pour la prochaine besogne législative. Ils demandaient que tous les évêques, même ceux qui avaient, dans leurs diocèses, des facultés de théologie, pussent établir des séminaires ; qu’on y pût élever des clercs étrangers au diocèse, et confier l’enseignement à des professeurs qui avaient fait leurs études hors d’Allemagne. Quant à leurs autres vœux, qu’ils détaillaient, ils se résumaient en un seul : l’abrogation de toutes les lois de 1873, 1874, 1875 et 1876, hormis celle sur l’administration des biens d’Église, dont ils ambitionnaient, simplement, une modification radicale ; ils insistaient pour que la Prusse se rouvrît aux ordres religieux, et pour que les congrégations de femmes recouvrassent le droit d’enseigner. Léon XIII savait, désormais, toute l’étendue de leurs revendications.

« Gardez ferme votre enthousiasme, criait de son côté Windthorst aux congressistes catholiques de Breslau, agissez en conséquence, et ne nous laissez pas en plant si nous avançons. » Il les appelait à une action électorale en faveur du rappel des ordres religieux, de tous les ordres, insistait-il. Il reconnaissait que « grâce aux efforts du Pape, grâce au cœur paternel de l’Empereur, un pas s’était accompli, et que, pour être corrects envers le Pape, corrects envers l’Empereur, les catholiques devaient le proclamer hautement. » Mais il ajoutait sur un ton de défi : « Il y a des gens qui m’ont dit que maintenant nous pourrions bien nous taire. Cette recommandation est inutile jusqu’au rétablissement de l’état de choses antérieur au Culturkampf. » Pendant que les diplomaties travaillaient, et que de leurs pourparlers des projets de loi résultaient, Windthorst adjurait les catholiques de ne pas se reposer, mais de prier et d’agir.

Il leur indiquait, aussi, un but vers lequel se portait toujours la pensée de Léon XIII : c’était le rétablissement des garanties temporelles nécessaires à la liberté spirituelle du Pontificat. Windthorst redisait que les Etats de l’Eglise étaient la propriété du monde catholique, que les fidèles avaient droit à une complète indépendance du Pape, et il ajoutait : « Je suis convaincu que la sagesse de Léon XIII et la puissance de notre Empereur trouveront une solution ; jusqu’à ce que ce but soit atteint, il faut que nous répétions chaque année notre cri pour le pouvoir temporel. Il faut nous adresser aux autres nations catholiques, afin qu’elles fassent la même demande. »

La première manifestation qu’avait faite, au début du nouvel Empire, le Centre du Reichstag, avait été, l’on s’en souvient peut-être, une revendication fort discrète des droits du Pape, récemment détrôné : Antonelli, avant d’être pleinement informé, avait été tout près de la trouver inopportune, et Bismarck, lui, ne l’avait pas pardonnée. En 1886, Windthorst, chef du Centre, traçant le plan d’une mobilisation catholique internationale pour les droits du Pape, laissait tomber de ses lèvres certaines phrases qui semblaient escompter une action politique de l’Allemagne. Elles ne pouvaient, assurément, être désagréables à Léon XIII, puisqu’elles renvoyaient à ses oreilles l’écho de ses propres rêves, et quant à Bismarck, il ne lui déplaisait pas, au point de vue de sa politique intérieure, que les catholiques de Prusse fussent amenés à porter leurs regards au delà des Alpes ; il ne lui déplaisait pas, surtout, au point de vue de sa politique extérieure, que Léon XIII attendit beaucoup de l’Allemagne, et que l’Italie, facile à s’effaroucher, se sentant mal à l’aise, encore, dans son installation nouvelle, fût accessible à certaines peurs, garantes de sa future docilité.


VIII

Léon XIII, à cette époque, attendait beaucoup de l’Allemagne, et Windthorst n’était pas sans le deviner. Plus attaché alors au principe monarchique qu’il ne le fut dans la suite, Léon XIII voyait dans Guillaume Ier le défenseur de ce principe en Europe, le souverain très écouté, qu’une certaine logique pourrait peut-être amener un jour à reparler à l’Italie du pouvoir temporel. Les diplomates qui avaient audience au Vatican regardaient l’imagination papale prendre essor. Les inquiétudes françaises s’éveillaient ; Victor Cherbuliez, ici même, les traduisait, les commentait, et les acheminait, aussi, vers certaines conclusions amères, au sujet de la politique religieuse que suivait le gouvernement de la République. En Allemagne d’autres inquiétudes faisaient écho : elles grondaient dans les bureaux des feuilles du Centre ; elles s’agitaient, à voix sourde, contre les impulsions de Léon XIII. La Feuille populaire de Westphalie, organe catholique, invitait les autres journaux du parti, en termes très soucieusement mesurés, à témoigner à l’égard des démarches pacificatrices du gouvernement, non point une méfiance réputée salutaire, mais une confiance vigilante : des publicistes qui depuis quinze ans étaient sur la brèche avaient quelque peine à comprendre cette nouveauté de nuance, et à s’y prêter. Des propos non démentis, que, d’après l’officieuse Gazette générale de l’Allemagne du Nord, Léon XIII avait tenus au nouvel évêque de Limburg, traçaient un programme qui répondait pleinement au tempérament très pacifique, très généreusement cordial, du nouveau prélat, mais pour lequel, inversement, la presse militante devait avoir peu de goût.


Vous êtes un évêque allemand, disait Léon XIII au prélat ; en Allemagne, vous vivez parmi des protestans ; vous êtes amené à de plus proches l’apports avec eux. Vous avez donc doublement l’obligation d’exercer votre charge dans un esprit de charité, de cordialité, de circonspection, de douceur, de bienveillance pour tous. Vous veillerez à ce que votre clergé se tienne loin des disputes et des querelles... Ayez aussi de bons rapports avec les autorités royales : de bons rapports personnels ne sont pas tout, mais c’est toujours quelque chose. J’espère avoir bientôt des renseignemens propres à nous conduire à une entente complète, et c’est la tâche commune du Pape et des évêques, dans la mesure où le gouvernement montre de la bonne volonté, de reconnaître cette bonne volonté, et de savoir à propos l’affermir.


Mais à côté des évêques ainsi sermonnés, la presse se tenait debout, habituée à la lutte, et toute disposée, parfois, à tourner contre les représentans de la modération, c’est-à-dire contre les chefs de l’Eglise, cette impétuosité d’assaut qu’elle ne pouvait plus diriger contre Bismarck. Si l’on en croyait la Feuille populaire de Düsseldorf, il y avait au moins un prélat qui, à force de reconnaître et de vouloir affermir la bonne volonté de Bismarck, avait trahi l’Église : c’était Mgr Kopp, évêque de Fulda. Cette Feuille populaire fit école ; et d’un bout à l’autre de la Prusse, plusieurs organes de moyenne importance accréditèrent une nouvelle d’après laquelle la Prusse, avec la complicité de l’évêque, en vertu d’un pacte spécial avec lui, s’était immiscée, à Fulda, dans l’éducation du clergé.

On ajoutait que l’évêque de Fulda, facilitant à l’État de nouveaux empiétemens, préconisait l’établissement d’un régime dans lequel l’ouverture de toute maison congréganiste serait subordonnée à l’agrément du pouvoir civil. De son côté, la presse libérale, heureuse de cette belle querelle, prêtait à Mgr Kopp, en lui en faisant honneur, certains propos malveillans sur le Centre et sur Windthorst. Il y avait des catholiques, tout prêts à en admettre l’authenticité ; de plus belle, ils s’échauffaient ; et c’était encore, à les entendre, la faute de cet évêque si, dans un district hessois, le candidat du Centre au Landtag de Hesse venait d’échouer, battu par un protestant conservateur. Chaque jour s’allongeait, dans les journaux libéraux, la liste de ses mérites ; certains journaux catholiques n’avaient qu’à recopier pour allonger, chaque jour, la liste de ses méfaits ; on les voyait recopier avec acharnement, et ramasser ainsi des armes chez l’ennemi contre l’évêque qui avait la confiance du Pape. Mgr Kopp se défendit ; la Germania, organe berlinois du Centre, accepta courtoisement une partie de ses explications et fit, sur les autres, quelques réserves importunes. Rome intervint et pacifia les querelles ; il était temps. Par une lettre du 4 décembre 1886, Jacobini justifia Mgr Kopp de ces reproches, que le cardinal qualifiait d’inventions, et le remercia de son activité pour la liberté de l’Eglise et le rétablissement de ses droits.

Il n’eût pas fallu beaucoup d’incidens de ce genre pour mettre en péril la concorde entre l’épiscopat et l’opinion catholique : quelques journalistes avaient réussi, plusieurs semaines durant, à soulever, contre l’évêque qui passait légitimement à Berlin pour l’interprète officieux de Léon XIII, les suspicions du peuple catholique allemand. Cette concorde tant admirée, si souvent célébrée par les documens pontificaux, glorieusement manifestée par les longues années de combat, était menacée par les préparatifs de paix ; et l’on pouvait se demander si l’Église de Prusse, si cohérente, si vigoureusement unie du temps où elle luttait, allait se diviser contre elle-même, avant de désarmer. La presse bismarckienne déployait toute sorte d’adresses pour achever de conquérir Rome : on parlait de certains mouvemens de l’opinion laïque, qui s’insurgeaient en Pologne contre les désirs pontificaux et qui, peu à peu, se répercutaient ailleurs. Léon XIII, sans s’exagérer le péril, sut le mesurer ; il avait hâte, désormais, d’une paix définitive avec l’Etat, pour que dès le lendemain de cette paix l’Église se retrouvât une, dans l’obéissance et dans l’apostolat. Windthorst, toujours défiant de Bismarck, exprimait au nonce Di Pietro sa crainte que la Prusse ne fit attendre le projet de loi promis ; mais le Vatican avait des assurances formelles, et il y croyait.

Un retard cependant allait surgir, et puis, avec ce retard, des complications nouvelles. A la fin de 1886, Bismarck n’avait pas le temps de songer aux prêtres ; c’était aux soldats qu’il songeait ; et toute affaire cessante, il allait se tourner vers Léon XIII pour que la Papauté, de tout le poids dont désormais elle pesait en Allemagne, fit pression sur le Centre, et pour qu’elle l’induisit à fortifier la puissance militaire de l’Empire.


IX

Bismarck voulait que le Reichstag, pour sept années, augmentât le contingent militaire et, d’avance, votât les crédits. Le 25 novembre 1886, le projet fut déposé. En 1874, en 1880, les deux premiers septennats avaient été votés malgré Windthorst ; le Centre, par scrupule constitutionnel, s’était toujours refusé à engager pour sept ans la signature du peuple allemand. Mais pour qu’aujourd’hui dans le Reichstag le troisième septennat trouvât une majorité, il fallait que Windthorst s’y ralliât. La fraction du Centre sentit sa responsabilité : elle tint séance, dès les derniers jours de novembre, pour examiner la situation. Le surcroit d’obligations militaires, le surcroît de charges financières, dont les populations allemandes étaient menacées, provoquait dans les masses une émotion très vive : le Centre la connaissait, il la partageait ; et Windthorst, le 29 novembre, écrivant au nonce de Munich, déclara n’avoir pas encore trouvé le terrain de conciliation qui pût favoriser l’accord entre le Centre et le gouvernement. Le public parlait de certains marchés : une caricature montrait Bismarck et Windthorst échangeant leurs cartes, et le chef du Centre disant au chancelier : Pour un Jésuite, je vous donnerai trois soldats. Le caricaturiste était mal informé : ce n’était point avec Windthorst que Bismarck négociait : c’était avec le Pape, par-dessus Windthorst. La santé du cardinal Jacobini, qui devait mourir peu de semaines après, s’affaiblissait de jour en jour : le futur cardinal Galimberti, devenu en juillet 1886 secrétaire des affaires ecclésiastiques extraordinaires, accueillait volontiers les visites de Schloezer, et commençait à faire pencher Léon XIII vers de graves décisions.

Le 5 décembre, Di Pietro, en remerciant Windthorst pour ses renseignemens, lui fit savoir confidentiellement (in allem Geheimniss) que le Saint-Siège désirait que le Centre se montrât bienveillant (wohlwollend) à l’endroit du projet bismarckien. Windthorst alors travailla pour que ses collègues consentissent aux augmentations d’effectif et de crédits militaires réclamées par Bismarck, mais seulement pour une période de trois années : il parvint à les y décider, et le 23 décembre, il faisait part à Di Pietro de cette détermination conciliante, en ajoutant qu’à son vif regret Bismarck n’était pas encore content.

Cette demi-mesure, en effet, paraissait insuffisante à Bismarck, et sans doute le fit-il savoir au Saint-Siège ; car le 2 janvier, Di Pietro transmettait à Franckenstein une communication de Rome, invitant Franckenstein et Windthorst, pour de « graves motifs, » à faire voter la loi de septennat[2]. Le lendemain matin, des instructions plus détaillées, signées du cardinal Jacobini, mais préparées par l’adroite plume de Galimberti, parvenaient à Di Pietro. Elles portaient qu’en favorisant « de toutes les façons possibles » le vote du septennat, les membres du Centre feraient un grand plaisir à Rome ; qu’ils serviraient la cause des catholiques, en induisant ainsi le gouvernement de l’Empire à des dispositions de plus en plus propices ; qu’ils accéléreraient l’avènement d’une paix religieuse complète ; qu’ils écarteraient enfin le péril d’une guerre, et qu’ils mériteraient immensément, et de la patrie, et de l’humanité, et de toute l’Europe. Di Pietro n’avait pas mission de transmettre au parti du Centre le document pontifical : le secrétaire d’Etat « confiait ces considérations au tact et à la perspicacité » du nonce, et le chargeait d’en user « vis-à-vis des personnes qui pouvaient entrer en ligne de compte. »

Sans communiquer à Franckenstein la lettre même de Jacobini, le nonce, le 4 janvier, lui expédiait à Berlin ces simples lignes : « Le Saint-Siège désire que le Centre vote le septennat, attendu qu’on lui a donné l’assurance d’une révision totale des lois de Mai, et que le projet de cette révision sera soumis à la prochaine session du Landtag. » Franckenstein était prié d’informer Windthorst et de faire de cette communication un « usage discret. »

La commission qui examinait le projet de septennat se réunit le 5 janvier pour la seconde lecture. Elle comprenait plusieurs membres du Centre. Ils furent mis au courant des désirs de Rome. Ils continuèrent, néanmoins, de demeurer hostiles au septennat : le vote fut pour Bismarck un échec.

Il parait impossible d’admettre que, durant les neuf jours qui s’écoulèrent entre le 5 et le 14, le gros du Centre ait continué d’ignorer les indications romaines, dont la presse bismarckienne, d’ailleurs, ne se gênait point pour parler à demi-mot. A coup sûr, les membres du Centre appartenant à la commission ne les ébruitèrent pas dans le public. Mais faut-il conclure qu’ils laissèrent la fraction s’engager derrière eux, qu’ils la laissèrent, le 10 janvier, décider à une grosse majorité de voter contre le septennat, sans la prévenir en aucune façon des mécontentemens qu’à Rome elle risquait d’éveiller ? Quoi qu’on pense de ce délicat problème, délicat comme tous ceux qui induisent à sonder la conscience même des partis, un fait est certain : c’est que le Centre, sans se targuer d’accomplir un acte d’indépendance, et sans même paraître savoir qu’il en accomplissait un, vota, le 14 janvier, dans un sens contraire à celui qu’avait marqué Léon XIII : en seconde lecture, au Reichstag, la coalition du Centre et des progressistes consentit pour trois ans seulement, et non pour sept, les soldats et les crédits que réclamait Bismarck. Le chancelier, alors, demanda la parole ; et les députés de l’Empire apprirent que le Parlement de l’Empire était dissous.

Deux jours plus tard, dans une lettre à Di Pietro, Franckenstein s’expliquait au sujet de ce vote. Il remontrait qu’en demandant des instructions au Pape pour des lois qui n’avaient rien à faire avec les intérêts de l’Eglise, le Centre s’exposerait à des malheurs et pourrait entraîner pour le Saint-Siège de bien graves désagrémens ; et questionnant Léon XIII, Franckenstein ajoutait : « Si le Pape juge que le Centre n’a plus raison de subsister, que le Pape daigne le dire : en ce cas, la majorité de mes collègues et moi refuserions tout mandat. »

Jacobini répondit le 21 janvier : sa lettre était adressée à Di Pietro, mais le cardinal stipulait qu’elle devait être communiquée à Franckenstein et, par lui, aux députés du Centre. Il rendait hommage aux services de ce parti. L’action parlementaire des catholiques lui paraissait toujours nécessaire, et cela pour trois raisons : d’abord, pour achever l’abrogation des lois de Mai et surveiller l’exécution des lois qui les remplaçaient ; puis pour faire face aux éventuelles persécutions, toujours possibles, disait Jacobini, « dans une nation mixte où le protestantisme est considéré comme religion d’État ; » enfin pour défendre à l’occasion, vis-à-vis des pouvoirs publics, les vœux des fidèles en faveur de l’indépendance temporelle du Pape. Le cardinal secrétaire déclarait qu’à Rome on avait toujours laissé au Centre, considéré comme parti politique, une pleine liberté d’action. D’après lui, c’était pour des raisons d’ordre religieux et moral que le Pape avait désiré le vote du septennat ; elles se groupaient sous trois chefs : il s’agissait, d’abord, de hâter et d’étendre la révision des lois de Mai ; puis d’enchaîner la Prusse au Saint-Siège par une dette de gratitude dont le Centre et les catholiques eussent bénéficié ; enfin de faire incliner le puissant Empire allemand vers la pensée d’améliorer un jour la situation du Pontificat romain. Deux explications, en trois points chacune, tel était le message de Jacobini. Après cette apologie des suggestions politiques qu’avait hasardées le Vatican, le cardinal, sans y insister, sans les renouveler, posait sa plume. Le Centre n’était l’objet d’aucun blâme formel ; et la question qu’avait posée Franckenstein : Devons-nous durer ? était tranchée par trois considérations, qui toutes trois concluaient : Vous devez durer.

« Ce Centre ! ce Centre I Le Pape ne va-t-il pas relever sa soutane et retrousser ses manches pour empoigner ces gens-là ? » C’est le futur Guillaume II qui, dans une lettre au cardinal de Hohenlohe, s’abandonnait à cet accès de rage. Léon XIII ne les empoignait pas ; il se contentait de dire bientôt à Lefebvre de Béhaine, avec une nuance d’amertume : « S’il doit arriver à l’Église en Allemagne de nouveaux malheurs, la faute en sera au Centre, qui n’a pas su comprendre ma pensée. » Mais Bismarck, lui, mit un certain acharnement à faire jeter contre les membres du Centre, à tout propos, dans la mêlée électorale, le nom du Pape et la parole du Pape. Leur programme invoquait une manifestation nouvelle du peuple contre la loi qui frappait les Jésuites, et contre la loi qui permettait d’exiler les prêtres, loi toujours maintenue par le Conseil fédéral ; mais la presse bismarckienne disait au peuple catholique : Ecouterez-vous les hommes qui ont désobéi au Pape ? Oui, ils avaient désobéi : Bismarck voulait qu’on le sût. « Windthorst et Franckenstein haïssent le Pape, déclarait Bismarck, le 22 janvier, au prince de Hohenlohe : Windthorst, parce que le Pape a traité avec moi sans le consulter ; Franckenstein, parce que le Pape, en adressant à Lutz un bon témoignage, a gâté ses chances de devenir ministre. » Qu’ils fussent mauvais Allemands, on le savait depuis longtemps : ils étaient, par surcroit, Bismarck s’en faisait juge, de mauvais catholiques. Parlant au Landtag, le 24 janvier, de l’alliance entre leurs votes et ceux des socialistes, il les prévenait que les électeurs seraient bientôt édifiés sur ce que pensait d’eux la Curie romaine ; puis, en février, graduant les coups, il faisait savamment divulguer, par un journal de Vienne, la seconde lettre de Jacobini, et quelques jours après, par un journal de Munich, la première lettre. Brandir, à la veille des élections, des documens du Vatican, c’était pour lui une vieille habitude ; seulement, jadis, il étalait des lettres de Pie IX hostiles à l’Allemagne, et faisait dire au peuple : « Voilà ce qu’est le Pape. Voterez-vous pour les gens du Centre, qui sont ses hommes ? » Il disait aujourd’hui : « Voterez-vous pour les gens du Centre, qui sont contre le Pape ? »

Lui, Bismarck, il était pour le Pape, avec le Pape : les électeurs l’entendaient, en Prusse, le 15 janvier, annoncer au Landtag prussien, dans le discours du trône, un prochain projet de loi qui réglerait, à la satisfaction des deux parties, les rapports de la Prusse et de l’Eglise ; et puis, le 24 janvier, déclarer que, si tous les ministres avaient été de son avis, il serait encore allé plus de l’avant dans les voies de la révision. Les électeurs voyaient le ministère prussien, le 27 janvier, permettre aux ordres religieux admis en Prusse de recevoir des novices sans autorisation spéciale ; le 13 février, supprimer la formule de serment que Falk en 1873 avait prétendu imposer aux évêques ; et Léon XIII, apparemment, était content de Bismarck, puisque Dinder, le nouvel archevêque de Posen, était invité par le Saint-Siège à retirer les noms de cinq ecclésiastiques proposés pour des cures, et dont l’Etat ne voulait point. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ; » tel était le thème du mandement par lequel Redner prenait possession de l’évêché de Culm ; Klein, qui venait de monter sur le siège de Limbourg, défendait à son clergé de manifester contre le septennat ; et Dinder, à son tour, interdisait à ses prêtres, — aux curés de la Pologne, — d’accepter des mandats législatifs. Bismarck ainsi pouvait jouer contre le Centre, non seulement des notes pontificales, mais de certaines paroles épiscopales.

Les Grenzboten, sous l’impulsion du chancelier, chapitraient sévèrement « la démocratie des chapelains » qui, malgré les hauts prélats, persistait à remuer : on y commentait avec malveillance l’appel qu’avaient publié dans le Mercure Westphalien 92 prêtres ; et l’on reproduisait, — à moins qu’on ne l’inventât, — ce mot d’un vicaire badois, dont on citait le nom : « Le Pape est une vieille grand’mère : les vieilles grand’mères ont beaucoup de désirs qu’on n’accomplit pas ; s’il se présentait, nous ne voterions pas pour lui, c’est un Italien. » Bismarck tenait à l’honneur du Pape, à sa dignité de souverain international : ses journaux affectaient de trouver étrange qu’on traitât le Pape d’Italien. Ils agençaient les faits, organisaient les preuves ; ils visaient à convaincre Léon XIII, peu à peu, que cette Église d’Allemagne était scandaleusement insubordonnée, mais qu’heureusement Bismarck était, lui, tout prêt à joindre sa poigne à celle du Pape, pour mettre un terme à la dictature des chapelains, à cette dictature émancipée que la presse bismarckienne baptisait d’un nom barbare : la « Caplanocratie. » Le programme d’un parti purement religieux, obéissant militairement au Pape, et ne s’occupant pas de politique, s’étalait avec une naïveté prolixe, dans les colonnes de ces mêmes Grenzboten qui, durant le Culturkampf, avaient reproché au Centre de subordonner à des préoccupations confessionnelles tous ses votes politiques. Quant à la Germania, organe du parti, un grave reproche lui était adressé : elle était accusée de chercher à soulever contre Léon XIII, « ami de Bismarck, » la haine des Français : on eût dit que la presse bismarckienne, non contente de représenter le Centre comme un dissolvant de l’Eglise d’Allemagne, aspirait à le faire passer pour un dissolvant de l’Eglise universelle.

Busch, le 27 janvier, demandait à Bismarck : « Où en êtes-vous avec le vieux Monsieur ? — Le Pape ? reprenait le chancelier. Oh ! tout à fait bien. Il a même confiance en moi, et il a raison de croire à mon équité. Mais Windthorst, lui, c’est le père des mensonges ; il ment contre nous, il ment contre le Pape. » Et Bismarck regrettait que le roi de Prusse, que les autres ministres fussent hostiles à l’établissement d’une nonciature à Berlin, car un nonce songerait du moins à faire les affaires de l’Église, ce à quoi Windthorst ne songeait pas. Dans ces boutades, tout le plan bismarckien transperçait : il consistait à disqualifier aux yeux de Rome, à faire révoquer et remplacer par Rome le petit guelfe qui, depuis seize ans, dans les assemblées parlementaires, agissait en procureur des intérêts de l’Eglise.

La situation pour Windthorst était extrêmement critique. Le 5 février, il prenait le train, en gare de Hanovre, pour aller à Cologne haranguer les Rhénans. « Le Pape pour le septennat ! Le Pape contre le Centre ! » criait-on autour de lui. Il ouvrit les journaux qui venaient d’arriver : il y trouva, intégrale, la seconde lettre de Jacobini à Di Pietro. Des visages anxieux l’attendaient à Cologne ; la réunion était convoquée, pour le soir du 6. On avait encore assez d’heures pour s’enfiévrer dans l’indécision, et trop peu de temps, d’autre part, pour concerter mûrement une attitude ; et lui, sur un coin de canapé, tranquille et longuement silencieux, songeait. Puis, à brûle-pourpoint, devenu gai, il interrogea son entourage ; on causa, l’unanimité des avis acheva de le rassurer ; son discours était fait. Il y eut foule, en cette tragique soirée, dans la vaste salle du Gürzenich, où Cologne, à travers les siècles, fêta toutes ses gloires : un nouveau souvenir historique allait s’attacher à cette salle, grâce à Windthorst. Il fallait traverser, pour entrer, une rangée de vendeurs de la Gazette de Cologne : la feuille nationale-libérale avait, dans une édition spéciale, reproduit et mis en valeur la note du cardinal Jacobini : le Centre était exécuté, enfin, et exécuté par le Pape !

Windthorst fut acclamé, remercia, fit rire par une plaisanterie, et tout de suite aborda la question qui pressait les consciences. Ce n’est pas à nos adversaires de se réjouir, s’écria-t-il, c’est à nous, puisque le Pape reconnaît les mérites que nous avons eus, puisqu’il estime que le Centre doit durer ; pourrions-nous souhaiter meilleur appel électoral que celui que le Saint-Père nous a fait adresser ? Il relevait dans la lettre du cardinal cette affirmation, que le Centre est libre au point de vue politique : « En toutes circonstances, appuyait-il, nous devons maintenir imprescriptiblement ce principe, car autrement les amis du Culturkampf diraient que nous n’agissons que d’après l’avis de nos supérieurs ecclésiastiques. Et que le Saint-Père ait reconnu ce principe, nous devons nous en réjouir. » Cela dit, il passait au septennat. Le Pape, expliquait-il, avait ses raisons pour en souhaiter le succès, et elles étaient bonnes ; mais à l’impossible nul n’est tenu. Voter le septennat, c’était sacrifier l’existence du Centre, c’était perdre la confiance des électeurs, hostiles à un surcroit de charges militaires et financières.

On voulait créer un conflit entre le Pape et le Centre. Windthorst proclamait que les catholiques allemands seraient toujours les fils loyaux du Pape, et que le Pape, connaissant leurs vertus, ne se formaliserait jamais si des citoyens allemands lui parlaient un langage allemand. Mais quel progrès ! s’écriait-il, quæ mutatio rerum ! On faisait des lois, jadis, pour limiter en Allemagne la compétence ecclésiastique du Pape ; et ces mêmes législateurs, aujourd’hui, crient vers le Pape comme vers le seul sauveur. Eh bien ! lui aussi, il voulait bien que dans cette question militaire la Papauté fût arbitre, comme elle avait été médiatrice entre l’Allemagne et l’Espagne ; il consentait à faire au Reichstag la proposition. Mais à une condition, c’est que le diplomate Schloezer ne fût pas le seul à éclairer l’arbitre, et c’est que les hommes du Centre, aussi, fussent entendus. « Le Saint-Père, ensuite, verra ce qui est juste. Elire le Saint-Père comme arbitre en cette affaire, voilà notre programme, c’est à quoi tend notre propagande. « Il traitait ensuite, au point de vue militaire, la question du septennat : et puis, d’un dernier mot, il envisageait la situation électorale. De-çà, de-là, certains catholiques s’essayaient à être candidats à l’écart du Centre ; une fois députés, ils flotteraient à tous les vents, et le peuple catholique, élevant alors une stèle au Centre, y pourrait inscrire ces mots : « Jamais vaincu par les ennemis, mais déserté par les amis. — Jamais, jamais ! interrompait l’auditoire. — Ainsi, messieurs, le Centre ne sera pas déserté par ses amis ? — Non, non. » Un triple hoch à Léon XIII, un triple hoch à Guillaume Ier, le vote d’une résolution en faveur du pouvoir temporel, terminaient la séance. « Avec l’aide de Dieu, disait Windthorst en descendant de la tribune, je me suis gaillardement tiré d’affaire. » Il avait tiré d’affaire, aussi, le Centre tout entier. Les aristocrates rhénans ou silésiens qui tentèrent, « en plein accord, disaient-ils, avec l’écrit pontifical, » de fonder en face du Centre un parti catholique conservateur, furent vite découragés.

La prépondérance, dans le Reichstag élu le 21 février, appartint au Cartell que Bennigsen, revenu sur la scène politique, avait conclu avec les conservateurs : le septennat, par cela même, était assuré d’une majorité ; et ce fut peut-être une bonne fortune pour la paix de l’Europe. Bennigsen en vedette : n’était-ce pas un péril pour le rétablissement complet de la paix religieuse ? On savait quel acharnement il avait mis, parfois, à disputer, morceau par morceau, le terrain que l’Église reprenait sur l’État ; on l’entendait déjà s’inquiéter du prix dont Bismarck payait la bonne volonté papale. La Gazette de la Croix, qui voulait la paix et n’aimait pas Bennigsen, redoutait qu’en s’acoquinant avec lui, les conservateurs ne fussent responsables, involontairement, d’un nouveau piétinement du Culturkampf.

Mais le Centre était toujours là. De tous les partis qui avaient combattu ce projet militaire, un seul rentrait intact : le Centre. Il occupait, dans le nouveau Reichstag, 98 sièges : le nom même d’un Léon XIII, fallacieusement exploité par un Bismarck, n’avait pu vaincre Windthorst. « Ce sont des catholiques anti-papalins ! » redisait Bismarck quelque temps après, devant Maurice Busch, et comme le bon scribe se disposait à colporter le mot dans la presse : « Halte-là ! reprenait le chancelier, j’ai encore besoin d’eux pour l’impôt sur le sucre et sur l’eau-de-vie. » C’était là le succès final de sa féroce campagne : il avait encore besoin de Windthorst.

En 1871, Bismarck avait essayé d’étouffer le Centre dans l’œuf ; les efforts du ministre Tauffkirchen avaient échoué contre la résistance de Pie IX. Léon XIII, aujourd’hui, consentait que la Prusse négociât avec lui, en dehors du Centre, pour en finir avec le Culturkampf ; mais si le chancelier avait espéré que Schloezer réussirait là où Tauffkirchen avait échoué, et qu’une parole papale priverait l’Allemagne catholique de ses défenseurs, le chancelier s’était trompé. Le Centre allait traverser encore quelques heures fort pénibles ; mais le jour était proche où il reprendrait un rôle actif, redouté de Bismarck, encouragé par Léon XIII.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1912.
  2. Le P. Fah, qui profita, pour son étude sur Franckenstein, des archives du château d’Ullstadt, laisse comprendre par la trame même de son récit (Slimmen aus Maria Laach, XL, p. 148) que ce fut quelques semaines avant Noël 1886 que parvinrent à Franckenstein les premières indications du nonce ; et la date du 5 décembre est donnée par le P. Pfülf, Aus Windthorsts Korrespondenz, p. 72. Nous sommes fondés à croire que cette date n’a rien d’arbitraire : des documens qui relèvent au-dessus de toute contestation paraîtront peut-être un jour.