La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/10

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 60-64).

Chasse du Lynx au piège



VERS la mi-octobre, nous arrivions dans un endroit où devait être l’emplacement de notre premier camp permanent. C’était dans une section du pays confinant à l’une des branches de la rivière Manicouagan, l’une des plus grandes rivières de la Côte Nord, et la principale artère que prennent les sauvages et les trappeurs.

Règle générale, un Sauvage fait la chasse à tout gibier qu’il rencontre, mais, comme il existe différents degrés de l’échelle sociale, il y en a qui s’adonnent à une spécialité comme trappeurs. Mon associé Ashini, chassait particulièrement le lynx, c’était son dada. Pendant les nombreuses années que je le connus, il fit plus que doubler le nombre des captures des Indiens de tous les alentours. L’étendue de terrain qu’il avait choisi était exceptionnellement propice à cette chasse ; c’était un ancien brûlé couvert de bouleau, de peuplier, de sapin et d’épinette noire en re-croissance. Dans cette partie de la Côte Nord, le lièvre, l’écureuil, la perdrix, la gélinotte à fraise et la perdrix de savane abondent et constituent le menu naturel du lynx.

Cette deuxième pousse d’arbres, qui suit les grands feux de forêts, s’opère par bosquets. Près des endroits humides, dans les ravins, autour des lacs et sur le bord des rivières, croissent surtout le sapin et l’épinette ; sur les plateaux plus élevés, c’est plutôt le bouleau, le peuplier et le cormier que l’on rencontre, tandis que les sommets des montagnes fréquemment restent nus où ne sont recouverts que de mousses et broussailles.

À travers une telle région, on se fraye un passage, qu’on marque pour le retour, sur une distance de dix à douze milles, tantôt moins, suivant ce que le trappeur tient à parcourir en une journée de marche, attendu qu’il doit revenir à son camp pour se reposer. Le long de cette sente, par intervalles, on tend des collets, des pièges et des attrapes à raison de cinq ou six par mille. Entre deux associés, la pose de vingt collets, est regardée comme une bonne journée de travail. On tend comme cela trois ou quatre lignées de pièges qui partent en divergeant du camp permanent.

En d’autres temps, si le pays s’y prête, on établit une ligne continue de pièges sur une longueur de quarante à cinquante milles, avec un camp de repos à environ tous les dix milles. Ceci peut sembler courte distance pour une journée, mais il ne faut pas oublier que le trappeur a à examiner chaque piège chaque fois qu’il passe, à voir à ce qu’ils soient tous bien amorcés, odorants et déblayés de la neige qui peut gêner les allées et venues. Après une lourde chute de neige, il faut ouvrir le sentier, rude besogne, et quelquefois avec un fardeau en plus à transporter. Comme appât, on se sert d’un morceau de lièvre, d’écureuil, ou d’ailes de perdrix. La peau d’un lièvre avec la tête est le meilleur de tous les appâts ; placé au fond d’un petit enclos en forme de hutte, il produit l’effet d’un lièvre vivant. Les glandes du castor avec des feuilles pilées d’herbe à chat (nepeta) sont des amorces des plus attrayantes. On ne se sert de collets que pour éviter de transporter des pièges métalliques. On les façonne avec trois longueurs de forte ficelle pouvant soutenir un poids brut de deux cents livres. La broche de cuivre ou de fil de laiton ne sont pas de service. Le lieu une fois choisi on lui fait un petit enclos d’environ un pied de large sur à peu près deux pieds de profondeur avec des pousses d’arbres ou du bois mort. On fait une traverse avec un jeune arbre élancé d’environ deux pouces de diamètre que l’on coupe et dont on enfonce le gros bout dans la neige. Cette barre devrait mesurer environ dix-huit pouces au-dessus de la neige, là où elle traverse l’enclos. On met alors l’appât au fond de l’enclos avec quelque drogue odorante et l’on fixe le collet à la barre. Celui-ci doit tomber à environ huit pouces au-dessus du sol ou de la neige, et avoir environ six pouces de diamètre. L’espace libre autour de l’enclos est alors rempli de branches vertes et le piège est prêt.

On tend de même façon un piège métallique, excepté qu’on laisse entièrement libre l’espace en avant de l’enclos. Quand un lynx se prend dans un piège métallique, il tentera un effort désespéré pour se dégager. S’il ne réussit pas du premier coup, il retournera tranquillement à l’enclos, s’y pelotonnera aussi confortablement que possible, et restera là sans essayer de bouger jusqu’à ce qu’il meure de faim. Dans toute mon expérience, je n’en ai jamais vu agir autrement, et ces animaux peuvent rester ainsi vivants environ quatre semaines, sans boire ni manger.

Parfois on peut en tirer un en suivant sa piste toute fraîche sur la neige molle et en imitant l’aboiement d’un chien ou les hurlements d’un loup. Le lynx grimpera alors sur le plus gros arbre qu’il pourra voir, ou ira se blottir au fond de quelque crevasse de rocher d’où il est très difficile de le sortir, après même qu’il a été atteint d’un coup de feu.

En visitant mes pièges un jour, je traversai les pistes toute fraîches d’un gros lynx. J’avais un de mes frères avec moi ; c’était sa première année de trappe, et, je lui avais dit comment poursuivre un lynx et l’abattre. La sente que nous suivions était neuve, et mon frère était très anxieux de rattraper l’animal et de lui régler son compte. En conséquence, nous mîmes nos sacs à terre, et ne nous armant que d’un fusil et d’une hache, nous partîmes à la poursuite de notre gibier.

Nous avions fait un mille ou à peu près avant de pouvoir forcer l’animal. On s’en aperçut à la façon qu’il sautait dans la neige molle. Nous nous mîmes alors à hurler et à japper pour lui donner la frousse et le faire grimper dans un arbre. Il ne se rendit pas tout de suite à nos désirs, cependant, les arbres aux environs étaient trop petits. Il en avait essayé deux et en était redescendu, en prenant la fuite du côté d’une montagne escarpée où il réussit à se glisser sous de grosses roches.

Après m’être assuré qu’il n’en était pas sorti par ailleurs, je plaçai mon frère avec un fusil à l’entrée, au cas où il pourrait prendre la fuite, et je me mis en frais de le dénicher. J’eus à enlever tout un amas de neige avant d’arriver au niveau de l’entrée ; finalement, environ deux heures après, je l’aperçus. Il s’était retourné me faisant face ; tout ce que je vis d’abord furent ses deux yeux. Le trou mesurait environ une quinzaine de pieds de profondeur, et était très étroit ; de plus, il m’était impossible de l’attaquer par derrière pour le faire sortir. En sorte, que je décidai de lui tirer un coup de fusil sur place. J’étais dans une position très gênante, à demi sur le ventre, la bouche de mon fusil rasant le trou, c’est ainsi que je fis feu. Du trou le coup me revint, en me couvrant de saletés, de fumée et de neige. Quelques moments après, la fumée disparut, mais les deux yeux de l’animal n’étaient plus visibles.

J’étais sûr qu’il était mort, mais la difficulté était de l’aveindre de là. Nous n’avions ni crochet ni broche pour en confectionner un. Je coupai un arbre assez long pour atteindre le fond du trou. J’en tranchai le petit bout de façon à lui laisser un pouce ou environ un pouce de diamètre. Avec ma hache, je le fendis en huit ou dix parties et j’en laissai les pointes ébréchées. Je poussai ce pieu dans le trou jusqu’au moment où je sentis le corps du lynx. Je me mis alors à tortiller le bâton jusqu’à ce que j’éprouvai une certaine résistance. Alors je le retirai. Grâce à ce mouvement rotatoire, ce peigne de dents s’était enroulé dans la toison et la peau de l’animal et s’y était fixé ferme. Il faisait nuit lorsque nous arrivâmes au camp, nous avions faim, mais nous étions bien satisfaits de notre succès.

Lors de mon premier hiver avec Ashini, nous prîmes au piège et tuâmes cinquante-sept lynx. Trois ans plus tard, avec un de mes frères, j’en abattis soixante-neuf dans un seul hiver. Au printemps, je les vendis $70. à un traiteur, M. D. Turgeon. Aujourd’hui, pareil lot rapporterait $690.