La science et les systèmes philosophiques
LA SCIENCE ET LES SYSTEMES PHILOSOPHIQUES[1]
A ne se fier qu'aux apparences ou, si vous voulez, aux déclarations expresses aussi bien des savants que de la foule des gens instruits, c'est le positivisme qui serait la théorie véritable de la science de nos jours. Ce terme de positivisme a un sens précis. C'est là, remarquons-le en passant, un très grand mérite d'Auguste Comte que d'avoir su créer, au milieu de conceptions philosophiques qui sont plutôt, par leur nature, fluides, floues, une doctrine nette, à angles arrêtés, quelque chose de rigide que l'on peut véritablement étreindre et que l’on peut sans doute briser, mais qui se prête bien moins à être déformé, du moins on toute déformation, toute surcharge se découvrent aisément. Positivisme signifie abstention de toute métaphysique. On affirme donc que la science n'a pas à pénétrer le véritable être des choses, qu'elle peut faire abstraction de cet être, n'ayant pas besoin de cette hypothèse, selon le mot fameux que Laplace, parlant à Napoléon, appliquait à Dieu. La science, ajoute-t on, ne recherche et n'a à connaître que des rapports, elle est un ensemble de rapports, et sa seule partie essentielle. Ce sont les règles, les lois qui formulent les rapports en question. J'espère pouvoir vous montrer, comme la conclusion de l'étude à laquelle nous allons nous livrer présentement que l'affirmation positiviste contient une part de vérité. Mais, prise à la lettre, elle ne résiste pas à l'examen. Il convient, tout d'abord, de bien se mettre en garde contre une conception qui constitue précisément une de ces surcharges de la doctrine dont j'ai parlé tout à l'heure. L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps. Vous trouverez, je crois, dans le présent exposé, plus d'une preuve à l'appui de cette affirmation. Mais il serait difficile, me semble-t-il, de mieux mettre en lumière cette tendance de l'esprit, qu'en constatant que la formule même par laquelle on prétend exclure toute métaphysique sert bien souvent de fondement à l'édification d'une sorte de métaphysique sui generis. Si l'on examine en effet d'un peu plus près la manière dont, le plus souvent, on parle de ces lois, on s'aperçoit qu'elles se trouvent érigées en véritables entités, existant en soi, indépendamment de l'esprit qui les a conçues ou qui les applique. Ce sont des lois de la nature. Les rapports auxquels elles servent d'expression sont les rapports véritables des choses entre elles, rapports que nous pouvons donc connaître, en nous abstenant de toute tentative de connaître les choses en elles-mêmes.
Ce n'est pas là une affirmation contradictoire en soi. Ainsi, pour me servir d'un exemple mathématique, des expressions affectées d'un facteur imaginaire peuvent fournir entre elles des rapports entièrement réels ; et de même il ne serait pas impossible a priori qu'en mettant en rapport des entités inconnaissables parce que liées indissolublement à un élément subjectif, nous aboutissions à une donnée entièrement objective, le subjectif se trouvant éliminé par l'opération. Et de fait c'est ainsi, sans doute, que raisonnent, plus ou moins consciemment, ceux qui croient à l'objectivité, à la réalité en soi, des lois de la nature.
Il suffit, toutefois, d'examiner d'une manière plus approfondie les lois formulées par la science pour reconnaître que cette conception n'est pas valable. Sans doute, la nature nous paraît ordonnée ; chaque observation confirme en nous la conviction de cette ordonnance et chacun de nos actes, chacun de nos gestes, en tant que visant un but, témoignent éloquemment de la confiance que nous avons en son existence. Mais il est clair que cette proposition générale épuise tout ce que nous pouvons connaître dans cet ordre d'idées. Dès que nous énoncerons une formule particulière, elle contiendra des éléments qui, manifestement, appartiennent non pas a la nature, mais à nous-mêmes, éléments dont il sera tout à fait impossible de la débarrasser.
Songeons, par exemple, à la forme mathématique que revêtent les règles dans les chapitres de la science les plus avancés et qui nous apparaît comme la forme la plus parfaite de la loi, celle vers laquelle elle doit tendre et semble tendre en effet. Il est sans doute parfaitement plausible de supposer que la nature elle-même, dans son tréfonds, est mathématique par essence et nous aurons, tout à l'heure, à nous occuper de cette métaphysique du panmathématisme. Mais, de toute évidence, les procédés mathématiques concrets, ceux dont nous nous servons réellement, sont le produit d'un développement historique où le hasard a dû avoir sa part. Ainsi, en formulant la loi de la réfraction, nous nous servons de la fonction du sinus, qui nous paraît toute simple, parce qu'elle nous est familière et que nous possédons même des tables nous permettant d'en déterminer rapidement la valeur. Mais si nous devions l'exprimer à l'aide de séries, elle nous apparaîtrait au contraire comme assez compliquée et nous donnerions au rapport en question une expression tout autre. Quand un astronome, à l'aide d'opérations successives et pénibles, calcule, par approximation, les perturbations que les corps célestes apportent mutuellement dans leurs mouvements, il n'a aucun doute que la nature résout ce problème instantanément et que, comme l'a dit Fresnel, elle n'est pas embarrassée des difficultés d'analyse. Dum Deus calculat, fit mundus. Cela se peut. Mais très certainement alors, il ne calcule point à l'aide de tables de logarithmes, et sa mathématique ne peut en rien ressembler à la nôtre, dont les formules portent forcément l'empreinte de notre esprit.
Pourrait-on sauver la valeur objective des lois en abandonnant leur forme mathématique? On a, en effet, tenté d'établir que les lois que l'on a désignées comme qualitatives étaient revêtues d'une dignité particulière. Je crois qu'en cherchant à introduire cette distinction, on se heurterait à une forte résistance de la part du physicien pour qui (à bon droit selon moi) l'expression véritable de la loi ne peut être qu'une expression mathématique. Mais, en ce qui concerne la question qui nous occupe, nous pouvons directement établir que le sacrifice serait stérile. Considérons un énoncé déterminant les propriétés du soufre. Qu'est-ce que le chimiste a entendu désigner par ce dernier terme? Il n'a certainement pas pensé à tel ou tel morceau particulier de la matière jaune bien connue. Tantôt ce qu'il affirme s'applique à la moyenne des morceaux que l'on est susceptible de rencontrer dans le commerce et tantôt même (quand il dit le soufre pur) à une matière quasi idéale, dont nous ne pourrons nous rapprocher qu'à la suite d'opérations multiples ; les propriétés d'un morceau de soufre pris au hasard peuvent s'écarter considérablement de celles de la matière en question. On connaît l'ensemble formidable de travaux auxquels Stas a dû se livrer pour obtenir de l'argent à peu près chimiquement pur ; on sait d'ailleurs qu'il avait choisi ce corps comme point de départ de ses déterminations parce qu'il lui paraissait offrir des facilités particulières et l'on sait aussi que l'argent obtenu par lui n'était pas réellement pur, de sorte qu'il a fallu depuis rectifier ses données. On pourrait sans doute faire valoir que, l'argent ou le soufre étant des éléments définis, la matière pure doit, nécessairement, exister dans le morceau du corps que je détiens, que je désigne du même nom, mais que je sais impur. Mais l'existence d'une matière-élément n'est qu'une hypothèse à laquelle on parvient à l'aide de déductions multiples, et l'argent ou le soufre purs ne sont que des êtres créés par des théories. Cela est tout aussi évident pour les gaz idéaux de la physique ou pour les cristaux tels que nous les montrent les modèles cristallographiques ; jamais nous ne rencontrerons ni les uns ni les autres dans la nature, de même que nous n'y rencontrerons pas le levier mathématique, que la loi du levier envisage seul. Tout cela n'est que généralisation, abstraction, chose de notre pensée. Croire que ces abstractions préexistent aux choses dont elles constitueraient l'essence, ne serait-ce pas au fond professer une doctrine assez semblable à celle du réalisme du Moyen Age, qui proclamait l'existence des universaux? Il est évident, au contraire, qu'en cette question les véritables convictions de l'homme formé à l'école de la science moderne sont très nettement nominalistes on conceptualistes. Il croit, avec Saint Thomas, que ce qui existe véritablement, c'est non pas le général, mais le particulier, infiniment divers en vertu de la loi des indiscernables : existentia est singularium. Mais comme, d'autre part, ainsi que le remarque justement le même philosophe, la science ne s'occupe que du général : scientia est de universalibus, il en résulte que ses lois ne peuvent directement régir le phénomène réel. Si, parfois, nous avons l'illusion contraire, nous la devons uniquement à la grossièreté de nos sens et à l'imperfection des moyens d'investigation mis en œuvre, qui ne nous permettent pas de nous apercevoir de tout ce qui différencie les phénomènes particuliers entre eux. En réalité, la loi, à l'égard du phénomène directement observé, ne peut jamais être que plus ou moins approchée. La loi est une construction idéale qui exprime non pas ce qui se passe, mais ce qui se passerait si certaines conditions (plus ou moins irréalisables en leur plénitude) venaient à être établies. Sans doute, si la nature n'était pas ordonnée, si elle ne nous présentait point d'objets semblables, susceptibles de fournir des concepts généraux, nous ne pourrions formuler de lois. Mais ces lois ne sont elles-mêmes que l'image de cette ordonnance, elles ne lui correspondent que dans la mesure où une projection peut correspondre à un corps à n dimensions, elles ne l'expriment qu'autant qu'un mot écrit exprime la chose car, dans les deux cas, il faut passer par l'intermédiaire de notre entendement. La loi particulière n'existait pas, au sens le plus littéral du terme, avant d'avoir été formulée, et elle cessera d'exister le jour où elle sera fondue dans une loi plus générale. Et qu'on le remarque bien, très souvent la loi disparaîtra non pas parce qu'elle constituera dorénavant le cas particulier d'une règle plus générale, mais parce qu'elle se trouvera véritablement abolie, et qu'elle sera reconnue comme n'étant qu'une première et grossière approximation, démentie par des déterminations plus précises. Depuis la loi de Newton, nous savons que les lois de Kepler ne peuvent être exactes qu'à peu près, et la théorie cinétique nous enseigne qu'aucun gaz ne peut rigoureusement suivre la loi de Mariotte.
Ainsi nous ne pouvons nourrir l'illusion que les lois que nous découvrons soient véritablement des lois de la nature. Ce ne sont que des lois de la nature en ses rapports avec notre sensation et notre intelligence. Et sans doute il demeure vrai que nous ne pouvons connaître que des rapports. Mais il faut préciser, restreindre cette proposition, en sous-entendant que les seuls rapporta que nous puissions réellement connaître sont ceux où nous-mêmes formons l'un des termes. S'il existe des choses du monde extérieur, il est clair qu'il doit exister des rapports entre elles; mais ces rapports, nous ne pouvons les connaître, tout comme les choses elles-mêmes, que par rapport à nous.
Cependant, ainsi que je l'ai indiqué, la théorie que nous venons de critiquer ne constitue en somme qu'une déviation de la véritable conception positiviste. Celle-ci, hostile par essence à toute métaphysique, ne prêterait donc aux lois aucun caractère transcendant, les concevant simplement comme des règles gouvernant nos rapports avec le monde extérieur, l'ensemble de nos sensations. Mais alors une nouvelle et grave difficulté surgit, à savoir une profonde divergence entre ce schéma et l'image que la science nous présente réellement. En effet, pour quiconque a quelque culture philosophique, il ne peut y avoir de doute à ce sujet s'il ne s'agit que de rapports entre nos sensations, il ne saurait être question des choses que nous percevons le matin en ouvrant les yeux, car cette perception, qui semble passive, est en réalité un résultat, de l'activité de notre esprit, et le monde des choses constitue très certainement une spéculation métaphysique sur les causes de nos sensations, c'est-à-dire une ontologie. Pour éviter celle-ci, il faudrait, en partant des perceptions (données tout d'abord, puisque leur élaboration reste inconsciente) pénétrer jusqu'aux éléments qui les constituent, jusqu'à ces données immédiates de la conscience que M. Bergson a eu tant de peine à dégager. C'est entre ces éléments, éléments de pure sensation, qu'il faudrait ensuite établir des rapports. Ce serait alors une manière de psychophysique, mais en quelque sorte infiniment plus outrancière que la science que nous connaissons sous ce nom, laquelle suppose, il est aisé de s'en apercevoir, la physique avec toute sa conception de la réalité. Une telle science pout-elle être constituée? Malebranche, vous le savez peut-être, l'a expressément nié, a catégoriquement affirmé qu'aucune science n'est possible si nous ne, posons d'abord le concept de chose. Il semble en tout cas que le moins que nous en puissions dire, c'est que nous n'en savons rien, personne n'ayant jamais essayé d'édifier une science de ce genre. La physique actuelle en est évidemment à mille lieues, Ouvrez un manuel ou suivez l'exposé d'un professeur. Vainement vous chercherez au début la plus faible trace des subtiles analyses dont je vous ai parlé. Au contraire, chaque phrase, chaque affirmation, si vous voulez bien l'examiner, témoignera d'une foi inébranlable dans l'existence de choses, dans leur indépendance de la sensation. Tout ce qui a trait à l'intervention du sujet, on le traitera pour ainsi dire entre parenthèses comme une erreur de jugement ou bien on le reléguera dans un des chapitres ultimes, qui paraît encore à l'heure actuelle faire à peine partie de la science, à savoir dans la physiologie. Un des plus éminents théoriciens de la physique contemporaine, M. Planck, considère très justement comme un trait caractéristique de la science, le fait que dans sa marche elle s'écarte de plus en plus de ce qu'il nomme des « considérations anthropomorphiques », c'est-à-dire de celles ou intervient la personne de l'observateur; je dirai ici, me servant du vocabulaire du philosophe, des considérations ayant trait à notre moi. Mais il y a plus, et le physicien est tellement peu capable de se détacher du concept de chose, que, les choses du sens commun ne lui suffisant pas, il en crée d'autres, entièrement à leur image. Tel est le cas par exemple des objets télescopiques on microscopiques. Vous savez tous que la foi en leur existence chez le savant el, par répercussion, sans doute chez la plupart des hommes du commun, est aujourd'hui la même que pour les objets perçus directement. Un éminent histologiste, Jean Nageotte, a constaté tout récemment qu'une classe particulière d'erreurs de jugement provient de ce que les observateurs oublient que les images microscopiques ne sont pas à la même échelle que les objets qui les entourent et qu'ils n'ont en réalité perçu que des fantômes ; et pour le soleil, il n'y a pas le moindre doute que, des deux images que nous en avons selon Descartes, à savoir celle d'une petite tache lumineuse et celle d'un corps immensément supérieur de taille à notre terre, la seconde, chez l'astronome d'aujourd'hui, se substitue complètement à la première le soleil est pour lui une masse incandescente, à peu près analogue à celles qui coulent d'un convertisseur Bessemer. D'ailleurs cette élaboration ne s'arrête nullement aux objets que nous pouvons voir, fût-ce par le secours d'instruments, elle s'étend à ceux dont l'existence est simplement inférée. Voici un électricien qui étudie un courant; cachez le galvanomètre au moyen d'un écran et demandez-lui si le courant continue à passer. Il croira sans doute que vous vous demandez si un interrupteur n'a pas été tourné par mégarde. Insistez demandez-lui s'il croit que le courant a cessé de passer du fait seul qu'il ne peut apercevoir le cadran du galvanomètre. Si l'homme auquel vous vous adressez n'a aucune culture philosophique, s'il est resté préservé du doute métaphysique », et si vous lui avez bien fait comprendre la portée de votre question (ce qui ne sera pas chose facile, tellement il est peu habitué à mettre en rapport ees deux ordres de considérations), eh bien, s'il est sincère, il vous rira au nez. Le doute, dans ce cas, lui paraîtra aussi injustifié que si vous lui demandiez s'il doute de l'existence de sa femme ou de son atelier, simplement parce qu'il n'aperçoit ni l'une ni l'autre au moment donné. Sa croyance aux objets des deux catégories est, apparemment, analogue, coule de la même source. Les électriciens ont, de tout temps, tellement cru au courant, ils l'ont tellement vu, qu'ils ont fini par le matérialiser, à peu près à la manière dont un médium spirite prétend matérialiser sa pensée. Quiconque aurait des doutes sur la réalité du courant en tant qu'objet, n'aurait qu'à se référer à certaines théories récentes ; ici le courant consiste en un véritable flux d'électrons ; il est d'ailleurs impossible de douter que ces derniers ne soient conçus comme réels, puisque c'est eux qui forment la matière et sont censés par conséquent constituer la source de toute réalité.
De toute évidence, une science qui serait conforme à l'idéal positiviste, qui serait réellement phénoméniste, s'appliquant à mettre directement en rapport les sensations, ne pourrait en aucun cas se livrer à cette tâche qui consiste à créer des choses nouvelles. Mais si vous voulez concevoir jusqu'où il faudrait pousser le sacrifice, songez qu'il atteindrait peut-être jusqu'à la géométrie. Est-il bien sûr, en effet, que celle-ci ne recèle pas au fond des conceptions substantialistes? Pesons cette opinion d'un grand mathématicien, certainement peu enclin à des exagérations dans le sens ontologique : La géométrie n'existerait pas s'il n'y avait pas de solides se déplaçant sans modification. Or, ce solide ne saurait dériver de notre sensation directe, qui nous montre les corps qui se déplacent changeant continuellement d'aspect et de taille, s'il s'agit de la sensation visuelle ; alors que, si nous nous en rapportons à la sensation tactile seule, leurs particularités ne peuvent apparaître simultanément que dans des cas exceptionnels, pour des corps de taille très réduite et de figure très simple; dans la plupart des cas, pour un aveugle-né, ces particularités ne paraissent que successivement et ne reparaissent qu'à de longs intervalles. Le solide géométrique dont parle Poincaré et qui est certainement indispensable à la constitution de la géométrie, ne peut donc être qu'une représentation. Il suffit d'ailleurs de mettre en regard d'autres processus par lesquels notre entendement réagit contre les sensations, transforme la réalité (on la forme si l'on veut) pour se convaincre qu'il ne s'agit nullement, en l'espèce, d'une réaction unique, mais au contraire d'une évolution analogue à toute une série d'autres, d'une action coutumière et constante de l'intellect. Le corps ne restera pas seulement immodifié dans l'espace en ce qui concerne sa figure géométrique, il conservera dans le déplacement toutes ses qualités physiques et chimiques un morceau de soufre ne saurait changer de conductibilité à l'égard de la chaleur et de l'électricité, ni de point de fusion, du fait que je l'aurai transporté d'un lieu à un autre; et s'il pouvait être transporté sur une planète d'un autre système et que, dans des conditions de température déterminées, il s'y trouvât en contact avec de l'oxygène, j'affirme qu'il formerait un corps que l'on appelle l'acide sulfureux et dont je puis déterminer d'avance les propriétés. Il y a plus, ayant brûlé un morceau de soufre, j'affirmerai que quelque chose en lui, quelque chose de très essentiel, sa matière, a persisté, non seulement en son poids, mais encore (bien que l'on hésite parfois à l'énoncer clairement) qualitativement, puisque le soufre est un élément dont l'acide sulfureux constitue un composé, conformément à la conviction qu'exprime la formule SO2. Pour voir à quel point cette conception est analogue à celle du géomètre, nous n'avons qu'à nous imaginer connaître les figures des atomes c'est une supposition qui n'a peut-être rien de véritablement extravagant, après les découvertes récentes. D'ailleurs, pour la rendre pour ainsi dire plus tangible, admettons pour l'instant qu'il s'agisse non pas du soufre, mais du carbone (simplement parce que cet élément est le mieux connu de tous au point de vue chimique). Eh bien, mettons que l'atome de carbone ait réellement la forme d'un tétraèdre (le fameux tétraèdre de Le Bel et Van't Hoff) : il est certain qu'il aura conservé cette forme quand j'aurai brûlé le charbon.
Ainsi la science n'est nullement conforme au schéma positiviste, elle a besoin du concept de chose, elle recherche l'être, elle est ontologique. Mais quelle est l'ontologie qu'elle affirme? Nous venons de reconnaître qu'elle prend pour point de départ celle du sens commun. La maintient-elle? Si c'était le cas, si le sens commun était véritablement la doctrine impliquée dans chaque chapitre de la science de nos jours, l'affirmation positiviste serait proprement inexplicable. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'en est pas ainsi, qu'une grande doctrine professée par tant et de si bons esprits doit toujours se justifier par quelque côté. Mais si la science ne maintient pas l'ontologie du sens commun, que met-elle à sa place? Vous savez que depuis de longs siècles, depuis l'aurore de la pensée, l'humanité, simultanément avec la recherche scientifique et peut-être antérieurement à celle-ci, s'est livrée à la spéculation philosophique sur l'être des choses, spéculation dont les résultats constituent ce qu'on appelle les systèmes philosophiques. Est-ce à un de ces systèmes qu'aboutit la science? Ou établit-elle un système à elle, un système auquel les philosophes n'auraient pas pensé?
Afin de résoudre ce problème, nous ne prendrons pas la voie directe. Nous n'essayerons pas, du moins tout d'abord, de scruter la science en elle-même, parce que ce serait sans doute risquer de se laisser égarer par des idées qui, sans que nous en ayons conscience, seraient chez nous préconçues. Nous examinerons plutôt les solutions qui ont été proposées et même surtout celles qui sont encore proposées de nos jours par les philosophes on les savants.
Ces solutions sont en grand nombre et très diverses. Vous pourriez vous étonner de cette affirmation, du moins en ce qui concerne les savants. N'ai-je pas affirmé qu'ils se reconnaissaient généralement positivistes et que le positivisme est une doctrine tout à fait précise, consistant justement à exclure la métaphysique? Sans doute, mais nous avons vu aussi que la doctrine positiviste, en toute sa rigueur, est d'application impossible. On ne pout faire de la science, ni parler science, sans inclure comme substrat un ensemble de suppositions sur l'être. C'est ce qui fait que, tout en professant souvent, en théorie, un positivisme rigide, les savants, dans leurs exposés, impliquent en réalité toute une métaphysique (quelquefois, il faut le reconnaître, assez peu consistante j'espère être en mesure de vous en montrer la raison). Mais, par suite précisément de la clarté et de la simplicité foncière du positivisme, il est relativement aisé de séparer, de mettre à nu les éléments qui lui sont au fond étrangers.
Je crois qu'on peut répartir les plus nettes de ces solutions ou, si vous aimez mieux, de ces tentatives, en quatre grandes classes, à savoir 1. la théorie mécaniste ou atomiste ; 2. la théorie énergétique ; 3. un réalisme philosophique plus ou moins affiné (tel que le réalisme transcendantal) ; et enfin 4. l'idéalisme mathématique. Il va sans dire que cette classification n'a aucune prétention à la rigueur et qu'elle aspire moins encore à couvrir réellement et en sa totalité le vaste champ des possibilités auquel nous touchons en ce moment ; mais je crois qu'en scrutant ces quelques types de la pensée contemporaine qui m'apparaissent comme particulièrement caractéristiques, je pourrai vous aider à vous former une opinion sur la solution générale.
Le mécanisme (que l'on qualifie aussi de matérialisme quand on entend insister sur le fait que ce système, en dernier terme, tend à englober aussi dans ses explications l'ensemble des phénomènes psychiques, et d'atomisme quand on veut faire ressortir qu'il suppose généralement la discontinuité de la matière) a longtemps passé pour la philosophie par excellence des sciences physiques. C'est un usage qui se perpétue encore dans bien des exposés populaires, il est facile de s'apercevoir que beaucoup d'entre ceux qui se prétendent positivistes sont en réalité imbus de l'esprit mécaniste le plus pur. Que si vous vous adressez à la science véritable, vous aurez tout d'abord l'impression qu'elle suit le même courant ; il est incontestable que, dès qu'il est question de molécules et d'atomes, ceux-ci sont traités en véritables choses, en réalité ontologique formant le substrat de celle du sens commun et se substituant ainsi à cette dernière. On pourrait même croire que cette conviction a encore gagné en vigueur dans les derniers temps, puisque nous voilà parvenus à connaître les mesures absolues des atomes. Mais si vous examinez les choses un peu plus à fond, vous constaterez que de véritables formules mécanistes, la ferme croyance qu'il sera possible de réduire tous les processus de la nature à un mécanisme entièrement intelligible, ne viennent plus sous la plume des physiciens. Il y a, à cela, d'excellentes raisons dont quelques-unes sont toutes récentes, alors que d'autres datent déjà d'assez longtemps. Pour parler d'abord de ces dernières, les discussions qui ont eu lieu, depuis le XVIIIème siècle, sur les diverses formes du mécanisme, ont bien mis en évidence les difficultés inhérentes à cette théorie. Je ne vous parle pas des obstacles qui s'opposent à son extension au monde organisé c'est à peine si, dans les spéculations scientifiques les plus hasardées, on peut apercevoir les premières lueurs d'applications de ce genre ni des difficultés qu'on éprouvait, même aux plus beaux jours de la théorie mécanique, en ce qui concerne certains chapitres particuliers de la physique, tels que l'électricité ou le magnétisme. Mais même dans les parties les plus claires, les plus facilement réductibles de la physique, une énigme formidable et évidemment insoluble persistait. On se représente aisément le mouvement; mais ce qui se meut est entouré d'une obscurité impénétrable. Il y a à ce sujet deux suppositions l'une fort ancienne, c'est l'hypothèse corpusculaire, l'autre née au XVIIIème siècle, c'est la théorie dynamique ; mais, avec la meilleure volonté, il est impossible de considérer l'une ou l'autre comme satisfaisant tant soit peu notre raison. Comment un atome corpusculaire peut-il agir? Comment manifeste-t-il l'élasticité absolue que demande la théorie? Aucune construction mécanique, si compliquée soit-elle, ne saurait rendre compte de ce phénomène. Et à supposer que, par impossible, on puisse réduire cette élasticité à la dureté, comment expliquera-t-on celle-ci? Pourquoi les parties de cette particule (qui doit en avoir, puisqu'elle occupe un espace déterminé) adhérent-elles les unes aux autres? Que si, au contraire, on se représente l'atome, selon les dynamistes, comme un centre, un point entouré de forces, on ne peut comprendre comment ce rien (car le point n'est qu'une abstraction géométrique) peut manifester de l'inertie : Aucun arrangement de centres de forces ne peut expliquer ce phénomène, a dit Maxwell. Ainsi, des deux théories, l'une représente le côté passif et l'autre le côté actif d'un phénomène qui, bien entendu, ne peut être que bilatéral. On a essayé, sans doute, d'une sorte de syncrétisme, en supposant un atome matériel entouré de forces, mais c'est un composé absurde en lui-même. Quel peut être le lien entre un noyau matériel et les forces qui l'entourent? Comment une force, en rencontrant un autre noyau, parvient-elle à agir sur lui? En somme, aucune de ces théories, dont la fonction consiste certainement à nous faire comprendre la réalité, ne parvient à nous rendre intelligible l'action d'un atome sur un autre, qui pourtant, dans le mécanisme, constitue le phénomène fondamental, celui auquel en définitive doivent se réduire tous ceux que nous montre le monde du sens commun.
Ces difficultés sont évidemment insolubles par leur nature. Et c'est sans doute le sentiment intime de cette situation qui a sinon amené, du moins facilité la victoire d'une conception toute différente. J'entends parler de la théorie électrique ou électronique de la matière qui, vous le savez sans doute, triomphe en ce moment, de manière plus complète peut-être et, en tout cas, plus rapide que ne l'a fait aucune conception antérieure. Cette théorie est certainement atomique, car elle admet, comme supposition fondamentale, la discontinuité de la matière; mais elle se distingue profondément des théories proprement mécaniques, en ce sens qu'elle ne prétend pas nous faire comprendre le phénomène fondamental. Sans doute, l'on s'exprime encore quelquefois comme si l'on supposait que derrière le phénomène électrique il devait y avoir un phénomène mécanique, en d'autres termes comme si, après avoir ramené tous les phénomènes apparents (y compris les mécaniques) à des phénomènes électriques, on devait ramener ces derniers à leur tour à des phénomènes mécaniques encore plus fondamentaux. Mais cela tient, semble-t-il, surtout à la nouveauté de la théorie; il faut lui laisser le temps de se consolider, pour que ceux-là mêmes qui la manient s'assimilent entièrement ce mode particulier de la pensée et en saisissent clairement toutes les conséquences. Toutefois, on ne saurait contester, semble-t-il, que les principes des nouvelles conceptions se trouvent définis avec une netteté suffisante : le phénomène électrique est bien conçu comme devant servir de terme de réduction à tous les autres. Ainsi, même l'illusion du compréhensible que font naître en nous l'hypothèse corpusculaire et, à un degré moindre, l’hypothèse dynamique, s'évanouit; ce qu'on pose comme phénomène fondamental est un X, un phénomène inexpliqué et que l'on déclare carrément inexplicable, par le fait même qu'on le pose comme ultime. Et c'est à cet X, à cet inexplicable que doivent se ramener toutes les apparences, y compris celles que nous avions cru comprendre. En voyant l'action de deux masses, nous avons pensé saisir ce qui se passait; sans doute, ce n'était qu'une illusion, puisque, nous l'avons vu, ni le choc, ni l'action dynamique ne sont réellement explicables. Mais, cette fois, nous ne pouvons même plus conserver l'illusion, la masse mécanique que nous avons cru voir n'est qu'un fantôme, elle n'existe pas, elle est une fonction de la masse électrique.
Que si maintenant nous cherchons à creuser un peu plus profondément le véritable sens des théories mécaniques ou atomiques, nous constaterons d'abord qu'elles ne sont point, contrairement à une croyance très répandue, d'origine véritablement scientifique. La science, sans doute, a pu leur donner la forme particulière sous laquelle elles apparaissent, mais le fond en est bien antérieur à la science ou, pour le moins, est né simultanément avec celle-ci. L'atomisme se trouve entièrement formé chez Démocrite, au moment où la science grecque tente à peine ses premiers balbutiements, et aussi chez les Hindous, dans une antiquité fort reculée ; et l'on reconnaît aisément qu'en dépit des modifications en apparence si complètes que lui fait subir par exemple la théorie électronique, certains traits essentiels restent parfaitement immuables, ainsi que l'ont constaté d'ailleurs avec une certaine surprise des savants modernes. Telle démonstration de Georges Gouy et Jean Perrin, relative à la réalité de l'agitation moléculaire invisible, mais source du mouvement brownien, présente un air de famille incontestable avec celle par laquelle, dans des vers immortels, Lucrèce établit la matérialité de l'air, Cette pérennité est-elle énigmatique? En aucune façon. Elle provient, vous le savez déjà par la théorie que M. Parodi vous a magistralement résumée[2], de ce que l'atomisme est en réalité une construction apriorique, ou du moins érigée pour satisfaire une tendance innée de notre esprit, la tendance causale, celle qui nous fait rechercher du stable dans ce qui se modifie et nous amène ainsi a expliquer l'apparence du corps changeant par la supposition d'un changement dans la combinaison de particules éternelles. La science, sans doute, confirme l'atomisme et le complète dans une grande mesure. La science n'est-elle pas l'œuvre de l'homme et n'est-il pas naturel qu'elle exprime une tendance qui est sienne? Mais il faut reconnaître que cette confirmation dépasse parfois ce à quoi on pouvait légitimement s'attendre la réalité se montre, par endroits et d'une manière imprévue, en accord avec notre esprit. Et cela encore, à y réfléchir, ne devrait pas nous surprendre, car l'homme n'est pas un monstre dans la nature. Cependant, la science elle-même nous fait voir aussitôt que l'accord ne peut être complet. Nous avons déjà vu que le phénomène auquel il faut ramener le tout, demeure un X mystérieux ; et de même la science est obligée d'introduire toute une série de considérations basées sur le principe de Carnot et qui nous font toucher du doigt le fait que le changement s'accomplit constamment dans la même direction, sans retour possible, qu'il y a, à l'encontre de la fameuse affirmation de l'Ecclésiaste qui est précisément une expression de cette tendance causale, sans cesse du nouveau sous le soleil. Et c'est pourquoi, en transformant le mécanisme en doctrine philosophique et en croyant généraliser par là les résultats de l'expérience, on arrive paradoxalement à affranchir des conceptions, antérieures à toute expérience, des restrictions que celle-ci leur impose. On est même tenté de se demander comment il se fait que ces idées, si insuffisantes et si contradictoires, trouvent encore tant de partisans, au point qu'elles semblent renaître pour ainsi dire spontanément après chacune des défaites qu'elles éprouvent sans cesse.
Sans doute, ce que nous venons d'exposer au sujet de leur rôle dans les sciences physiques, pour lesquelles elles restent une base nécessaire et immuable, explique en grande mesure cette pérennité. Mais il y a encore autre chose. Si l'on considère les discussions auxquelles les conceptions mécanistes ont donné lieu depuis un siècle environ, on ne peut pas n'être pas frappé du fait que les protagonistes de ces théories se recrutent à peu près exclusivement dans les rangs des biologistes. Heinrich Czolbe, Carl Vogt, Jacob Moleschott, Eduard Buchner, Ernst Haeckel constituent à cet égard des exemples suffisamment significatifs. Il continue d'ailleurs à en être de même en ce qui concerne le temps présent. Ainsi un médecin de renom, ayant à exposer la méthode de sa science, n'a pas hésité à mettre en tête cette déclaration très explicite : Si l'humanité dure assez longtemps, un moment viendra sans doute où les savants trouveront l'explication mécanique de tous les phénomènes, » Il serait certainement difficile de relever, chez un physicien contemporain, ou même appartenant à l'époque qui nous a directement précédé, quoi que ce fût qui ressemblât à cet acte de foi. Nous avons vu tout à l'heure ce qui détermine l'attitude du physicien. Sans doute, au moment où il travaille à son laboratoire, il est obligé de croire à l'existence de ses instruments comme à celle des corps qu'il examine. Pourtant, ces corps, il les approche de trop près, il arrive à trop pénétrer leur structure intime et à trop se familiariser avec les notions fondamentales d'atome et de molécule pour que les difficultés inhérentes à ces conceptions, et par conséquent aussi à celle du mécanisme, lui échappent.
A ce point de vue, la situation du biologiste, s'il n'est pas par principe et résolument vitaliste, est tout autre. Comme il a conscience que l'explication physique des phénomènes dont il s'occupe et, à plus forte raison, leur explication mécanique est chose fort malaisée, le but lui apparaît d'autant plus désirable qu'il est plus lointain. Il n'éprouve donc pour ainsi dire pas la tentation de se le représenter très distinctement et d'en scruter la véritable nature. Estimant A juste titre que tout succès obtenu dans cet ordre d'idées constituerait un progrès inappréciable, il est d'autant moins porté à user de critique à l'égard du programme même de ces recherches. D'ailleurs, précisément par suite du lointain et du vague de la plupart des explications physiques qu'il envisage, point n'est besoin, dans la plupart des cas, qu'il étudie ces processus physiques de très près, il peut se contenter, à la rigueur, de conceptions un peu générales par le fait, absorbé par des travaux minutieux et pénibles, il se contentera sans doute fréquemment de conceptions superficielles, puisées dans des exposés populaires. Ce que nous venons de reconnaître ainsi, ce n'est encore que la possibilité pour le biologiste d'être mécaniste. Je crois que l'on peut aller plus loin dans cet ordre d'idées, en montrant que le biologiste a pour ainsi dire intérêt à l'être. Mais c'est la un sujet sur lequel nous reviendrons tout à l'heure.
Contrairement au mécanisme, l'énergétisme est une doctrine d'origine véritablement scientifique. Elle a pour auteur M. Ostwald, et c'est donc surtout de la théorie de en savant chimiste que je vous parlerai. Ce n'est pas là un avertissement inutile. En effet, tous ceux qu'on a considérés comme énergétistes ne semblent pas professer en réalité les mêmes opinions. Beaucoup ne voient dans cette conception que son opposition au mécanisme, et dans les formules énergétiques des règles qui permettraient précisément de se passer de toute supposition sur le substrat, sur la réalité des choses. Ceux qui pensent ainsi sont à classer tout simplement comme positiviste. La conception de M. Ostwald est, au fond, très différente, l'énergie, pour lui, est un véritable être ontologique, une chose en soi, dont les variations sont la cause unique de la multiplicité infinie des phénomènes. En ceci, l'énergétisme ressemble donc au mécanisme. II est aisé de reconnaitre qu'il lui ressemble encore en ce qu'il découle de la même tendance de notre intellect que j'ai appelée tout à l'heure la tendance causale, puisqu'il cherche aussi à expliquer toute variation par le déplacement de quelque chose qui reste constant : c'est ici l'énergie, comme c'était tantôt l'atome. Au point de vue philosophique, l'énergétisme n'est dont aucunement supérieur au mécanisme. On pourrait croire que, par suite de son origine, il lui serait supérieur au point de vue scientifique. C'est le contraire qui a lieu, à ce qu'il me semble. L'utilité la plus immédiate des théories dans la science consiste d'abord en ce qu'elles permettent de classer un grand nombre de faits sous un point de vue unique; ensuite en ce qu'elles guident le chercheur, parce qu'elles lui font prévoir des faits nouveaux. Or, déjà en ce qui concerne l'ensemble des faits connus au moment même où naquit l'énergétisme, cette théorie était plutôt inférieure à l'atomisme pour ne mentionner qu'un point particulier, le principe de Carnot constitue sans doute une anomalie dans les deux systèmes ; mais son explication par la statistique semble bien moins forcée que la tentative d'assimiler la masse à l'entropie, alors que sa conservation est au contraire évidemment du même ordre que celle de l'énergie. Que si nous nous tournons vers les prévisions, les services que l'atomisme a rendus à ce point de vue sont, vous le savez, innombrables ; ils ont, quelquefois, surpris les chercheurs eux-mêmes qui ne croyaient d'abord trouver qu'une analogie tout à fait superficielle, alors que les découvertes subséquentes ont établi l'existence d'un accord merveilleux. Je ne vous citerai que deux exemples, l'un plus reculé: les déductions de Fresnel pour le mouvement ondulatoire de la lumière, l'autre plus récent, à savoir la manière dont les faits qui se rattachent à la conception de l'atome dissymétrique du carbone de Le Bel et Van't Hoff complètent et précisent la théorie de la structure de Kékulé, laquelle avait cependant paru d'abord presque intolérablement grossière. L'énergétisme n'a rien de pareil à son actif. On pourrait sans doute objecter que cela ne tient qu'au fait que la théorie est toute récente. Mais le malheur a voulu que, depuis que la théorie énergétique a été formulée, des découvertes très importantes se soient produites, jetant un jour nouveau sur la constitution de la matière. Or, ces découvertes vont manifestement dans un sens contraire à la théorie. Il y a d'abord, à ce point de vue, des phénomènes particuliers, dont vous a parlé avec tant d'autorité M. Langevin, tels que l'existence de la couleur bleue du ciel ou celle du mouvement brownien, qui nous forcent à admettre que dans des milieux en équilibre de petites régions de déséquilibre peuvent prendre naissance ce qui est aisément explicable par les hypothèses cinétiques, mais en désaccord formel avec les fondements de l'énergétisme. Mais il y a encore une considération plus générale (et à laquelle d'ailleurs on pourrait également rattacher les phénomènes que je viens de vous citer). La distinction la plus profonde que l'on pourrait établir entre le mécanisme de nos jours et l'énergétisme serait sans doute la suivante: le premier est une doctrine du discontinu, alors que le second en est une du continu. Eh bien, les découvertes relatives à la grandeur absolue des atomes établissent dans la nature une discontinuité, remarquez-le bien, définitive. Aucune décomposition ultérieure ne pourra la faire disparaître, de même que la décomposition des corps en molécules et en atomes, qui traduit en quelque sorte la discontinuité des corps sensibles dans l'espace, ne fait pas disparaître cette première discontinuité, mais en ajoute une autre. Ainsi l'on aura beau supposer l'atome composé de sous-atomes et ceux-ci se résolvant en points particuliers de l'éther, il n'en restera pas moins établi qu'en partant d'un atome on trouve, à une distance moyenne mesurable, autre chose, après quoi on se heurte à un nouvel atome. Je crois que tout observateur attentif doit être frappé de l'extrême violence de la poussée que la science en ce moment subit vers l'atomisme et je ne pense pas m'avancer en affirmant qu'à ce point de vue l'énergétisme appartient déjà au passé. S'il garde encore des adhérents, ce n'est, semble-t-il, que grâce à la confusion plus ou moins consciente dont je vous ai parlé et qui, l'assimilant à une théorie de rapports purement légaux, lui permettrait, soit de proclamer l'abstention positiviste de toute métaphysique, soit même de s'accorder avec l'atomisme.
Avec le réalisme transcendantal nous rentrons dans le domaine des conceptions, d'origine philosophique. J'examinerai ce système surtout sous la forme qui lui a été donné par Ed. Hartmann, parce que ce philosophe s'est appliqué à étayer ses conceptions par des considérations basées sur les théories des sciences physiques. La manière dont Hartmann rattache son système à la science peut se résumer très brièvement. Hartmann constate que la science, à l'aide de l'expérience et de l'observation, et en partant du monde du sens commun, arrive cependant à lui substituer une conception entièrement différente, à savoir le mécanisme. Mais, d'autre part, elle ne pout établir que celui-ci existe en soi, puisque le dernier terme de la réduction reste mystérieux. Enfin, à travers son œuvre destructive de la réalité directement perçue, la science maintient les notions de temps et d'espace. C'est donc qu'en fin de compte elle conclut à un noumène soumis aux conditions de temps et d'espace, c'est-à-dire à un système métaphysique déterminé, qui est précisément celui que Hartmann désigne sous ce vocable de réalisme transcendantal.
Le système de Hartmann ne paraît pas avoir beaucoup attiré l'attention des savants. Je crois cependant qu'à certains égards il représente assez bien les convictions moyennes (la plupart du temps inconscientes, cela va sans dire) du physicien expérimentateur. En effet, nous l'avons vu ce dernier, s'il est enclin d'une part à croire à la réalité du monde extérieur qu'il explore, est forcément conscient, d'autre part, des difficultés inextricables inhérentes à l'image que la science lui en offre dans ses théories mécaniques. Dès lors, c'est bien autour d'un noumène soumis aux conditions du temps et de l'espace que flottera le plus souvent l'ensemble des convictions intimes de ce physicien au sujet de la réalité du monde sensible, et en ce sens Hartmann n'a pas tort d'y voir la théorie philosophique courante du physicien moderne. Elle se trouve certainement impliquée dans nombre d'exposés scientifiques de nos jours. Si elle n'est pas plus clairement affirmée, ce n'est pas uniquement parce que le savant n'ose s'aventurer sur le terrain de la philosophie, ni même parce que, obéissant aux dictées positivistes, il croît sincèrement pouvoir s'abstenir de métaphysique; mais sans doute aussi parce qu'il a le sentiment intime, quoique imprécis, qu'il n'y a pas là, au point de vue scientifique, une conception véritablement cohérente et terminale, mais plutôt un passage vers quelque chose de moins concret encore, ainsi que nous allons le voir présentement.
Quand on examine, dans leur ensemble, les théories atomiques et mécaniques qui ont été mises en avant depuis l'origine de la philosophie et de la science grecques, on est frappé d'un trait particulier, à savoir de ce que toutes et toujours ont supposé l'unité de la matière, l'identité absolue des particules élémentaires. Très certainement, à l'encontre de ce que nous avons constaté pour les autres caractéristiques de ces théories, ce trait ne peut se déduire du principe de causalité, de la tendance à affirmer l'identité des choses dans le temps, car, les atomes étant éternels, leur diversité serait donc indépendante de la considération du temps. Et d'autre part, on est forcé de constater que la difficulté des explications atomistiques, déjà très considérable en tout état de cause, s'accroît démesurément dès qu'on entend rendre compte de toute diversité, même persistante, à l'aide d'un élément unique. D'où vient donc que les théories scientifiques ont conservé avec tant d'énergie la particularité en question, au point que par exemple les chimistes, pour lesquels, à partir de Lavoisier et jusqu'au début du XXème siècle, la diversité des éléments constituait un des fondements de leur science, aient cependant manifesté à chaque occasion qu'ils considéraient l'existence de ces éléments, ainsi que Berthelot nous l'assure, comme une limite purement provisoire qu'ils avaient l'espoir de dépasser un jour?
Pour trouver le mot de cette énigme, il suffit de s'adresser au véritable ancêtre de la pensée moderne, aussi bien scientifique que philosophique à Descartes, Qu'est-ce au fond que la matière à l'aide de laquelle Descartes entend construire l'univers entier? Ce qu'on peut remarquer tout de suite, c'est que la matière cartésienne résorbe pour ainsi dire l'espace, car il n'existe pas d'espace, pour Descartes, en dehors de celui que remplit la matière. Mais c'est qu'en réalité il y là une assimilation bilatérale et que cette matière, n'ayant pas d'autre propriété que la grandeur spatiale, n'est elle-même que de l'espace hypostasié.
En dépit de l'autorité de Descartes, vous serez peut-être choqués de ce que j'entends attribuer cette même tendance, si extravagante à première vue, à la science de nos jours. Je vous dirai donc tout d'abord que des observateurs compétents tels que Henri Poincaré ou Pierre Duhem ont, d'une manière pour ainsi dire fortuite et indépendamment de toute idée préconçue, à propos de telle ou telle théorie scientifique déterminée, constaté cette tendance. Ils l'ont d'ailleurs estimée surprenante et blâmable, ce qui ajoute encore, si possible, à la valeur de leur témoignage. Mais il y a plus, et il est aisé de montrer qu'il ne s'agit nullement d'excroissances tératologiques de la science, mais de ses produits normaux. Tout le monde en effet sera d'accord pour constater dans la science un courant manifestement dirigé vers l'explication de la matière par un milieu universel, l'éther. Peut-être ce courant se fait-il un peu moins sentir dans les tout derniers temps, ce qui tient sans doute au fait que, la théorie électronique pure ayant résolument posé le nouvel atome, l'électron, en énigme ultime, aucune explication n'est plus exigible. On constate cependant que, même dans les théories électriques de la matière, en tant qu'elles conservent la notion, de l'éther, l'électron n'apparaît que comme un point singulier dans ce milieu. Or, l'éther, on n'en saurait douter, dès qu'on examine les propriétés, souvent contradictoires, qui lui ont été attribuées et que l'on scrute d'un peu plus près la manière dont ce concept est entré dans la science n'est qu'une hypostase de l'espace. C'est un grand physicien, Helmholtz, qui s'est servi de ce terme, mais bien avant lui un grand philosophe, Kant, avait déjà constaté la même chose à propos du fluide calorique, qui, dans la physique de son temps, jouait un rôle analogue à celui de notre éther.
Donc la science des théories, dans l'accomplissement de sa tâche qui consiste à expliquer la réalité, ne s'arrête nullement devant l'atome, mais le dissout à son tour, pour arriver finalement à un tout indistinct dans le temps et l'espace, à la sphère de Parménide, à l'acosmisme. Et c'est ainsi que la prétention de Hartmann de déduire son réalisme directement des conceptions de la science, devient caduque.
Les considérations que je viens de vous présenter paraissent pousser la science nettement vers l'idéalisme, et c'est à cette tendance qu'obéit la dernière des conceptions que j'ai mentionnées, à savoir celle de l'idéalisme mathématique. Ce que j'ai voulu désigner par ce terme, c'est tout un ensemble de théories qui tendent a renouveler et à approfondir, à notre époque, une des philosophies les plus hautes et les plus séduisantes que l'humanité ait connues, a savoir le platonisme, lequel, selon les Grecs eux-mêmes, avait « mathématisé la nature. De l'exposé même que je vous ferai de ce panmathématisme moderne découlera, je pense, pour vous la conviction que des conceptions de ce genre se trouvent en réalité inéluctablement impliquées dans bien des travaux contemporains relatifs à la théorie de la science et à son rapport avec la pensée. Mais c'est surtout une école particulière qui leur a donné une forme plus définie, en une suite d'œuvres fort remarquables je veux parler de l'école de Marburg. Il va sans dire que je ne prétends aucunement, à cette place, critiquer l'ensemble de cette vaste construction ; de même je n'aspire point à donner à ceux d'entre vous qui ignoreraient ces œuvres une idée de la grande richesse du détail que le savoir du maître, M. Hermann Cohen, et de ses disciples y a accumulé et de la vigueur de la pensée qui a réduit ce détail en un ensemble empreint, dans toutes ses parties, d'une forte unité. Je m'occuperai uniquement d'un aspect particulier de cette philosophie, à savoir de son attitude à l'égard de la science. Cette attitude peut, brièvement, se résumer ainsi : De ce que la physique mathématique, comme le pose un dos penseurs de cette école, M. Cassirer « se détourne de l'essence des choses et de leur intérieur substantiel pour se tourner vers leur ordre et liaison numériques et leur structure fonctionnelle et mathématique » on tend à conclure que les sciences physiques réduisent le monde sensible à un ensemble de rapports de dépendance mathématique, c'est-à-dire de rapports de fonction. C'est donc un monde de concepts mathématiques, un monde purement idéal qui se substitue ainsi au monde des réalités sensibles du sens commun, et c'est en cette conception idéaliste que science et philosophie doivent se rencontrer et s'unir.
On peut tout d'abord, à un point de vue général et abstrait, se rendre compte de ce qu'il y a de tentant, pour le physicien philosophe, dans cette forme particulière de la conception idéaliste. Nous avons vu tout à l'heure que la science, en progressant, s'écarte de plus en plus des considérations où intervient la personne de l'observateur. Manifestement donc, quand on voudra passer, de manière légitime, du monde des raisonnements scientifiques dans celui d'on subjectivisme ayant sa source dans la sensation immédiate, il faudra refaire en sens inverse tout le chemin que la science nous a fait parcourir, c'est-à-dire repasser par la conception du sens commun. D'où vient qu'il est fort difficile (et de plus en plus difficile sans doute à mesure que nos connaissances avancent) en restant dans le domaine proprement scientifique, en parlant science, de faire réellement intervenir, par un artifice quelconque, des considérations basées sur un tel subjectivisme.
La situation se modifie à mesure que la théorie philosophique que l'on vise s'écarte de la sensation, pour y mêler le concept. Comme il y a grande concordance entre la raison et la nature, comme nous retrouvons en partie dans celle-ci l'ordre qui caractérise celle-là, il devient plus aisé de passer directement de la considération des choses à celle des idées, du monde de la science dans celui de la philosophie idéaliste. Mais cette facilité atteint son apogée, quand les concepts que l'on prend pour base sont d'ordre mathématique : la jonction semble s'opérer pour ainsi dire toute seule. C'est que, de toutes nos idées, de tout ce que nous tirons, ou croyons tirer, du fond de nous-mêmes, les idées mathématiques sont les seules applicables, directement et sans réserve, à la réalité.
Les mathématiques sont-elles réellement et entièrement aprioriques? C'est là une question que nous n'examinerons pas ici. Ce qui paraît évident, c'est que, s'il y entre des éléments empiriques, ils se trouvent contenus dans ce qui forme en quelque sorte les prémisses de cette science, dans les définitions, axiomes et intuitions du début, et que, ces assises posées, le reste se développe ou du moins est susceptible d'être développé par le travail pur de la raison. A supposer en effet que l'expérience, comme certains l'affirment et ainsi que cela paraît d'ailleurs probable, pénètre dans les mathématiques, il semble bien que son rôle y soit tout autre que dans les sciences physiques, puisqu'il paraît possible de l'éliminer ensuite, d'établir une démonstration par déduction, ne laissant aucune place au doute, ni à des rectifications futures. Et, remarquez-le bien, cette démonstration nous apparaît comme toujours possible; car même dans les cas, infiniment rares, où cette élimination de l'expérience n'a pas été accomplie jusqu'à ce jour, nous demeurons persuadés qu'elle doit s'accomplir, que seule la perspicacité des mathématiciens a été en défaut. Cette déduction est d'ailleurs complète, et non pas seulement approchante, comme pour le phénomène physique: On ne saurait concevoir pour un théorème de mathématiques, une évolution analogue à celle qu'ont subie les lois de Kepler et la loi de Mariotte. De même, il n'y a aucun moyen de faire entrer, dans une démonstration mathématique, cet élément de probabilité que M. Borel a mis à nu devant vous, avec une clarté si persuasive, dans les énoncés des sciences physiques. Or, si loin que nous poussions, dans les mathématiques, cet effort déductif, à quelque distance que nos déductions semblent s'écarter du point de départ, il est certain (et nous en demeurons assurés d'avance) que nous ne pourrons jamais parvenir à une conclusion qui soit en contradiction avec l'expérience, qui ne soit plutôt entièrement corroborée par elle. D'autre part, rien n'est plus manifeste que le rôle des mathématiques dans l'ensemble de notre savoir du monde extérieur : notre connaissance véritable d'un phénomène commence quand nous pouvons le mesurer et elle semble parfaite quand nous pouvons le ramener à n'apparaître que comme une modification, en dimension, d'un autre déjà connu ; c'est-à-dire quand nous avons pu ramener les caractéristiques qualitatives qu'il nous semblait posséder tout d'abord, à des distinctions de quantité. C'est là un processus qui commence déjà dans le sens commun, mais que la science tend à achever, et il est certain que cette tendance se manifeste avec une force singulière dans la science moderne. Vous savez que le problème que pose cette constatation et qui consiste pour parler avec M. Brunschvicg à justifier a priori la forme mathématique dont est revêtue la connaissance scientifique de l'univers, a de tout temps énormément préoccupé les philosophes. Il se résout immédiatement si l'on adopte la conception philosophique dont je viens de vous parler. Si la réalité, en son essence, n'est qu'un ensemble de concepts mathématiques, il n'y a rien d'étonnant à ce que, comme le dit Kant, chaque branche particulière de notre savoir ne contienne de science proprement dite que dans la mesure où l'on y trouve de la mathématique ».
Mais nous pouvons approcher cette question des rapports entre l'idéalisme mathématique et les sciences d'un autre côté encore, par la contemplation de la physique mathématique. Nous verrons alors se confirmer et se préciser l'accord que nous venons de constater : mais nous verrons aussi se dessiner clairement les difficultés inhérentes à la solution.
Abordons un traité de physique mathématique et examinons un énoncé, le premier venu, que nous y rencontrerons. Il se présentera sous la forme de deux termes reliés par le signe d'égalité ou, plus rarement, d'inégalité. Les termes eux-mêmes sont composés de symboles dont chacun représente une donnée qui s'exprime par un nombre. Cependant ces nombres ne sont pas abstraits; si nous les énonçons, nous faisons suivre chaque fois le chiffre d'une appellation indiquant la nature particulière du nombre en question ; par exemple, T représentera le temps et nous l'énoncerons en secondes, V une vitesse que nous exprimerons en mètres par seconde, P un poids en kilogrammes, etc. Et ce qu'il y a de particulier dans les énoncés dont je viens de parler, c'est qu'ils ne se composent pas, en général, de symboles d'une seule et même espèce, ou combinés avec des chiffres purement abstraits, mais que ce sont surtout des symboles d'espèces différentes qui se combinent les uns avec les autres par différentes opérations mathématiques, telles que la multiplication ou la division.
Il est clair tout d'abord, semble-t-il, que des opérations de ce genre ne sont pas, ipso facto, légitimes. Comment concevoir un poids (en kilogrammes) multiplié par un temps (en secondes)? N'est-ce pas quelque chose comme de multiplier des mètres d'étoffe par des litres de lait? Mais pour voir plus clairement encore la nature de l'opération en question, quittons pour un moment le terrain de la physique mathématique et transportons-nous sur celui des mathématiques pures. Nous avons vu que la géométrie elle-même semble basée sur des conceptions substantialistes. Or, elles s'y trouvent évidemment sous leur forme la plus simple et c'est cette simplicité même qui nous aidera en l'occasion.
Une surface, en géométrie, est conçue comme ayant deux dimensions; ce sont deux lignes, deux longueurs, exprimées en mètres par exemple, qui se combinent par la multiplication. Or, c'est là évidemment une opération tout à fait exceptionnelle ; même en géométrie on ne peut combiner de cette manière une surface avec une autre surface, ni un solide avec un autre solide. Pour les longueurs elles-mêmes, ce privilège est limité, au delà de la troisième puissance le symbole ne peut plus se traduire dans notre réalité. Il est tout aussi évident que l'opération que nous exécutons sur les longueurs n'est pas de même nature que celles que nous faisons subir aux nombres abstraits : en multipliant un nombre par un autre, on n'obtient jamais qu'un nombre analogue aux deux premiers; mais ici deux longueurs nous fournissent une surface, c'est-à-dire quelque chose d'essentiellement différent des deux facteurs. Ainsi l'opération arithmétique s'applique à la construction géométrique ; elle permet, quand on connaît le mode opératoire, de la calculer et d'en prévoir le résultat, mais elle n'en épuise pas véritablement le contenu.
Permettez-moi d'ouvrir ici une parenthèse. Je vous ai parlé tout à l'heure du panmathématisme comme d'une des conceptions philosophiques fondamentales de l'humanité et j'ai notamment, à ce propos, prononcé le nom de Platon. Aussi ne serez-vous pas étonnés d'apprendre que les objections que je viens de vous exposer sont au fond, fort anciennes. Vous en retrouverez, en effet, l'essence (bien entendu, en tenant compte de l'état très différent des sciences à cette époque) dans certaines phrases des polémiques qu'Aristote dirige contre son maître, dans le septième livre de la Métaphysique, notamment quand il fait valoir que les nombres ne peuvent être assimilés aux idées, puisqu'ils sont dénués de toute qualité. Ainsi, de plusieurs nombres, on peut toujours en former un seul; mais comment, de plusieurs idées, peut-il se former une seule idée? De même, un ne peut faire dériver la ligne de la surface, ni la surface du solide. C'est là l'argument géométrique même dont je viens de me servir le fait qu'il se trouve, chez Aristote, présenté en quelque sorte de manière inverse, étant une simple conséquence de ce que, chez lui, le concept de ligne, en tant que plus abstrait, est considéré comme supérieur à celui de surface et ainsi de suite: Ceci dit, je reviens à nos contemporains.
Le processus dont nous avons constaté le fonctionnement en géométrie, nous le voyons se continuer et se développer dans les sciences physiques. Une masse multipliée par une accélération fournit une force ; multipliée par le demi-carré de la vitesse, une force vive ; une énergie calorique divisée par la température donne une entropie et ainsi de suite ; la physique mathématique fourmille d'exemples de ce genre, on pourrait dire presque, n'est faite que de ces exemples ; car partout où il y a calcul, on use de nombres concrets, partout l'on passe d'une classe de ces grandeurs dans l'autre par multiplication et division, et partout ce calcul n'a un sens que parce qu'on en interprète le résultat conformément à un mode défini. Le calcul fournit, il est vrai, la donnée numérique, mais celle-ci ne constitue pas en elle-même le résultat de l'opération ; il y faut ajouter l'interprétation, qui seule permet d'énoncer le résultat sous la forme d'un nombre concret. Ainsi c'est l'interprétation qui indique quelle est la nature particulière de la grandeur obtenue, dans quelle classe elle doit être rangée. Sans doute, la nature spécifique de ce qui différencie ces classes de grandeurs, de ce qui fait qu'une température se distingue d'une énergie calorique et celle-ci d'une masse, est plutôt sentie par nous que clairement discernée, mais la science, dans certains, cas, parvient à définir plus nettement ce quid proprium ou, si vous aimez mieux, cette qualité, à dégager et à préciser par certains côtés ce qu'elle recèle d'inaccessible à toute réduction ultérieure. Je vais tenter, autant que le permet l'étroitesse, de notre cadre, de vous donner au moins une idée de cette action de la science. Supposez, pour un instant, l'impossible accompli et le monde physique complètement réduit, explique, sans qu'il reste rien d'opaque, rien qui ressemble à une substance et où nous puissions accrocher un pour quoi. Selon la formule de Leibniz, à supposer que nous fussions arrivés à reconnaître que les corps sont composés de particules ayant la forme de globules, nous saurions expliquer pourquoi ce sont des globules et non pas des cubes ; on, si vous le préférez, nous serions parvenus, selon l'idéal que Descartes croyait avoir atteint et dont je vous ai parlé tout à l'heure, à concevoir le monde entier comme nécessaire, comme conditionné en son existence par le fait seul de l'existence d'une matière unique, que nous avons d'ailleurs reconnue comme étant une simple hypostase de l'espace. Il est clair que dès lors toute donnée indépendante, et en particulier toute donnés numérique détachée, tout coefficient, aura disparu. Vous pouvez d'ailleurs, dans le détail, vérifier que l'effort de la science s'exerce réellement dans cette direction, qu'elle s'applique à réduire les coefficients les uns aux autres, à les déduire les uns des autres. Toute nouvelle théorie, toute découverte établissant un lien entre des phénomènes jusqu'alors sans connexité, aboutissent à ce résultat. Pour ne prendre qu'un exemple entre mille par l'établissement de la théorie électromagnétique de la lumière, toutes les données numériques particulières à l'optique disparaissent en tant que telles, devant se déduire désormais de celles qui caractérisent la physique de l'électricité.
Ainsi toute donnée dont nous ne pouvons indiquer la raison constitue un obstacle à la rationalisation du réel, à notre compréhension du monde. Mais il va sans dire que, dans l'immense majorité des cas, cet obstacle est de nature éphémère, qu'il est destiné à disparaître avec le progrès de notre savoir. Y a-t-il des exemples du contraire, devons-nous concevoir que nous connaissons d'ores et déjà de ces éléments donnés que nul effort ultérieur ne parviendra à faire évanouir comme tels? Il peut paraître téméraire de tenter une réponse à cette question. Je crois cependant qu'il n'est pas impossible de montrer que, dans deux cas particuliers, nous nous trouvons réellement devant des barrières de ce genre.
Vous connaissez l'immense importance qu'a prise, dans la science, le principe de Carnot. Vous savez que ce qui, aux yeux du physicien moderne, distingue les phénomènes réels (tous les phénomènes réels, si l'on excepte ceux qui se passent sur une échelle microscopique, comme le mouvement brownien), ce qui distingue, dis-je, ces phénomènes de ceux purement idéaux de la mécanique rationnelle, c'est l'irréversibilité des premiers. Vous savez aussi que l'on a tenté d'expliquer, de rationaliser à son tour cette irréversibilité, par l'introduction de considérations de statistique. Or, si l'on accepte cette explication, si l'on admet que le grand ressort du devenir est la tendance des particules à réaliser une distribution de plus en plus probable, on arrive nécessairement, comme l'a déjà fait remarquer Boltzmann, à supposer au débat de l'évolution un état foncièrement improbable, c'est-à-dire inexplicable. Cet état constitue dès lors un donné définitif, une véritable limite à toute explication future.
Voici maintenant l'autre cas. Nous avons reconnu que la complète rationalisation du réel exige la dissolution ultérieure de l'atome dans un milieu continu. Or, nous connaissons maintenant les dimensions absolues des molécules et l'existence de ces grandeurs implique une affirmation de discontinuité, qu'aucune décomposition ultérieure, nous l'avons vu tout à l'heure à propos de discussion de la théorie de M. Ostwald, ne pourra faire disparaître. Nous nous trouvons donc là encore devant un donné définitif.
Afin de mieux asseoir en vous cette conviction et vous montrer en même temps que ces deux obstacles particuliers auxquels se heurte l'explication universelle ne se dressent pas là par un effet du hasard, mais qu'ils correspondent à quelque chose d'essentiel et qu'en dépit de leur apparente diversité une relation intime les relie, je ne puis mieux faire que de vous rappeler une observation de Newton. Newton, parlant des tentatives cartésiennes, objecte que la nécessité métaphysique, qui est partout et toujours la même, ne peut produire aucune diversité et il précise qu'il entend parler de la diversité qui s'observe partout, dans le temps et dans l'espace. Observation d'une profondeur incomparable: c'est, en effet, cette diversité que nous voudrions pouvoir expliquer et qui nous résiste. Et vous voyez que l'état improbable à l'origine exprime la diversité dans le temps, tout comme les mesures absolues des atomes expriment celle dans l'espace.
Ainsi l'élément irréductible, l'irrationnel auquel se heurte là notre esprit dans sa tendance à la déduction totale du monde réel se présentant dès le sens commun, pouvait à la rigueur, chose curieuse, être deviné, déduit par simple raisonnement. Mais il ne s'ensuit aucunement, bien entendu, que tout irrationnel doive être de cet ordre. Au contraire, il est possible qu'en pénétrant plus profondément, dans les replis de la nature, nous y trouvions des données irréductibles d'un ordre entièrement imprévu. Ainsi, pour choisir un exemple particulier, les quanta de Max Planck (à supposer, bien entendu, que cette théorie arrive à s'imposer définitivement, en triomphant des obstacles qu'elle rencontre sur divers points particuliers) constitueraient un donné de ce genre. Que le mouvement de particules élémentaires dût être conçu comme discontinu, qu'une telle particule ne pût assumer toutes les vitesses, mais seulement celles qui sont un multiple d'une vitesse initiale donnée, c'est ce que sans doute personne n'eût pu deviner ni déduire a priori et c'est ce qui certainement ne pourra jamais être déduit ni du tout indifférencié ni même du fait seul de l'existence d'un monde différencié dans le temps et dans l'espace. C'est donc là réellement un irrationnel nouveau.
Il va sans dire que les irrationnels analogues aux quanta de Max Planck devant être, par leur essence même, entièrement surprenants, imprévisibles, aucune déduction, aucune spéculation à leur égard n'est possible. Mais, nous l'avons vu, tous les irrationnels ne sont pas de cet ordre, puisque l'irréductibilité des donnés relatifs à la diversité dans le temps et dans l'espace a pu être prévue par Newton. Et dès lors l'on arrive, tout naturellement, à se demander s'il ne serait pas possible d'aller plus loin dans cette vole, d'émettre d'ores et déjà au moins quelques suppositions en ce qui concerne l'existence d'autres irrationnels de l'ordre de ceux indiqués par Newton. J'ai à peine besoin d'exposer à quel point cette tâche me paraît ardue et de quelles réserves j'entends entourer les quelques simples suggestions qui suivent et qui sont destinées plutôt à préciser la pensée que je vous ai exposée, à l'aide d'un exemple servant a fixer les idées, comme on dit en mathématiques, qu'à indiquer véritablement des résultats futurs d'autant plus que je me bornerai à faire entrevoir la possibilité de l'existence de ces irrationnels, en indiquant l'ordre des phénomènes qui pourraient amener la science à en reconnaitre la présence.
Ne se pourrait-il pas, demanderai-je, que là où les phénomènes nous paraissent, par leur habitus, tout entier, appartenir à des ordres différents et dont la distinction apparaît suffisamment tranchée, cette distinction soit motivée précisément par l'intervention d'un irrationnel nouveau? Pour prendre un exemple précis, la science a, depuis des siècles, distingué entre les phénomènes physiques et les phénomènes chimiques. Sans doute, c'est une distinction qui, à l'heure actuelle, tend plutôt à s'effacer ; on a trouvé entre les phénomènes des deux ordres de nombreuses transitions et une des différences principales (celle que l'on plaçait dans l'irréversibilité essentielle des phénomènes chimiques) semble avoir été complètement abolie. C'est une évolution qui se caractérise extérieurement par le fait que l'on réunit bien souvent depuis quelque temps, les deux sciences sous le nom commun de physico-chimie. Si justifiée que soit cette conception à bien des égards, on peut cependant se demander si elle ne traduit pas plutôt une aspiration qu'un progrès réellement et entièrement accompli. Il semble qu'il reste, dans le domaine des réactions proprement chimiques, se rapportant à l'existence d'éléments divers et de leurs affinités, assez de phénomènes dont l'explication par les voies de la physique pure (c'est-à-dire par le moyen d'arrangements, dans l'espace, d'un élément unique ou, tout au plus, de deux éléments tels que des électrons positifs et négatifs) paraît extrêmement lointaine. Ne peut-on pas supposer dès lors qu'il se cache là un ou plusieurs irrationnels nouveaux et qu'à supposer que nous parvenions à réduire à des déterminations quantitatives tout ce qui, dans ces phénomènes, nous apparaît encore, à l'heure actuelle, comme étant d'essence qualitative, nous soyons obligés d'accepter un ou plusieurs donnés radicalement inexplicables, par exemple sous la forme de propriétés dont nous serions forcés de doter les éléments composants?
On peut faire une réflexion analogue à l'autre bout du domaine scientifique, à propos des phénomènes que présente la matière organisée. Que l'on tente d'embrasser pour ainsi dire d'un coup. d'œil l'amas formidable de ces phénomènes et qu'on considère (bien entendu, après avoir éliminé tout ce qui a trait à la sensation et à l'action, que l'on doit considérer comme des irrationnels d'un ordre différent) de quelle manière ils ont été classés on ne pourra, semble-t-il, se soustraire à cette impression que certaines de ces séries (comme par exemple les phénomènes de la sensibilité, de l'assimilation et de la croissance, de l'hérédité), sont caractérisées par une originalité et une complexité telles qu'il paraît bien difficile de concevoir qu'elles puissent être entièrement réduites aux phénomènes que présente la matière non organisée. C'est-à-dire qu'en supposant le processus de la réduction dont nous parlons suffisamment avancé (ce qui nécessitera probablement une longue suite de siècles), on aura alors, à côté d'un grand nombre de phénomènes dont la continuité avec ceux que présente de la matière non organisée sera parfaite, d'autres, nettement précisés, délimités, où l'on aura reconnu une discontinuité essentielle à cet égard, où il sera démontré que la particule vivante se comporte tout différemment qu'une particule morte. La propriété particulière de la matière qui se manifestera à cette occasion apparaîtra donc comme quelque chose d'irrationnel. A la thèse vitaliste dont je viens de retracer ainsi les fondements, on peut cependant opposer une conception toute différente. Il n'est nullement contradictoire d'admettre qu'à une époque donnée (évidemment encore plus lointaine que celle dont je viens de parler les propriétés que nous considérons actuellement comme caractérisant la matière vivante nous apparaîtront comme conditionnées uniquement par une certaine complexité de la structure de cette matière, On aura reconnu par exemple qu'il suffit de grouper d'une certaine manière un nombre donné (des milliers ou des millions, si l'on veut) de molécules des corps que nous appelons albumines, pour que les phénomènes vitaux se manifestent, et l'on saura même réaliser des groupements de ce genre. On aura ainsi obtenu ce qu'on a appelé la génération artificielle ou la création de la vie.
Au point de vue de la rationalité, qui nous occupe en ce moment, deux éventualités seront alors possibles. La première, c'est que ces propriétés des groupements (bien entendu certaines seulement d'entre ces propriétés, d'autres, en grande majorité, étant toujours supposées entièrement réduites, expliquées) apparaissent comme sans lien logique possible aussi bien avec les propriétés des parties élémentaires qu'avec celles qu'on peut attribuer à la vertu du groupement elle-même. On aura ainsi un donné, un irrationnel (déterminé, cela va sans dire) se manifestant lors du fait d'un certain groupement de particules élémentaires. Ou bien (c'est la seconde éventualité) on attribuera aux parties élémentaires de la matière inorganique elle même certaines propriétés qui, demeurant inopérantes ou ne se faisant sentir que très faiblement tant que les groupements sont peu complexes (il faut supposer, sans doute, qu'on aura découvert des phénomènes qui favoriseront des suppositions de ce genre) se manifestent avec vigueur dès que la complexité du groupement devient suffisante et qui à ce moment parviennent à conditionner ces ensembles de phénomènes de l'hérédité, de l'assimilation, dont nous avons parlé. C'est là une conception que l'on voit, semble-t-il, poindre déjà avec une suffisante clarté dans certains travaux contemporains, tels que ceux de M. Jagadish Chandra Bose. Mais alors ces propriétés des particules élémentaires apparaîtront certainement elles-mêmes comme données, comme occultes, comme inexplicables. Ce seront donc encore, tout comme la diversité dans le temps et dans l'espace, des irrationnels. Ces spéculations peuvent, à première vue, paraître très lointaines. Je crois cependant que le sentiment, plus ou moins obscur, de ces visées ultimes de leur science influe sur l'attitude mentale des biologistes et que c'est ainsi que doit s'expliquer la particularité dont je vous ai entretenu tantôt, à savoir le curieux attrait que semblent exercer sur ces savants les conceptions mécanistes. Nous avons vu qu'en supposant même la réussite la plus brillante ( presque invraisemblable, il faut bien l'avouer, selon ce qui a été accompli jusqu'à ce jour) des efforts de la science explicative dans le domaine de la vie, il apparaît comme infiniment probable que toute une série d'irrationnels nouveaux devra être ajoutée à ceux que la nature non organisée présente (ou présentera à cette époque, car rien ne nous dit que les quanta de Max Planck doivent fermer la série). Sans doute, c'est là un état de choses qui, à première vue, semblerait défavorable à la thèse en question ; on serait plutôt porté à supposer que, s'il avait la moindre conscience de l'existence de ces irrationnels, le biologiste ne devrait pas croire à la possibilité de tout expliquer. Mais c'est que précisément cette conscience le biologiste ne peut l'avoir, je dirais presque, ne doit pas l'avoir. En effet, nous l'avons dit, les irrationnels proprement physiques n'intéressent pas, à vrai dire, le biologiste, porté à envisager la physique plutôt comme un tout achevé et dénué de mystère, afin de pouvoir s'en servir comme point de départ pour l'explication des phénomènes de son propre champ d'étude, phénomènes dont la complexité, à juste titre d'ailleurs, lui apparaît infiniment plus redoutable. Restent les irrationnels hypothétiques qui caractériseront la matière vivante. Or, en ce qui concerne ce domaine, le biologiste a conscience, avant tout, qu'un grand nombre d'entre los phénomènes doivent pouvoir se ramener à ceux de la nature non vivante. Y aura-t-il de l'irréductible, de l'irrationnel? A supposer même qu'il le croie, il n'y aucun avantage à ce qu'au cours de son travail il se laisse pénétrer de cette idée. En effet, cet irréductible, en l'état actuel de nos connaissances, aucune puissance de déduction, semble-t-il, ne peut lui permettre d'en indiquer, même sommairement, la nature. Il ne sait donc pas, que l'on nous permette cette image, où loge l'irréductible, quelle est la partie de son champ de recherches qui le contient. Et dès lors, il doit logiquement étendre ses tentatives de réduction sur le champ tout entier, oubliant en quelque sorte l'existence de cet irrationnel possible ou probable, feignant que cet irrationnel n'existe pas ; en effet, si l'irrationnel existe, c'est ce procède même qui le fera découvrir, qui le fera ressortir (à une époque future, lointaine évidemment) comme un résidu au milieu de phénomènes expliqués, réduits. En d'autres termes, l'attitude mentale de ce chercheur doit être exactement celle d'un homme qui croit que tout, dans l'être vivant, est réductible aux phénomènes de la nature non organisée. Dès lors on s'explique que cette attitude, suggérée pour ainsi dire au biologiste par son travail même, arrive à faire partie intégrante de sa mentalité, c'est-à-dire qu'il devienne résolument mécaniste, au point de négliger les indications contraires des physiciens, et de rester en quelque sorte sourd à leurs objections, si manifestes et si irréfutables soient-elles. Et à plus forte raison les raisonnements des philosophes restent-ils sur lui sans effet.
Mais revenons de ces considérations un peu hypothétiques vers des réalités plus concrètes. Considérons les éléments irrationnels dont nous avons déterminé l'existence. Nous constaterons qu'il s'agit, dans tous ces cas, de données précises, susceptibles de revêtir la forme mathématique. Cette circonstance seule ne suffit donc pas pour garantir leur conformité au panmathématisme universel. Manifestement, si nous remontons d'explication en explication, la chaîne s'arrêtera là. Cet irrationnel ressemble dès lors, par certains côtés, à celui que, selon Charles Renouvier, constituerait un acte de libre arbitre ; il représente aussi, dans un ordre de considérations tout différent il est vrai, un commencement absolu. Et si vous voulez vous convaincre que cette analogie n'est pas purement extérieure, vous n'avez qu'à considérer que le croyant pourra supposer que les dimensions absolues les atomes, comme l'état improbable à l'origine de l'univers irréversible, résultent d'un décret, d'un acte de volonté de la divinité. Ainsi la science elle-même, en son effort de rationalisation, parvient dans certains cas et parviendra sans doute de plus en plus dans l'avenir, à préciser les limites de l'action de notre raison explicative. Et l'existence de cette limite n'est que la manifestation de ce que, dans la notion de ces grandeurs physiques, appartenant chacune à une classe particulière, il y a de spécifique, de qualitatif, d'irréductible au concept de la pure grandeur mathématique. Cet élément spécifique dans les opérations de la physique mathématique est fourni non pas par le calcul, mais par l'interprétation, et, moins encore qu'en géométrie, la donnée arithmétique épuise en physique la nature du concept.
Mais il n'est que naturel qu'à force de manier des formules le physicien calculateur, et plus encore peut-être le mathématicien qui lui fournit ses procédés et le philosophe qui a pris leurs travaux pour champ d'étude, arrivent à perdre un peu de vue ces considérations. C'est là l'illusion dont nous avons recherché la source.
Elle consiste à croire (plus ou moins implicitement sans doute) que l'on pourrait, en exécutant, sur des nombres concrets, des opérations mathématiques, décomposer la réalité physique sans en rien laisser perdre ; car il s'ensuit apparemment qu'on pourrait aussi la reconstituer par la voie inverse, la composer pour ainsi dire de pures formules mathématiques, de pures quantités, de quantités qui ne soient plus entachées d'aucun élément de qualité, Sans doute, vous trouverez rarement, en dehors de certaines formules de l'école de Marburg, l'affirmation nette et péremptoire de ce panmathématisme. Mais qu'il soit au fond de bien des conceptions courantes parmi les savants et les penseurs de notre époque, c'est ce dont on ne saurait, semble-t-il, douter.
Un rapprochement qui s'impose à ce propos et que vous avez sans doute déjà opéré vous-mêmes, c'est celui entre l'attitude de cet idéalisme extrême et celle du positivisme. Le concept de dépendance mathématique n'est, en effet, que l'expression la plus précise, la plus saisissable par notre raison, de la dépendance général; la fonction est la formule la plus concrète de la loi. Ce monde de pures fonctions mathématiques dont je viens de vous parler n'est donc que l'image la plus nette d'un monde de lois sans substances, ou bien, comme on l'a dit, de rapports sans supports. N'est-ce pas là tout simplement ce que réclame le positiviste? Sans doute, si vous regardez de plus près, la divergence est profonde. Le positiviste croit que l'on peut, dès que l'on entre dans la science, se débarrasser de toute considération qui a trait à l'être ; alors que le partisan de l'idéalisme mathématique ne postale cette élimination que comme le résultat d'un long effort, comme un idéal en quelque sorte dont la science tend à se rapprocher. Évidemment, la seconde de ces conceptions est, infiniment plus que la première, conforme à la véritable nature de la science ; mais elle paraît aussi, du moins de prime abord, moins simple, moins directe. Et comme la ressemblance entre les deux formules n'est pas purement apparente, il arrive que, parti du positivisme et croyant y demeurer, mais ayant constaté en même temps l'impossibilité de l'appliquer véritablement a la science, le savant ou le penseur entre parfois (la plupart du temps inconsciemment) dans les voies de l'idéalisme le plus abstrait. Vous savez d'ailleurs que, dès l'époque héroïque du positivisme, Taine a rapproché les deux courants, positiviste et idéaliste, en se déclarant disciple à la fois d'Auguste Comte et de Hegel.
Ainsi, c'est à bon droit que chacune des trois conceptions métaphysiques dont nous avons parlé (car nous pouvons laisser de côté l'énergétisme qui n'est plus, semble-t-il, qu'une ombre) peut se prétendre issue de la science, Il est certain que celle-ci, puisqu'elle part du sens commun et ne le transforme que peu à peu et pour ainsi dire à son corps défendant, parle la plupart du temps le langage de l'ontologie mécaniste ; il est tout aussi vrai que, pénétrant dans l'intérieur de la matière, elle en détruit peu à peu le concept, en laissant cependant debout tout d'abord les déterminations de temps et d'espace ; et qu'enfin poussant à sa dernière limite la rationalité de notre image du monde, elle tend à substituer partout le concept de la grandeur mathématique à celui de la qualité. Mais il faut ajouter que la science, si elle semble imposer pour ainsi dire successivement chacune de ces trois conceptions, les infirme aussi tour à tour. Elle détruit les deux premières par sa marche vers la troisième et, parvenue à celle-ci, fait elle-même ressortir ses limites, en nous imposant le donné, l'irrationnel, que nous ne saurions y soumettre.
Donc, s'il est, au sens propre du terme, extravagant de prétendre que la science ignore l'ontologie, s'il est patent au contraire qu'elle maintient et confirme le concept de chose extérieure à nous, qu'elle est forcée de rechercher inlassablement la constitution d'une image de plus en plus cohérente de cette réalité extérieure, il n'en est pas moins vrai qu'elle ne peut et ne pourra sans doute jamais parvenir à rendre cette image entièrement acceptable à l'esprit. Incapable de fixer son choix entre les systèmes, la science, tout en ne pouvant se passer de métaphysique, se trouve cependant au fond, à l'égard de celle-ci, comme dans un état d'indifférence ou, ai vous voulez, d'ataraxie.
Quant au savant individuel, s'il tient à adopter en toute conscience une conception de la réalité un peu consistante, il choisira sans doute fréquemment celle plus particulièrement conforme à la partie de la science qui constitue son étude de prédilection. J'ai, dans ce sens, attribué tout à l'heure des convictions mécanistes au biologiste et le réalisme transcendantal de Hartmann au physicien expérimentateur ; et l'on pourrait de même traiter l'idéalisme mathématique de doctrine particulière au théoricien de la physique. Vous sentez ce qu'un tel schéma a d'arbitraire et je n'ai pas besoin de vous dire que quantité d'esprits supérieurs, parmi les savants, échappent à ces catégories. Mais, ce qu'il importe de bien saisir, c'est que, quelles que soient les convictions philosophiques du savant et si mûrement réfléchies et fermement assises qu'elles paraissent, elles n'interviennent et ne deviennent véritablement agissantes qu'au moment où il se livre à la spéculation philosophique proprement dite. Quand il fait de la science, au contraire, elles se taisent, deviennent, momentanément du moins, inopérantes. Alors, et fût-il, en théorie, partisan de l'idéalisme le plus extrême, le savant n'obéit qu'aux dictées de son instinct scientifique, lequel est obligé de composer avec l'impérieux penchant ontologique. Ce qui nous dissimule la puissance de ce penchant, c'est le fait qu'il ne se montre point (pour user d'une image physique) rigide. Au contraire, il a l'air de céder à la moindre pression. Rien ne paraît plus facile que de lui enlever, lambeau par lambeau, son domaine tout entier à partir du moment où nous redressons le bâton que l'eau nous montre brisé, nous glissons insensiblement et, semble-t-il, sans résistance sérieuse, vers une conception qui nous montre ce bâton décomposé en un tourbillon d'atomes, pour dissoudre ensuite ces atomes en sous-atomes ou électrons et les fondre enfin dans l'abîme du tout indifférencié. Mais c'est que, ce manque de rigidité, le penchant ontologique le remplace (pour continuer notre image) par une élasticité véritablement infinie. Le moindre écart de la pression, ne fût-il que momentané, suffit pour qu'aussitôt tout ou partie du terrain perdu soit repris. C'est un lieu commun, en philosophie, que de reconnaitre que le solipsiste le plus déterminé voit la matière quand il ouvre les yeux le matin et qu'il la touche quand il étend la main. Est-ce là, comme on affecte de le croire parfois, un privilège exclusif du sens commun proprement dit? En aucune façon. Au contraire, le phénomène se manifeste, avec une grande vigueur, à tous les stades de la croyance au monde extérieur, dont nous avons suivi, à travers la science, l'évolution. Le savant perçoit des objets quand il se place devant l'oculaire d'un télescope ou d'un microscope ; il croit à la matière quand il fait de la biologie, comme il croira à l'existence des atomes en refaisant les expériences de Jean Perrin, et aux électrons, s'il répète celles de Joseph John Thomson. Et enfin, en raisonnant sur ces travaux, il aura bien soin de n'attribuer aux particules de la matière que le minimum de propriétés possible, afin de pouvoir, dans une certaine mesure, les faire évoluer vers quelque chose qui puisse se confondre avec l'espace. Ainsi, les convictions philosophiques agissantes du savant, convictions dont les fondements sont adoptés et rejetés par lui tour à tour, se déplacent pour ainsi dire sans cesse sur la ligne qui va du sens commun le plus immédiat à l'idéalisme le plus avancé, selon le champ d'étude où il se trouve momentanément engagé. En d'autres termes, tout comme ceux de la science elle-même, ces convictions sont fluentes. Et c'est là sans doute ce qui contribue à faire naître quelquefois chez le savant la conviction (erronée, il est presque inutile de le répéter) qu'il a pu se passer de toute métaphysique.
Ce qui contribue encore singulièrement à cette illusion, c'est un trait caractéristique et fort important de l'élaboration, de la création ontologique dont je viens de vous entretenir, à savoir le fait qu'elle n'est pas seulement instantanée et inconsciente, mais encore générale. Sans doute, en raisonnant consciemment, tout homme et à plus forte raison le savant, peut jusqu'à un certain point diriger sa raison, lui imposer arbitrairement la voie à suivre; d'ou une multiplicité de conclusions parfois fort divergentes. Mais nous sommes dans le domaine de l'inconscient et donc, par prétérition, de l'involontaire. Et là, nous devons le constater, l'accord entre les hommes est à peu près parfait. Il semble bien que dans ce domaine, en face des mêmes phénomènes, des mêmes constatations, l'intelligence humaine, si elle part des mêmes principes, réagisse de façon presque identique. Voilà pourquoi, quand nous nous occupons des mêmes chapitres de la science, nous avons en réalité beaucoup plus d'idées qui nous sont communes que nous n'en énonçons clairement ; et c'est là ce qui nous permet d'en parler, de les traiter quelquefois à fond, sans, en apparence, y mêler de l'ontologie. Ce n'est pas, comme on l'affirme souvent et comme paraît l'avoir cru, entre autres, Cournot, parce que nous faisons disparaître, que nous éliminons totalement de nos énoncés scientifiques toute supposition sur l'être et son rapport avec notre intelligence, une telle opération étant, nous l'avons vu, entièrement chimérique. Mais c'est que, dans des circonstances pareilles, nous y mettons tous, inconsciemment, à peu près le même contenu ontologique. En d'autres termes, nous n'éliminons pas l'ontologie chacun pour soi, elle s'élimine dans une certaine mesure (si élimination il y a), parce qu'à peu près identique chez tous, dans nos rapports entre nous. Enfin, il convient encore de tenir compte, dans le même ordre d'idées, d'un processus particulier, dont l'analyse qui précède permet également, semble-t-il, de démêler la nature. En effet, les conceptions métaphysiques très différentes entre lesquelles le savant se trouve en quelque sorte ballotté, ne se présentent pas à son imagination avec le même degré d'intensité ; il est clair au contraire que l'ontologie du sens commun, colorée, pleine de sève, forme à ce point de vue un contraste complet avec les êtres falots des hypothèses scientifiques, qui, dès que l'on cherche à les serrer de plus près, se résolvent dans le tout indistinct de Parménide. Et comme elle est en outre très commode et d'ailleurs pleinement suffisante pour la vie de tous les jours, il peut arriver qu'elle triomphe au point d'effacer pour ainsi dire toutes ses rivales, d'amener la conviction qu'elle va de soi. C'est là, en dépit de l'immense illogisme qu'il comporte, le véritable état d'esprit d'un grand nombre de ceux qui nient le contenu ontologique de la science: La réalité métaphysique qui fait le fond de leur pensée et qui se compose essentiellement de concepts de sens commun, quelque peu modifiés et surtout complétés par les notions scientifiques les plus indispensables, cette modification s'opérant d'ailleurs par une évolution insensible dont les expériences et des raisonnements (de causalité, tout comme ceux du sens commun) ont constitué les ressorts moteurs leur paraît avoir une existence à tel point assurée qu'ils sont pour ainsi dire incapables d'apercevoir qu'il s'agit là d'une hypothèse ontologique, pareille à toutes les autres. A supposer que les concepts du sens commun soient entièrement remplacés par ceux de la science, cet état d'esprit devient celui du physicien pour lequel les molécules, les atomes, les électrons constituent une réalité ontologique indubitable ; c'est là, nous l'avons vu, le sens commun scientifique ou mécanisme, et nous comprendrons que le physicien, tout en professant en paroles le positivisme le plus pur et en le faisant évoluer, au contact des théories scientifiques, vers un idéalisme mathématique suffisamment absolu, interprète à l'occasion cet idéalisme comme un simple réalisme retourné selon l'expression d'Ed. Hartmann. Incontestablement, l'attitude de la science, telle que nous l'avons dessinée, a quelque chose de paradoxal et c'est ce qul, sans doute, la rend plus difficile à admettre. Cependant la constatation de ce paradoxe, plutôt apparent, n'est pas chose nouvelle. Méditez, en effet, ce passage de Cournot sur lequel M. Gaston Milhaud a récemment attiré l'attention. L'union intime et pourtant la primitive indépendance de l'élément philosophique et de l'élément positif ou proprement scientifique dans le système de la connaissance humaine, se manifeste ici (en mathématique) par ce fait bien remarquable que l'esprit ne peut régulièrement procéder à la construction scientifique sans adopter une théorie philosophique quelconque et que néanmoins les progrès et la certitude de la science ne dépendent pas de la solution donnée à la question philosophique. Vous le voyez, le « fait remarquable de Cournot est pour le moins très voisin du paradoxe qui nous occupe. D'ailleurs Cournot, tout en envisageant en premier lien les mathématiques, ne considérait cependant leur cas que comme un exemple particulier du système tout entier de la connaissance humaine » ; et dans d'autres passages du même Essai il a suffisamment fait ressortir l'analogie, la continuité qu'il établissait, à ce point de vue, entre les sciences mathématiques et les sciences physiques. Le fait que le point de départ de Cournot soit assez différent du nôtre, puisqu'il admet, nous l'avons vu, la possibilité de l'élimination, dans les énoncés scientifiques, de l'élément transcendant, nous semble ajouter encore, si possible, au poids du témoignage du grand penseur. Dira-t-on cependant que c'est abaisser la dignité de la science que de lui attribuer une contradiction fondamentale? Mais n'est-ce pas supposer l'absurde que d'espérer que l'esprit humain, dont l'essence antinomique fut si clairement mise en lumière par Kant, puisse former de la nature un concept exempt de contradictions? Si un tel système avait été possible, la pensée humaine ne l'eût-elle pas rencontré dès l'aurore de ses tentatives? Et si la réalité pouvait constituer un édifice logique, ne devrait-elle pas se déduire a priori, d'une proposition première, par une chaîne de syllogismes? Or vous savez qu'aucun système philosophique n'a jamais réussi à faire taire les contradicteurs. Et si de fort grands esprits, tels que Descartes, ont cru à la déductibilité de la nature, vous savez aussi que toutes ces tentatives ont lamentablement échoué. L'aboutissement de la déduction, c'est en effet le fout indifférencié, l'acosmisme. Le solipsisme rigoureux est évidemment tout à fait logique, mais dès qu'on en sort, on se trouve en pleine contradiction. Si le monde existe, c'est qu'il n'est pas, par essence, syllogistique. Sur des points particuliers, il est vrai, des déductions ont quelquefois admirablement réussi, et si l'on embrasse l'histoire des sciences d'un coup d'œil, on ne peut que s'émerveiller d'une sorte de prescience que l'humanité semble parfois développer, prescience dont l'atomisme est sans doute la manifestation la plus palpable, mais que par exemple l'on constate aussi à propos de certaines formules de conservation. C'est qu'il existe, entre la nature et notre esprit, des concordances; mais il existe aussi des contradictions irrémédiables, et c'est pourquoi nous sommes obligés de pénétrer le monde réel en tâtonnant, à l'aide d'expériences. En retournant notre énoncé de tout à l'heure, nous dirons que si les sciences physiques ont une existence particulière, si elles ne peuvent être entièrement réduites aux mathématiques et développées, comme celles-ci, par voie purement déductive, c'est qu'elles doivent recéler des éléments irréductibles à notre raison, des contradictions. On peut partir de l'accord partiel entre l'intelligence et la réalité pour conclure à l'existence du monde extérieur, comme semble l'avoir fait, entre autres, Leibniz ; mais on peut aussi se servir, comme les philosophes idéalistes, du fait qu'il y a désaccord pour démontrer l'impossibilité du même monde extérieur. On peut enfin, comme Kant, tenter une conciliation, en supposant que l'accord est dû à des éléments intuitifs mêlés indissolublement à notre sensation. Ce sont là des discussions qui sont du ressort exclusif de la philosophie. Anaxagore et avant lui Hermotime, nous dit Aristote, ont proclamé que c'est une intelligence qui, dans la nature aussi bien que dans les êtres animés, est la cause de l'ordre et de la régularité qui éclatent partout dans le monde. La science précise la notion de cet accord, en indique les limites ; mais elle ne saurait aller au delà. Par le mécanisme, les principes de conservation et l'unité de la matière, elle tend à l'abolition de la réalité ; mais en même temps elle pose aussi la conception antagoniste, par le principe de Carnot et les divers donnés. C'est donc qu'en elle les deux tendances philosophiques opposées coexistent paisiblement.
- ↑ Conférence faite le 16 décembre 1913 à l'École des hautes études sociales et à laquelle certains développements ont été ajoutés.
- ↑ La conférence de Dominique Parodi a paru depuis dans la Revue du Mois (10 janvier 1914) sous le titre "Science et philosophie". L'exposé auquel il est fait allusion dans le texte s'y trouve pages 34-35.