La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/36

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 290-293).

Trois aigles dorés



UN matin, de bonne heure, je partis pour faire la chasse à l’oie sauvage. Le jour d’avant, j’avais découvert où il s’en trouvait des troupes considérables, après avoir observé de quel côté elles étaient venues avec la marée et, à marée haute, elles s’étaient posées sur les bancs de sable pour faire leur toilette et se chauffer au soleil. La veille au soir, la nuit une fois bien tombée, je m’étais préparé un affût en creusant un trou dans le sable, en le bordant de gazon et de branches, de façon à le faire se confondre avec les environs. J’avais à me poster à cet affût avant le jour pour que les oies ne m’y vissent pas arriver ; ce qui voulait dire pour moi, une attente de près de quatre heures avant que la marée fût haute.

Je m’étais pourvu d’une épaisse couverture de laine d’un gris tendre, dont la couleur s’harmonisait avec le sable, et j’avais l’avantage de pouvoir m’en dépouiller plus vite que d’un pardessus. On se sent aussi plutôt gêné pour tirer, avec un gros pardessus sur le dos, et de plus, on est extrêmement mal à son aise pour épauler une carabine, à moins que celle-ci ait un fût raccourci. Je m’enveloppai dans la couverture et me couchai dans le trou en essayant sommeiller un peu pour tuer le temps. Il y avait des centaines d’oies qui étaient à manger, et, de temps en temps, j’entendais le « honk », sorte de « all’s well », tout va bien, de Québec quelques vieux jars en sentinelle.

Je passai ainsi trois longues heures, tantôt, roupillant, tantôt, faisant le guet. Les premières bandes d’oies étaient à une centaine de verges de moi, et il en arrivait continuellement d’autres. J’avais deux fusils, dont l’un était un Dougall à deux coups, calibre 10, fusil de première classe, magnifique cadeau qui m’était venu de feu le colonel Allan Gilmour, d’Ottawa, et l’antre, fusil à un seul coup, calibre 8, fabriqué sur commande par Greener, de Birmingham, avait un diamètre assez large pour recevoir de la chevrotine à destination des loups-marins et des oies. Ce fusil avait été baptisé de « Sure Kill » (mortel) par mon ami Monsieur Robert McLimont. En pareilles circonstances, je me servais d’abord de mon Sure Kill, en gardant celui de 10 de jauge pour achever les estropiés. Je m’assurai de chacun d’eux et m’étendis de nouveau, décidé à attendre une demi-heure de plus. À ce moment-là, les oies d’en avant n’étaient pas à plus de quarante verges de distance.

J’étais toujours enveloppé dans ma couverture de laine, me mettant aussi à l’aise que pouvait me le permettre l’espace exigu de mon creux. Je pensais au nombre d’oies que j’allais probablement abattre, quand, tout à coup, il se fit un fracas de battements d’ailes et de honks. J’en tressautai, et lâchant là ma couverture, je saisis mon Sure Kill. Il était trop tard. Les oies étaient déjà loin hors de portée, et je ne tirai pas un seul coup.

Je découvris de suite la cause de cette panique. C’était un aigle doré qui rôdait à l’entour des oies afin de gripper quelqu’oiseau blessé ou malade. Il n’est pas dans mes habitudes de jurer, mais je n’en garantis rien pour cette fois-là.

Qu’importe ! Il y avait une vengeance à tirer. Dès que l’aigle se trouva à portée, je le descendis avec mon fusil calibre 8. Je le rechargeai aussitôt et je courus chercher l’oiseau. C’était un magnifique spécimen. Je m’assis dans mon creux, et je me mis à examiner son riche plumage et ses serres puissantes.

Soudain, j’entendis un cri strident au-dessus de ma tête. En jetant l’œil j’aperçus deux autres aigles dorés qui s’en venaient ensemble au vol, soit pour s’attaquer, soit pour s’accoupler ; c’était alors au commencement de mai. Saisissant de suite mon Sure Kill, je tirai juste au moment où ils allaient se séparer. Tous deux tombèrent. L’un avait été bien touché et tué raide, et un plomb avait d’aventure cassé une aile à l’autre.

Trois aigles dorés abattus dans environ autant de minutes, c’était une grosse revanche pour toutes les oies qu’ils m’avaient fait perdre.

Je repris mon poste quelques jours de plus, et, comme je ne fus plus dérangé par des aigles, je tirai dix-sept oies et fis une poule de cinq avec mon Sure Kill.

Voici les mesures de chaque aigle :

1er ailes déployées 5 pieds 11 pouces
2e ““ 6 pieds 7 pouces
3e ““ 6 pieds 9 pouces


Ces deux derniers étaient ceux que j’avais descendus d’un seul coup de fusil. Je n’avais aucun instrument pour vérifier le poids de ces oiseaux.

Le 7 mai 1895, telle fut la date de cet incident de chasse.

L’aigle doré n’est pas commun sur notre côte, mais l’aigle à tête blanche, Haliætus Leucocephalus, l’est. Tous deux sont la terreur des oies sauvages et des canards noirs. Lorsque ces oies et canards sont à la surface de l’eau, ils ne paraissent pas s’en occuper, mais s’ils sont accroupis sur la grève, ils prennent invariablement leur vol à l’approche d’un aigle. Je n’en ai jamais vu s’attaquer à un canard ou une oie non blessé et de pleine taille, mais il est tout à fait possible qu’ils tuent grand nombre de jeunes oiseaux. Ils tuent aussi plusieurs sortes de petits mammifères et les petits des gros mammifères. Ce sont des gloutons en règle, qui se gorgeront jusqu’au moment où ils ne peuvent plus se remuer. J’en ai tué à coups de bâton trois ou quatre dans cet état-là. L’un d’eux s’était gavé de tout un saumon de douze livres.

Ils ont le vol très puissant et une force musculaire telle qu’ils peuvent enlever et emporter un saumon de dix livres. Ils se nourissent aussi beaucoup de poisson mort, qu’ils prennent à marée basse sur les crans et les battures. Le gros poisson verdâtre, Cyclopterus lumpus, est pour eux un régal. Ils sont farouches, mais on les prend facilement avec des pièges d’acier appâtés de poisson. Les deux espèces font leurs nids ici et hivernent sur la côte.