La question de l’héritage/1

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Traduction par Adolphe Landry.
Société Nouvelle de Librairie et d'Édition (p. 9-28).
LA QUESTION DE L’HÉRITAGE

CHAPITRE PREMIER

CRITIQUE DE L’HÉRITAGE

I

Les vices de l’organisation sociale présente ont été dénoncés assez souvent et avec assez de force pour qu’il soit inutile d’y insister longuement.

L’achat de la force de travail au prix coûtant : tel est le trait essentiel du régime du capital. Comme il n’y pas de rapport nécessaire entre le minimum de subsistances indispensable à l’entretien de cette force et sa plus ou moins grande productivité, l’accroissement de celle-ci, dû à de merveilleuses inventions techniques, ne peut aucunement, en fait, profiter à l’ouvrier. C’est au point que l’on a mis en doute l’amélioration de sa condition et que certains — à tort d’ailleurs — l’ont absolument niée.

Ainsi la société se trouve divisée en deux classes : l’une, la classe ouvrière, dont les membres sont condamnés à ne jamais gagner beaucoup plus que ce qui leur est strictement nécessaire ; l’autre, la classe possédante, qui bénéficie de presque tout l’excédent de la production sur cette quantité de biens dont les hommes ne sauraient se passer.

Cette inégalité dans la répartition est une chose fâcheuse au plus haut point ; elle diminue dans une mesure très forte la somme du bien-être dont l’humanité jouit.

Considérons la consommation de la classe riche : nous constaterons qu’en grande partie elle se compose de superfluités, et que, parmi ces superfluités, il en est beaucoup qui ne tendent aucunement à augmenter le bonheur de cette classe.

Les grandes richesses, en effet, créent par elles-mêmes à leurs possesseurs des dépenses obligatoires. Richesse oblige est encore plus impérieux que noblesse oblige. Une famille riche se considère comme obligée, par le fait même de sa richesse, et grâce aux préjugés sociaux en vigueur, à dépenser une certaine partie de ses revenus en dépenses de luxe, même si cet excédent de dépense, qu’autrement elle ne ferait pas, ne satisfait aucun besoin vraiment senti.

Quant aux besoins créés par la vanité, ils peuvent être également satisfaits avec des dépenses de forces très inégales ; et c’est l’existence des grandes richesses qui rend indispensable, pour satisfaire cette vanité, une dépense de forces très grande plutôt que très petite.

En effet, le désir de paraître deux fois plus riche qu’un autre, c’est-à-dire de posséder des objets (bijoux, vêtements, chevaux, parcs, habitations de luxe, etc.) d’une valeur deux fois plus grande que ceux qu’il possède, est tout aussi satisfait quand la proportion est de 100 à 50 que quand elle est de 10 à 5. Ainsi donc un travail 100 + 50 = 150 et un travail 10 + 5 = 15 peuvent également satisfaire la même quantité de vanité. Et ce n’est que le fait qu’un homme possède des richesses égales à 50 qui provoque chez d’autres des besoins dont la satisfaction réclame un effort de 100.

Pour ce qui est, enfin, de toutes les autres superfluités qui restent encore en sus de celles comprises dans les catégories précédentes, on sait que les accroissements successifs de félicité que les accroissements successifs de revenu, au-dessus d’une somme donnée, arrivent à procurer s’amoindrissent de plus en plus par le fait que les besoins qui viennent à être satisfaits par ces accroissements de revenu s’éloignent de plus en plus de ceux de première nécessité ou de ceux en général qui sont les plus intenses. Ce phénomène de la jouissance décroissante a été mis en évidence par l’école hédoniste autrichienne, laquelle a glorieusement contribué, et plus que les autres, à l’éclaircir. Pour figurer le phénomène d’une façon schématique, on peut dire que si les revenus croissent selon une progression arithmétique :

1.000, 2.000, 4.000, 6.000, 8.000, 10.000…, 16.000…,

la quantité de félicité qu’ils procurent suit la progression suivante :

1, 2, 4, 6, 7, 7,50, 7,75, 7,785, 7,9375,….,

et cela, naturellement, tandis que la dépense de force et de labeur que ces revenus dépensés mettent en œuvre croît avec la même progression que ces revenus :

1, 2, 4, 6, 8, 10, 12, 14, 16….

La langue française se sert du mot blasé pour indiquer les personnes dont la félicité et les jouissances ne s’accroissent plus du tout par le fait de superfluités ou de services quels qu’ils soient qu’elles peuvent encore se procurer avec leur argent. Passe encore si l’énorme dépense de force et de labeur que ces revenus gigantesques mettent en œuvre procurait, ou était seule capable de procurer à leurs possesseurs ces moments de sublime extase, ces ivresses divines qui remplissent d’un bonheur immense l’artiste devant les beautés de la nature ou devant une œuvre d’art, ou le savant au moment où il découvre une loi de l’univers ! Mais non ; l’artiste ou le savant, auxquels seulement sont accordés ces bonheurs suprêmes, ne de- mandent pour cela à leur prochain qu’une mini- me dépense de force, ou même aucune. La simple observation d’un phénomène naturel, la simple contemplation de l’inépuisable variété et de la splendeur des œuvres de la nature leur suffisent souvent ; ou si quelquefois ils ont besoin, par exemple, de bibliothèques et de musées publics, de laboratoires scientifiques, de galeries publiques d’œuvres d’art et d’expositions artistiques, ou même, encore, de représentations théâtrales, de concerts grandioses, ou autres semblables choses, ils ont besoin par là, en effet, de produits du travail de l’homme, lesquels produits ont demandé ou demandent pour leur production une forte dépense de forces et d’intelligence ; mais comme ces produits sont tels qu’ils peuvent servir à la jouissance d’une foule de personnes en même temps ou successivement, la somme de travail qu’ils ont coûté, rapportée à tous ceux qui en jouissent, vient à être bien petite pour chacun d’eux. Pour le richissime blasé, au contraire, des centaines de travailleurs travaillent qui se donnent de la peine exclusivement pour lui, et son bonheur n’est pour cela nullement augmenté ; des centaines d’êtres humains s’acharnent et se donnent de la peine pour porter de l’eau à la mer, dont le niveau cependant ne s’élève pas même d’une quantité infinitésimale.

Ainsi, pour toutes ces catégories de satisfactions de besoins factices ou infinitésimaux, à la douleur ou à la peine d’une quantité donnée de travail, qui est égale quelle que soit l’intensité des besoins que ce travail sert à satisfaire, on n’a à opposer aucune augmentation sensible de la quantité totale de félicité humaine. Une répartition plus égale des richesses ne supprimerait que cette félicité minime ou même nulle, et elle supprimerait en même temps la peine prise pour obtenir cette félicité minime. Cette peine serait consacrée à la satisfaction de besoins réels ou d’une intensité plus grande. La première suppression ne diminuerait guère eu point du tout la félicité totale, tandis que la seconde suppression ou le nouvel emploi donné à la même quantité de peine l’augmenterait considérablement[1].

Nous ne posons pas ici, notons-le bien, une question de justice : à savoir s’il est juste ou s’il est injuste qu’une foule de personnes travaillent pour un petit nombre de riches, dont beaucoup, les rentiers oisifs, ne rendent en échange à cette foule de travailleurs aucun service, et dont d’autres, comme les agioteurs et les spéculateurs, leur causent même un dommage très grave ; nous ne posons ici qu’une question de rendement technique du travail de l’homme. Cette foule de travailleurs qui peinent 10, 12, 15 heures par jour pour ne procurer à aucun membre de la société la moindre quantité de bonheur de plus, ou pour créer une quantité de bonheur infinitésimale en comparaison de l’énorme dépense de forces requise, cela peut-il se dire un bon rendement technique du travail humain considéré dans son ensemble ? Ou n’est-ce pas, au contraire, le plus grand gaspillage de forces précieuses qu’on puisse imaginer ?

Une meilleure répartition des richesses ferait cesser ce gaspillage. Elle ferait passer les prolétaires d’un état de véritable douleur à un état de bien-être normal, c’est-à-dire d’un état de félicité négatif à un état de bonheur positif, tandis que cette même félicité positive, presque inaltérée, continuerait à être réservée aux descendants des classes riches actuelles.

Nous avons parlé de ce mal qui réside dans l’inégalité même des revenus.

Faut-il parler maintenant de l’excès de fatigue imposé aux ouvriers, lequel, s’ajoutant à l’insuffisance de l’alimentation, brise toute énergie physique et intellectuelle, amène la dégénérescence de la classe prolétarienne et une douloureuse élévation de sa mortalité ? Celle-ci d’ailleurs comble rapidement, grâce à l’imprévoyante prolification que favorise le salariat, les vides laissés dans ses rangs par les morts prématurées. Et les machines permettant d’exploiter les faibles forces des enfants, leur nombre excessif est un avantage de plus pour les capitalistes. On le sait, c’est surtout cette exploitation des forces humaines les moins coûteuses qui a donné lieu à des atrocités et à des excès inouïs avant que des lois, arrachées à la classe capitaliste par les agitations croissantes des prolétaires, aient réussi à la modérer ou à l’empêcher.

Et que dire de cette incertitude du lendemain où l’ouvrier est condamné à vivre ? Chaque fermeture d’usine, chaque suspension de travaux, en somme, est pour l’ouvrier expulsé une condamnation à la mort d’inanition ou à d’indicibles tourments. Ne recevant, quand on l’emploie, que le strict nécessaire et, par conséquent, presque toujours absolument dépourvu d’économies, il se trouve désarmé, quand vient à cesser la demande de travail, enlace du terrible problème des subsistances.

Or rien n’est fréquent, dans notre société,  comme ces interruptions du travail de l’ouvrier.

La production contemporaine, en effet, est caractérisée par deux phénomènes. En premier lieu, elle est capitalistique, c’est-à-dire que les instruments de production y sont, économiquement, séparés du travailleur, et que celui-ci est contraint d’accepter une rétribution minime, disproportionnée à la valeur réelle de son travail. En même temps, elle est mercantile, c’est-à-dire que les marchandises qu’elle crée sont destinées aux échanges sous le régime de la libre concurrence.

C’est le caractère mercantile de la production qui se répercute dans les fermetures momentanées d’usines, les cessations d’entreprises isolées ou — manifestation bien plus grave — dans les crises économiques générales.

Négligeons les perturbations économiques dues à des causes extra-sociales telles que les disettes, par exemple, les grandes invasions de phylloxéra, etc. : les autres — crises de production partielles ou sporadiques, et crises générales — peuvent être rangées en trois catégories distinctes :

1° Celles tenant à la division sociale du travail, lequel se fractionne toujours davantage cependant que, d’autre part, l’ampleur de son cercle d’action s’accroît sans cesse.

Grâce à l’isolement des diverses entreprises, les industries éparses dans le monde produisent pour ainsi dire à l’insu l’une de l’autre ; elles ne parviennent pas, par conséquent, à maintenir entre les quantités de leurs produits les proportions requises par le marché : en d’autres termes, elles ne parviennent pas à coordonner, à intégrer en une production adéquate aux besoins du public leurs tumultueux efforts individuels. Quoique les crises finissent par aboutir à un nouvel équilibre, elles ne sont pas pour cela moins douloureuses.

2° Celles tenant aux inégales conditions des producteurs dans la concurrence économique.

La disproportion même des fortunes met à la disposition des grands capitaux des moyens techniques et économico-techniques d’une écrasante supériorité. Les richissimes producteurs, dans la concurrence qu’ils font aux autres, peuvent non seulement gagner plus qu’eux, mais les ruiner, les anéantir. L’inélasticité de compression des gains concourt très efficacement à l’œuvre de destruction. Conséquence directe de la séparation économique du travailleur d’avec son instrument de production, cette inélasticité est un trait essentiel des entreprises capitalistiques actuelles. Elles sont, en effet, aussi incompressibles que des objets en verre : incompressible le salaire des travailleurs, déjà réduit, ou presque, à son minimum ; incompressible aussi le profit, malgré la possibilité théorique d’une compression indéfinie, car la séparation économique du capital d’avec le travailleur lui permet de ricocher au besoin vers des entreprises plus lucratives rapportant un taux normal ou supérieur au normal. On ne saurait donc réduire que les gains de l’entrepreneur non capitaliste : c’est trop peu. Aussi cette absence totale ou quasi totale d’élasticité de compression amène-t-elle des fermetures d’usines, des cessations d’exercice, des faillites ou, pis encore, des crises économiques générales, dès que la concurrence entre établissements producteurs diminue les profits de quelqu’un d’entre eux.

3° Enfin une troisième cause de perturbations économiques, due au capital improductif, vient s’ajouter à celle énoncée ci-dessus et la rendre encore plus néfaste. La spéculation est la dernière conséquence du système économique actuel, et c’en est aussi la plus funeste. D’une part, en effet, les détenteurs d’immenses capitaux peuvent risquer impunément de fortes sommes ; d’autre part, leur énorme richesse leur fait dédaigner les gains modestes de la production utile, et les invite à se lancer dans les entreprises violentes de la spéculation, où la seule force, et surtout la force immense qui dérive d’un capital très considérable, suffit à assurer des gains faciles et fabuleux. De là, à un moment donné de l’accumulation et de la concentration des capitaux, la fatale nécessité historique de la spéculation effrénée.

C’est, après tout, à la grande spéculation, maîtresse, par ses énormes capitaux, du sort des entreprises productives, que sourit exclusivement la fortune, et quelle fortune ! Les capitaux moins élevés, incapables de courir les risques de la spéculation, et ceux encore inférieurs, en train de se former péniblement par le travail et l’épargne, ont la tâche ingrate et modeste de pourvoir aux entreprises utiles, et aussi d’assouvir, par une partie de leur profit, parfois par tout leur montant, l’épouvantable et néfaste voracité du capital de spéculation. Et la masse prolétarienne des travailleurs, unique et effective productrice de tout ce dont jouissent en parasites les rois du capital, réduite au strict nécessaire malgré le prodigieux accroissement de la somme totale des richesses et malgré tant de merveilleuses inventions multiplicatrices de la productivité du travail humain, est jetée sans relâche sur le pavé par l’ouragan furieux et ininterrompu des crises ; elle pâtit seule, en définitive, de toutes ces misères, ces ruines et ces iniquités.


Enfin, si nous pouvions reprendre en détail ici, après tant d’autres, l’examen des rapports de cause à effet entre l’inégalité de la répartition des richesses et la criminalité sociale, nous verrions se dessiner nettement un nouvel aspect fondamental du dommage causé à la société par la répartition actuelle.

En dehors de la criminalité sporadique, de forme atavique ou anormale, dans laquelle prédomine le facteur anthropologique, nous verrions que les trois grandes sources de la criminalité sont les deux extrêmes de la répartition, la trop grande richesse et la misère et, troisièmement, l’inégalité excessive de cette répartition.

La trop grande richesse assure l’impunité aujourd’hui. Jointe à l’oisiveté qu’elle encourage, elle inspire aux grands capitalistes — surtout à ceux qu’un héritage a enrichis — l’idée que l’argent leur permet tout et que, ayant des droits sur la collectivité, ils ne lui doivent rien en échange. Leur écrasante puissance sociale les pousse généralement à une vie de jouissances, de folles prodigalités de libertinage. La recherche continuelle du plaisir cause la plupart des adultères ; la soif de richesse, la prostitution légale des mariages d’argent.

La misère est, en elle-même, une conseillère de crimes. Jointe à l’abrutissement qui est sa conséquence, elle pousse une foule de malheureuses à se prostituer pour compléter un salaire insuffisant et ne pas mourir d’inanition, et elle excite, parmi les travailleurs surmenés, mal nourris, le besoin de chercher une énergie factice et un oubli momentané des tristes réalités de la vie dans les boissons alcooliques. Or on sait que l’alcoolisme est, à lui seul, cause de 50 à 70 % de la totalité des crimes. En outre, tous les attentats contre la propriété de juridiction correctionnelle ont pour cause première le dénuement de leurs auteurs ou l’abjection née d’une vie trop longtemps ignoble et besogneuse. Prostitution, alcoolisme, vol, à ces trois grands courants s’alimentent d’autres formes encore, et des plus horribles, de la criminalité.

L’excessive inégalité de répartition des richesses provoque, dans son constant accroissement, une croissante certitude, chez ceux qui ne sont pas favorisés par la naissance, de l’impossibilité d’atteindre à la richesse par le travail et une activité honnête, et un croissant désir de parvenir à n’importe quel prix. Aussi voit-on certaines formes de la criminalité, le crime financier, le panamisme, le parlementarisme exploiteur de hautes influences politiques, les Tammany Hall, les tristes audaces des maîtres chanteurs de la presse ou du barreau ou celles des bandes noires de l’agiotage devenir des formes de l’activité normale échappant à toute sanction sociale ou morale.

L’excessive inégalité de la répartition des richesses crée donc une véritable criminalité d’adaptation, où l’action du facteur anthropologique est à peu près nulle tandis que celle du facteur social est énorme.

Le phénomène de la criminalité nous apparaît donc, dans son ensemble, comme la conséquence d’une violation de la loi d’hydrostatique sociale. On peut dire que la richesse est sollicitée par l’infinité des farces d’attraction individuelles à se distribuer uniformément, à la façon des liquides qui tendent toujours à se mettre de niveau. Mais l’institution actuelle de la propriété s’oppose à cette tendance et empêche même parfois que la moindre parcelle de richesse puisse descendre par des voies normales sur certains individus. La richesse, par conséquent, ne peut se répandre en plus larges nappes qu’à travers les crevasses de la digue artificielle, et ces crevasses —— les crimes u sont d’autant plus nombreuses et plus graves que le dénivellement des fortunes et la pression qui en résulte sont plus considérables.

Ainsi, puisqu’il tend à provoquer une distribution moins inégale des biens indispensables à la vie et au bien-être, le crime remplirait une fonction sociale d’une importance suprême et d’une nécessité inéluctable. Ce n’est pas par de telles voies qu’elle devait être remplie. Elle devrait ressortir à l’institution de la propriété, être la tâche fondamentale et la raison d’être de cette institution. Et c’est parce que le droit actuel la méconnaît ou la néglige que d’autres organes, d’autres moyens de la réaliser doivent surgir.

II

Nous avons indiqué, non pas tous les vices de l’organisation sociale présente, du moins quelques-uns parmi les plus graves de ces vices. Cette étude, quelque sommaire et incomplète qu’elle ait été, nous a fait apparaître le principe des maux dont souffre notre société : c’est à savoir la séparation de l’ouvrier d’avec l’instrument de production.

L’ouvrier n’est point propriétaire des instruments de production qu’il exploite ou qu’il met en œuvre. Et l’évolution économique se fait en telle sorte que chaque jour il lui devient plus difficile d’acquérir ces instruments de production. La nécessité de faire pour toutes les cultures et dans toutes les industries des avances de fonds de plus en plus considérables crée pour l’ouvrier une extrême difficulté de parvenir par ses épargnes à se soustraire au joug du propriétaire capitaliste. On comprend aisément dès lors qu’il suffise, pour maintenir la séparation économique de la grande masse des travailleurs prolétaires d’avec leur instrument de production, d’assurer la perpétuité de la propriété privée des capitaux. Or c’est la forme actuelle du droit de propriété, et c’est surtout l’institution de l’héritage qui permet d’atteindre ce but.

C’est l’actuelle séparation économique du travailleur d’avec l’instrument de production qui crée le profil. Or ce profit que le propriétaire perçoit comme tel, indépendamment de sa valeur personnelle ou de ses actes, de par le droit de propriété dont, d’une façon quelconque, il a été investi, donne au capital privé la faculté d’auto-fructification et une puissance automatique d’accumulation, quels que soient d’ailleurs les modes de son application et leur utilité, qu’il devienne capital-salaires, capital technique ou capital improductif.

Le fait que le capital rapporte un profit, indépendamment de ses modes d’emploi, permet l’augmentation indéfinie du capital technique et de l’improductif et le constant accroissement de leur importance par rapport à celle du capital-salaires dans le total formé par ces trois sortes de capitaux. Voilà pourquoi la classe capitaliste a pu accumuler démesurément sans provoquer une amélioration sensible des conditions économiques des travailleurs.

Mais le régime actuel de la propriété privée ne crée pas seulement, par la séparation économique du travailleur d’avec son instrument de production, le profit et l’automatique accroissement des capitaux ; il assure en outre, grâce à l’institution de l’héritage, la persistance indéfinie du processus de l’accumulation privée. Celle-ci ne pourrait pas (surtout, nous le verrons, après élimination de la Spéculation malsaine) dépasser certaines limites si l’héritage ne lui conférait une continuité d’action non interrompue par la mort du capitaliste. La transmission héréditaire rend immortels les capitaux privés et leur permet de s’accroître au-delà des bornes imaginables, car l’héritier n’a pas à recommencer depuis le commencement : il n’a qu’à laisser le processus d’auto-accumulation continuer entre ses mains à partir du point où il était à la mort du testateur. Et quand même son patrimoine irait sombrer dans une crise ou au gouffre de la spéculation, il n’en demeurerait pas moins — en passant presque intact, sauf la portion vraiment détruite, en d’autres mains, et ordinairement en celles d’un spéculateur plus rusé ou plus heureux — à l’état de propriété privée, sans que ce changement arrêtât peu ou prou le processus d’auto-accumulation.

L’hérédité des biens accorde donc au processus de l’accumulation automatique du capital privé une continuité indéfinie. Par là, il favorise le dénivellement excessif des fortunes et toutes les funestes conséquences qui en résultent.

Aujourd’hui, la rapidité d’accumulation d’une partie des avoirs, des plus considérables surtout, tend à s’accroître et devient même parfois vertigineuse, grâce à l’influence de causes puissantes. Parmi celles-ci, rappelons surtout la rapide augmentation de la population qui, au cours du XIXe siècle, a été cause d’une vitesse d’accroissement inconnue jusqu’ici de la rente foncière, et d’une vitesse d’accroissement plus grande encore de la rente des terrains bâtis ; rappelons aussi la concurrence qui, entièrement dégagée de l’entrave des lois, des règlements, des coutumes féodales, peut, grâce en outre à l’extraordinaire facilité actuelle des communications, s’exercer d’une manière acharnée sur toute la surface terrestre : c’est la concurrence qui permet aux plus riches des capitalistes contemporains le prompt anéantissement des autres, et en courage tous les excès de la spéculation.

La constitution juridique de la propriété devrait donc opposer aujourd’hui à la vélocité de l’accumulation et de la concentration une égale vélocité de désaccumulation. Or, on peut dire que rien n’a été fait en ce sens par les législations sur la propriété ; c’est tout au plus si l’on a, dans certains pays, institué la légitime, et sur une portion du patrimoine seulement. Mais si cette restriction, appliquée à de petits patrimoines et de petites propriétés, suffit à les diminuer, si elle les fractionné même excessivement (c’est ce qui se vérifie en France surtout), elle n’a, par contre, qu’un pouvoir de désagrégation dérisoire et presque nul sur les grandes fortunes des rois du capital. L’existence de ces fortunes, celles des milliardaires surtout, dans des pays où la légitime est appliquée, le démontre surabondamment. D’autant que les familles riches sont les moins prolifiques : elles ne comptent généralement pas plus de deux enfants ; bien souvent même elles n’en ont qu’un seul, destiné à hériter de ses parents et de ses proches non mariés. En des cas pareils, l’accumulation est éminemment favorisée au lieu d’être entravée.

Il y aurait d’autres objections encore à faire à l’institution de l’héritage : par exemple la diminution de richesse que cause l’oisiveté des héritiers, l’action délétère qu’exerce sur le caractère de ceux-ci la certitude de pouvoir vivre sans avoir besoin de se rendre utiles. Le sentiment de la solidarité s’émousse en eux, leur égoïsme s’exalte ; ils se pénètrent uniquement de l’idée de leurs droits et perdent celle de leurs devoirs.

L’institution de l’héritage s’oppose à la loi darwinienne de la survie des plus aptes. Elle la renverse presque en donnant aux hommes nés riches, quelque grande que puisse être leur inaptitude naturelle, des avantages artificiels qui leur assurent la victoire, dans la lutte pour l’existence, sur les hommes nés pauvres. De là, une perte d’excellents individus qui pourrait être évitée, et qui conduit à une dégénérescence de l’espèce et à tous les maux qui en dérivent.

Notons ici une contradiction de Spencer. Après avoir soigneusement distingué la justice familiale (à chacun en raison inverse de ses mérites, c’est-à-dire protection des enfants d’autant plus grande qu’ils sont plus jeunes) de la justice d’État (à chacun selon ses œuvres), il prolonge le régime familial au-delà de ses limites naturelles et l’introduit véritablement dans le droit public en accordant que l’on puisse tester même en faveur des adultes. Car quand l’État assure aux héritiers désignés, à l’exclusion absolue des autres personnes, la libre disponibilité de certains capitaux et de certains instruments de production, il intervient expressément pour leur garantir, leur vie durant, un avoir entièrement indépendant de leurs mérites.

Nous voyons donc ici prôner à la fois la justice fondée exclusivement sur les lois biologiques qui favorisent la perpétuation de l’espèce et une des causes les plus efficaces de la dégénérescence de cette espèce.

À la vérité, l’hérédité s’oppose à l’idée de justice, — dont la conscience sociale contemporaine, dans son extension et son perfectionnement croissants, a une perception de plus en plus nette, et qui veut niveler, dans la mesure compatible avec le bien-être social, les conditions initiales artificielles de la lutte économique pour la vie ou pour une plus grande intensité de vie. Le droit d’hériter est l’antipode d’un principe pareil.

Spencer, comme d’ailleurs la plupart des sociologues et des économistes de notre temps, a résumé, sans faire aucune réserve, l’idée de justice dans la formule : « que chaque adulte recueille les résultats de sa propre nature et des actes qui en sont la conséquence »[2] ; il a dit encore : « que nul n’ait la possibilité de décharger sur les autres les conséquences mauvaises de ses actes » ; et en même temps il admettait sans restrictions le droit de tester. Mais l’héritier ne possède-t-il pas, dès sa naissance, les instruments de production dont, dès sa naissance, est privé le travailleur prolétaire ? La société est bien loin d’accorder à chacun selon ses œuvres et de laisser supporter à l’individu les conséquences de son tempérament et de ses actes, quand elle permet à l’héritier de vivre sans travailler, et qu’elle fait retomber sur ceux dont il est le parasite les conséquences de son oisiveté, voire même celles de ses vices.

  1. Selon le dernier recensement anglais avant 1889, dans tout le Royaume-Uni, parmi les personnes salariées fournissant des services directs aux riches, la seule catégorie des domestiques s’élevait à 1.838.200, et celle des jardiniers à 83.400 ; et cela pendant que les travailleurs de la terre n’arrivaient pas même à la moitié du total des domestiques (870.000), et que les ouvriers industriels, y compris, bien entendu, ceux produisant des marchandises de luxe, n’arrivaient pas même au quintuple du nombre des domestiques (Loria, Analisi della proprietà capitalista, Torino, Bocca, 1, 470).
  2. Justice, Paris, Guillaumin, 1893, page 31.