La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/34

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 281-284).

Opinion d’un Indien sur Sir Edmund Head



EN 1859, alors que nous demeurions à Mingan, Sir Edmund Head descendit faire la pêche au saumon dans la rivière Mingan. Mon père, qui était alors agent, dans l’endroit, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, avait reçu instruction de faire tous les préparatifs nécessaires pour sa réception et ses transports aux endroits de pêche près des chutes. Pour cela, nous avions engagé nombre d’indiens avec leurs canots pour transporter les bagages, etc., à travers un petit portage en arrière du poste, jusqu’à la rivière et de là remonter le courant. Ces Indiens étaient sous la conduite d’un garçon très intelligent et très actif du nom de Sam Meshkina surnommé « le traqueur ». Il pouvait avoir quarante-cinq ans. Très habile chasseur et trappeur, il pouvait, en outre, se vanter de parler un assez bon anglais. C’était surtout à cause de cette connaissance de l’anglais qu’il avait été choisi comme chef de l’escouade.

Sir Edmund Head se montra on ne peut plus enchanté de la manière expéditive avec laquelle Sam avait tout préparé, et, le soir, après dîner, Sam fut invité à la tente du gouverneur général, qui lui fit ses grands remerciements pour la façon habile avec laquelle il avait exécuté sa besogne. Sam n’était pas un garçon timide. Le gouverneur lui fit maintes questions sur la manière de vivre des Indiens, et surtout sur la capture du castor au piège. Il lui en fit une excellente description qui parut grandement intéresser Sir Edmund Head.

Le lendemain, mon père fut mis au courant par un membre de l’escouade et, rencontrant Sam :

— J’ai su, dit-il, que t’as eu un grand honneur de la part du gouverneur général, qui t’as invité à sa tente ?

— Oui, répondit-il.

— C’est bien bon de sa part, fit mon père, et qu’est-ce que t’en penses ?

— Écoute un peu, dit Sam, tout bonnement et avec un accent de pitié, n’dis pas ça à personne, le pauvre homme, i sait pas même comment prendre un castor !

Une autre anecdote, pas aussi drôle que celle-ci, démontre l’idée que les Indiens se font d’un gouverneur général.

En juin 1873, Lord Dufferin et la Comtesse de Dufferin furent pendant quelques jours les hôtes des Seigneurs de Godbout. Comme le campement de pêche n’offrait que fort peu d’espace comme gîte pour dormir, Lord et Lady Dufferin revenait chaque soir, après leur pêche, à bord de leur steamer, le Druid, vaisseau du gouvernement, qui était mouillé dans la baie Godbout. Monsieur Allan Gilmour m’avait confié cette partie du programme. Le matin de leur arrivée, j’allai les recevoir au débarcadère de la Baie, et les escortai jusqu’à la rivière, marche d’environ un quart de mille, où se trouvaient déjà des hommes et des embarcations pour les conduire aux fosses à saumon.

Justement à cette époque-là, nous avions un métis du nom de David Picard, parent éloigné des Picard de Lorette, qui avait, quelque temps auparavant, accompagné un parti d’explorateurs et avait reçu comme honoraires un chèque aussi valable que de l’or.

Picard avait essayé de l’escompter, mais comme tous ceux auxquels il s’était adressé n’avaient pas le montant voulu, et l’avaient refusé, il se prit à soupçonner que le chèque ne valait rien.

Ainsi que tout chacun dans la place, il savait la venue du gouverneur général. Il se dit que c’était sa chance.

Le lendemain matin, alors que nous cheminions du côté de la rivière, nous vîmes Picard venir avec l’évidente intention de nous arrêter au passage. Quand Lord Dufferin se fut mis au courant de la chose, il s’arrêta.

— Bonjour, lui dit David.

Lord Dufferin lui rendit son salut.

— Coutes donc ! C’est toé, gouvernail ? dit David en français ; ce qui équivalait à : — Écoute donc, es-tu le gouverneur ? Dans le dialecte montagnais, le mot gouverneur se dit tequigan, dont la traduction littérale en français est gouvernail.

Lord Dufferin parut un peu embarrassé et me demanda ce qu’il désirait.

Je lui répondis qu’il voulait savoir s’il était le gouverneur général.

Ôtant courtoisement son chapeau, — j’ai l’honneur de l’être, lui dit-il.

— Ben ! écoutes, fit Picard, j’ai été engagé pour travailler pour vous autres, et on m’a payé avec un morceau de papier qu’est pas bon. À c-t’heure qu’t’es t’icite, toi-même, j’voudrais mon argent ; et fouillant dans ses poches, il en tira le chèque tout chiffonné et le tendit à Lord Dufferin qui, après l’avoir soigneusement examiné, me demanda si j’en connaissais quelque chose.

Je lui répondis que tout était parfaitement exact.

— Monsieur Picard, lui dit le gouverneur en français, tout est parfaitement correct. Si vous venez ce soir à bord du steamer, nous vous paierons, mais je désire que vous n’oubliiez pas que tout chèque en paiement de l’ouvrage fait pour moi est bon, et, en souriant il lui souhaite le bonjour.

Ce petit incident amusa beaucoup Lord Dufferin.

Picard se sentit tellement rassuré par la parole du gouverneur, qu’il n’alla pas à bord ce soir-là pour chercher son argent qui, d’ailleurs, lui fut payé plus tard, sur présentation de son chèque.