La vie de Jésus-Christ, du Docteur Strauss

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DE
LA VIE DE JÉSUS
PAR LE DOCTEUR STRAUSS.

Pourquoi chercher à m’en défendre ? C’est comme malgré moi qu’après un long retard je suis conduit à traiter ici du sujet contenu dans ce titre. Plus j’y pense, plus me pèse l’engagement d’exposer fugitivement dans ce recueil les questions récemment soulevées par la théologie allemande. Comment resserrer dans quelques pages incohérentes ce qui devrait être l’examen de toute une vie ? Pourquoi offrir à l’amusement d’un public dédaigneux les problèmes jusqu’ici renfermés dans l’enceinte des écoles ? Est-il possible, en un si grand débat, de présenter, avec la même lumière, les objections et les réponses ? Et si l’on manque à cette première condition, n’est-ce pas attirer sur soi le plus grand des reproches ? Car, enfin, je ne puis l’oublier ; il ne s’agit pas ici d’un démêlé littéraire, mais bien du livre qui, pour le plus grand nombre, est la nourriture, la force, l’espérance, et, pour tout dire, la vie même. Je ne suis point de ceux qu’une formule métaphysique console de toutes les ruines ; et, quand il n’y aurait parmi mes lecteurs qu’une seule ame sincèrement croyante, je la tiendrais pour plus respectable à ce titre que cette foule sans figure et sans nom, qui, ne vivant ni dans la religion, ni dans la philosophie, ni même dans la poésie, ne subsiste véritablement que dans le vide.

D’autre part, lorsqu’une question fondamentale saisit, agite, absorbe tous les esprits choisis d’un pays voisin, philosophes, historiens, linguistes, naturalistes, théologiens ; que ce débat a enfanté une multitude de travaux plus ou moins remarquables, et qu’une société entière s’y est trouvée mêlée, est-il permis de s’en tenir, sur des faits aussi graves, à la politique du silence ? Serait-il même à désirer que tout ce bruit fût étouffé, de peur d’ajouter le doute au doute ? Ou plutôt n’est-ce pas le moment où, la guerre intestine ayant éclaté dans l’intelligence d’un peuple, il est nécessaire que le sujet du débat devienne de plus en plus notoire, afin que l’opinion de tous intervienne peu à peu dans le démêlé ? Que serait-ce s’il s’agissait du procès même du christianisme ? Ne faudrait-il pas, en définitive, qu’il fût jugé par la conscience du monde chrétien[1] ?

Dans cette alternative, le temps et l’espace me manquant également, que me reste-t-il à faire ici, lorsqu’à grand’peine un volume entier suffirait à la tâche ? Établir l’état de la question, appeler de ce côté l’attention des hommes sincères de toutes les croyances ; sans prétendre imposer mon opinion au lecteur, le laisser à même de juger, sinon du fond de ces débats, au moins de l’esprit général qui les domine, concilier le respect de la tradition avec la recherche de la vérité : tel est le problème qu’il faudrait résoudre dans quelques pages.

On m’accordera volontiers, en commençant, que l’habitude de déprécier l’influence du protestantisme est devenue un des lieux communs de la rhétorique de notre époque. Du haut de notre grandeur orthodoxe ou sceptique, nous voyons avec pitié ramper à nos pieds cette petite et mesquine réforme. « Quel outrage au passé, selon les uns ! Quel oubli du présent, selon les autres ! Et, dans l’opinion de tous, quelle pauvreté de génie ! quelle impuissance ! quelle inconséquence ! Quoi ! toujours à genoux devant la règle de Luther ou de Calvin ! Quel esclavage, grand Dieu ! N’oser être ni dans la foi, ni dans le raisonnement, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’église, ni dans l’école ! Est-ce là vivre ? » J’ose espérer que ceux qui liront avec attention les pages suivantes concevront une autre idée de la situation réelle de la réforme, que du moins l’accusation d’inconséquence disparaîtra pour eux. Peut-être même reconnaîtront-ils, dans le travail de la théologie moderne, une des faces les plus profondes et les plus originales de l’esprit de leur temps. Quant à ceux qui ne cherchent dans ces sujets qu’une matière d’amusement ou d’imagination, ils feront bien pour eux-mêmes, aujourd’hui, de laisser là cette lecture.

Si l’ouvrage que j’ai à examiner se bornait à nier la partie surnaturelle de la révélation, il rentrerait dans l’école anglaise du XVIIIe siècle. Ces doctrines ayant été suffisamment répandues et controversées en France, il est probable que je n’aurais point à m’occuper d’un système qui manquerait pour nous de toute nouveauté ; mais le scepticisme des écoles allemandes se rattache à un ordre de pensées si différentes de celles-là, que même elles n’ont point d’expression exacte et correcte dans notre langue[2] ; en sorte que la première difficulté que je rencontre est de définir clairement l’objet de la question. Je ne puis même y réussir qu’en montrant comment elle est née.

On a souvent demandé d’où peut venir l’immense retentissement de l’ouvrage du docteur Strauss. Cette cause n’est point dans le style de l’écrivain. Ce langage triste, nu, géométrique, qui, pendant quinze cents pages, ne se déride pas un moment, ce n’est point là la manière d’un amateur de scandales. Quant à ses doctrines, il n’est pas, je crois, une de ses propositions les plus audacieuses qui n’ait été avancée, soutenue, débattue avant lui. Comment donc expliquer le prodigieux éclat d’un ouvrage qui semble fait de la dépouille de tous ? Je réponds que cet éclat vient précisément de ce que le système nouveau s’appuie sur tout ce qui l’a précédé, et que son manque d’originalité dans les détails est ce qui fait la puissance de l’ensemble. Si cet ouvrage eût paru être la pensée d’un seul homme, tant d’esprits ne s’en seraient pas alarmés à la fois. Mais, lorsqu’on vit qu’il était comme la conséquence mathématique de presque tous les travaux accomplis au-delà du Rhin depuis cinquante ans, et que chacun avait apporté une pierre à ce triste sépulcre, l’Allemagne savante tressaillit et recula devant son œuvre. C’est là ce qui se passe dans ce pays depuis trois ans.

En effet, si l’on y suit pour un moment l’esprit qui a régné dans la philosophie, dans la critique et dans l’histoire, on s’étonne seulement que cette conséquence ait tardé si long-temps à paraître. On ne peut manquer de voir que le docteur Strauss a eu des précurseurs dans chacun des chefs d’école qui ont brillé depuis un demi-siècle, et qu’il était impossible qu’un système tant de fois prophétisé n’achevât pas de se montrer.

Lorsque la philosophie allemande remplaça dans le monde celle du XVIIIe siècle, on put croire que ce qui avait été détruit par Voltaire, allait être rétabli par Kant et par Gœthe. Le spiritualisme des uns pouvait-il aboutir au même résultat que le sensualisme de l’autre ? Non, sans doute. Celui qui eût osé assurer le contraire eût passé pour insensé. Combien de gens se berçaient de cette idée que le christianisme allait trouver une restauration complète dans la métaphysique nouvelle ! Il semble même que la philosophie partagea cette illusion et qu’elle crut fermement avoir fait sa paix avec la religion positive. La vérité est qu’elle se borna à changer les armes émoussées du dernier siècle et à porter la querelle sur un autre terrain. C’est ce qui parut d’une manière manifeste dans l’ouvrage de Kant sur la religion, lequel sert encore de fond à presque toutes les innovations de nos jours. Que sont les Écritures sacrées pour le philosophe de Kœnigsberg ? Une suite d’allégories morales, une sorte de commentaire populaire de la loi du devoir. Le Christ lui-même n’est plus qu’un idéal qui plane solitairement dans la conscience de l’humanité. D’ailleurs, la résurrection étant retranchée de ce prétendu christianisme, il ne restait, à vrai dire, qu’une religion de mort, un évangile de la raison pure, un Jésus abstrait, sans la crèche et le sépulcre. Depuis l’apparition de cet ouvrage, il ne fut plus permis de se tromper sur l’espèce d’alliance de la philosophie nouvelle avec la foi évangélique. Dans ce traité de paix, la critique, le raisonnement, le scepticisme, se réservaient tous leurs droits ; ils se couronnaient eux-mêmes ; s’ils laissaient subsister la religion, c’était comme une province conquise dont ils marquaient à leur gré les limites[3]. Plus tard, le panthéisme, étant entré à grands flots dans la métaphysique allemande, ne fit que miner de plus en plus les vieux rivages de l’orthodoxie. Selon l’école moitié mystique, moitié sceptique, de Schelling, la révélation de l’Évangile ne fut plus qu’un des accidens de l’éternelle révélation de Dieu dans la nature et dans l’histoire ; et, un peu après, l’abstraction croissant toujours, Hegel ne vit plus dans le christianisme qu’une idée dont la valeur religieuse est indépendante des témoignages de la tradition, ce qui revient à dire que le principe moral de l’Évangile est divin, lors même que l’histoire est incertaine. Or, qu’est-ce que cela, sinon aboutir, dans le fait, à la profession de foi du vicaire savoyard ? Ainsi, de déductions en déductions, de formules en formules, la philosophie du XVIIIe siècle et celle du XIXe, après s’être long-temps combattues et niées l’une l’autre, finissaient par se réconcilier et s’embrasser sur les ruines de la même croyance.

Au reste, il ne suffit pas d’indiquer les rapports de la métaphysique et de la théologie de nos jours ; il faut montrer d’une manière plus explicite comment, dans la critique des livres sacrés, on a suivi des méthodes diamétralement opposées en France et en Allemagne ; car les différences infinies qui séparent ces deux pays n’ont paru nulle part mieux que dans la voie qu’ils ont embrassée, chacun pour arriver au scepticisme. Celui de la France va droit au but, sans déguisement ni circonlocution. Il est d’origine païenne ; il emprunte ses argumens à Celse, à Porphyre, à l’empereur Julien. Je ne crois pas qu’il y ait une seule objection de Voltaire qui n’ait été d’abord présentée par ces derniers apologistes des dieux olympiens. Dans l’esprit de ce système, la partie miraculeuse des Écritures ne révèle que la fraude des uns et l’aveuglement des autres ; ce ne sont partout qu’imputations d’artifice et de dol. Il semble que le paganisme lui-même se plaigne, dans sa langue, que l’Évangile lui a enlevé le monde par surprise. Le ressentiment de la vieille société perce encore dans ces accusations, et il y a comme une réminiscence classique des dieux de Rome et d’Athènes dans tout ce système qui fut celui de l’école anglaise aussi bien que des encyclopédistes.

Ce genre d’attaque ne se montra guère en Allemagne, excepté dans Lessing, qui encore le transforma avec une autorité suprême. Par ses lettres et sa défense des Fragmens d’un inconnu[4], il sembla quelque temps faire pencher son pays vers les doctrines étrangères. Mais ce ne fut là qu’un essai qui ne s’adressait pas à l’esprit véritable de l’Allemagne. Elle devait chanceler par un autre côté. Ces fragmens restèrent épars comme les pensées d’un Pascal incrédule, et le monument du doute ne fut pas plus achevé que ne l’avait été le monument de la foi.

L’homme qui de nos jours a fait faire le plus grand pas à l’Allemagne, ce n’est ni Kant, ni Lessing, ni le grand Frédéric ; c’est Benedict Spinosa. Voilà l’esprit que l’on rencontre au fond de sa poésie, de sa critique, de sa philosophie, de sa théologie, comme le grand tentateur sous l’arbre touffu de la science. Gœthe[5], Schelling, Hegel, Schleiermacher, pour s’en tenir aux maîtres, sont le fruit de ses œuvres. Si l’on relisait en particulier son traité de théologie et ses étonnantes lettres à Oldembourg, on y trouverait le germe de toutes les propositions soutenues depuis peu dans l’exégèse allemande. C’est de lui surtout qu’est née l’interprétation de la Bible par les phénomènes naturels. Il avait dit quelque part : « Tout ce qui est raconté dans les livres révélés s’est passé conformément aux lois établies dans l’univers. » Une école s’empara avidement de ce principe. À ceux qui voulaient s’arrêter suspendus dans le scepticisme, il offrait l’immense avantage de conserver toute la doctrine de la révélation, au moyen d’une réticence ou d’une explication préliminaire. L’Évangile ne laissait pas d’être un code de morale divine ; on n’accusait la bonne foi de personne. L’histoire sacrée planait au-dessus de toute controverse. Quoi de plus ? Il s’agissait seulement de reconnaître une fois pour toutes que ce qui nous est présenté aujourd’hui par la tradition comme un phénomène surnaturel, un miracle, n’a été, dans la réalité, qu’un fait très simple, grossi à l’origine par la surprise des sens, tantôt une erreur dans le texte, tantôt un signe de copiste, le plus souvent un prodige qui n’a jamais existé hormis dans les secrets de la grammaire ou de la rhétorique orientale. On ne se figure pas quels efforts ont été faits pour rabaisser ainsi l’Évangile aux proportions d’une chronique morale. On le dépouillait de son auréole, pour le sauver sous l’apparence de la médiocrité. Ce qu’il y avait d’étroit dans ce système devenait facilement ridicule dans l’application ; car il est plus facile de nier l’Évangile que de le faire redescendre à la hauteur d’un manuel de philosophie pratique. La plume qui écrivit les Provinciales serait nécessaire pour montrer à nu les étranges conséquences de cette théologie. Suivant elle, l’arbre du bien et du mal n’est rien qu’une plante vénéneuse, probablement un mancenilier sous lequel se sont endormis les premiers hommes. Quant à la figure rayonnante de Moïse sur les flancs du mont Sinaï, c’était un produit naturel de l’électricité. La vision de Zacharie était l’effet de la fumée des candélabres du temple ; les rois mages, avec leurs offrandes de myrrhe, d’or, d’encens, trois marchands forains qui apportaient quelque quincaillerie à l’enfant de Bethléem ; l’étoile qui marchait devant eux, un domestique porteur d’un flambeau ; les anges dans la scène de la tentation, une caravane qui passait dans le désert chargée de vivres ; les deux jeunes hommes vêtus de blanc dans le sépulcre, l’illusion d’un manteau de lin ; la transfiguration, un orage. Ce système conservait fidèlement, comme on le voit, le corps entier de la tradition ; il n’en supprimait que l’ame. C’était l’application de la théologie de Spinosa dans le sens le plus borné, à la manière de ceux qui ne voient dans sa métaphysique que l’apothéose de la matière brute. Il restait du christianisme un squelette informe, et la philosophie démontrait doctement, en présence de ce mort, comment rien n’est plus facile à concevoir que la vie, et qu’avec un peu de bonne volonté elle en ferait autant. Le genre humain aurait-il été, en effet, depuis deux mille ans, la dupe d’un effet d’optique, d’un météore, d’un feu follet, ou de la conjonction de Saturne et de Jupiter dans le signe du poisson ? Il fallait bien l’admettre. Quoi qu’il en soit, cette interprétation, tout évidente qu’on la faisait, n’était point encore celle qui allait naturellement au génie de l’Allemagne. Ce pays pouvait l’adopter quelque temps à cause de la bonne foi qui en faisait le fond, mais ce n’était point là l’espèce d’incrédulité qui était faite pour lui.

Pour convertir l’Allemagne au doute, il fallait un système qui, cachant le scepticisme sous la foi, prenant un long détour avant d’arriver à son objet, appuyé sur l’imagination, sur la poésie, sur la spiritualité, parût transfigurer ce qu’il rejetait dans l’ombre, édifier ce qu’il détruisait, affirmer ce qu’il niait en effet. Or, tous ces caractères se trouvent dans le système de l’interprétation allégorique des Écritures, ou, pour parler avec le XVIIe siècle, dans la substitution du sens mystique au sens littéral ; car ce qui a été, dans l’origine, le principe caché de la réforme est précisément ce qui éclate au grand jour dans les débats de la théologie d’outre-Rhin.

Ce système, qui dans le fond est le seul vraiment dangereux pour la croyance en Allemagne, remonte principalement à Origène. Ce grand homme admit un des premiers un double sens dans les faits racontés par le Nouveau Testament. Il reconnaissait la vérité historique de la plupart[6] des évènemens contenus dans les livres saints. Mais, selon lui, ces mêmes évènemens renfermaient, d’ailleurs, un sens mystique ; en sorte que ces deux vérités, l’une historique, l’autre morale, subsistaient à la fois. Tout le moyen-âge entra dans cette voie : les faits de l’histoire évangélique furent interprétés par les scolastiques, comme des espèces de paraboles, sans que pour cela on cessât de les tenir pour certains. Il n’en est pas moins vrai qu’un danger imminent couvait dans cette doctrine, puisque, après avoir spéculé sur des évènemens comme sur des figures, il n’y avait qu’un pas à faire pour s’attacher exclusivement au sens idéal, et que l’allégorie était toujours près d’absorber l’histoire. La lettre tue, mais l’esprit vivifie, voilà le principe d’Origène. Mais qui ne voit qu’à son tour l’esprit en grandissant peut tuer et remplacer la lettre ? Ceci est l’histoire de toute la philosophie idéaliste dans ses rapports avec la foi positive.

Si l’on fait attention à la théologie de Pascal, on découvre qu’elle penchait de ce côté, et que c’était le véritable abîme qui s’ouvrait devant lui. Dans le volume de ses Pensées, l’Ancien Testament n’est que figures. La loi, les sacrifices, les royaumes, voilà des emblèmes, non des réalités ; la vérité même, chez les Juifs, n’est qu’ombre ou peinture. Les Babyloniens sont les péchés, l’Égypte l’iniquité. Quand je relis ces pages, il me semble toujours voir un homme miner les fondemens de son palais pour s’y mieux établir ; car n’est-il pas certain qu’en transformant ainsi l’Ancien Testament, on est tout près d’altérer le nouveau ? et, si le mosaïsme n’est la vraie religion qu’en figure, qui m’empêche d’en dire autant du christianisme ? Ôtez à l’Évangile son fondement réel qui est dans l’ancienne loi, que reste-t-il ? Un symbole suspendu dans le vide. Assurément, les conséquences de cette théologie qui fut aussi, à certains égards, celle de Fénelon, n’eussent pas tardé à paraître en France[7] ; mais elles furent violemment tranchées par le XVIIIe siècle, qui, changeant les principes de la philosophie, changea aussi les formes du scepticisme.

Ces conséquences ne furent pleinement déduites que par l’Allemagne, qui, de ce côté, du moins, se rattache à Pascal. Le système de l’explication mystique une fois adopté, il est facile de pressentir ce qui a dû arriver. L’histoire sacrée a de plus en plus perdu le terrain, à mesure que s’est accru l’empire de l’allégorie. On pourrait marquer ces progrès continus, comme ceux d’un flot qui finit par tout envahir. D’abord, en 1790, Eichorn n’admet comme emblématique que le premier chapitre de la Genèse. Il se contente d’établir la dualité des Elohim et de Jéhovah, et de montrer dans le Dieu de Moïse une sorte de Janus hébraïque au double visage. Quelques années à peine sont passées, on voit paraître, en 1803, la mythologie de la Bible par Bauer. D’ailleurs, cette méthode de résoudre les faits en idées morales, d’abord contenue dans les bornes de l’Ancien Testament, franchit bientôt ces limites, et, comme il était naturel, elle s’attacha au nouveau. En 1806, le vénérable conseiller ecclésiastique Daub[8] disait dans ses Théorèmes de Théologie : « Si vous exceptez tout ce qui se rapporte aux anges, aux démons, aux miracles, il n’y a presque point de mythologie dans l’Évangile. » En ce temps-là, les récits de l’enfance du Christ étaient presque seuls atteints par le système des symboles. Un peu après, les trente premières années de la vie de Jésus sont également converties en paraboles ; la naissance et l’ascension, c’est-à-dire le commencement et la fin, étaient seules conservées dans le sens littéral ; tout le reste du corps de la tradition avait plus ou moins été sacrifié ; encore ces derniers débris de l’histoire sainte ne tardèrent-ils pas eux-mêmes à être travestis en fables. Au reste, chacun apportait dans cette métamorphose le caractère de son esprit. Selon l’école à laquelle on appartenait, on substituait à la lettre des évangélistes une mythologie métaphysique ou morale, ou juridique, ou seulement étymologique ; les intelligences les plus abstraites ne voyaient guère sur le crucifix que l’infini suspendu dans le fini ou l’idéal crucifié dans le réel. Ceux qui s’étaient attachés surtout à la contemplation du beau dans la religion, après avoir éloquemment affirmé, répété, établi, que le christianisme est, par excellence, le poème de l’humanité, finirent par ne plus reconnaître dans les livres saints qu’une suite de fragmens ou de rapsodies de l’éternelle épopée. Tel fut Herder vers la fin de sa vie. C’est dans ses derniers ouvrages (car les premiers ont un caractère tout différent) que l’on peut voir à nu comment, soit la poésie, soit la philosophie, dénaturent insensiblement les vérités religieuses ; comment, sans changer le nom des choses, on y donne des acceptions nouvelles, si bien qu’à la fin le fidèle qui croit posséder un dogme ne possède plus, en réalité, qu’un dithyrambe, une idylle, une tirade morale, ou une abstraction scolastique, de quelque beau mot qu’on les pare. L’influence de Spinosa se retrouve encore ici. C’est lui qui avait dit : « J’accepte, selon la lettre, la passion, la mort, la sépulture du Christ, mais sa résurrection comme une allégorie. Cæterùm Christi passionem, mortem et sepulturam tecum litteraliter accipio, ejus autem resurrectionem allegoricè[9]. » Cette idée ayant été promptement relevée, il ne resta plus un seul moment de la vie du Christ qui n’eût été métamorphosé en symbole, en emblème, en figures, en mythes, par quelque théologien. Neander lui-même, le plus croyant de tous, étendit ce genre d’interprétation à la vision de saint Paul dans les Actes des Apôtres. On se faisait d’autant moins de scrupule d’en user ainsi, que chacun pensait que le point dont il s’occupait était le seul qui prêtait à ce genre de critique ; et d’ailleurs, si l’on conservait quelque inquiétude à cet égard, elle s’effaçait par cette unique considération, qu’après tout, on ne sacrifiait que les parties mortelles et pour ainsi dire le corps du christianisme, mais qu’au moyen de l’explication figurée, on en sauvait le sens, c’est-à-dire l’ame et la partie éternelle. C’est là ce que, dans ses leçons sur la religion, Hegel appelait : analyser le fils[10]. Ainsi, avec la plus grande tranquillité de conscience, les défenseurs naturels du dogme travaillaient de toutes parts au changement de la croyance établie ; car il faut remarquer que cette œuvre n’était pas accomplie comme elle l’avait été chez nous par les gens du monde et par les philosophes de profession. Au contraire, cette révolution s’achevait presque entièrement par le concours des théologiens. C’est dans le cœur même de l’église qu’elle puisait toute sa force.

Au sein de cette destruction toujours croissante, ce que je ne puis me lasser d’admirer, c’est la quiétude de tous ces hommes qui semblent ne pas s’apercevoir de leurs œuvres, et qui, effaçant chaque jour un mot de la Bible, ne sont pas moins tranquilles sur l’avenir de leur croyance. On dirait qu’ils vivent paisiblement dans le scepticisme comme dans leur condition naturelle. Il en est un pourtant qui a eu de loin le pressentiment et, comme il le dit lui-même, la certitude d’une crise imminente. C’est aussi le plus grand de tous, Schleiermacher, fait pour régner dans ce trouble universel, si l’anarchie des intelligences eût consenti à recevoir un maître ; noble esprit, éloquent prédicateur, grand écrivain : ce qui le caractérise, c’est qu’il a été, à un degré presque égal, théologien et philosophe. Aucun homme n’a fait de plus grands efforts pour concilier la croyance ancienne avec la science nouvelle. Les concessions auxquelles il a été entraîné sont incroyables. Comme un homme battu par un violent orage, il a sacrifié les mâts et la voilure pour sauver le corps du vaisseau. D’abord il renonce à la tradition et à l’appui de l’Ancien Testament ; c’est ce qu’il appelait rompre avec l’ancienne alliance. Pour satisfaire l’esprit cosmopolite, il plaçait, à quelques égards, le mosaïsme au-dessous du mahométisme. Plus tard, s’étant fait un Ancien Testament sans prophéties, il se fit un Évangile sans miracles. Encore arrivait-il à ce débris de révélation, non plus par les Écritures, mais par une espèce de ravissement de conscience, ou plutôt par un miracle de la parole intérieure. Pourtant même, dans ce christianisme ainsi dépouillé, la philosophie ne le laissa guère en repos, en sorte que, toujours pressé par elle et ne voulant renoncer ni à la croyance ni au doute, il ne lui restait qu’à se métamorphoser sans cesse et à s’ensevelir, pour en finir, les yeux fermés, dans le spinosisme. Cet état, que l’on ne croirait pas supportable, est dépeint avec beaucoup de vérité dans une lettre à l’un de ses amis qui est aussi son disciple. Cette lettre jette un jour si étonnant sur l’état des esprits, que je ne puis m’abstenir d’en citer quelques passages. Je ne crois pas que l’on ait jamais considéré l’abîme avec un plus tranquille désespoir.

« Si vous envisagez, mon ami, l’état présent des sciences et leur développement imprévu, que pressentez-vous de l’avenir, je ne dis pas seulement de la théologie, mais du christianisme lui-même, tel que la réforme l’a fait ? Quant au christianisme ultramontain, il est ici hors de cause ; car, si l’on veut trancher du glaive de l’autorité le nœud de la science et de la raison humaine, si l’on se sert de sa puissance pour se soustraire à tout examen, il est visible que l’on est dispensé de s’inquiéter de ce qui passe au dehors ; mais c’est ce que nous ne pouvons ni ne voulons faire : au contraire, nous acceptons les temps tels qu’ils sont, et de là je pressens qu’il faudra bientôt nous passer de ce que plusieurs croient encore être le fond et l’ame même du christianisme. Je ne parle pas ici de l’œuvre des sept jours, mais bien de l’idée même de la création, telle qu’elle est en général adoptée, et même indépendamment de la chronologie de Moïse. Malgré le travail et les explications des commentateurs, combien de temps cette idée prévaudra-t-elle encore contre la force des théories fondées sur des combinaisons scientifiques auxquelles nul ne peut échapper dans un temps où les résultats généraux deviennent si promptement la propriété de tous ? Et nos miracles de l’Évangile (car je ne dirai rien de ceux de l’Ancien Testament), combien de temps se passera-t-il jusqu’à ce qu’ils tombent de nouveau, à leur tour, par des raisons plus respectables et mieux fondées que celles des encyclopédistes français ? Car ils tomberont sous ce dilemme : ou l’histoire entière à laquelle ils appartiennent est une fable dans laquelle il est impossible de discerner le vrai du faux, et, dans ce cas, le christianisme paraît sortir, non plus de Dieu, mais du néant lui-même ; ou bien, si ces miracles sont des faits réels, nous devrons accorder que, puisqu’ils ont été produits dans la nature, ils ont encore des analogues dans la nature, et c’est l’idée même du miracle qui sera renversée. Qu’arrivera-t-il alors, mon cher ami ? Je ne vivrai plus dans ce temps ; alors je reposerai tranquillement endormi. Mais vous, mon ami, et ceux qui sont de votre âge, et tant d’autres qui ont les mêmes sentimens que nous, que prétendez-vous faire ? Voulez-vous aussi vous réduire à ces retranchemens, et vous y laisser bloquer par la science ? Je compte pour rien les feux croisés de l’ironie qui se renouvelleront de temps en temps ; car elle vous fera peu de mal, si vous savez l’endurer. Mais l’isolement ! mais la famine de l’intelligence ! mais la science qui, abandonnée par vous, livrée par vous, devra arborer les couleurs de l’incrédulité ! L’histoire sera-t-elle divisée en deux parts, d’un côté le christianisme avec la barbarie, de l’autre la science avec l’impiété ? Ce serait, je le sais, l’opinion d’un grand nombre ; et du sol ébranlé sous nos pas sortent déjà des fantômes d’orthodoxie pour lesquels tout examen qui dépasse la lettre vieillie est un conseil de Satan ; mais, Dieu merci ! nous ne choisirons pas ces larves pour les gardiens du saint sépulcre, et ni vous, ni moi, ni nos amis communs, ni nos disciples, ni leurs successeurs, nous ne leur appartiendrons jamais[11]. »

Cette lettre véritablement extraordinaire, quand on songe qu’elle a pour auteur le prince de la théologie allemande, a été publiée par lui-même dans un journal ecclésiastique, en 1829. Ce n’est plus ici la raillerie subtile du XVIIIe siècle. Vous reconnaissez à ces paroles l’inextinguible curiosité de l’esprit de l’homme penché au bord du vide ; l’abîme, en murmurant, l’attire à soi, comme un enchanteur. Il ne s’agit plus de détruire, mais de savoir ; passion bien autrement profonde que la première, et qui ne s’arrêtera plus avant d’avoir touché le fond du mystère. Depuis ce temps, en effet, la crise annoncée s’approche chaque jour. Je n’en indiquerai que les phases principales, soit qu’elles touchent au moment auquel je suis parvenu, soit qu’elles remontent un peu plus haut.

Au système d’Origène s’étaient jointes d’abord les habitudes de critique que l’on avait puisées dans l’étude de l’antiquité profane. On avait tant de fois exalté la sagesse du paganisme, que, pour couronnement, il ne restait qu’à la confondre avec la sagesse de l’Évangile. Si la mythologie des anciens est un christianisme commencé, il faut conclure que le christianisme est une mythologie perfectionnée. D’autre part, les idées que Wolf avait appliquées a l’Iliade, Niebuhr à l’histoire romaine[12], ne pouvaient manquer d’être transportées plus tard dans la critique des saintes Écritures ; c’est ce qui arriva bientôt, en effet, et le même genre de recherches et d’esprit, qui avait conduit à nier la personne d’Homère, conduisit à diminuer celle de Moïse. M. de Wette, l’un des plus célèbres théologiens de ce temps-ci, entra le premier dans ce système. Les cinq premiers livres de la Bible sont, à ses yeux, l’épopée de la théocratie hébraïque ; ils ne renferment pas, selon lui, plus de vérité que l’épopée des Grecs. De la même manière que l’Iliade et l’Odyssée sont l’ouvrage héréditaire des rapsodes, ainsi le Pentateuque[13] est, à l’exception du Décalogue, l’œuvre continue et anonyme du sacerdoce. Abraham et Isaac valent, pour la fable, Ulysse et Agamemnon, roi des hommes. Quant aux voyages de Jacob, aux fiançailles de Rebecca, « un Homère de Canaan, dit l’auteur, n’eût rien inventé de mieux. » Le départ d’Égypte, les quarante années dans le désert, les soixante-six vieillards sur les trônes des tribus, les plaintes d’Aaron, enfin la législation même du Sinaï, ne sont rien qu’une série incohérente de poèmes libres et de mythes. Le caractère seul de ces fictions change avec chaque livre, poétiques dans la Genèse, juridiques dans l’Exode, sacerdotales dans le Lévitique, politiques dans les Nombres, étymologiques, diplomatiques, généalogiques, mais presque jamais historiques dans le Deutéronome. Les ouvrages dans lesquels M. de Wette a développé ce système ont, comme tous les siens, le mérite d’une netteté qu’on ne peut trop apprécier, surtout dans son pays. Les résultats de ses recherches ne sont jamais déguisés sous des leurres métaphysiques : un disciple du XVIIIe siècle n’écrirait pas avec une précision plus vive. L’auteur pressent que sa critique doit finir par être appliquée au Nouveau Testament ; mais, loin de s’émouvoir de cette idée, comme on pourrait s’y attendre, il conclut avec le même repos que Schleiermacher : « Heureux, dit-il, après avoir lacéré page à page l’ancienne loi, heureux nos ancêtres qui, encore inexpérimentés dans l’art de l’exégèse, croyaient simplement, loyalement, tout ce qu’ils enseignaient ! L’histoire y perdait, la religion y gagnait. Je n’ai point inventé la critique ; mais, puisqu’elle a commencé son œuvre, il convient qu’elle l’achève. Il n’y a de bien que ce qui est conduit au terme. Le génie de l’humanité veille sur elle. Il ne lui arrachera pas ce qu’elle a de plus précieux. Que chacun donc agisse conformément à son devoir et à sa conscience, et qu’il abandonne le reste à la fortune ! »

La fortune répondit à l’auteur en lui suscitant bientôt des successeurs plus audacieux que lui, et contre lesquels aujourd’hui il cherche vainement à réagir. Il semblait qu’il avait épuisé le doute au moins à l’égard de l’Ancien Testament ; les professeurs de théologie[14] de Vatke, de Bohlen et Lengerke lui ont bien montré le contraire. Suivant l’esprit de cette théologie nouvelle, Moïse n’est plus un fondateur d’empire. Ce législateur n’a point fait de loi ; on lui conteste, non-seulement le Décalogue, mais l’idée même de l’unité de Dieu. Encore cela admis, que d’opinions divergentes[15] sur l’origine du grand corps de tradition, auquel il a laissé son nom ! M. de Bohlen[16], dont j’emprunte ici les expressions littérales, trouve une grande pauvreté d’invention dans les premiers chapitres de la Genèse, qui, d’ailleurs, n’a été composée que depuis le retour de la captivité. Selon ce théologien, l’histoire de Joseph et de ses frères n’a été inventée qu’après Salomon par un membre de la dixième tribu. D’autres placent le Deutéronome à l’époque de Jérémie, ou même le lui attribuent. D’ailleurs, le Dieu même de Moïse décroît dans l’opinion de la critique en même temps que le législateur. Après avoir mis Jacob au-dessous d’Ulysse, comment se défendre de la comparaison de Jupiter et de Jéhovah ? La pente ne pouvait plus être évitée. Écoutez là-dessus le précurseur immédiat du docteur Strauss, je veux dire le professeur Vatke dans sa Théologie biblique ! Si vous acceptez sa doctrine, Jéhovah, long-temps confondu avec Baal dans l’esprit du peuple, après avoir langui obscurément et peut-être sans nom dans une longue enfance, n’aurait achevé de se développer qu’à Babylone ; là, il serait devenu je ne sais quel mélange de l’Hercule de Tyr, du Chronos des Syriens, et du culte du soleil, en sorte que sa grandeur lui serait venue dans l’exil. Son nom même ne serait entré dans les rites religieux que vers le temps de David ; l’un le fait sortir de Chaldée, l’autre d’Égypte. Sur le même principe, on croit reconnaître les autres parties de la tradition que le mosaïsme a empruntée des nations étrangères. Vers le temps de sa captivité, le peuple juif aurait pris aux Babyloniens les fictions de la tour de Babel, des patriarches, du débrouillement du chaos par les Élohim, à la religion des Persans les images de Satan, du paradis, de la résurrection des morts, du jugement dernier ; et les Hébreux auraient ainsi dérobé une seconde fois les vases sacrés de leurs hôtes. Au reste, Moïse et Jéhovah détruits, il était naturel que Samuel et David fussent dépouillés à leur tour. « Cette seconde opération, dit un théologien de Berlin, s’appuie sur la première. » Ni l’un ni l’autre ne sont plus les réformateurs de la théocratie, laquelle ne s’est formée que long-temps après eux. Le génie religieux manquait surtout à David. Son culte grossier et presque sauvage n’était pas fort éloigné du fétichisme. En effet, le tabernacle n’est plus qu’une simple caisse d’acacia ; et, au lieu du saint des saints, il renfermait une pierre[17]. Comment, direz-vous, accorder l’inspiration des psaumes[18] avec une aussi grossière idolâtrie ? L’accord se fait en niant qu’aucun des psaumes, sous leur forme actuelle, soit l’œuvre de David ; le prophète-roi ne conserverait plus ainsi que la triste gloire d’avoir été le fondateur d’un despotisme privé du concours du sacerdoce ; car les promesses faites à sa maison, dans le livre de Samuel et ailleurs, n’auraient été forgées que d’après l’évènement, ex eventu. Dans cette même école, le livre de Josué n’est plus qu’un recueil de fragmens, composé après l’exil, selon l’esprit de la mythologie des lévites ; celui des Rois[19], un poème didactique ; celui d’Esther, une fiction romanesque, un conte imaginé sous les Séleucides. À l’égard des prophètes, la seconde partie d’Isaïe, depuis le chapitre XL, serait apocryphe, selon M. Gesenius lui-même[20]. D’après un critique non moins célèbre et que j’ai déjà cité, Ézéchiel, descendu de la poésie du passé à une prose lâche et traînante[21], aurait perdu le sens des symboles qu’il emploie ; dans ses prophéties, il ne faudrait voir que des amplifications littéraires. Le plus controversé de tous, Daniel est définitivement relégué par M. Lengerke dans l’époque des Machabées. Il y avait long-temps que l’on avait disputé à Salomon le livre des Proverbes et de l’Ecclésiaste ; par compensation, quelques-uns lui attribuent le livre de Job, que presque tous rejettent dans la dernière époque de la poésie hébraïque.

Ce court tableau, qu’il serait facile d’augmenter, suffit pour montrer comment chacun travaille isolément à détruire dans la tradition la partie qui le touche de plus près, sans s’apercevoir que toutes ces ruines se répondent. Au milieu même de cette universelle négation, l’on se donne le plaisir de se contredire mutuellement. Tel conseiller ecclésiastique qui nie l’authenticité de la Genèse, est réfuté par tel autre qui nie l’authenticité des prophètes. D’ailleurs, toute hypothèse se donne fièrement pour une vérité acquise à la science jusqu’à ce que l’hypothèse du lendemain renverse avec éclat celle de la veille. On dirait que, pour gage d’impartialité, chaque théologien se croit obligé, pour sa part, de jeter dans le gouffre une feuille des Écritures. Dans cette étrange ardeur des hommes d’église à sacrifier eux-mêmes le corps et la lettre de leur croyance, n’y a-t-il pas quelque chose qui rappelle cette nuit de la Constituante où chacun venait brûler ses lettres de noblesse ?

Au reste, si tel a été le trouble apporté par la critique allemande dans les livres de l’Ancien Testament, on peut facilement penser qu’elle ne s’est point arrêtée devant le nouveau. Pour expliquer les concordances littérales[22] des trois premiers évangiles, chacun a été donné successivement pour le primitif. Lessing les tenait pour des traductions libres d’un original perdu que l’on s’est figuré tour à tour hébraïque, araméen, chaldaïque ou syriaque, grec même, et qu’enfin on a supposé n’avoir jamais été écrit ; c’est ce que l’on nommait un évangile oral. Pour trancher la difficulté, Schleiermacher s’attachait de préférence à saint Luc, le compagnon et le confident de saint Paul ; mais il dépréciait saint Matthieu à cause de sa tendance judaïque, et saint Marc, que l’on a appelé, je ne sais trop pourquoi, le patron des matérialistes. À travers tant de critiques qui se heurtent et se détruisent l’une l’autre, ce qui demeure constant, c’est que les théologiens allemands tendent de plus en plus à considérer les trois premiers évangiles, non plus comme des témoignages oculaires, mais comme des expressions plus ou moins vagues de la tradition. Tout le débat paraît se concentrer peu à peu sur l’authenticité de saint Jean. « C’est désormais pour nous la grande question, » me disait, ces jours-ci, le docteur Strauss, après une longue conversation sur ces matières.

D’après ce qui précède, on peut juger quelle était la pente des choses lorsqu’en 1835 parut obscurément, avec le privilége royal, l’Histoire de la vie de Jésus, par le docteur Strauss, répétiteur au séminaire évangélique et théologique de Tubingue. Quoique, certes, les esprits dussent être préparés à ce dénouement, l’effet en fut si prompt, si électrique, si inoui, que, contrairement à tous les usages reçus en pareille matière, le gouvernement prussien consulta le clergé protestant pour savoir s’il ne serait pas opportun de prohiber cet ouvrage dans ses états. Le célèbre Neander, l’une des ames les plus élevées et les plus convaincues de l’église réformée, fut chargé de faire la réponse. Il déclara que l’ouvrage déféré à son examen attentait, il est vrai, à toutes ses croyances ; qu’il demandait nonobstant que la liberté ne fût point suspendue pour son adversaire, et que la discussion fût seule juge de la vérité et de l’erreur. Réponse digne de cet homme doublement vénérable, et qui ouvrait, d’une manière glorieuse pour l’église, l’immense débat qui allait en résulter.

Quel était donc ce livre qui, dans le pays des nouveautés théologiques, déconcertait les plus audacieux ? Comme je l’ai déjà fait entendre, c’était la conséquence des prémisses posées depuis un demi siècle. L’auteur mettait pour la première fois en contact les doctrines les plus contradictoires, les écoles de Bolingbroke, de Voltaire, de Lessing, de Kant, de M. de Maistre, sous quelques noms qu’elles se soient transformées et déguisées, matérialisme, spiritualisme, mysticisme, amateurs de symboles, d’explications naturelles ou figurées ou dogmatiques, de visions, de magnétisme animal, d’allégories, d’étymologies ; et les interprétant, les embarrassant, les brisant les unes par les autres, au moyen d’une dialectique infatigable, il leur arrachait à toutes la même conclusion. En un mot, il concentrait tous les doutes en un seul et formait un même faisceau des traits épars du scepticisme. Ajoutez à cela qu’en déchirant le voile métaphysique qui palliait ces doctrines, il ramenait la question aux termes les plus simples ; que, par là, on voyait à découvert, et pour la première fois, quel travail de destruction on avait accompli. Il soulevait comme Antoine la robe de César. Chacun pouvait reconnaître dans ce grand corps les coups qu’il avait portés dans l’ombre.

Au panthéisme des écoles modernes, l’auteur avait emprunté l’art de déprécier, de diminuer, d’exténuer les personnages historiques ; car il y a un idéalisme naturellement briseur d’images. Toute existence personnelle le gêne et lui déplaît comme une usurpation. Les héros sont pour lui ce que les statues de bois ou d’airain sont pour le mahométisme. Il faut qu’il les renverse. Un peu plus, il regarderait la vie de l’oiseau qui passe, de l’insecte qui murmure, comme un vol fait à l’absolu. Il ne serait content que s’il pouvait réduire l’univers et l’histoire à un parfait silence pour y jouir en paix de l’harmonie de ses propres idées.

Ce n’est pas cependant que le docteur Strauss niât absolument l’existence de Jésus. Il en conserve, au contraire, une ombre, à savoir, que Jésus a été baptisé par saint Jean, qu’il a rassemblé des disciples, qu’à la fin il a succombé à la haine des pharisiens. Voilà, si l’on y joint quelques détails, le fond de vérité auquel l’imagination humaine aurait ajouté toutes les merveilles de la vie du Christ. La suite des évènemens racontés par les évangélistes ne serait rien en réalité qu’une succession d’idées revêtues d’une forme poétique par la tradition, c’est-à-dire, une mythologie.

La manière dont l’auteur conçoit que cette œuvre d’imagination a été accomplie, mérite surtout d’être remarquée. Il pense que, frappés de l’attente du Messie, les peuples de Palestine ont peu à peu ajouté à la figure véritable de Jésus tous les traits de l’Ancien Testament qui pouvaient s’y rapporter. La tradition populaire aurait accepté comme réelles les actions imaginaires que l’ancienne loi attribuait au Christ de l’avenir, modelant ainsi, façonnant, agrandissant, corrigeant, divinisant le personnage de Jésus de Nazareth, d’après le type imaginaire conçu d’abord par les prophètes. Sur ce principe, le Nouveau Testament ne serait guère, dans le vrai, qu’une imitation vulgaire et irréfléchie de l’ancien. De la même manière que le dieu de Platon formait l’univers d’après une idée préconçue, les peuples de Palestine auraient eux-mêmes formé le Christ d’après l’idéal que leur fournissait l’ancienne loi. On voit que, dans cette doctrine, ce ne serait pas le Christ qui aurait établi l’église, mais bien l’église qui aurait inventé et établi le Christ. Des prophéties politiques, religieuses, mystiques, voilà le thème que le sentiment des peuples aurait peu à peu converti en évènemens. Le genre humain n’aurait pas été la dupe d’une illusion des sens ; il l’eût été de sa propre création, et l’humanité, depuis deux mille ans, serait à genoux, non pas devant une imposture, comme disait le XVIIIe siècle, mais devant un idéal paré à tort des insignes de la réalité.

Voici d’ailleurs la méthode presque constante que l’auteur emploie pour arriver à ces résultats. Avec un grand nombre de critiques, il admet un intervalle de trente ans entre la mort de Jésus-Christ et la rédaction du premier de nos évangiles. Cet espace lui semble suffisant pour que les imaginations populaires aient eu le temps de se substituer aux faits. Sa critique s’attache successivement à chaque moment de la vie de Jésus. D’après l’école anglaise résumée par Voltaire, d’après les Fragmens d’un inconnu, et un grand nombre d’autres prédécesseurs, il fait ressortir les contradictions des évangélistes entre eux ; il affirme que, si l’orthodoxie n’a pu satisfaire la raison à cet égard, les explications tirées du cours naturel des choses ne sont pas moins fautives. Ces deux genres d’interprétations étant écartés, il ne reste qu’à nier la réalité du fait en lui-même, et à le convertir en allégorie, en légende ou en mythe. C’est la conséquence uniforme par laquelle l’auteur termine chaque discussion ; au reste, pas une parole de douleur, pas un regret sur ces figures dont il ne conserve que l’auréole. L’impression du vide immense que laisserait l’absence du Christ dans la mémoire du genre humain ne lui coûte pas un soupir. Sans colère, sans passion, sans haine, il continue tranquillement, géométriquement la solution de son problème. Est-ce à dire qu’il n’ait pas le sentiment de son œuvre, et que, sapant l’édifice par la base, il ignore ce qu’il fait ? Non, sans doute. Mais c’est une chose propre à l’Allemagne que ce genre d’impassibilité. Les savans y ont tellement peur de toute apparence de déclamation qui pourrait déranger l’assiette de leurs systèmes, qu’ils tombent à cet égard dans un défaut tout opposé. Ce que la rhétorique est pour nous en France, les formules le sont pour les Allemands, une prétention qui, changée en habitude, finit par devenir naturelle. Ils prennent volontiers dans leurs livres la figure inexorable de la fatalité sur son siége d’airain. À la lecture de tel ouvrage, vous prendriez l’auteur pour une ame de bronze que rien d’humain ne peut atteindre. Telle était même, je l’avoue, mon illusion sur M. Strauss lui-même, jusqu’à ce que, l’ayant connu de plus près, j’aie trouvé en lui, sous ce masque du destin, un jeune homme plein de candeur, de douceur, de modestie, et une ame presque mystique et comme attristée du bruit qu’elle a causé.

Ce n’est point assurément là l’homme de l’ouvrage que je vais analyser. Pendant quinze cents pages, et de la même manière que s’il s’agissait d’une interpolation d’Homère ou de Pindare, l’auteur dispute au Christ son berceau et son sépulcre ; il ne lui laisse que la croix. Les circonstances de la naissance du fils de Marie lui semblent fabuleusement imitées de la naissance d’Abraham et de Moïse. Nemrod, Pharaon, voilà les modèles d’après lesquels la tradition a imaginé les massacres d’Hérode. Quant à la crèche, elle n’a été supposée dans Bethléem, de préférence à tout autre lieu, que pour se conformer au verset d’un prophète. L’étoile qui conduit les bergers n’est que le souvenir de l’étoile promise à Jacob dans la prophétie de Balaam. Les rois mages eux-mêmes n’auraient eu d’existence que dans un passage d’Ésaïe et dans le psaume 72. De la présentation au temple, on fait une légende inventée pour glorifier l’homme dans l’enfant ; de la scène de Jésus expliquant la Bible à l’âge de douze ans, une copie des vies de Moïse, de Samuel, de Salomon, qui, à ce même âge, donnent des preuves d’une sagesse toute divine. Les relations du Christ et de saint Jean-Baptiste amènent des interprétations non moins audacieuses. Dans ce système, les évangélistes ont attribué à saint Jean des idées qu’il lui eût été impossible de concevoir. Son point de vue plus étroit, sa tendance moins libérale, son génie plus rude le rendaient incapable de comprendre, encore moins de prophétiser la venue de Jésus. D’ailleurs, selon l’auteur, si Jésus s’est soumis à recevoir le baptême, c’est là une preuve qu’il ne croyait point encore être le Messie. Tout au plus, il a suivi dans la foule l’enseignement de saint Jean, et il y a puisé quelques maximes de la secte des Esséniens. On a fait à cet égard[23] une observation pleine de justesse, lorsqu’on a dit que, s’il est ici un personnage fabuleux, ce n’est pas celui dont la vie se passe au milieu des peuples qui le touchent, le voient, l’entendent, mais bien plutôt le solitaire qui, vêtu de poil de chèvre, errant loin des villes, se dérobe à ses propres disciples, et ne laisse de trace que sur le sable du désert ; que, par conséquent, le mythe ici devrait être saint Jean, et Jésus-Christ l’histoire.

Je poursuis. Jésus se proposait-il un règne temporel ou céleste ? L’auteur répond : Le Christ espérait reconquérir le sceptre temporel de David, mais par des moyens tout divins. Les légions des anges, les morts ressuscités devaient placer ses disciples sur les douze trônes d’Israël. D’ailleurs, en ce qui regarde l’ancienne loi, il ne rejetait que le rituel, la forme extérieure, les abus du culte. Il en acceptait l’esprit, en sorte que sa mission n’a guère été que négative, et qu’il a été pour le mosaïsme à peu près ce que Luther a été pour le catholicisme. Parlons encore plus clairement ; il ne songeait point à étendre sa réforme au-delà du peuple juif, dont il partageait la répugnance pour les nations étrangères. À l’égard de sa doctrine proprement dite, les Écritures n’en garderaient qu’une image bien infidèle, puisque ses discours, selon les trois premiers évangélistes, ne seraient rien que des fragmens incohérens, espèce de travail de mosaïque dans lequel saint Matthieu surpasserait seulement les deux autres. On avait disputé à Moïse le Décalogue ; il était naturel que l’on en vînt à disputer à Jésus-Christ le sermon de la montagne et la prière dominicale qui ne sont plus qu’une compilation de formules hébraïques. Saint Jean nous reste encore ; tout repose sur ce dernier fondement. Que va-t-on décider ? La conclusion ne se fait pas attendre ; la voici : les discours que saint Jean rapporte sont beaucoup plus contestables que les précédens. Il faut les regarder comme des compositions libres, mêlées de réminiscences des écoles d’Alexandrie. Ainsi, pour presser la question, d’une part on aurait des maximes hébraïques, de l’autre des sentences de la philosophie grecque. Mais la doctrine de Jésus, à dire vrai, aurait disparu aussi bien que sa personne. Nulle certitude historique, nulle authenticité, sinon dans quelque débris de la polémique soutenue contre les pharisiens. L’auteur veut bien reconnaître, dans ces démêlés, le ton et l’accent de la dialectique des rabbins.

La dernière partie de l’ouvrage où convergent tous les rayons du scepticisme moderne entame des questions qu’en France nous sommes plus accoutumés à voir controversées. Le modèle de ce genre de polémique se trouve dans la fameuse lettre de Rousseau sur les miracles ; mais ici la science est beaucoup plus grande, et le système tout différent. Les miracles de l’Évangile sont ou des paraboles prises plus tard pour des histoires réelles, ou des légendes, ou des copies de ceux de l’Ancien Testament. La multiplication des pains rappelle la manne dans le désert, et les vingt pains dont Élisée nourrit le peuple. L’eau changée en vin est une réminiscence de l’eau saumâtre convertie par le prophète en une eau vive. Quelquefois le Nouveau Testament se copierait lui-même, comme dans le signe du figuier frappé de stérilité ; ce prodige serait la contre-partie d’une parabole racontée plus haut. Pour achever, qu’est-ce que la transfiguration du Christ sur le mont Thabor ? — Un reflet, une copie de celle de Moïse sur le mont Sinaï. — Mais l’apparition de Jésus au milieu de Moïse et d’Élie n’implique-t-elle rien en soi de particulier ? — Un pur emblème pour signifier que Jésus est venu accorder la loi personnifiée dans l’un et les prophètes représentés par l’autre. Il ne s’agit donc pas ici, comme je le croyais, de la transfiguration du Christ ? — Non, assurément, mais de la transfiguration d’une idée chrétienne. Reste à savoir maintenant où s’arrêterait un catéchisme continué dans ces termes.

J’arrive à la passion. À véritablement parler, l’auteur n’admet ici rien d’historique, excepté le crucifix qui encore lui rappelle le serpent d’airain suspendu à l’arbre de Moïse. Pour parler son langage, les scènes qui précèdent l’emprisonnement sont des mythes du second degré dans l’Évangile selon saint Jean, des mythes du troisième degré dans les Évangiles selon saint Matthieu, saint Marc et saint Luc. Il part de ce principe que l’ancienne loi n’annonce nulle part un Messie souffrant, que les figures que l’on a tirées d’Ésaïe s’appliquent au corps des prophètes, non à la personne du Christ dont l’Ancien Testament, au contraire, a toujours annoncé et exalté le triomphe temporel. L’esprit tout rempli de la présence de leur maître bien-aimé, les apôtres le voyaient en traits flamboyans sous chacun des emblèmes de la Bible ; naturellement et invinciblement, ils lui appliquaient toutes les paroles qui pouvaient se détourner du sens littéral ; ils s’abusaient eux-mêmes. Par suite d’une illusion semblable, on supposa, après l’évènement, puis on se persuada que le Christ avait dû annoncer par avance sa mort, sa résurrection, sa réapparition. De là, les prophéties qui lui furent attribuées par les évangélistes. La scène du jardin des Oliviers, la sueur de sang, l’angoisse de la croix ; quoi encore ? le calice apporté par l’ange de la passion ; que va-t-on faire de cette douleur infinie ? Un plagiat tiré des Lamentations de Jérémie. Ce pressentiment profond, qui saisit chaque créature, et même la plus vile, au moment de périr, va manquer à Jésus-Christ. Les deux larrons appartiendraient à Ésaïe ; la tunique partagée, les pieds et les mains cloués, le coup de lance dans le côté, l’absinthe et le vinaigre, même la soif sur la croix, tout cela, ainsi que la dernière parole de Jésus en expirant : Eli lamma sabachthani, serait, mot pour mot, tiré du psaume 69 et du 22e[24], que le docteur Strauss déclare classique pour tout ce qui regarde la passion. À quoi il ajoute qu’un seul des évangélistes fait mention de la présence de la mère du Christ au pied de la croix, et que cette circonstance, si elle était véritable, n’eût pas été négligée par les autres. Ici, je l’avoue, je ne puis ni tolérer, ni concevoir que l’auteur s’arrête au milieu de ces scènes pour dire en parlant de la passion selon saint Jean : « L’exposition de la scène fait honneur à la manière ingénieuse et animée du rapporteur. » À ce mot, ne vous semble-t-il pas voir se dresser et applaudir le spectre de Voltaire, ou plutôt, une telle cruauté ne l’eût-elle pas étonné lui-même ? Quoi qu’il en soit, le sang-froid de l’auteur ne se dément plus dans les scènes qui suivent. Il n’y a certes qu’un érudit allemand qui pût rechercher avec cette impassibilité, où l’ironie moderne et l’hyssope du Golgotha sont indissolublement mêlés, si Judas, comme un théologien l’a prétendu, a été un honnête homme méconnu ; si le Christ a été cloué à la fois aux pieds et aux mains ; combien de fois il a eu soif ; combien d’heures il est resté en croix ; jusqu’où s’est enfoncée dans le côté la lance du soldat ; si le sang et l’eau ont pu couler de sa plaie vive ; supposé que Jésus, après un long évanouissement, soit sorti du sépulcre, en quel lieu s’abritait ce Dieu moribond ; si, comme le prétend sérieusement le célèbre professeur de théologie dogmatique Paulus, le Christ, échappé du tombeau, est mort d’une fièvre lente, causée par les stigmates de la croix, ou s’il a encore vécu, après la passion, vingt-sept ans travaillant dans la solitude au bien de l’humanité, comme le dit M. Brennesche dans sa dissertation ; et enfin, sur quelle couche écartée a achevé de vivre, loin des regards de ses ennemis et de ses disciples, le Dieu fait homme. Cette partie de l’ouvrage a l’odieuse précision d’une instruction judiciaire. En cet endroit, M. Strauss semble dévier de son système des mythes, et faire une concession à une école adversaire, lorsqu’il admet que l’idée de la résurrection a pour origine une vision des disciples, toute semblable à celle de saint Paul sur le chemin de Damas ; il pense d’ailleurs que cette idée n’a pu se développer pleinement qu’en Galilée, loin du sépulcre et des restes mortels du Christ. L’ascension lui rappelle celle d’Énoch, les chevaux flamboyans d’Élie, lesquels, dit-il, pour se conformer à la nature plus douce de Jésus, durent être transformés en nuages, l’apothéose d’Hercule, de Romulus… etc. Voilà ce livre dans ses élémens et son affreuse nudité ; si l’analyse était à recommencer, le cœur me manquerait pour la refaire.

Ce n’est pas tout cependant ; l’auteur, en terminant, recherche quel sera le résultat de sa doctrine, supposé qu’elle soit généralement adoptée par le clergé. Que doit faire le prêtre convaincu que l’Évangile est une mythologie ? Le prédicateur spéculatif, c’est le nom qu’il donne à cet étrange personnage, a, répond-il, quatre voies ouvertes devant lui. Premièrement, il peut garder sa doctrine pour lui seul et continuer d’instruire le peuple conformément à la lettre de l’Écriture. Secondement, il peut, en racontant l’histoire sacrée, sous-entendre, en lui-même et par une traduction tacite, les abstractions et le système des mythes ; par exemple, pendant qu’il parle de la résurrection du Golgotha, il doit penser secrètement à l’universelle palingénésie des idées, ou encore, en prêchant tout haut sur la Vierge Marie, songer tout bas à la nature, vierge visible, mère éternelle de toutes choses. Mais cette méthode subtile court le risque de rappeler celle des réticences mentales du père Bauny, et, malgré le détour d’intention, elle rentre dans le premier cas. Troisièmement, l’orateur sacré peut travailler ouvertement à ruiner la croyance populaire, et à la transformer en spéculation. Quatrièmement (car le moyen qui précède n’est pas lui-même sans difficultés), il ne reste, en définitive, au prédicateur spéculatif, qu’à descendre de la chaire et à sortir de l’église ; ce sont aussi là les dernières paroles de l’auteur.

Si maintenant l’on demande quel effet doit produire cet ouvrage sur l’esprit d’un homme impartial, en admettant qu’il y en ait de tels dans ces matières, je répondrai là-dessus sans détour. Prétendre que ce livre peut être jugé en dernier ressort par l’analyse que je viens d’en présenter, ce serait abuser déloyalement de ce qu’il n’a point été traduit dans notre langue. L’esprit d’une œuvre quelconque, de philosophie, d’art ou de critique, ne se reproduit pas ainsi en quelques lignes ; il y faut bien plus de circonspection qu’on ne se le figure en général. Combien ces difficultés ne s’augmentent-elles pas s’il s’agit d’un étranger ! Occupé tout entier à présenter dans leur crudité les résultats de l’auteur, j’ai dû négliger les nuances, les tempéramens, les préparations, et surtout le cortége de preuves qui ne le quittent jamais. Malgré moi, je me serai attaché aux parties les plus saillantes qui dénoncent le mieux l’esprit général d’une école, au risque de laisser dans l’ombre quelques-uns des traits particuliers de l’écrivain. Sa pénétration dans le monde des détails, son amour sincère de la vérité, le succès même de son explication en mainte rencontre, le stoïcisme d’un langage vrai, net, qui, dégagé du jargon des écoles, va droit au but, et que quelques-uns de ses adversaires ont comparé à celui de Lessing, sa fermeté, son indépendance d’esprit, sa dureté même, qui le fait entrer comme un fer aigu dans les entrailles des choses, quand d’autres s’arrêtent mollement aux surfaces, enfin son érudition rare et profonde, voilà ce que personne de sensé ne lui contestera. Il a rendu l’affreux service de sonder, de palper, d’élargir la plaie vivante de notre temps avec plus de vigueur, de logique et d’intrépidité que personne, si bien que l’indifférence même en a tressailli et s’est relevée en criant sur sa couche ; et, lorsqu’on prend ce livre, si triste, si glacé, si tranchant, il faut redire le mot de cette femme en se poignardant : « Cela ne fait point de mal. »

Avec le même désir de rester dans la vérité, je reconnaîtrai que, dès l’ouverture de cette histoire, on voit clairement que le système est conçu par avance ; qu’il ne naît pas nécessairement des faits ; qu’au contraire l’auteur, avec la ferme volonté de tout y ramener, ne s’en démettra devant aucun obstacle ; que, par là, il est entraîné à une intolérance logique qui ressemble à une sorte de fanatisme, et rappelle, avec plus de sang-froid et de maturité, l’esprit exterminateur de Dupuis et de Volney. J’ai même quelque sérieuse raison de croire que, revenu de la première fougue de la discussion, il ne serait pas éloigné de reconnaître la justesse de cette critique.

Un second reproche que je ferai à cet ouvrage, parce que la critique allemande n’y a pas assez insisté, c’est que l’intelligence et la connaissance, il est vrai, prodigieuse des livres, y semblent étouffer le sentiment de toute réalité. Au milieu de cette négation absolue de toute vie, vous êtes vous-même tenté de vous interroger, pour savoir si vos impressions les plus personnelles, si votre souffle et votre ame ne sont pas aussi, par hasard, une copie d’un texte égaré du livre de la fatalité, et si votre propre existence ne va pas soudainement vous être contestée comme un plagiat d’une histoire inconnue. Dès que l’auteur rencontre un récit qui sort de la condition des choses les plus ordinaires, il déclare que cette narration ne renferme aucune vérité historique, et qu’elle ne peut être qu’un mythe. Or, n’est-ce pas appauvrir et ruiner la nature et la pensée, que de les mettre ainsi tout ensemble sur ce lit de Procuste ? N’accepter pour légitimes que les impressions conformes au génie d’une société inerte à la manière de la société présente, n’est-ce pas borner étrangement le cœur de l’homme ? Sommes-nous donc si assurés d’être en tout la mesure du possible ? Ô docteur ! que de miracles se passent dans les ames, et que la connaissance des livres ne nous enseignera pas ! Que l’enthousiasme et l’amour et les révolutions sont là-dessus nos grands maîtres ! Qu’ils savent de choses que toutes les bibliothèques du monde ne nous enseigneront jamais ! Je sens que j’ai besoin d’éclaircir cela par un exemple, le voici :

Il est tiré de la première rencontre du Christ et des disciples, au bord du lac de Galilée. M. Strauss, voyant avec quelle promptitude Jésus captive, d’un mot, les apôtres, fait cette réflexion fort judicieuse en apparence : qu’il est étrange que le Christ n’ait pas voulu éprouver ces hommes avant de les choisir ; qu’il est plus incroyable encore que ceux-ci, sans avoir établi de longues relations avec lui, sans avoir appris à le connaître par expérience, aient quitté leurs maisons, leur pays, leur état, leurs familles, pour le suivre dans sa prédication ; que, d’ailleurs, on découvre une contradiction manifeste entre cette facile obéissance et le doute qui les saisit plus tard. De ce raisonnement et de quelques autres, il conclut que cette rencontre prétendue des apôtres et du Christ n’est rien qu’une allégorie, une figure forgée trente ans plus tard à l’imitation de la rencontre du prophète Élie et de son serviteur Élisée.

À mon tour, je le demande, pourquoi mettre sur le compte de l’imitation et de l’érudition pharisienne, ce qui s’explique si pleinement, si naturellement, dans le récit de l’évangéliste ? Qui ne voit d’un côté l’autorité de Jésus, la puissance attachée à ses traits, à sa voix, à son geste, à sa parole mystérieuse, et, de l’autre, des pêcheurs saisis par cette parole, entraînés, subjugués, fascinés par cette grandeur qui apparaît au milieu d’eux ? Est-ce donc autrement que l’enthousiasme saisit les ames, et que les hommes se donnent les uns aux autres ? Est-ce, comme le docteur allemand le suppose, par une lente et successive expérience de la supériorité du maître, ou bien par un ravissement soudain, par un emportement irréfléchi, par un abandon entier de soi à la volonté, aux regards, à la pensée d’un autre ? Qui n’a connu des exemples de ce genre, je ne dis pas seulement dans la vie publique, mais aussi dans la vie privée, même la plus obscure, laquelle se passe rarement sans être éclairée, un jour, une heure au moins, par l’une de ces prodigieuses illuminations ? Et les miracles d’amitié, d’héroïsme, est-ce l’expérience, est-ce la temporisation qui les fait ? N’est-ce pas plutôt l’affaire d’un instant suprême dans lequel tout est perdu ou gagné. « Les disciples ont douté l’instant d’après, » dites-vous ? Preuve nouvelle que vous êtes ici dans la vérité, dans la réalité, dans l’histoire. Quoi de plus naturel que l’abattement après l’excès de l’enthousiasme ? Ce sont là de ces traits que n’inventent ni la tradition poétique ni la mythologie. Ce sont bien là des hommes, non des mythes. Pour moi, je l’avoue, tel que le siècle m’a fait, je ne puis encore relire ce début de l’Évangile, sans entendre, comme les pêcheurs de Galilée, l’écho de cette voix bien réelle qui vous dit : « Lève-toi et marche, et cours au bout du monde ; » tant il y a là d’enthousiasme avéré et senti ! C’est là le fiat lux dans la genèse du christianisme ; c’est le mouvement duquel s’engendrent tous les autres. Vous entendez à ce mot les disciples se lever, et pousser devant eux l’ancienne société, l’empire romain qui se dresse à son tour sur son siége, et qui suit l’impulsion, puis l’église, puis les conciles, puis la papauté, puis la réforme, et ce mouvement propagé de siècle en siècle, de génération en génération, arriver à la fin, et sans discontinuité, jusqu’à vous.

Autre exemple. Je le choisis parce qu’il fournit en soi un excellent abrégé de la manière accoutumée de l’auteur. C’est la scène de la tentation du Christ dans le désert. M. Strauss commence par montrer les difficultés, les invraisemblances, les fictions qui se rencontrent dans les évangélistes : un jeûne de quarante jours, l’apparition du démon sous une forme palpable, Jésus transporté d’abord sur le faîte du temple, puis sur une montagne d’où l’on découvre tous les royaumes, la légion des anges qui lui apportent du ciel sa nourriture. Il combat avec avantage les explications naturelles que l’on a jusqu’ici données de ces circonstances ; il prouve que cette scène n’est ni une vision, ni un songe, ni une parabole. Surtout il n’a pas de peine à démontrer que Satan n’était point un pharisien déguisé et envoyé pour proposer à Jésus d’entrer dans une conspiration contre les Romains. Cette réfutation accomplie, il ouvre l’Ancien Testament. Il y trouve tous les traits de la scène racontée par le nouveau. Moïse, Élie, jeûnent dans le désert pendant quarante jours ; Satan, pendant quarante années, y tente le peuple d’Israël. Ce nombre de quarante ainsi répété, cette tentation du peuple qui s’appelait aussi le fils de Dieu, enfin les anges qui préparent la nourriture d’Élisée, ne sont-ce pas là les traits principaux ou les modèles du récit calqué plus tard par la tradition chrétienne sur les livres de l’ancienne loi ? Donc cette scène n’a en soi rien de réel et nul fond historique. Elle ne répond à aucun moment véritable de la vie de Jésus.

Cette analyse semble complète. Il y manque, à mon avis, une partie importante, qui est un examen plus profond de la vie intérieure du Christ. Jésus vient de recevoir le baptême. Il publie pour la première fois sa mission. Au moment d’achever de se révéler, il se recueille dans le désert. Qui peut savoir les angoisses, les combats, les ennemis intérieurs qui ont assailli dans la solitude ce nouveau Jacob, aux prises avec l’ange inconnu ? Avant de déclarer la guerre à toute la nature visible, avant de jeter l’humanité dans l’avenir, comme un monde dans une orbite nouvelle, qui sait si le révélateur n’a pas hésité dans son cœur, si le passé tout entier ne s’est pas dressé devant lui comme une embûche, si l’univers muet, revêtu de sa splendeur empruntée, ne lui a pas dit par cent voix de se prosterner et de l’adorer, au lieu de le combattre ; si ses pensées ne l’ont pas ravi sur leurs ailes, au faîte du temple et de la montagne sacrée ; si de là il n’a pas vu à ses pieds, d’un côté les royaumes temporels, avec leurs peuples inclinés et soumis, de l’autre l’empire incommensurable des pensées avec l’éternelle passion et la croix au lieu du sceptre de Juda ? Qui sait si, en ce moment, il n’a pas connu par avance la sueur de sang de Gethsamanné, et si, de ce faîte de douleurs, il ne s’est pas écrié déjà, à la vue de la terre soulevée contre lui : « Mon père ! mon père ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Or, si le doute a pu approcher de lui, assurément ce fut là le noir Satan sur le trône des ténèbres. Cette histoire ne serait donc point aussi illusoire qu’on le prétend. Au contraire, elle toucherait à ce qu’il y a de plus intime, c’est-à-dire de plus réel, dans le vie de Jésus. Relevé de cet abattement mortel, la lumière intérieure reparaît pour lui. Les cieux se rouvrent. En ce moment le Christ reprend la possession de lui-même jusqu’au Calvaire. Les légions des anges immaculés descendent dans son cœur. Ils achèvent de fortifier d’une nourriture céleste cet esprit lassé dans le combat. Dans tout cela, où est l’impossible ? où est l’imitation ? où est la fable ? et comment se faire une idée de l’Évangile, si l’on n’y voit une continuelle transfiguration de l’histoire intérieure et des pensées du Christ ? Je m’arrête ici, car ce point seul m’entraînerait trop loin.

D’autres fois l’auteur substitue à la simplicité des Écritures une abstraction qui me semble répugner étrangement à leur génie. Ainsi la rencontre de Jésus et de la Samaritaine auprès d’un puits le renvoie naturellement à celles d’Élieser et de Rebecca, de Jacob et de Rachel, de Moïse et de Séphora. Ces ressemblances, fortifiées, il est vrai, de plusieurs circonstances tirées du dialogue, le conduisent à sa conclusion ordinaire, que ce récit n’est rien autre chose qu’un mythe. Je le veux bien. Mais, ceci admis, la difficulté augmente. Cette courte narration, qui portait un tel cachet de simplicité, que va-t-elle devenir ? Une formule de la philosophie de l’histoire. La Samaritaine au bord du puits est l’emblème d’un peuple impur qui a rompu l’alliance avec Jéhovah. Le dialogue tout entier n’est que la figure des relations des premiers chrétiens avec les Samaritains. Mais, comme l’auteur nie que ces relations aient jamais existé en effet, il ne nous reste plus que le symbole d’un symbole, la figure d’un rêve, l’ombre d’une ombre ; ici le sol manque sous les pas. De bonne foi ces abstractions, rédigées en légendes, ne sont-elles pas tout le contraire de l’esprit des Évangiles ? L’auteur est ici dans les théories modernes, dans la synthèse de Hegel. Il est dans le XIXe siècle ; il n’est plus dans le premier.

Ailleurs, je regrette qu’après s’être enseveli dans la littérature des rabbins et du Talmud, il n’ait pas eu recours plus souvent aux voyages modernes qui peignent la vie de l’Orient. Je suis convaincu qu’il aurait trouvé, dans le spectacle des peuples du Levant, quelques traits qui auraient éclairé son sujet. Il eût fait plus ; il eût tempéré par là sa tendance, évidemment trop constante, à tout réduire en abstractions. S’il eût un peu plus approché de ces rivages des apôtres, les scènes du lac de Galilée, le Christ endormi dans l’orage, les flots apaisés par ses paroles, ne lui eussent plus, j’imagine, paru seulement des fictions sans corps, imitations érudites du passage de la mer Rouge, ou figures de la vertu embarquée sur un océan orageux. À cet égard, quel que soit le mépris de la théologie et de la philosophie envers toutes les observations qui ne sont pas recueillies d’un vieux livre, me sera-t-il permis de citer ici, entre mille, un de ces faits dont j’ai été le témoin ? Il m’a trop donné à penser, lorsqu’il arriva, pour que je puisse facilement l’oublier. C’était à l’entrée de la nuit, sur les côtes de Malte. J’étais avec quatre matelots d’Ipsara, dans un canot sans voile et loin de tout refuge, car un peu auparavant on nous avait repoussés de l’île. La tempête était très forte, la nuit très noire ; les rameurs, déconcertés, avaient quitté leurs rames ; nous étions près de sombrer. En ce moment de détresse, le capitaine, qui tenait l’aviron, se leva subitement. C’était un des plus hardis compagnons de Canaris. Inspiré par le danger, il souffla mystérieusement sur les eaux et s’écria en montrant du doigt les vagues refoulées : Enfans, voyez, voyez les démons qui s’envolent ! Les rameurs regardèrent avec stupéfaction autour d’eux ; puis ils recommencèrent à lutter contre le vent. Un peu après, le vaisseau que nous poursuivions se fit voir près de nous dans les ténèbres, comme une apparition. Nous étions sauvés. N’est-il pas évident que, du fond d’une bibliothèque, rien ne serait plus facile que de convertir ce récit en un mythe emprunté aux Actes des apôtres ? Le lieu de la scène est le même que celui du naufrage de saint Paul. Les démons qui s’envolent appartiennent à la mythologie des pharisiens, qui eux-mêmes l’ont empruntée à la religion des mages. Il est impossible que le principe du mal ait apparu sous une forme personnelle. Les démons ont-ils des ailes ? Habitent-ils dans les mers ? Que de questions insolubles par la raison ! Il est bien plus facile d’admettre que le tout a été instinctivement imité du récit de saint Luc. D’autre part, il est probable que les rameurs, en arrivant chez eux, auront raconté qu’ils ont vu des démons marins aux ailes couleur des flots. Lequel croire du philosophe ou de l’homme du peuple ? Et la science toute seule toucherait-elle de si près à l’ignorance ? Cela pourrait bien être.

Sans entrer dans plus de détails, combien de questions me resteraient encore à examiner : si l’époque du Christ était propre à l’invention d’une mythologie ? en quoi la science d’Alexandrie pouvait contrôler les imaginations de Jérusalem ; ce qui conduirait à l’examen de l’esprit de critique dans le monde romain ? si trente ans ont dû suffire à l’établissement d’une tradition toute fabuleuse ; si le ton des évangiles apocryphes n’est pas fort distinct de celui des livres canoniques ; si les Actes des apôtres, tenus pour avérés[25], ne présentent pas des récits analogues à ceux des évangélistes ; si les paraboles dans les monumens primitifs ne sont pas expressément séparés du récit, et si par conséquent la démarcation de l’histoire et de l’allégorie n’a pas été observée par les écrivains eux-mêmes ? La préface de l’Évangile selon saint Luc, si raisonnée, si méthodique, si philosophique, est-ce bien là l’introduction d’un recueil de mythes ? Les épîtres de saint Paul ne portent-elles pas une telle empreinte de réalité que ce témoignage rejaillit sur l’époque précédente ? et cet homme, si semblable à nous, si voisin de nous que nous le touchons de nos mains, ne plaide-t-il pas pour la vérité, pour l’intégrité historique des personnages que nous n’atteignons que par son intermédiaire ? Voilà autant de points qu’il faudrait examiner de près. À l’égard de la comparaison des évangiles et des poèmes d’origine populaire, je l’accepte, et je dis : Charlemagne a été transfiguré par les imaginations du moyen-âge ; mais sous la fable était cachée l’histoire ; sous la fiction des douze paladins il y a l’auteur des Capitulaires, le conquérant des Saxons, le législateur et le guerrier. Comment, sous la tradition des apôtres, n’y aurait-il qu’une ombre ? Il me suffira aujourd’hui de livrer ces questions aux réflexions des lecteurs qui m’auront suivi jusqu’ici.

Ce qui ne peut manquer de frapper ceux qui entreront plus avant dans cet examen, c’est qu’au point de vue de l’auteur[26] le christianisme serait un effet sans cause. Comment cette figure dépouillée du Christ, ombre dont il ne reste aucun vestige appréciable, larve errante dans la tradition, aurait-elle dominé tous les temps qui ont suivi ? Je vois l’univers moral ébranlé, mais le premier moteur m’échappe. Si, dans le Nouveau Testament, il n’y a point de spontanéité, d’où est sortie la vie ? Le monde civil serait-il né d’un plagiat ? Si la nouvelle loi n’est rien autre chose que la reproduction de l’ancienne, si l’esprit de création n’a éclaté nulle part, si le miracle du renouvellement du monde ne s’est point accompli, que faisons-nous ici et que ne sommes-nous dans les murailles de l’ancienne cité ? Ce qui démontre, en effet, la grandeur personnelle du Christ, ce n’est pas tant l’Évangile que le mouvement et l’esprit des temps qui lui ont succédé. Je ne saurais rien des Écritures, et le nom même de Jésus serait effacé de la terre, qu’il me faudrait toujours supposer quelque part une impulsion toute-puissante vers le temps des empereurs romains. Lorsque M. Strauss dit à cet égard : « Nous regardons l’invention de l’horloge marine et des vaisseaux à vapeur comme au-dessus de la guérison de quelques malades de Galilée, » il est visible qu’il est la dupe de son propre raisonnement ; car enfin il sait bien, comme moi, que le miracle du christianisme n’est pas dans cette guérison, mais bien plutôt dans le prodige de l’humanité étendue sur son grabat, puis guérie du mal de l’esclavage, de la lèpre des castes, de l’aveuglement de la sensualité païenne, et qui, subitement, se lève et marche loin du seuil du vieux monde. Il sait bien que le prodige n’est pas tout entier dans l’eau changée en vin aux noces de Cana, mais plutôt dans le changement du monde par une seule pensée, dans la transfiguration soudaine de l’ancienne loi, dans le dépouillement du vieil homme, dans l’empire des Césars frappé de stupeur comme les soldats du sépulcre, dans les barbares dominés par le dogme qu’ils ont vaincu, dans la réforme qui le discute, dans la philosophie qui le nie, dans la révolution française qui croit le tuer et ne sert qu’à le réaliser. Voilà les miracles qu’il fallait comparer à ceux de l’astrolabe et de l’aiguille aimantée.

Quoi ! cette incomparable originalité du Christ ne serait rien qu’une perpétuelle imitation du passé, et le personnage le plus neuf de l’histoire aurait été perpétuellement occupé à se former, ou, comme quelques personnes le disent aujourd’hui, à se poser d’après les figures des anciens prophètes ! On a beau objecter que les évangélistes se contredisent fréquemment les uns les autres, il faut avouer, à la fin, que ces contradictions ne portent que sur des circonstances accessoires, et que ces mêmes écrivains s’accordent en tout sur le caractère même de Jésus-Christ. Je sais bien un moyen sans réplique pour prouver que cette figure n’est qu’une invention incohérente de l’esprit de l’homme. Il consisterait à montrer que celui qui est chaste et humble de cœur selon saint Jean, est impudique et colère selon saint Luc ; que ses promesses, qui sont spirituelles selon saint Matthieu, sont temporelles selon saint Marc. Mais c’est là ce que l’on n’a point encore tenté de faire, et l’unité de cette vie est la seule chose que l’on n’ait pas disputée. Sans nous arrêter à cette observation, accepterons-nous, pour tout expliquer, la tradition populaire, c’est-à-dire le mélange le plus confus que l’histoire ait jamais laissé paraître, un chaos d’Hébreux, de Grecs, de Syriens, d’Égyptiens, de Romains, de grammairiens d’Alexandrie, de scribes de Jérusalem, d’Esséniens, de Sadducéens, de thérapeutes, d’adorateurs de Jéhovah, de Mithra, de Sérapis ? Dirons-nous que cette vague multitude, oubliant les différences d’origines, de croyances, d’institutions, s’est soudainement réunie en un seul esprit, pour inventer le même idéal, pour créer de rien et rendre palpable à tout le genre humain le caractère qui tranche le mieux avec tout le passé, et dans lequel on découvre l’unité la plus manifeste ? On avouera au moins que voilà le plus étrange miracle dont jamais on ait entendu parler, et que l’eau changée en vin n’est rien auprès de celui-là ! Cette première difficulté en entraîne une seconde ; car, loin que la plèbe de la Palestine ait elle-même inventé l’idéal du Christ, quelle peine ces intelligences endurcies n’avaient-elles pas à comprendre le nouvel enseignement ? Ce qui demeure de la lecture de l’Évangile, si on la fait sans système conçu par avance, sans raffinemens, sans subtilité, n’est-ce pas que la foule et les disciples eux-mêmes sont toujours disposés à saisir les paroles du Christ dans le sens de l’ancienne loi, c’est-à-dire dans le sens matériel ? N’y a-t-il pas une contradiction perpétuelle entre le règne tout spirituel annoncé par le maître, et le règne temporel attendu par le peuple ? La plupart des paraboles ne finissent-elles pas par ces mots ou d’autres équivalens : « À la vérité, il parlait ainsi, mais eux ne l’entendaient pas ? » Preuve manifeste, preuve irréfragable que l’initiative, l’enseignement, c’est-à-dire l’idéal, ne venaient pas de la foule, mais qu’ils appartenaient à la personne, à l’autorité du maître, et que la révolution religieuse, avant d’être acceptée par le plus grand nombre, a été conçue et imposée par un législateur suprême.

Si quelque chose distingue le christianisme des religions qui l’ont précédé, c’est qu’il est l’apothéose, non plus de la nature en général, mais de la personnalité même. Voilà son caractère dans son commencement et dans sa fin, dans ses monumens et dans ses dogmes. Comment ce caractère manquerait-il à son histoire ? S’il n’eût dominé exclusivement dans l’institution nouvelle, celle-ci n’eût été qu’une secte de la grande mythologie de l’antiquité. Au contraire, le genre humain l’en a profondément distinguée, parce qu’elle s’est en effet établie sur un fondement nouveau. Le règne intérieur d’une ame qui se trouve plus grande que l’univers visible, voilà le miracle permanent de l’Évangile. Or, ce prodige n’est pas une illusion, ni une allégorie, c’est une réalité. De la même manière que, dans le paganisme, la nature palpable, la mer, la nuit primitive, le chaos sans rive, ont servi de base véritable aux inventions des peuples, de même ici l’ame infinie du Christ a servi de fondemens à toute la théogonie chrétienne ; car, qu’est-ce que l’Évangile, sinon la révélation du monde intérieur ?

En cet endroit, je rencontre un étrange raisonnement. On dit : Le premier terme d’une série ne peut être plus grand que celui qui la termine, ce serait là un effet contraire à la loi de tout développement ; d’où l’on infère que Jésus, étant le premier dans la progression des idées chrétiennes, a dû nécessairement rester au-dessous de la pensée et des types des générations suivantes. De cette proposition, il résulterait également que Jésus céderait la place à saint Paul, saint Paul à saint Augustin, saint Augustin à Grégoire VII, Grégoire VII à Luther ; et sur ce terrain mobile, chacun se détruisant l’un l’autre, et n’y ayant plus rien de fixe dans la conception du saint, du juste, du beau, du vrai, qui sait si nous ne nous trouverions pas, en définitive, être le terme ascendant de cette échelle de sainteté ? Car nous aussi nous sommes à l’extrémité d’une série. On prouverait tout aussi bien par là qu’entre Homère et Virgile c’est le second qui fut le maître. Mais depuis quand l’inspiration de la beauté, de la justice, de la vérité, est-elle une progression arithmétique ou géométrique ? On voit qu’il ne s’agit plus du Christ seul, mais bien du principe même de toute personnalité, et que cela va à nier la vie même. Pour moi, je reste persuadé que la personne du Christ fait tellement partie de l’édifice de l’histoire depuis dix-huit cents ans, que, si vous la retranchez, toute autre doit être niée par la même raison et au même titre ; et, sans se déconcerter aucunement, il faut admettre comme conséquence inévitable une humanité sans peuples, ou plutôt des peuples sans individus ; générations d’idées sans formes, qui meurent, renaissent pour mourir encore au pied de l’invisible croix, où reste éternellement suspendu le Christ impersonnel du panthéisme.

L’auteur exprime d’ailleurs cette conclusion aussi nettement qu’on peut le désirer, lorsqu’il résume sa doctrine dans cette sorte de litanie métaphysique : « Le Christ, dit-il, n’est pas un individu, mais une idée, ou plutôt un genre, à savoir l’humanité. Le genre humain, voilà le dieu fait homme ; voilà l’enfant de la vierge visible et du père invisible, c’est-à-dire de la matière et de l’esprit ; voilà le sauveur, le rédempteur, l’impeccable ; voilà celui qui meurt, qui ressuscite, qui monte au ciel. En croyant à ce Christ, à sa mort, à sa résurrection, l’homme se justifie devant Dieu. » Je cite ces paroles non-seulement parce qu’elles résument tout le système de l’auteur, mais aussi parce qu’elles sont l’expression la plus claire de cette apothéose du genre humain à laquelle nous avons tous plus ou moins concouru depuis quelques années.

Dépouiller l’individu pour enrichir l’espèce, diminuer l’homme pour accroître l’humanité, voilà la pente. On met sur le compte de tous ce que l’on n’oserait dire de soi. L’amour-propre est en même temps abattu et déifié. Cette idée a une certaine grandeur titanique qui nous enchante tous. Cette grandeur est-elle réelle, et ne nous abusons-nous pas étrangement les uns les autres ? Voilà la question. Si l’individu ne peut pas lui-même être le juste, le saint par excellence, s’il n’est pas un même esprit avec Dieu, s’il est incapable de s’élever au suprême idéal de la vertu, de la beauté, de la liberté, de l’amour, qu’est-ce à dire ? Et comment ces attributs deviendront-ils ceux de l’espèce ? Dites-moi combien il faut d’hommes pour faire l’humanité ? Deux, trois individus atteindront-ils cet idéal ? Si ceux-là ne suffisent pas, trois mille, trois cent mille, trois millions, qu’importe le nombre, y réussiront-ils davantage ? Entassons tant que nous le voudrons ces unités vides, le résultat sera-t-il moins vide qu’elles ? Ne voyons-nous pas que nous faisons là un travail insensé ; que si la personne humaine n’est qu’un néant aliéné de Dieu, comme nous le décidons, les peuples aussi de leur côté ne sont que des collections de néant, et qu’en ajoutant les nations aux nations, les empires aux empires, quelque beaux noms que nous leur donnions, Inde, Assyrie, Grèce, Rome, empires d’Alexandre, de Charlemagne, de Napoléon, nous avons beau multiplier les zéros, nous n’enfantons que le rien, et que, toujours prétendant à l’infini, nous ne faisons en réalité qu’embrasser dans l’humanité un plus parfait néant, puisqu’il est le composé de tous ces néants ensemble ? Si cela est vrai, il en résulte que toute vie, toute grandeur, comme toute misère, relèvent de l’individu. Supposé donc que nous voulions nous exalter avec tout le genre humain, il ne faut pas renier la dignité de la personne ; tout le génie même du christianisme est de l’avoir consacrée d’une manière absolue ; car, si la vie du Dieu fait homme a un sens compréhensible pour tous, irrécusable pour tous, c’est qu’elle montre que dans l’intérieur de chaque conscience habite l’infini, aussi bien que dans l’ame du genre humain, et que la pensée de chaque homme peut se répandre et se dilater jusqu’à embrasser et pénétrer tout l’univers moral.

Au reste, je me persuade qu’un homme qui n’aurait étudié d’autre livre de théologie moderne que celui de M. Strauss serait bien étonné de l’entendre conclure de tout ce qui précède, qu’après tout, son livre ne viole en rien la croyance de l’église chrétienne ; que plutôt il la confirme ; que tout ce qu’il a détruit par la critique, il va le rétablir dogmatiquement ; que la naissance du Dieu fait homme, ses miracles, sa résurrection, son ascension, ne laissent pas d’être d’éternelles et irréfutables vérités ; qu’il rentre ainsi dans l’orthodoxie par une voie qu’il appelle, il est vrai, détournée. Mais c’est une des maximes des casuistes modernes, qu’il n’est point nécessaire de savoir si l’Évangile repose sur une vérité historique. La philosophie considère le christianisme en lui-même comme une abstraction. Si elle juge ses dogmes raisonnables, elle déclare qu’il a en soi la réalité éternelle, auprès de laquelle toute autre n’est qu’une ombre ; d’où il suit qu’il ne faut plus s’inquiéter de son origine dans le temps. Dès ce moment, la foi est abritée dans la métaphysique comme dans l’arche d’alliance. Le tabernacle se referme ; toutes les objections tombent. C’est ce que l’on appelle le procédé de la théologie spéculative.

Spinosa fournit encore ici le remède après avoir fait la blessure. Ce moyen est contenu dans les paroles suivantes de l’une de ses lettres : « Pour vous ouvrir entièrement mon esprit, je vous dirai qu’il n’est point indispensable pour le salut de croire au Christ selon la chair, mais bien à ce fils éternel de Dieu, c’est-à-dire à l’éternelle sagesse qui se manifeste en toutes choses, principalement dans l’esprit de l’homme, mais plus encore qu’en tout le reste, en Jésus-Christ. » Dans cette métaphysique est caché l’abîme où se recèle la théologie allemande, toutes les fois qu’elle veut se dérober à ses propres conséquences. C’est le nuage où se retire, au milieu de la mêlée, le dieu poursuivi par Ajax.

Du mélange de la métaphysique et de la théologie s’est formée, en Allemagne, une langue savante qui n’a aucun analogue dans les peuples modernes. Pour trouver un idiome semblable, il faut remonter aux scolastiques ou aux alexandrins. La parole couvre la pensée de l’écrivain comme le bois sacré enveloppait la demeure de l’oracle. Au sein de ces magnifiques ténèbres, séparés du monde et de la nature entière, sans témoins, sans écho, l’audace des théologiens s’accroît de leur isolement. Cachés dans cette enceinte, ils s’excitent les uns les autres à des hardiesses de pensées que difficilement ils se permettraient au grand jour. Voilà un des avantages du mystère. Voyons-en les inconvéniens. J’en aperçois deux principaux. D’abord, tout est mis en question dans le sanctuaire, quand tout paraît en sûreté au dehors ; par où l’on voit que le résultat de cette situation prolongée serait d’établir une double doctrine, l’une secrète, l’autre publique ; celle-là pour le prêtre, celle-ci pour le peuple ; distinction qui répugne à une époque où le secret est impossible, où, les castes disparaissant, le sacerdoce véritable tend de plus en plus à se confondre avec le genre humain lui-même, et l’église avec l’état. En second lieu, au moyen de l’étrange logomachie dans laquelle on se déguise, il arrive presque nécessairement qu’après le combat personne ne sait plus sur quel terrain il demeure, s’il est dans la croyance ou dans le doute ; les questions se compliquent à l’infini, sans se résoudre jamais. Dans cette obscurité pleine d’embûches naissent ce que Bacon appelait la philosophie fantasque et la foi hérétique. Chacun s’enveloppe d’une formule, comme les acteurs antiques se couvraient d’un masque monstrueux. Mais l’affaire est ici trop sérieuse pour que personne puisse rester en ces termes. Qui a gagné, qui a perdu à ce terrible jeu où il va de tout ? Est-ce la philosophie ? est-ce la religion ? Il serait bien temps d’en être clairement informé.

En général, je crois sentir que les rapports de la religion et de la philosophie, changés, intervertis par les temps, ont été de trois sortes. D’abord la première a dominé la seconde et l’a traitée en vassale ; c’est par là que toute foi commence. Les pères de l’église s’emparaient des théories de Platon comme du domaine naturel de la révélation ; ils les convertissaient en hymnes, en litanies, en légendes, en symboles canoniques. À véritablement parler, il y avait alors au sein du christianisme un dogme et point de philosophie. Un peu après, la foi et le raisonnement parurent mêlés et indissolublement confondus dans la scolastique. Ce fut là le court moment où ils s’accordèrent l’un l’autre, quoique déjà cette paix fût plus apparente que réelle. Plus tard, la philosophie, sortie de son berceau vers le temps de Descartes et de Mallebranche, commença involontairement à mordre sa nourrice. Dans le siècle suivant, c’est-à-dire dans le XVIIIe, la lutte fut acharnée ; l’alliance parut pour jamais rompue. De nos jours, la philosophie tout-à-fait victorieuse fait la magnanime : elle comprend, elle admet, elle relève, elle réhabilite la foi. Au commencement, c’était la religion qui transformait la philosophie ; de nos jours, c’est la philosophie qui transforme la religion. Par ce peu de mots, il est facile de voir quel chemin on a fait.

Ces réflexions suffisent aussi pour expliquer d’où naît le fond de quiétude que j’ai remarqué plus haut dans le scepticisme des Allemands. Ils n’entrent point sans guides dans ce labyrinthe, comme la philosophie du dernier siècle. Au sein même du doute, ils conservent un simulacre de tradition qui suffit pour les sauver du vertige. C’est ce qu’ils appellent garder l’idée en sacrifiant la lettre. Tout impalpable qu’il est, ce fil imaginaire les empêche de se croire entièrement égarés ; et, bien que leur critique soit souvent plus meurtrière et plus hardie que celle de Voltaire, ils ne laissent pas de dire comme Polyeucte : « Je suis chrétien ! » L’accord de la science et de la croyance est le premier problème que se posent toutes les écoles ; chacune estime l’avoir résolu à la satisfaction générale. Seulement, de transformations en transformations, il arrive souvent que l’institution chrétienne devient précisément ce qui n’a plus de nom dans aucune langue. Qui ne voit, par exemple, combien complaisantes sont les formules de l’absolu ? Est-il un culte, une idole auxquels on ne puisse les appliquer sans effort, et se peut-il que, sur une aussi faible apparence, des esprits se croient véritablement échappés au naufrage ?

Je vois tous les jours des hommes qui, ayant commencé par rejeter la Genèse, ont été conduits plus tard à rejeter les prophètes, puis les apôtres avec les évangélistes, puis les saints pères, puis les conciles, puis l’église, puis la suite entière de l’histoire sacrée, si bien qu’à la fin toute leur tradition s’est bornée à eux-mêmes. Mais, dans ce dénuement, ils n’ont point perdu leur assurance ; ils ont rencontré dans une école de métaphysique un certain nombre de formules faciles à retenir, telles que : le non-moi se révèle dans le moi, l’infini dans le fini ; ils murmurent éternellement en eux-mêmes ces formules sacrées ; et la vertu occulte en est, en effet, si grande, qu’ils sont sincèrement convaincus, non pas seulement qu’ils sont les plus religieux de la terre, mais qu’ils sont les plus orthodoxes de la chrétienté. Non contens de le penser en secret, ils le publient hautement à la face du genre humain ; et bien plus, ils composent dans cet esprit des homélies, des instructions dogmatiques, de pieux mandemens pour l’édification des néophytes. De tout ce que j’ai vu jusqu’ici, rien ne m’a causé d’abord un plus grand étonnement. Il y a aussi des somnambules qui bercent sur leur sein des pierres du cimetière, pensant que c’est là leur enfant endormi !

Au milieu du silence des écoles stupéfaites, il est assurément facile de s’écrier : « Le scepticisme et le dogme, le raisonnement et la foi, vivront à l’avenir dans une paix profonde. Leur discorde n’était qu’un malentendu qui a duré quatre mille ans ; depuis hier, la paix est faite, et notre petit système en est l’éternel garant. » L’affaire est un peu plus malaisée dans la pratique. Si l’on veut dire, en effet, que dans la tradition il est des parties qu’aucun pyrrhonisme ne pourra renverser, qu’il est des parties qu’aucune autorité ne saura sauver, chacun l’avoue hautement. Mais qui marquera ces limites ? qui distinguera la portion périssable de l’immortelle ? qui tracera sur la carte de l’intelligence ces frontières nouvelles de la foi et de la raison ? Sera-ce l’une ? sera-ce l’autre ? Voilà le débat qui commence.

Je n’ignore pas qu’aujourd’hui la philosophie se réconcilie solennellement avec le christianisme, en ce sens qu’elle veut l’absorber dans son sein, le convertir en sa propre substance, ou plutôt l’envahir comme une partie légitime de son empire. Elle ne le nie plus, elle ne le combat plus ; elle fait pis, elle le protége ; elle s’empare de chacun de ses dogmes pour en faire un théorème. Mais véritablement qui sera la dupe de l’embûche ? Si le christianisme consent à se laisser transformer, changer, manier, agrandir, atténuer comme une argile ductile, au gré de la spéculation, nul doute que l’alliance puisse durer. La philosophie n’a qu’à gagner à ce traité de paix. Hier elle prenait la terre par le droit du plus fort ; aujourd’hui, elle s’attribue le ciel, parce que je m’appelle lion, quia nominor leo.

La métaphysique de Hegel, de plus en plus maîtresse du siècle, est celle qui s’est aussi le plus vantée de cette conformité absolue de doctrine avec la religion positive. À la croire, elle n’était rien que le catéchisme transfiguré, l’identité même de la science et de la révélation évangélique, ou plutôt la bible de l’absolu. Comme elle se donnait pour le dernier mot de la raison, il était naturel qu’elle regardât le christianisme comme la dernière expression de la foi. Après des explications si franches, si claires, si satisfaisantes, qu’a-t-on trouvé en allant au fond de cette orthodoxie ? Une tradition sans évangile, un dogme sans immortalité, un christianisme sans Christ. Est-ce bien là ce qu’attendait l’église ?

Un jour aussi, dit la légende, on vit un pieux scolastique frapper à la porte d’un couvent des Ardennes ; il portait la barbe touffue d’un anachorète. À sa ceinture pendait la Somme de saint Thomas d’Aquin, qu’il murmurait chemin faisant. « Ouvrez, dit-il, j’arrive du désert. » Les portes s’ouvrent, on s’empresse autour de lui. Mais sous le froc, qui vit-on paraître ? L’éternel tentateur qui débuta par dire : « Et moi aussi, mes frères, je suis logicien. »

En cherchant l’identité de la science et de la croyance, la philosophie de notre temps s’est posé une question qui ne peut être résolue que par une perpétuelle approximation, jamais dans la réalité. C’est ce que les mathématiciens appellent une incommensurable, avec cette différence qu’ici la moindre fraction qu’on néglige est un monde. Dans le vrai, ni la philosophie, ni la religion, ne s’absorberont l’une l’autre. Elles s’alimentent mutuellement ; elles renaissent éternellement l’une de l’autre, sans jamais pouvoir ni se convertir l’une dans l’autre, ni se superposer comme des identités. Si l’homme n’avait pour lui que le raisonnement, il tomberait, de négation en négation, dans le dernier cercle du néant. Si l’homme n’avait que la foi, il serait emporté sans retour, par-delà toute réalité, aux plus extrêmes limites de l’infini. Mais du conflit de ces deux forces opposées se compose le mouvement régulier de l’humanité, comme des deux forces qui se disputent chaque étoile se compose l’orbite qu’elle parcourt dans ses révolutions annuelles. Si cette guerre apparente venait à cesser, tout ordre, comme tout mouvement, serait détruit ; d’où il faut induire que ni ceux qui veulent tout ramener au raisonnement, ni ceux qui veulent tout ramener à la foi, ne possèdent la vérité.

Pour que la paix fût solidement établie entre l’une et l’autre, que faudrait-il ? Deux choses : que la philosophie, dans un moment donné, absorbant chacun des principes de la religion positive, n’en renfermât pas d’autres. Or, c’est ce que le monde n’a point encore trouvé ; et quoique l’homme tende, par une approximation éternelle, vers cette unité, elle ne sera pourtant atteinte que par-delà toute progression, je veux dire en Dieu même. Chez les anciens, le système des alexandrins renfermait, il est vrai, en substance les doctrines du sacerdoce païen, et la métaphysique, s’infatuant de l’orthodoxie des temps passés, la réhabilita sous le nom d’Orphée. Mais ce paganisme prétendu touchait déjà par mille points à l’Évangile ; saint Jean y puisa sans scrupule. Plotin, Proclus, Platon avant eux, dépassaient de tous côtés l’horizon des croyances établies, et l’Aréopage le fit assez voir à leur maître Socrate. De même, aujourd’hui, la philosophie possède ou croit posséder en héritage ce qu’il y a de permanent dans l’institution du christianisme. Au lieu d’Orphée, elle réhabilite le moyen-âge avec la scolastique ; ce qui ne l’empêche pas de s’ouvrir, en même temps, à des idées qui contredisent, non pas seulement la lettre et l’histoire, mais le génie même de la religion chrétienne.

Si l’on insiste pour savoir en quoi consiste cette mésintelligence, je dirai clairement que le panthéisme[27] tente aujourd’hui de se substituer en Allemagne à l’esprit de l’Évangile, et que c’est à cela que se réduit tout le débat. Jusqu’à quel point l’institution chrétienne est-elle assez souple pour que cette seconde réformation puisse s’achever sans rupture ? Le Dieu tout personnel du crucifix peut-il devenir le Dieu-Substance, sans que les peuples s’aperçoivent de ce changement, tant les gradations seront ménagées et insensibles ? Tout est contenu dans ces paroles. Le Christ, sur le calvaire de la théologie moderne, endure aujourd’hui une passion plus cruelle que la passion du Golgotha. Ni les pharisiens, ni les scribes de Jérusalem, ne lui ont présenté une boisson plus amère que celle que lui versent abondamment les docteurs de nos jours. Chacun l’attire à soi par la violence ; chacun veut le receler dans son système comme dans un sépulcre blanchi. Quelle transfiguration va-t-il subir ? Le Dieu de Jacob et de saint Paul deviendra-t-il le Dieu de Parménide, de Descartes et de son disciple Spinosa ? Nous vivons tous à notre insu dans l’attente de cette grande, de cette unique affaire.

Ceux qui veulent extirper le principe du christianisme, n’y réussiront pas, car il a fondé la grandeur et l’indépendance de la personne. Ceux qui veulent rejeter la philosophie n’y parviendront pas, car elle a révélé les lois nécessaires du genre humain. L’individu et la société, l’homme et l’humanité, ces deux puissances, pour la première fois également développées, également agrandies, sont partout en présence, dans la théologie, dans la philosophie, comme dans la politique ; qui saura les accorder ? Il n’est pas rare de trouver des gens qui demandent sur toutes ces choses une solution prompte et définitive. Je n’en connais qu’une seule de ce genre, et qui encore n’est qu’une transformation de la question ; c’est la mort. Que si, au contraire, vous voulez demeurer dans la vie, il faut consentir à demeurer avec nous dans la poursuite de l’éternel problème.

Il en est qui estiment que tout le mal est contenu dans l’école de M. Hegel ou dans le livre du docteur Strauss. Si ces deux noms étaient effacés, la paix rentrerait dans le monde. Ils ne voient pas, ce que j’ai cherché à établir plus haut, qu’ils ont eux-mêmes concouru à l’œuvre qu’ils renient, et que, pour renverser seulement l’école de Hegel, il faut détruire du même coup Descartes, puis la réforme, puis les scolastiques et les alexandrins, et ne pas même laisser subsister Aristote. Dans cette terreur panique, où s’arrêter ? Pour sauver le présent, allons-nous destituer tout le passé ?

D’autres avertissent nettement, loyalement[28], que d’un côté est la tradition, de l’autre leur système, et qu’entre eux et le Christ il faut choisir. Mais ceux qui parlent si clairement sont les plus braves, et un petit nombre les suit sans terreur, car le monde n’est pas si hardi qu’il se vante de l’être. Il n’aime pas à brûler ses vaisseaux ni à braver l’abîme d’une vue si assurée ; il y veut plus de détours et de manége ; puis, le droit d’être leurré, trompé, abusé, lui semble la marque des puissans. Il n’est pas près de s’en départir.

Enfin, quelques-uns ont trouvé, chez nous, une dernière issue. Ils ont conseillé à tous les cultes, à toutes les idées, catholicisme, protestantisme, matérialisme, spiritualisme, de vivre chacun en paix à côté l’un de l’autre. Chacun reconnaîtrait les droits et la liberté individuelle de son voisin, comme dans un état constitutionnel sagement pondéré. On se défendrait de toute ambition, de tout empiétement, de tout mouvement hors de ses foyers. La foi et le doute, se respectant profondément l’un l’autre, s’assureraient par une sainte alliance contre tout projet d’usurpation. Cet accord est sans doute fort louable, il est fâcheux que ce soit la sagesse des morts.

Si l’homme, en effet, avait perdu l’espoir d’influer sur l’intelligence de l’homme ; si, rompant toute société de pensée, nous étions arrivés à ce point de nous être fait à chacun de nous un cœur de pierre, où rien ne pourrait pénétrer du cœur d’autrui ; si, gonflés de nous-mêmes, nous nous étions chacun bâti par avance notre petit système, avec la ferme volonté d’y passer l’éternité, sans y rien laisser s’insinuer des idées, des sentimens, des doctrines, des affections de nos frères, ce ne seraient pas seulement la religion et la philosophie qui seraient dans le sépulcre, mais bien l’ame humaine affamée et murée dans la tour d’Ugolin. Loin de nous cette pacification du tombeau ! nous aimons mieux la guerre. Au lieu de nous atténuer les uns par les autres, il s’agit donc plutôt de nous attirer les uns vers les autres, de penser, de lutter, d’être en commun, c’est-à-dire d’être le plus possible. La réforme fait parler d’elle. Que le catholicisme, à son tour, ne se tienne pas dans le silence. Lorsque tant d’ennemis, tant de sectes contraires, surgissent autour de lui, ce n’est pas le moment du silence, mais celui du combat. Les barbares affluent de tous les côtés de l’horizon, avec des dieux étranges ; ils sont près d’investir la Rome sacerdotale. Comme autrefois Léon au-devant d’Attila, il est temps que la papauté sorte vêtue de sa pourpre, et renvoie d’un geste, si elle le peut, cette nuée de destructeurs, jusque dans le désert moral où ils font leur demeure. Quant à la philosophie, il ne sert de rien qu’elle nous dissimule, sous une fausse quiétude, le péril des questions ; à la fin le rideau se déchire, et l’on se trouve sans défense dans le désespoir. Au contraire, de la collision des écoles et des cultes opposés jaillit l’éclair de bon augure. Que chacun donc plaide sans se lasser pour sa foi ! L’humanité est le juge dans l’aréopage, et peu à peu le Dieu de tous apparaît sur l’autel inconnu.

Ne voyons-nous pas qu’un instinct naturel pousse les peuples douteurs à se rapprocher non pas seulement par la communication des corps, mais par la lutte et l’étreinte des esprits ? Quand l’aigle des Alpes quitte ses petits pour aller chercher au loin leur nourriture, ceux-ci, au lieu de se tenir séparés, se réchauffent mutuellement de leur duvet, et, luttant entre eux, ils se raniment jusqu’à ce qu’ils reçoivent leur pâture. Ainsi, les peuples, aujourd’hui privés de Dieu, s’efforcent de se pénétrer, de se connaître, de se réchauffer intimement les uns les autres ; ils sentent qu’en l’absence du père commun, s’ils restaient divisés, le froid arriverait jusqu’à l’ame ; et c’est leur cœur même qui périrait, et l’Éternel, en reparaissant au milieu d’eux, ne pourrait pas ranimer ces morts sous son aile.

L’humanité, il est vrai, pourrait bien trancher toutes ces difficultés en s’adorant elle-même. Assez de gens l’y convient, et chaque jour elle y incline davantage. Placé au plus haut degré de l’échelle des êtres terrestres, comme sur un trône inaccessible, le genre humain, ce prétendu roi de la nature, est à son tour, comme Saül, saisi de vertige. Toutes les créatures visibles lui forment son cortége ; ce qui n’est pas son courtisan est son esclave. Dans cette perpétuelle ivresse, comment ne s’écrierait-il pas : Je sens que je deviens Dieu ! Il le dit, en effet, par mille bouches dorées. Mais, malgré tout ce concert, ses titres sont encore en litige, et, pour moi, j’hésite à courber les genoux devant lui ; car, enfin, il fut un temps où l’homme manquait au monde ; et le monde, sans s’apercevoir de ce dénuement, poursuivait tranquillement sa carrière. Si c’est par droit d’ancienneté que l’homme se croit l’Éternel, le roseau est ici depuis plus long-temps que lui. Si c’est par le nombre, le sable de la mer a là-dessus l’avantage ; si c’est par droit de possession, le ver de terre lui conteste l’empire. Si c’est par le droit du plus fort, l’heure présente lui appartient en effet ; mais, comme il a détrôné, par son avénement, le roseau, le reptile, et je ne sais combien d’autres monarques qui, avant lui, ont régné légitimement et en maîtres absolus sur ce globe, qui m’assurera que le sceptre ne lui sera pas enlevé à son tour, par une de ces révolutions de palais dont l’univers a déjà fourni tant d’exemples ? Reste donc la pensée seulement pour s’en glorifier ? Je l’avoue. Or, qui me répondra que nul, dans un coin égaré de l’infini, ne la possède plus que lui, ni à de meilleures marques ? Ainsi je vis, et j’attends pour l’adorer que le succès l’absolve, et que la mort, décidant tout, le confonde ou le couronne à mes yeux.

Si, parmi mes lecteurs, il en est qui, dans ce spectacle des agitations religieuses de leur temps, ne voient qu’une image de ruines ; surtout s’il en est auxquels les pages précédentes aient causé, malgré moi, une de ces douleurs qui sont sacrées pour tous, je leur rappellerai qu’un jour aussi les disciples, ayant vu leur maître descendu dans le sépulcre, se prirent à douter et à désespérer de l’avenir. Ils ne savaient que pleurer en secret. Ce qu’ils avaient attendu n’étant pas arrivé, ils étaient tout près de ne plus croire à aucune chose. Ils se disaient les uns aux autres : « Celui que nous avons connu n’était pas le fils de Dieu, car il est mort sur la croix. » Ils disaient encore : « Qui soulèvera pour nous la pierre de son sépulcre ? nous ne sommes point assez forts pour l’entreprendre. » Mais quelques-uns d’eux, s’étant approchés du Calvaire, aperçurent leur maître dans toute la splendeur des cieux, et ils se réjouirent en commun jusqu’à la fin des temps. De même aujourd’hui le monde entier est le grand sépulcre où toutes les croyances, comme toutes les espérances, semblent pour jamais ensevelies, et le sceau du doute y a été apposé par une main invisible ; et nous nous demandons les uns aux autres, saisis de crainte, qui soulèvera la pierre de ce tombeau. Il en est un grand nombre d’entre nous qui pleurent en secret et qui n’ont plus de confiance dans ce qu’ils ont le plus aimé. Mais cette pierre qui nous opprime tous sera, à la fin, brisée, fût-elle plus pesante mille fois que tous les mondes ensemble ; et, du sein de nos ténèbres, le Dieu éternellement ancien, éternellement nouveau, renaîtra vêtu d’une lumière plus vive que celle du Thabor. C’est là au moins la foi de celui qui a écrit ces lignes.


E. Quinet.
25 octobre 1838.
  1. Pendant que la réformation est en proie à une crise prodigieuse, n’est-il pas incroyable que nous n’ayons pas à Paris une faculté de théologie protestante qui nous représente ce mouvement dans une discussion sévère ? Se peut-il que nous soyons réduits là-dessus à des articles de revue ? Les immenses débats de la critique moderne, touchant les Écritures et l’histoire de l’église, se consommeront-ils sans que la France, qui a fondé l’exégèse sous Louis XIV, ait aujourd’hui un mot à dire sur ces questions ? Si c’est notre orthodoxie qui nous retient, ne voit-on pas que l’application de l’intelligence aux matières de religion est mille fois préférable à l’indifférence, et qu’il est des temps où, pour vivre, il faut combattre ? Si c’est le dédain philosophique, je n’ai plus rien à dire. À ce mal je ne sais point de remède.
  2. Nous n’avons aucun mot simple pour exprimer sagen, traditions orales, populaires. Mythe, ce mot sur lequel toute la question repose, n’appartient à la langue française ni du XVIIe ni du XVIIIe siècle. Celui de figure, tel qu’il était employé par Fénelon, en matière de religion, est peut-être celui qui en approche le plus, surtout si l’on y joint l’idée d’une fiction irréfléchie, formée du concours de l’imagination de tous, et que ceux-là même qui l’ont conçue ont prise pour une réalité. Qui dit allégorie, au contraire, dit œuvre d’artifice. Ces nuances sont indispensables pour l’intelligence de ce qui suit.
  3. Le titre le disait assez clairement : De la Religion dans les limites de la raison. Il est curieux de voir dans cet ouvrage Kant s’appuyer de l’autorité du même Bolingbroke, qui avait déjà fourni tant d’armes à Voltaire.
  4. L’auteur est Reimarus. Lessing les a d’abord publiés sous ce titre : Fragmens d’un Inconnu, tirés de la bibliothèque de Wolfenbüttel.
  5. Si l’on veut avoir une idée de la croyance de l’auteur de Faust, on peut en juger par les paroles suivantes, déjà citées par M. Tholück dans la préface de sa Défense de la foi chrétienne. C’est là que je les emprunte : « Tu considères, écrivait Gœthe à Lavater, l’Évangile comme la vérité la plus divine. Pour moi, une voix sortie du ciel même ne me persuaderait pas que l’eau brûle, que le feu gèle, ou que les morts ressuscitent. Je regarde bien plutôt tout cela comme un blasphème contre le grand Dieu et contre sa révélation dans la nature. » (Correspondance de Lavater, 178.)
  6. Voyez surtout les chapitres XVIII, XIX, XX, livre IV, de son ouvrage des Principes, et son traité contre Celse.
  7. Il ne faut pas oublier que c’est dans les plus belles années de Louis XIV que la critique des saintes Écritures a été fondée par un Français, Richard Simon, père de l’Oratoire. Il fut récompensé de son génie par la persécution de tout son siècle. Le désespoir le conduisit à brûler lui-même en secret ce qui lui restait de manuscrits ; il survécut peu de temps à ce sacrifice. Après tous les travaux des écoles allemandes qui l’ont réhabilité et le proclament justement leur précurseur, ses ouvrages sont encore des chefs-d’œuvre. — Voyez ses Histoires critiques de l’Ancien et du Nouveau Testament, ses Lettres choisies, etc… Voyez aussi Credner, introduction au Nouveau Testament, pag. 31.
  8. Après avoir joui de l’amitié de cet homme célèbre dans son pays, je ne puis prononcer ici son nom sans payer à sa mémoire l’hommage qui lui est dû, sauf à y revenir plus convenablement ailleurs. M. Daub, professeur de théologie à l’université de Heidelberg, l’un des premiers hommes de l’Allemagne, était un philosophe dans le sens le plus grave, le plus hardi, le plus austère du mot. L’accord de la religion et de la science a été la question de toute sa vie. Son esprit, toujours en progrès, a cherché à la résoudre, suivant les temps, par le système de Kant, de Fichte, de Schelling, puis de Hegel, dans la foi duquel il est mort. Ses ouvrages descendent à une profondeur où bien peu d’esprits en Europe peuvent le suivre ; mais ce même homme, d’une obscurité sibylline lorsqu’il écrivait, devenait subitement la clarté même dès qu’il commençait à parler ; d’ailleurs très original, très vif, très saisissant. Il avait par excellence le génie du monologue philosophique, qui devenait chez lui un véritable drame. Que de fois, seul avec lui pendant de longues heures, j’ai admiré cette éloquence étrange du désert, pensant que nul ne pouvait mieux que lui donner l’idée d’un Faust sexagénaire encore appliqué à l’évocation de la science divine ! Ses derniers momens ont répondu à ce caractère. La mort l’a trouvé dans sa chaire, et l’y a achevé au milieu même d’une de ses leçons de philosophie. Ses auditeurs, qui recueillaient l’instant d’avant ses paroles encore vibrantes, le virent tout d’un coup s’arrêter ; la mort l’avait interrompu ; ils l’emportèrent eux-mêmes dans leurs bras. Les improvisations choisies de ses cours se publient par souscription, et formeront douze volumes posthumes ; celui de l’Anthropologie, que l’on doit aux soins de M. Marheinecke, a paru déjà avec le plus grand succès.
  9. Epistola XXV
  10. Den Sohn analysiren
  11. Schleiermacher, mort en 1834, un de ces esprits essentiellement multiples, qui sont présens partout à la fois dans l’empire des idées, et qu’il faudrait bien se garder de juger ici d’après une page. J’espère présenter plus tard un examen de ses œuvres principales et de son influence sur l’esprit de la réforme. Ce sera le lieu d’indiquer la variété infinie et les nuances diverses des écoles religieuses de notre temps, la mysticité la plus sainte dans M. Neander, l’orthodoxie inflexible du vieux luthéranisme dans M. Hengstemberg, un éclectisme savant dans M. Ullmann, un théisme évangélique dans M. Paulus, un catholicisme renouvelé dans M. Gunther de Vienne, etc., etc. On comprendra qu’aujourd’hui je ne puis m’attacher qu’à la ligne droite. Sans cela, voulant tout dire à la fois, comment échapperais-je à la confusion ?
  12. Voyez la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1836 : Homère, et 15 août : de l’Épopée latine.
  13. « En ce qui touche le Pentateuque, nous pouvons admettre, comme reconnu et établi par toutes les recherches de notre temps, que les livres de Moïse sont un recueil de fragmens épars, originairement étrangers les uns aux autres, et l’œuvre de différens auteurs. » (De Wette, professeur de théologie à Bâle.) — Les premiers résultats de sa critique ont paru sous les auspices et avec une introduction du conseiller ecclésiastique Griesbach, en 1806, sous le titre d’Introduction à l’Ancien Testament. Voyez surtout tom. II, pag. 94, 198, 216, 247.
  14. M. de Bohlen, professeur à Kœnigsberg, la Genèse (1835). — M. César de Lengerke, le Livre de Daniel, Kœnigsberg 1835. — M. de Vatke, la Religion de l’Ancien Testament, Berlin, 1833. — Il est digne de remarque que ces trois ouvrages ont paru dans la même année que celui du docteur Strauss.
  15. Je ne puis trop répéter que ce serait une erreur grave de prendre chacune des opinions que je cite comme étant universellement approuvée. Ce qui montre, au contraire, combien les études religieuses sont abondantes, combien ce sol est vivace, c’est qu’aucun système n’est véritablement sacrifié ni abandonné. Ainsi, l’école de critique de M. de Wette a provoqué l’ouvrage aussi orthodoxe que savant de M. Hengstemberg sur les Rapports de l’Ancien Testament avec le christianisme, Berlin, 1829 (Christologie des Alten Testaments). Il est dans la nature de mon sujet de mettre surtout en lumière les devanciers de M. Strauss. Ce serait l’objet d’un second examen de s’occuper des travaux d’une critique plus tempérée, et en général des ouvrages d’exégèse, indépendamment de leur direction religieuse. Je ne puis m’empêcher de citer à cet égard, dès aujourd’hui, les travaux de M. Gesenius et de M. Hitzig sur Ésaïe, ceux de M. Ewald sur les Psaumes, ceux de M. Umbreit sur Job et les Proverbes. Ce dernier, auquel je dois plus d’un éclaircissement précieux, poursuit la belle tradition de l’école de Herder.
  16. Voyez la Genèse, par M. de Bohlen, Introduction, pag. 98, 144, 189, 197, etc.
  17. De Vatke, Théologie biblique, voyez pages 334, 317, 521, 553, etc.
  18. M. de Wette avait déjà dit dans l’introduction de ses Commentaires sur les Psaumes, pag. 13 : « L’authenticité de tous les psaumes de David est devenue pour moi problématique. La plupart de ceux qui sont attribués à David sont des prières ou des plaintes, et ceux-là ont, il est vrai, peu de valeur poétique. » M. Ewald admet trois époques principales dans le recueil des psaumes : — la première comprend jusqu’au huitième siècle avant le Christ ; — la seconde s’étend depuis David jusqu’à la fin de l’exil ; — la troisième comprend les chants qui ont suivi la captivité.
  19. De Wette, introduction, Der Levitische Geist der Mythologie, pag. 219. Lehrgedicht, pag. 233.
  20. Il regarde aussi comme apocryphes, dans la première partie d’Isaïe, les chap.  13, 14, 21, 24-27, 34, 35. Ces fragmens sont, suivant lui, postérieurs à la mort du prophète, et appartiennent aux derniers temps de la captivité. Voyez Gesenius, Commentaire sur Ésaïe, pag. 16, et tom. II, passim.
  21. De Wette, Introduction à l’histoire et à la critique des livres canoniques et apocryphes de l’Ancien Testament (1833), pag. 283. Niedrigen, matten prosa. — Voyez aussi Gesenius, Introduction à Isaïe, pag. 7, Vision prosaïque d’Ézéchiel.
  22. Voyez Gieseler, sur l’Origine des Évangiles, 1815. — Schleiermacher, De l’Évangile selon saint Luc. — De Wette, Credner, Introduction au Nouveau Testament. — Voyez aussi Histoire critique du texte du Nouveau Testament, par Richard Simon, prêtre, 1689, Rotterdam, etc.
  23. J’emprunte cette idée au professeur Ullmann, dans son excellent ouvrage sur le docteur Strauss. Cette réfutation a paru d’abord dans le recueil qu’il a fondé avec M. Umbreit, et qui a acquis beaucoup d’autorité : Études et Critiques de théologie. Sous ce titre modeste, il faut se représenter une sorte d’encyclopédie où les questions les plus vitales de philosophie et d’histoire religieuse, d’exégèse orientale et grecque, sont traitées par les juges les plus compétens avec un large éclectisme qui me semble remonter à Schleiermacher lui-même. Je ne crois pas qu’aucun exemplaire des Études soit entré dans Paris, et cependant c’est certainement là une des lectures les plus instructives que l’on puisse entreprendre de nos jours. Au lieu de se débattre éternellement contre le fantôme évanoui du XVIIIe siècle, pourquoi notre théologie en France ne s’adresse-t-elle pas à ces nouveaux lutteurs, quel que soit le nom qu’ils portent ? Là où est le combat, là est la vie.
  24. M. Ewald place ce psaume 22 un peu avant l’exil, au temps de Jérémie. Pag. 162 des livres poétiques de l’Ancien Testament, seconde partie.
  25. Ils ne le sont plus. Le professeur de théologie Bauer vient d’y appliquer le système des mythes. Ainsi, on peut dire qu’aujourd’hui les Épîtres de saint Paul aux Corinthiens et aux Romains sont les seuls monumens du christianisme primitif qui aient été laissés intacts par la critique.
  26. Je me sers, en général, de la première édition du livre du docteur Strauss. Dans la dernière, il a fait quelques concessions. Je m’attache ici au système en lui-même, plutôt qu’à suivre les fluctuations de l’auteur.
  27. Je lis dans un journal allemand : « Les Français tombent dans le panthéisme, auquel vous avons prudemment échappé par une adroite dialectique. » N’est-ce pas là voir la paille dans l’œil de son voisin, et ne pas voir dans le sien la poutre de cent coudées ?
  28. Une partie de l’école de Hegel. Les travaux par lesquels MM. Reynaud et Leroux transforment chez nous la tradition du XVIIIe siècle, sont de ceux qui devraient le plus attirer l’attention de cette école.