La question de l’héritage/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Landry.
Société Nouvelle de Librairie et d'Édition (p. 29-40).

CHAPITRE II

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’HÉRITAGE

Nous avons, dans le chapitre précédent, fait la critique de l’institution de l’héritage. Il convient maintenant de passer en revue les divers arguments qui ont été mis en avant pour la défense de cette institution. Ces arguments, comme on va voir, sont pour la plupart sans valeur. Mais il en est un cependant auquel il nous sera impossible de ne pas reconnaître une très grande force.

I

On a voulu souvent donner pour fondement juridique à l’hérédité des biens les devoirs des parents envers leurs enfants. Un père, dit-on, a le droit de disposer de ses biens en faveur de ses enfants, parce qu’il a envers eux le devoir d’assistance. Cet argument n’est évidemment pas valable. En effet, ce devoir des parents envers leurs enfants est fondé sur des lois biologiques qui gouvernent tout le règne animal et qu’il convient à la société, même à un point de vue purement utilitaire, de sanctionner dans l’ordre juridique et dans l’ordre moral, afin de n’avoir pas à s’imposer une fonction à laquelle elle est infiniment moins apte que ceux qui y ont été prédisposés tout naturellement par la sélection darwinienne. Mais, une fois adultes, les fils n’ont plus besoin de l’aide spéciale des parents. De sorte qu’en tout cas il suffirait, si le père mourait prématurément d’accorder à ses fils en bas âge, et jusqu’à leur majorité, le simple usufruit de la fortune paternelle ou d’une partie de cette fortune.

Les choses sont loin de se passer ainsi aujourd’hui. Non seulement les enfants demeurent propriétaires, et pour toute leur vie, des biens que leur père a accumulés (ce qui serait déjà, en soi, contraire à une justice uniquement fondée sur la loi biologique), mais ils peuvent ajouter à cette fortune celle de tous leurs ascendants. Et il n’existe, en vérité, aucune loi biologique qui justifie le droit d’être assisté par les plus lointains ancêtres.

Mais, en outre, la possibilité accordée à quelques-uns de protéger leurs enfants bien au delà du temps ou des bornes indiqués par les lois naturelles n’a-t-elle pas pour conséquence nécessaire l’insuffisance de l’aide reçue par la grande majorité des enfants des pauvres ? Ne voit-on pas la mortalité sévir parmi ceux-ci bien plus que chez les autres ? Il paraîtrait donc juste, si la justice se fondait véritablement sur la biologie, d’enlever aux riches la faculté d’un surcroît d’assistance inutile et contraire à la loi naturelle, pour accorder d’autre part aux prolétaires la possibilité d’aider leurs enfants dans la mesure que cette loi impose.

On dit encore — et cet argument se rattache assez étroitement au précédent — : il est désirable pour le bonheur de la collectivité humaine que l’homme, si haut placé dans l’échelle animale, acquière le sentiment profond, de sa responsabilité envers les êtres qu’il a appelés à la vie. L’homme supérieur fait tout son possible pour assurer à ses fils non seulement une enfance, mais toute une existence heureuse. Que l’un de ceux-ci demeure, par suite d’une infériorité innée et imprévisible, incapable de lutter pour l’existence, un père hautement conscient le dissuadera sans doute de fonder une famille vouée au malheur, mais ne voudra-t-il pas aussi lui assurer les moyens de traverser la vie sans trop souffrir ? Si donc l’on veut évoquer, chez ceux qui ne les éprouvent malheureusement pas encore, des sentiments aussi élevés, aussi éminemment bienfaisants, il faut les seconder chez les hommes supérieurs, sans quoi le sens moral, au lieu de se fortifier et de s’étendre, s’affaiblira peu à peu même dans les esprits où il est formé et fortement enraciné.

Tel est cet argument. Mais on voit tout de suite qu’il ne saurait contrebalancer les critiques qu’appelle l’institution de l’héritage.

Un autre argument en faveur de l’hérédité des biens, qui a quelques points de contact avec les précédents, est celui-ci : l’hérédité contribue à fortifier les affections de famille.

Si la plus grande solidité du lien familial était réellement assurée par l’héritage et si, pour le plus grand bien de la société, il était bon que les rapports entre pères et enfants, fussent-ils d’une nature aussi peu relevée que ceux que maintient l’épée de Damoclès de l’exhérédation, ne se relâchassent pas trop à l’époque de la majorité des enfants, on ne pourrait en effet contester une certaine valeur à cette opinion. Mais la prémisse du raisonnement apparaîtra sans doute bien fragile.

Rappelons cet autre argument encore : les héritiers, dispensés de gagner leur vie, forment l’armée des savants et des artistes ou celle des directeurs d’administrations publiques, d’établissements de bienfaisance, etc. : la société perdrait beaucoup à ce qu’ils fussent privés de leurs biens héréditaires.

Cela est partiellement vrai en ce qui concerne les fonctions d’administrateurs, surtout pour les œuvres de bienfaisance : les héritiers de riches patrimoines, débarrassés du soin de gagner leur vie par le travail, sont particulièrement désignés pour des charges sociales non rétribuées aujourd’hui. Mais il ne faut pas oublier que le « programme minimum » des socialistes demande la rétribution de ces charges. La somme qui, de ce fait, grèverait le budget social serait infiment inférieure à la soustraction opérée actuellement dans le produit total par les rentes des héritiers.

Quant à l’autre partie de l’argument, elle est insoutenable. Si le besoin de travailler pour vivre empêchait de cultiver les sciences et les arts, la presque totalité des savants, des professeurs de Facultés, des magistrats, des artistes serait fournie par des familles riches ; or, c’est le contraire qui est vrai. C’est même généralement pour trouver un gagne-pain que les intellectuels choisissent leur carrière. Le prolétariat intellectuel contemporain est une preuve à l’appui de cette assertion. On devrait penser plutôt à la quantité de germes précieux stérilisés par le fait que les enfants des pauvres reçoivent à peine une ébauche d’instruction élémentaire. La douloureuse situation économique de leurs familles les oblige à renoncer aux études quelque peu supérieures où pourrait se manifester l’originalité de leur intelligence, et à subir, dès l’adolescence, le joug du travail manuel qui pèsera sur toute leur vie. Leurs hautes aptitudes s’atrophient et s’éteignent dans l’inaction, au grand détriment de la science, des arts et de la société.

Les considérations que nous avons exposées jusqu’ici partent toutes d’un point de vue utilitaire, le seul d’où nous croyons possible et utile de discuter. Mais il en est une autre sur laquelle nous voulons nous arrêter un moment, quoique son contenu soit purement métaphysique, parce qu’elle a frappé beaucoup de gens et parce que Spencer lui-même en a étayé sa thèse sur le droit de tester.

Le droit de tester, nous dit-on, est inséparable du droit de propriété : celui-ci étant un droit naturel, le droit de tester en est un aussi.

Mais, comme on l’a remarqué bien souvent déjà, l’institution de la propriété n’est pas unique et immuable , et il n’y a point une seule sorte de propriété, il y en a beaucoup : « une erreur très générale, c’est que l’on parle de « la propriété » comme si c’était une institution ayant une forme fixe et toujours la même, tandis qu’en réalité elle a revêtu les formes les plus diverses et qu’elle est encore susceptible de modifications très grandes et non prévues »[1].

La propriété n’est pas un droit, mais un ensemble de droits variables en nombre, en étendue et en qualité (eine Summe einzelner Befugnisse, dit Wagner). Les combinaisons de ces éléments dans la constitution du droit de propriété sont théoriquement infinies.

« Les droits que confère la propriété sont, aux yeux du jurisconsulte, un faisceau de pouvoirs, capables d’être considérés à part les uns des autres, et susceptibles en même temps d’une jouissance distincte[2] ». Et Wagner distingue précisément dans le droit de propriété les cinq droits suivants : d’usage, de contrat, de donation, d’héritage (droit de tester) et d’accumulation[3].

Le droit de donner et celui de tester sont donc compris tous deux aujourd’hui, et d’une façon pleine et absolue, dans le droit de propriété, mais ils pourraient en être retirés séparément ou à la fois, et partiellement ou totalement, sans que ce droit, dont deux éléments auraient disparu ou se seraient modifiés, cessât d’être un système bien défini.

Seulement, il y a une autre façon de soutenir que le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Et l’objection est telle qu’elle peut aisément induire en erreur. On affirme qu’en donnant ou léguant son épargne, c’est-à-dire la partie non consommée de ce que la société lui a cédé en échange de son travail, un individu n’aliène « rien qui appartienne à d’autres » et n’usurpe aucun droit[4]. Voilà encore un cercle vicieux, évidemment. Si la constitution de la propriété admet le droit complet de donner et de tester, le donateur n’aliène, en effet, rien qui appartienne à d’autres ; si elle ne l’admet pas, il dispose injustement de biens sociaux. L’apparence de solidité d’une telle objection tient à une double erreur : celle de méconnaître la réelle situation de l’ouvrier, économiquement séparé de l’instrument de production, condamné, par conséquent, à se faire exploiter par les capitalistes ; et celle d’assimiler les biens de consommation aux capitaux (instruments de production ou avances de fonds), de manière qu’on néglige de considérer l’inévitable transformation de l’épargne en capitaux.

Même en supposant comme sources premières des capitaux actuels le travail honnête et l’épargne des générations passées, ces capitaux n’en sont pas moins pour cela des moyens de travail indispensables à l’ouvrier. Si donc, de par le simple hasard de la naissance, ils font défaut à la grande majorité des travailleurs tandis qu’ils échoient en propriété exclusive à des gens qui, sans avoir rien fait pour les mériter, peuvent, grâce à eux, disposer arbitrairement de la force de travail des autres, la transmission héréditaire des fortunes n’est plus que la transmission de la faculté d’exploiter ; et au lieu de représenter simplement, pour ceux qui les reçoivent, la possibilité de consommer des objets épargnés à leur intention, elle représente le pouvoir de s’approprier gratuitement le produit actuel du travail d’autrui. Et si cette appropriation gratuite d’une partie du travail d’autrui peut être considérée, par rapport au capitaliste accumulateur du nouveau capital, comme une récompense due à sa peine et à sa frugalité, bienfaisantes créatrices de la nouvelle accumulation, comment ne pas voir en elle une injustifiable usurpation et un inique parasitisme, par rapport à l’héritier ?

« En imaginant, dit Spencer, un rouage mécanique nouveau ou partiellement nouveau, en lui donnant un caractère d’utilité pratique, en inventant quelque procédé différent ou meilleur que les procédés connus, l’inventeur » (et on pourrait en dire autant, selon cette façon de voir, du capitaliste qui échange son épargne contre de nouvelles machines) « fait des idées, des outils, des matériaux, des procédés connus, un usage qui est à la portée de toute autre personne, et ne restreint la liberté d’action d’aucune »[5].

Cette assertion est complètement fausse. Ainsi, par exemple, le tisserand « à la main », par le seul fait que certains inventeurs ont imaginé, et certains capitalistes pratiquement appliqué le métier à vapeur, lequel tisse en trois heures ce qu’on ne saurait tisser à la main en moins de dix heures de travail, a vu diminuer immédiatement et presque dans la même proportion (non pas tout à fait la même, à cause du profil du capital technique) la valeur du produit de sa journée de travail. Ce qu’il fabriquait en dix heures a cessé d’équivaloir au produit de dix autres heures d’un labeur aussi intense et aussi compliqué que le sien, pour ne plus représenter que la valeur d’un travail de quatre ou trois heures seulement. N’est-ce pas comme si l’inventeur ou le capitaliste avaient enlevé aux tisserands une partie de leur force et de leur habileté ? comme s’ils les avaient mutilés en quelque sorte[6] ? Comment soutenir, après cela, « qu’ils ne diminuent aucunement la liberté d’action » des ouvriers qui n’ont pas pu, pour une raison quelconque, inventer ou accumuler comme eux ? Comment peut-on dire qu’ils « ne leur causent aucun préjudice »[7] ?

Grâce au droit de tester qui assure la perpétuité de la propriété privée des machines, les ouvriers ne peuvent pas s’en servir gratuitement, et le dommage qu’elles leur causent est irrémédiable. Quand l’amoindrissement virtuel de leur activité dépasse une certaine limite, ils succombent dans une lutte trop inégale. Et eussent-ils possédé à leurs débuts les avances de vivres nécessaires, ils sont

contraints de renoncer à leur indépendance et de s’employer dans les usines mêmes contre lesquelles ils ont lutté en vain. Le produit de leurs dix heures de travail (d’un travail dont la qualité est redevenue normale au point de vue social) recommence alors à représenter la valeur de dix heures d’efforts, mais il sont contraints d’en céder la plus grande partie au détenteur de l’instrument de production à la merci duquel ils se trouvent.

II

De tous les arguments en faveur de l’héritage que nous avons passés en revue jusqu’ici, aucun ne nous a paru mériter d’être retenu.

Il est un argument cependant que l’on invoque pour défendre l’hérédité des biens, et dont il nous est impossible de ne pas faire le plus grand cas.

Cet argument est le suivant :

Si l’on supprimait le droit de transmettre une fortune à ses enfants ou, en général, à des êtres aimés, on supprimerait le plus énergique des stimulants au travail, à l’épargne, à l’accumulation indéniablement bienfaisante des capitaux.

On ne saurait, surtout à une époque comme la nôtre, méconnaître la force de cet argument. Aujourd’hui, en effet, d’admirables moyens techniques de production requièrent une quantité toujours croissante de capitaux : ils en absorbent d’autant plus qu’ils sont plus perfectionnés, qu’ils augmentent davantage la productivité du travail. En outre, l’épargne et l’incessante formation de nouvelles accumulations ne servent pas seulement à accroître le montant total des capitaux de la collectivité, ou à substituer des instruments techniques plus perfectionnés aux plus anciens ; elles servent aussi à rétablir ou remplacer les capitaux techniques et les capitaux-salaires (réserves de subsistances) qui se détériorent, ou que l’on consomme à mesure. De sorte que si l’épargne sur le total du produit social annuel et la continuelle formation de capitaux qui en est la conséquence venaient à cesser, ou diminuaient considérablement, non seulement le montant total des capitaux d’une nation n’augmenterait plus, mais il diminuerait même avec une épouvantable rapidité.

La suppression de l’hérédité aurait pour conséquence, dans ce temps qu’il faut à une génération pour achever son destin, non seulement l’arrêt du développement du capital social, c’est-à-dire de la production, mais la consommation destructive de ce capital social, dont la société a besoin aujourd’hui pour pourvoir à son entretien, et le retour à la barbarie. Et c’est pourquoi, tant que la propriété privée subsistera, tant que la fonction de la capitalisation sera dévolue aux particuliers, l’hérédité des biens ne pourra pas être supprimée[8].


  1. De Laveleye, De la propriété et de ses formes primitives, Paris, Alcan, 1891, p. 543.
  2. H. Sumner Maine, Études sur l’histoire du droit, Paris, Thorin, 1889, p. 210.
  3. Grundlegung, dritte Aufl., zw. Theil, pp. 198 et 272, 277-279.
  4. Spencer, Justice, 146.
  5. Spencer, Justice, 128-129.
  6. Ainsi, par exemple, les tisserands à la main, dans la province de Biella, gagnaient jadis 50 centimes par mille coups de navette. À l’époque de l’invention du métier mécanique les mille coups furent payés 20 ou 22 centimes, et on ne les paie guère aujourd’hui plus de 12 centimes (Einaudi, Psicologia d’uno sciopero, dans la « Riforma sociale » du 15 octobre 1897, page 948).
  7. Dans la patrie même de Spencer, l’histoire, surtout celle de la première moitié de ce siècle, est pleine du récit des souffrances ouvrières provoquées par l’introduction des machines. Elles ont causé des hécatombes de travailleurs indépendants et supprimé des classes sociales entières (les tisserands à la main ont disparu). Peut-on soutenir que, même dans ces cas, elles n’ont pas préjudicié aux ouvriers indépendants et diminué leur liberté d’action ?
  8. Le collectivisme propose, en même temps que la socialisation de tous les moyens de production, le transfert à la société de la fonction capitalistique. Mais la mise en œuvre complète du plan d’organisation de la production collectiviste présente d’énormes difficultés. Le collectivisme, en outre, n’offre peut-être pas des garanties suffisantes pour ce qui est de l’accomplissement de cette fonction qui nous occupe. Enfin les collectivistes doivent s’inquiéter de savoir comment ils installeront ce régime nouveau dont ils sont partisans ; et nous verrons au chapitre 5 que pour effectuer le passage du régime présent au régime collectiviste, il n’y a pas de moyen qui vaille l’application de cette réforme de l’héritage que nous allons bientôt exposer.