La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 16

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 350-366).
LETTRE XVI


Savannah, 14 mai 1850.

Le plus grand collecteur d’autographes du monde est aussi l’homme le plus amical, doué d’un cœur excellent et d’une bonté parfaite pour moi. Sa collection d’autographes est la première que j’ai parcourue avec intérêt et quelque estime, non parce qu’elle remplit une chambre entière et beaucoup d’in-folios, et qu’il faudrait au moins six ou sept mois pour la parcourir, ce qui, assurément, est digne de respect ; mais parce que, à chaque autographe d’une personne remarquable, est joint son portrait (généralement une bonne gravure), une lettre ou document intéressant, et se rapportant à l’histoire de cet individu. Tout cela donne à la collection d’autographes de M. Tefft un intérêt historique et biographique particulier ; sa maison est une de ces bonnes et agréables demeures dont j’ai donné la description dans ma précédente lettre. Madame Tefft, deux jeunes fils et la femme de l’aîné, composent la famille paisible, bienveillante et hospitalière, sur laquelle la mort a récemment jeté son ombre. Ici pleurent deux mères : la plus âgée, son fils aîné, homme fait ; la plus jeune, son petit garçon : l’un et l’autre viennent de mourir.

Savannah est une ville délicieuse, et, encore plus que Charleston, un centre d’erreurs. Il y a dans chaque quartier une place verte entourée d’arbres élevés et magnifiques ; si au milieu de chacune d’elles jaillissaient de frais jets d’eau, brillant au soleil et arrosant leurs bancs de gazon ; si Savannah pouvait être surnommée la ville aux eaux jaillissantes, il n’y en aurait pas au monde de plus jolie. Maintenant il y fait trop chaud ; il y a trop de sable et pas assez d’eau. Cependant j’aime Savannah : j’y trouve une vie intellectuelle plus vigoureuse, une manière de voir plus libre, plus large, surtout en ce qui se rapporte à la grande question, — l’esclavage, — qu’à Charleston. Je connais ici des gens parfaits qui regardent la question en face, et, quoique possesseurs d’esclaves, dont ils ont hérité de leurs parents, ils travaillent à leur instruction, à leur affranchissement, à leur colonisation. Dans le commencement, bien des personnes m’ont fait souffrir, en essayant de me faire adopter leurs vues étroites, par leur manque de loyauté, si ce n’est dans la volonté, au moins dans le coup d’œil, le point de vue. J’avais fini par être tout désaccordée ; cependant j’ai repris le dessus.

Depuis ce moment, le monde m’apparaît sous une autre face ; mes sentiments sur la vie et les gens du Sud sont changés ; mon regard s’est éclairci et me laisse voir ce qu’il y a de plus noble dans le Sud. Quand on parle de ses esclaves, on commet une erreur en ne désignant ainsi que la race noire ; mais c’en est une aussi de considérer ses habitants comme un peuple composé seulement d’esclaves et de partisans de l’esclavage. Il y a, dans les États à esclaves du Sud, un peuple libre qui travaille en silence à l’œuvre de l’émancipation ; et, quand même il ne serait pas nombreux, « ne craignez rien, petite bande, la volonté de votre père est de vous donner l’empire. »

Il me semble également probable, par ce que je vois et entends ici, que la Géorgie deviendra l’un des pouvoirs dirigeants de l’œuvre de la délivrance à venir. Quoique l’un des plus jeunes États primitifs de l’Union, elle n’a pas moins coopéré activement à l’indépendance de l’Amérique, et l’esprit de liberté y a été puissant dès le commencement. Tous les peuples conservent des traces de leur origine et reçoivent un cachet particulier des hommes et des circonstances qui ont décidé de leur enfance. C’est naturel. On reconnaît facilement la cause première de l’esprit plus élevé et plus frais qui domine en Géorgie, dans la personne de James Oglethorpe, son premier fondateur, et les colonies nées sous sa protection. Je vais te dire quelques mots sur cet homme, dont je viens de lire l’histoire ; car, au milieu de tant de choses qui, sur cette terre, sont incomplètes, boiteuses ou estropiées, et en font détourner la vue avec mécontentement, il est satisfaisant de pouvoir la fixer sur un homme qui, du commencement jusqu’à la fin de sa journée de travail, veut une chose, agit dans son sens et réussit ; sur l’homme dont l’unique but dans la vie a été de rendre heureux ceux qui ne le sont pas, et a fondé ainsi un État…

Il n’y a guère plus d’un siècle que James Oglethorpe vint dans ce pays à la tête d’une petite bande d’émigrants, et dressa sa tente sur une langue de terre qui s’avance entre la mer et la Savannah, à l’endroit où est la ville de ce nom. Il était Anglais ; sa vie avait été riche, variée dans le domaine de la science, sur les champs de bataille et comme membre du parlement. Homme d’un esprit héroïque, au cœur plein de bienveillance, chaud, actif, il eut pitié des gens qui, à cette époque, en Angleterre, étaient enfermés pour de faibles dettes entre les murs d’une prison, et condamnés à y rester toujours. Il obtint leur élargissement et choisit pour eux comme pour les protestants persécutés un asile, un foyer libre dans les contrées libres du Nouveau-Monde, « où la pauvreté n’entraînait pas le reproche à sa suite, où une piété vraie pourrait adorer Dieu en liberté. » Il trouva facilement en Angleterre des personnes disposées à s’intéresser à cette grande et humaine idée. Una société s’organisa pour la mise à exécution du plan d’Oglethorpe et obtint de Georges II le droit de disposer d’une étendue de terrain située entre l’Altamaha et la Savannah ; il resta pendant vingt ans sous la tutelle de la Société « chargée du soin des pauvres. » Le sceau de cette société portait d’un côté un groupe de vers à soie filant, avec cet exergue : « Pas pour nous, mais pour les autres ; » elle exprimait le dessein de ne retirer aucune espèce d’indemnité de l’entreprise ; sur le revers était le génie de la Géorgie portant la cocarde de la liberté sur la tête, une pique dans une main, une corne d’abondance dans l’autre. La renommée de la beauté et de la richesse de cette terre promise avait attiré l’attention. Oglethorpe mit à la voile et partit d’Angleterre en novembre 1732 avec sa petite bande de prisonniers libérés, de protestants opprimés, se montant à cent vingt personnes environ, et arriva après une navigation de cinquante-sept jours à Charleston. Il remonta ensuite la Savannah et débarqua près de la chaîne des montagnes, à l’endroit qu’il avait choisi pour établir sa ville future.

À une demi-lieue de là vivaient les Indiens de la tribu des Yamacrow ; ils vinrent avec Tomo-Chichi, leur chef, en tête, pour contracter alliance avec les étrangers. « Voici un pétit présent, » dit l’homme rouge en présentant une peau de buffle sur la partie intérieure de laquelle étaient peintes la tête et les plumes d’un aigle. « Les plumes de l’aigle sont douces et signifient amour. La peau du buffle est chaude et signifie protection. C’est pourquoi, aimez et protégez nos petites familles. » Oglethorpe accueillit amicalement cette demande. Ce fut le 1er février que la nouvelle colonie établit son camp le long de la rivière ; Oglethorpe dressa sa tente sous quatre grands pins et n’eut pas d’autre demeure pendant une année. C’est dans cette belle contrée que fut fondée Savannah, à l’endroit où elle existe aujourd’hui, avec ses rues régulières, ses grandes places, et l’on fraya à travers la forêt primitive la route qui conduit au vaste jardin qui devait devenir plus tard la pépinière des arbres fruitiers de l’Europe et de l’Amérique. Ainsi commença la colonie de la Géorgie ; dès son enfance elle fut un « lieu de refuge pour les opprimés de la Grande-Bretagne et de l’Europe. »

La renommée en parla dans le Vieux-Monde, et les frères moraves, persécutés dans leur patrie, prêtèrent l’oreille aux propositions de l’Angleterre ; elle leur offrait des terres en Géorgie pour eux et leurs enfants gratuitement pendant dix ans, ainsi que leur entretien pendant une année, les droits et priviléges des citoyens anglais.

Pourvus de bibles, de livres de psaumes, d’une voiture pour les vieillards et les petits enfants, les frères moraves se mirent en route, en priant et chantant des hymnes, à la fin d’octobre 1733. Ils remontèrent le Rhin en bateau, entre les vignes et les ruines des châteaux, puis traversèrent l’Océan en hiver. Après avoir perdu la terre de vue, ils entonnèrent un chant d’actions de grâces. Quand la mer était calme et que le soleil se couchait avec splendeur, ils chantaient : « Que la création est belle et son Créateur magnifique ! » Si le vent était contraire, les frères priaient ; s’il tournait, ils rendaient grâces. Quand la tempête dans sa fureur empêchait de hisser les voiles, ils priaient et chantaient des psaumes pendant la tourmente ; « car aimer le Seigneur Jésus donne une grande consolation. » Ils arrivèrent ainsi au rivage du Nouveau-Monde. À Charleston, ils trouvèrent Oglethorpe, qui leur souhaita la bien-venue. Cinq jours après, ils dressèrent leurs tentes près de Savannah ; les terres qui leur avaient été concédées étaient plus avant dans le pays. Oglethorpe les pourvut de chevaux et les accompagna à travers les déserts, les forêts et les marais. Des Indiens, portant des torches de pin inflammable, leur servaient de guides. Ils voyagèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils trouvèrent le lieu où la colonie devait s’établir ; c’était auprès d’une petite rivière, que les frères moraves appelèrent Ébenezer ; ils donnèrent le même nom à leur établissement.

Augusta fut fondée la même année, et des marchands indiens y vinrent. La réputation d’Oglethorpe pénétra dans le désert, et en mai les chefs de huit villages, de la tribu des Muskhogeerna, vinrent conclure une alliance avec lui. Le vieux chef de la tribu des Oconas, homme de haute taille, parla au nom de tous, et dit : « Le grand Esprit qui est partout autour de nous, et donne à tous les hommes leur esprit, envoie les Anglais pour nous instruire, » et il leur souhaita la bien-venue dans le pays au sud de Savannah, les invita à faire usage des terres dont son peuple ne se servait pas. Comme marque de sa sincérité, il déposa aux pieds d’Oglethorpe huit paquets de peaux de boucs. Le chef de la tribu des Coweta se leva et dit : « Nous avons fait un voyage de vingt-cinq jours pour vous voir. Je n’ai jamais voulu descendre vers Charleston, crainte de périr en route. Mais lorsque j’ai appris que vous étiez arrivé, et que vous étiez bon, je suis venu vers vous, afin d’entendre dire de bonnes choses. »

Un chef chérokée vint parmi les Anglais. « N’ayez pas peur, dit Oglethorpe, et parlez librement. » Le chef montagnard répliqua : « Je parle toujours librement. Pourquoi aurais-je peur ? Ne suis-je pas avec des amis ? Je n’ai pas eu de crainte au milieu des ennemis. » Un chef chocta, appelé Soulier-Rouge, vint l’année suivante proposer une alliance de commerce : « Nous venons de loin, dit-il, et nous sommes une grande nation. Les Français construisent des forts contre nous. Pendant longtemps nous avons fait le commerce avec eux ; mais ils sont pauvres en fait de marchandises. Nous désirons commercer avec vous. »

La fidélité avec laquelle Oglethorpe se conformait à ses traités avec les Indiens, la noblesse de son extérieur et de son maintien, la douceur de son caractère, lui acquirent la confiance des Peaux-Rouges. La simplicité de leurs manières et de leurs mœurs lui plaisait ; il cherchait à éclairer leur raison, à leur faire connaître le Dieu qu’ils adoraient à leur insu. Oglethorpe fit des lois pour la Géorgie. L’une d’elles défendait l’introduction des boissons fortes, une autre l’introduction de l’esclavage ; « car, disait Oglethorpe, il est contraire à l’Évangile et à la loi fondamentale anglaise. Nous ne voulons pas d’une loi qui autorise un crime aussi horrible. » Lorsque plus tard diverses « sortes de gens comme il faut » de Savannah demandèrent à introduire les nègres esclaves, Oglethorpe refusa sévèrement, et déclara que, « si des esclaves noirs étaient amenés en Géorgie, il ne s’occuperait plus de la colonie. » Il persista avec une autorité un peu arbitraire dans ce refus, quoique plusieurs planteurs se disposassent à le quitter, parce que, suivant eux, le travail ne pouvait pas être fait par des blancs.

Oglethorpe continua activement et sans relâche à s’occuper de la Géorgie, étendant, fortifiant ses limites, fondant des villes, réglant des sociétés et en créant de nouvelles. Il visita les frères moraves d’Ébenezer, traça les rues de leur nouvelle ville, loua leur bonne administration. En peu d’années, la petite colonie en vint à vendre dix mille livres de soie brute par an ; l’indigo était aussi devenu un article de commerce permanent. Les colons publièrent avec ardeur des écrits sérieux contre l’emploi des esclaves nègres, et assurèrent que les blancs travaillaient aussi bien, même sous le soleil de la Géorgie. Leur piété maintenait leur union ; ils jugeaient leurs querelles entre eux, et acceptaient chaque événement de la vie comme une disposition divine, la vivacité de leur dévotion ne troublait pas le calme de leur jugement ; ils avaient la paix et étaient heureux. Des villes moraves, Oglethorpe voyagea sur les rivières qui descendaient vers le Sud, visita le long des côtes les îles remplies de palmettes, de vignes, de chênes verts, d’oiseaux chantants, et fonda dans celle de Saint-Simon le fort de Fredrica.

De vaillants montagnards écossais ayant émigré pour chercher de nouveaux foyers sous la bannière d’Oglethorpe, il remonta, en portant le costume des Écossais, l’Altamaha, pour aller à leur rencontre près de Darien, où ils avaient fixé leur domicile. Avec l’aide de ces braves, Oglethorpe résolut d’étendre les frontières de la Géorgie jusqu’à la rivière de Saint-John, dans la Floride. Les Indiens de la tribu d’Uchécerna entendirent parler de cette guerre, et se hâtèrent d’arriver tatoués avec le plus grand soin, et en portant la hache du combat pour se joindre à Oglethorpe. Des danses guerrières sauvages succédèrent aux longs discours, aux échanges de cadeaux. Les Muskhogeers et les Chiekesaws vinrent aussi trouver Oglethorpe, et renouvelèrent leur traité d’amitié.

Les chefs des Muskhogeers devaient tenir un grand conseil à Cusitas, sur le rivage de la Chattahouchee. Oglethorpe se dirigea de ce côté par des sentiers solitaires, sans craindre la chaleur de l’été ou la rosée de la nuit, et arriva au grand conseil pour adresser des paroles affectueuses à ses amis les Peaux-Rouges, distribuer des présents, fumer le calumet de paix, et conclure avec eux une alliance solide pour la paix comme pour la guerre.

En 1734, Oglethorpe alla en Angleterre, où il obtint des avantages pour la jeune colonie. En 1736, il revint avec trois cents émigrants, dont il s’occupa comme un père. Il débarqua avec eux au pied d’une hauteur peu éloignée de l’île de Tybec. « Tous tombèrent à genoux et remercièrent Dieu qui les avait conduits heureusement en Géorgie. » Parmi ces émigrants se trouvaient encore des frères moraves, dont « la foi était supérieure à toute crainte ; » ils cherchaient à reproduire dans leurs coutumes celles des premières sociétés chrétiennes, où il n’y avait pas de caste ni d’État, où Paul le fabricant de tentes et Pierre le pêcheur gouvernaient par le témoignage de l’esprit. Avec eux étaient venus les frères Wesley. Charles, l’un d’eux, secrétaire d’Oglethorpe, brûlait du désir d’être l’apôtre du Christ parmi les Indiens, et de vivre dans le Nouveau-Monde d’une vie complétement consacrée à la gloire de Dieu. Il désirait faire de la Géorgie une colonie religieuse. « L’époque où les mouvements politiques et religieux ne faisaient qu’un était passée, ajoute Bancroft (cet extrait est tiré de son Histoire des États-Unis) ; le fanatisme ne pouvait pas exister quand l’influence du commerce dominait. La piété mystique, plus active encore par suite de l’horreur qu’on éprouvait pour les théories du dix-huitième siècle, apparaissait comme l’arc-en-ciel dans les nuages. Wesley était le semeur qui vient lorsque les nuées se sont dissipées et répand la semence à l’heure dorée de la paix. »

Plus tard, et sur l’ordre de l’Angleterre, nous voyons Oglethorpe en guerre avec les Espagnols de la Floride. Il s’y montre brave et victorieux, toujours le premier au danger, partageant toutes les fatigues de la campagne avec les soldats, prenant soin, au milieu d’une guerre ardente, des biens appartenant aux habitants paisibles, se montrant humain et doux après la victoire à l’égard des prisonniers. En juillet 1742, Oglethorpe put faire célébrer des actions de grâces générales dans toute la Géorgie pour les succès remportés et pour la paix.

C’est ainsi que la Géorgie fut colonisée et défendue. Lorsque son fondateur et son défenseur, James Oglethorpe, eut atteint sa quatre-vingt-dixième année, il pouvait jeter un regard sur l’État florissant créé par son labeur, dont il avait étendu et consolidé la frontière, dont il avait créé la vie spirituelle et matérielle de manière à mériter cet éloge en Angleterre : « Jamais colonie n’a été fondée sur un plan plus véritablement humain. »

Jusqu’à la dernière année de sa vie, Oglethorpe est cité comme « l’une des plus belles figures qu’on ait jamais vues, » comme le type d’une vieillesse respectable. Les facultés de son âme et de son esprit étaient aussi fraîches que jamais et son regard également limpide ; « toujours heroïque, romantique, ayant toute la politesse chevaleresque des anciens temps, c’était le plus beau représentant des vertus et qualités qui forment l’idéal d’un véritable cavalier. » Et son cœur était si chaud, si zélé, si actif pour le bien des hommes, n’importe la nation, la race dont ils faisaient partie, que longtemps après sa mort son nom servait à exprimer la plus grande bienveillance de l’âme.

Après la mort d’Oglethorpe, plusieurs de ses nobles lois furent abrogées ; les boissons fortes pénétrèrent dans la Géorgie, et il en fut insensiblement de même pour les esclaves noirs. Mais l’esprit de liberté et de piété, qui était la vie de la vie d’Oglethorpe, et qui anima les premiers colons, vit encore dans la Géorgie. Je le vois, l’entends, le sens. L’émigration des États du Nord et surtout celle des États de la Nouvelle-Angleterre, se porte de plus en plus de ce côté et influe sur le peuple et les institutions. On s’en aperçoit à la vie plus libre, plus heureuse des nègres de Savannah, ainsi qu’à la permission qu’ils ont d’avoir leurs églises particulières, de prêcher eux-mêmes. On s’occupe beaucoup aussi dans la Géorgie de l’instruction des esclaves noirs sous le rapport religieux et sous celui de leur émancipation et colonisation à Libéria sur la côte d’Afrique. Un navire s’y rend tous les ans de Savannah, avec des colons noirs affranchis, pourvu de vivres, d’argent et d’ustensiles de ménage. J’ai lu quelques lettres écrites de Libéria, par les émigrants noirs ; elles prouvent les bons rapports dans lesquels ils sont avec la métropole et plusieurs de ses habitants, surtout par les liens religieux. Car ici chaque secte soutient ses coreligionnaires de la côte d’Afrique ; la colonie de Libéria est, du reste, dirigée par des fonctionnaires et des prêtres noirs.




Plus je vois de nègres, plus ils excitent ma curiosité et mon intérêt. Non pas que je voie en eux quelque chose de grand, quelque chose qui les rende supérieurs aux races blanches ; je ne puis me défaire de la croyance qu’ils sont et resteront inférieurs sous le rapport intellectuel. Mais ils ont des dons à eux et des plus remarquables. Leur oreille morale me paraît pure et délicate, ainsi que leur oreille musicale ; leur sensibilité est forte, vive ; leur bonhomie et leur esprit enjoué sont évidemment des dons qui leur sont propres. S’ils n’ont pas d’originalité comme créateurs, il y a, dans leur manière d’appliquer ce qu’ils ont appris, une originalité réellement rafraîchissante. On s’en aperçoit dans leurs chansons, seuls chants populaires originaux que possède le Nouveau-Monde ; ils sont aussi doux et gais que les nôtres sont mélancoliques. On s’en aperçoit aussi à leur manière de comprendre les préceptes du christianisme et de les appliquer à la vie.

Dimanche dernier je suis allée dans l’église nègre baptiste d’ici avec l’un des dignes descendants des pèlerins, M. Fay, établi à Savannah et fort amical à mon égard. Le prédicateur nommé Bentley, je crois, était nègre. Il prêcha d’abondance avec une grande animation et beaucoup de facilité : parla de la venue du Sauveur sur la terre : dit comment et pourquoi il était venu. « Je me souviens, dit-il, d’un voyage que le président des États-Unis a fait pour voir notre ville de Savannah. Je me souviens du mouvement qui en résulta parmi le peuple, comme on allait à sa rencontre dans de grandes voitures. Les locomotives fumaient terriblement et les gros canons tiraient coup sur coup. Le président arriva dans une grande et belle voiture, fut conduit dans la meilleure maison de la ville (c’était celle de M. Scarboroughs), — et quand il y fut, il se mit à la fenêtre. Mais on tendit une corde autour de la maison pour empêcher les nègres et autres pauvres gens d’approcher. Nous fûmes obligés de nous tenir en dehors et de ne voir le Président qu’assis à la fenêtre, tandis que les grands et les riches montaient librement le perron, entraient et lui donnaient une poignée de main. Le Christ est-il venu ainsi ? Est-il venu vers les riches pour leur donner des poignées de main ? Non ! Que le Seigneur soit béni, il est venu vers les pauvres !… Vers nous et pour nous, mes frères et sœurs. » — « Oui, oui ! Amen ! Il est venu vers les pauvres, vers nous ! Qu’il soit béni ! Amen ! Alleluia ! » s’écria-t-on de toutes parts dans l’église pendant un moment ; les noirs frappaient des pieds, riaient et pleuraient avec des visages rayonnants de joie. Le prédicateur continua, et raconta comment le Christ avait montré qu’il était l’envoyé du Très-Haut. « Figurez-vous, mes frères, dit il, une plantation avec travail de nègres. Le planteur est parti, il est allé au loin, bien loin au delà des mers, en Angleterre. Les nègres de la plantation n’ont jamais vu son visage ; n’ont jamais vu d’homme plus élevé en dignité que le surveillant. Ils apprennent tout à coup que le propriétaire, leur seigneur et maître, doit arriver ; ils sont très-curieux de le voir, s’informent de lui. Un jour, ils voient venir le surveillant avec un autre monsieur qu’ils ne connaissent pas ; mais il est plus mal, et plus simplement vêtu que le surveillant. Celui-ci a un beau frac avec boutons, une cravate blanche, un joli chapeau, et de plus il est ganté. Le monsieur étranger n’a pas de gants, il est habillé sans soin, très mesquinement, ma foi ! Si les nègres ne connaissaient pas le surveillant, ils le prendraient pour le maître. Mais ils s’aperçoivent que le monsieur étranger donne des ordres au surveillant, qu’il lui dit d’envoyer un nègre ici, un autre là, en fait appeler plusieurs près de lui, et que le surveillant et les nègres sont obligés de faire tout ce qu’il ordonne ; ils apprennent ainsi que c’est le maître. »

Comme ce tableau pris dans la vie journalière des nègres est frais et vivant !

Dans l’après-midi du même jour, je suis allée avec M. Fay à un autre sermon nègre. Le prédicateur était un vieux mulâtre, beau et vigoureux vieillard, qui a de la fortune et jouit d’une grande considération parmi les siens, comme prédicateur et baptiseur. Il ressemblait à la race blanche, pour l’extérieur et les manières, et nous dit pendant son discours qu’il avait quatre-vingt-quinze ans. Il parla de son expérience religieuse de la vie, des soucis et tourments spirituels qui avaient manqué de le pousser au suicide, et enfin de ses sentiments lorsque la compréhension du Christ et de la rédemption s’éleva devant sa raison. « Le monde entier fut alors changé pour moi, continua-t-il, tout me semblait avoir pris une naissance nouvelle et rayonner d’une beauté nouvelle aussi. Même la compagne de ma vie, ma femme, me parut derechef jeune, et brilla devant moi comme un astre nouveau ; je ne pus m’empêcher de lui dire : En vérité, ma femme, je t’aime ! » Une jeune personne assise dans le même banc que moi se baissa pour rire ; je me baissai aussi, mais pour répandre des larmes, que la joie, la sympathie, des souvenirs particuliers et ce tableau naïf, chaudement naturel, attiraient. Après le sermon, M. Fay et moi, nous donnâmes une poignée de main au vieux et énergique Andrew Marshall. Le chœur de la tribune composé de nègres et de négresses, chanta à quatre parties aussi purement et bien qu’on pouvait le désirer. Après le service, une femme s’approcha et s’agenouilla près de l’autel, profondément affectée, à ce qu’il paraissait, et le vieux prédicateur prononça sur elle, sur son chagrin, son affliction secrète, une belle et intime prière. C’est l’usage, à ce qu’il paraît, dans les églises baptistes d’ici, de prier ainsi sur et pour les affligés.

16 mai.

Il fait maintenant très-chaud ici, et la chaleur affaiblit ; sans elle je me trouverais parfaitement dans le foyer où je vis ; les maîtres et les serviteurs (nègres) paraissent tous pénétrés de la même bonhomie et bienveillance. Parmi les gens de cœur dont j’ai fait la connaissance ici, est la famille Mac-Intoch, l’une de celles qui travaillent à l’instruction et à la colonisation des noirs. Les jeunes filles de la maison ont instruit elles-mêmes les enfants des nègres de la plantation de leur père, et vantent beaucoup leur capacité. Ils aiment surtout les images et les histoires, y puisent facilement des impressions. Comme cela m’a réjouie ! quel beau cercle d’activité est offert ainsi aux jeunes personnes du Sud ! Mais je crois qu’il y en a peu encore qui le connaissent. J’ai formé avec cette aimable famille, le projet de faire un voyage de plaisir dans la Floride, où l’un des fils de la maison est établi. « L’homme propose et Dieu dispose ! »

Il y a une foule de jolis endroits autour de Savannah, le long des bords élevés de la rivière ; leur richesse en fait de beaux arbres et de belles fleurs est extraordinaire ; j’éprouve du plaisir à retrouver dans la plupart d’entre eux des noms de famille suédois, et d’y reconnaître la marque de Linnée. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de la Rudbeckia, la Lagerstrœmia, très joli buisson à fleurs rouge clair qui ressemblent au laurier-rose. Les maîtresses de maisons (et j’ai trouvé parmi elles quelques femmes extrêmement remarquables) me font voir dans leurs voitures les environs. Bonaventure est un grand parc qui fait partie des choses remarquables de cette contrée. Les grands chênes verts en groupes et en allées avec leur longues lianes pendantes forment partout les plus belles voûtes de temples gothiques, et quand le soleil du soir lance de brûlants rayons à travers ces profondes et sinistres arcades, il en résulte des effets de la plus grande beauté. Les jeunes peintres de l’Amérique devraient venir ici et les étudier. Mais on vient de commencer à se servir de ce beau parc comme d’un lieu de sépulture, et des monuments de marbre blanc se dressent sous les lianes pendantes des chênes verts. Ces lianes sont maintenant en fleurs, elles ressemblent à un petit pentendrist fermé, vert clair ; leur parfum est fin. Les fleurs de luxe du Sud, le magnolia grandiflora, le jasmin du Cap, etc., commencent à s’épanouir partout, mais leur odeur, trop forte pour moi, n’est pas salutaire. Les femmes dont la peau est fine prennent, quand elles traversent la forêt à cette époque, des taches rouges et leur visage suppure ; les exhalaisons des fleurs contiennent du poison et me semblent suffocantes. Combien, au contraire, l’odeur de nos forêts de pins et de leurs muguets est suave et fraîche !

Aujourd’hui, en traversant un petit bouquet de bois au milieu du champ de sable qui est près de la ville, j’ai vu, en abondance, les plus jolies fraises, et me suis étonnée de ce que les enfants nègres les laissaient en paix. J’en ai cueilli une, je l’ai goûtée, elle n’avait aucune saveur. C’étaient de fausses fraises. Une autre beauté trompeuse du Sud, c’est ce qu’on appelle la poire épineuse, petit cactus peu élevé, ayant de jolies fleurs jaune clair, mais tellement couvert d’épines fines et crochues que si l’on brise la fleur, on peut être occupé pendant plusieurs jours à tirer les épines de ses doigts.

J’ai visité une jolie institution ; c’est un asile des orphelins de père et de mère de tous les peuples et de toutes les confessions religieuses. Il est dirigé par une réunion de femmes de différentes religions ; celle des directrices qui me conduisait, était une juive très-dévouée à sa religion et qui dans sa manière d’en parler se rapprochait beaucoup des unitaires chrétiens. L’asile est soigné par des sœurs de charité (catholiques) ayant de bonnes figures, mais des chapeaux ou bonnets effrayants. Il faut être bien avancé dans le détachement du monde pour les porter. Les enfants et les dispositions prises en leur faveur offraient un spectacle satisfaisant. Ils choisissent eux-mêmes la religion qu’ils veulent suivre, et j’ai vu deux jeunes sœurs dont l’une était méthodiste et l’autre membre de l’Église épiscopale.

Je me dispose à quitter Savannah et à prendre la route d’Augusta en remontant la rivière, quoique l’on m’assure que ce voyage est long et très-uniforme, comme scène. Mais je préfère de beaucoup le bateau à vapeur au chemin de fer. — Je t’écrirai une plus longue lettre d’Augusta.

Quand je reviendrai à la maison, je t’apporterai de jolies corbeilles à ouvrage en écailles de pommes de pin, que d’aimables femmes d’ici m’ont données et qu’elles ont fabriquées. Ces corbeilles ont une apparence singulière, mais elles sont jolies.