La vie orageuse de Clemenceau/I

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Albin Michel (p. 9-33).

LA VIE ORAGEUSE
DE CLEMENCEAU

CHAPITRE PREMIER

Un souvenir cuisant


Cétait soir de fête chez les Ménard-Dorian. rue de la Faisanderie, au mois de mars, dans leur bel hôtel récemment construit, où l’accueil était fastueux. Quelques mois avant sa mort on honorait Victor Hugo, au comble de sa gloire, et de sa désolation car il venait de perdre sa vraie compagne, Juliette Drouet. Les petits-enfants du grand homme dansaient le menuet en costume, avec la ravissante Pauline Ménard-Dorian, une gracieuse fille de Paul Meurice, quelques jeunes gens et demoiselles, et celui qui écrit ceci. Clemenceau, Alphonse Daudet, Emile Zola, Carriès, Rodin, Béthune, une foule d’hommes politiques, de journalistes et d’artistes assistaient à cette soirée unique, où la grâce, la beauté, le génie, le talent semblaient réunis pour le plaisir des yeux et la joie de l’intelligence. La France renaissait du désastre de 1870. On entourait Mme Edmond Adam, créatrice de la République athénienne, Cérès aux blonds cheveux, au décolleté marmoréen, aux bras d’une éclatante blancheur, aux yeux clairs, francs et rieurs, la maîtresse de maison, Mme Aline Ménard-Dorian, brune, grande, svelte, instruite, compatissante, décidée dans ses mouvements, exclusive dans ses convictions passionnées de gauche, car elle était fille du fameux Dorian, le ministre de la Défense de Paris et issue d’une famille protestante de Montbéliard. Ce qui ne l’empêchait pas de recevoir en grande dame et d’avoir, à l’occasion, de l’esprit. Mme Edouard Lockroy enfin, filleule de Jules Simon, née Alice Lehaëne, était, pour le charme, la perfection du visage allongé, aux oreilles obliques de faunesse, d’une taille pleine et souple, de jambes vénusiaques, de mains délicates et de petits pieds vifs, la reine de cette nouvelle société républicaine qui, avec beaucoup plus de tenue, avait pris la suite de la société impériale et attestait une vitalité et une énergie fort supérieures à celles du faubourg Saint-Germain. Hirsutes et spirituels, Camille Pelletan et Edouard Durranc, journalistes de vraie souche, allaient de groupe en groupe distraire, faire s’esclaffer vieux et jeunes par leurs bons mots et à peu près, « pour ce que rire est le propre de l’homme ». Le sol était jonché des roses, qui avaient plu sur le patriarche silencieux, semblable à une pensée dans un parterre (selon le mot de Durranc qui ajoutait : « À une pensée absente. »).

Clemenceau était au centre d’un petit groupe comprenant Paul Ménard, Georges Périn, Challemel-Lacour, Allain Targé et Lockroy.

Trapu, tassé, pourvu d’une barbe de pasteur du désert, Paul Ménard, fils de vignerons protestants de l’Hérault, marié à une femme qu’il adorait et redoutait à la fois, était fort riche et assez regardant. Il possédait et dirigeait les usines d’Unieux, dans la Loire, lesquelles venaient, en importance, aussitôt après le Creusot. Il était, comme disent les gens du Midi, un « mestre bon sens », de jugement assez solide, — sauf si ses passions l’emportaient, — d’honnêteté scrupuleuse, et de clairvoyance politique médiocre. Il chérissait et admirait Clemenceau et devait, aux heures dures, aux épreuves de la Providence, à laquelle Paul Ménard non plus ne croyait pas, lui proposer, pour le tirer d’affaire, une fortune (un million de l’époque) que Clemenceau, magnanimement, refusa.

Georges Périn, lui, n’avait pas le sou. Mais c’était une nature héroïque, un type à la Schoelcher et à la Blanqui, qui mettait l’honneur avant tout. Il avait un bon visage barbu, un nez fort, la voix basse et affectueuse, la bouche arquée aux lèvres rouges, et un sentiment, distant et platonique, pour l’insensible Aline Ménard. Il était, à la Chambre, universellement estimé. Il eût donné sa vie pour Clemenceau. Sa nature était droite, comme celle de Victor Schoelcher, et inaccessible aux tentations. Il savait beaucoup de choses et, moraliste strict, avait connu beaucoup de gens. Il n’était pas de compagnie, silencieuse et dévouée, plus agréable que la sienne. Il était absolument détaché de lui-même et prêt à tous les sacrifices. Avec cela bon tireur en duel et d’une vaillance concentrée. Georges Périn était une figure.

Challemel-Lacour aussi était une figure de toute autre sorte. Un article sur Schopenhauer, dans la Revue des Deux Mondes, avait fait sa réputation intellectuelle, ainsi que son télégramme, lyonnais et fameux : « Fusillez-moi tous ces gens-là. » Ce soir-là, introduit dans le milieu radical, auquel il était assez hostile, il s’était cependant rapproché d’Allain Targé, qui lui paraissait un demi-refuge. De temps en temps, une sentence glacée sortait de ses lèvres, et son front, saturé de méditations, se plissait sous sa chevelure précocement argentée. Clemenceau, avec ses boutades, l’étonnait plus qu’il ne le séduisait. Alors que Targé l’amusait et retenait l’acquiescement de son visage, tel que d’un « Bas de cuir », muet et approbatif.

Lockroy était fluet, avec des yeux globuleux, une tête fine, pincée aux commissures des lèvres et qui, sans se lasser, feignait l’assentiment : « Mais oui, cher ami, mais comment donc. je suis cent fois de votre avis. » Il pouffait à la dérobée et faisait tourner, autour d’un ruban de ganse noire, son lorgnon. Évasif, il promettait toujours et tenait rarement, ou ne tenait jamais, Mais comment lui en vouloir quand, fermant une avenue de promesses, il en ouvrait une autre, de sens inverse. Jamais ne lui entendait-on dire « non ». Enfant de la balle, fils du vieux et probe comédien Lockroy, il avait le sens de l’ironie. Gare à qui se mettait en travers de son chemin !

Allain Targé, à masque de Silène barbu, et remontant sans cesse son pantalon privé de bretelles, avait appartenu, avec un cœur radical, au milieu opportuniste et occupé le ministère de l’Intérieur, Ennemi des fonds secrets, qu’il appelait pretium stupri, il accusait, de tous les maux du régime naissant, la police politique, à laquelle il avait commandé et ne reconnaissait, comme Satan secret, qu’Arthur Ranc. Quand sa crise de rire prenait Targé, il plissait les yeux, griffait sa barbe avec fureur et sautait en l’air vivement. Challemel-Lacour, s’écartant de lui, le considérait alors avec dégoût. Ces manières démocratiques l’écœuraient. Comme on passait les douceurs, l’orangeade et la boisson aux cerises, Targé saisit un verre, puis deux, puis trois, les avala gloutonnement et s’écria : « Fameux, fameux ! » frottant sa courte main poilue sur l’emplacement de son estomac. C’était l’enfant terrible du régime naissant, et qui disait tout, sur Léonie Léon, Gambetta, la Païva, Henckel de Donnersmarck et le reste, mais en bredouillant, pestant et sacrant, de sorte qu’on l’écoutait peu. Il admirait Mme Ménard-Dorian et ployait le genou devant elle.

Survint Freycinet, baptisé par Paul Hervieu, alors ignoré, « la souris blanche », accompagné de son aimable femme, pareille à la tour du jeu d’échecs, et de sa fille, Cécile la laborieuse, d’une amabilité officielle, qui lui servait de secrétaire. L’art mondain du mathématicien Freycinet, radical et taciturne, consistait à se faufiler et à ne jamais répondre aux questions qu’on lui posait. Radical et protestant, lui aussi, chouchou de Grévy, président de la République, qui lui confiait la formation des cabinets, il vivait du souvenir de son plan, « le plan Freycinet », qui comblait de joie les conseils d’administration des chemins de fer et lui avait fait une solide réputation dans le monde des ingénieurs. Il parlait, s’il ouvrait la bouche, d’une petite voix pâle et précipitée. Il avait demandé à Mme Ménard la permission d’amener son secrétaire particulier et confident Jesiersky, polonais plantureux, auquel il avait confié la direction du Journal Officiel, où celui-ci avait succédé au bon juif Aron, dont la figure était dévorée par une énorme tache de vin, pareille à une carte de géographie.

Derrière Freycinet, maître incontesté de la Défense Nationale, et Coligny à la petite semaine, parut Gustave Dreyfus, possesseur barbu et déférent de la collection Tymbal, où brillaient d’incomparables Donatello, suivi de ses délicieuses filles : Juliette et Emma, de sa femme, courbée et grisonnante, mère de famille accomplie, d’origine viennoise. Celle-ci reconnut une cantatrice autrichienne, grassouillette, qui devait chanter pendant la soirée.

— Fous êtes Fiennoise, matame ?

— Oui, matame, je suis de Fienne.

— Sprechen Sie deutsch ?

— Etwas.

— Matame….

— Matame.

Elles se saluèrent. Véritable Fragonard, avec de tendres yeux implorants, la toute jeune Mlle Emma Dreyfus attirait tous les regards, mais ne semblait nullement s’en soucier, Cependant que l’aimable femme de l’ingénieur Paul Clemenceau, autrichienne elle aussi, accourait à la rencontre de ses compatriotes. Le second frère de Clemenceau, Albert, avocat brillant et qui avait la voix de son frère Paul, s’entretenait avec sa sœur, de visage osseux et sévère, Mme Brindza.

— Que de Clemenceau ! disait Durranc, lequel d’ailleurs chérissait le patron, et ne jurait que par lui.

Un remous, un toupet de cheveux noirs comme l’Erèbe, une voix éraillée et blagueuse, deux yeux clairs et bougeurs, c’était Rochefort. Lockroy accourut lui serrer la main. Aline Ménard le prit par le bout des doigts et le conduisit vers Zola, avec lequel il était convenu qu’il devait se réconcilier ce soir-là. L’auteur de l’Assommoir, qui l’avait égratigné, l’attendait avec son nez bifide, sa bonne face de chien poilu, boudeur et affectueux, croisant et décroisant ses mains nerveuses. Mais, comme il arrivait près de lui, Rochefort pivota sur ses talons et dit à haute voix : « Ah, ma foi non, il y a trop longtemps » ; ce qui fit rire cruellement Clemenceau. Zola fit le geste évasif d’un qui a laissé tomber une potiche. La deuxième figure du menuet de Don Juan commençait.

Hugo était allé se coucher dans sa petite turne, toute proche de l’avenue Victor-Hugo. Un mirifique souper fut servi dans la grande salle à manger et le vestibule, et Armand Gouzien, le cher Gouzien, musicien comme la musique elle-même, entonna le chœur habituel :

Chez les Ménard.
Les invités sont des veinards
Ran pan pan, Ran pan pan,
Ran pan pan plan
.

Gustave Geffroy, collaborateur de Clemenceau à la Justice, arriva intimidé pendant qu’on était à table. Confident du patron, breton bretonnant, de visage barbu artisanesque et rural, serrant les dents quand il parlait, c’était un homme de haute valeur, passionné pour la peinture de Manet, de Monet, de Renoir, de Sisley, de Carrière, pour la littérature des Goncourt et d’Alphonse Daudet, familier du grenier d’Auteuil, de le rue de Belle-chasse et de Champrosay. C’était aussi une noble nature et un ami à la mode antique, tel que sorti d’une page de Sénèque.

Clemenceau demeuré debout lui dit :

— Asseyez-vous près d’Albert, il y a encore de la place. Rien de neuf au journal ?

— Rien, monsieur. C’est Sutter Laumann qui fait la feuille ce soir.

— Ça va bien.

On apportait les salmis, spécialité de la maison, dont Goncourt, grippé ce soir-là, répétait qu’ils ne valaient pas ceux de Jean d’Heurs, propriété de sa cousine Ratier. Les jeunes gens connaissaient l’antienne, comme les regrets de Zola, concernant sa « veuneffe » disparue, comme les « mais c’est une canaille, une vraie canaille ! » de Rochefort, lequel ne buvait que de l’eau. Le grand polémiste remarqua aussi, à haute voix, qu’il n’y avait autour de la table que de très jolies femmes et jeunes filles, ce qui était la vérité.

— Ah, la veuneffe ! reprit Zola. Hein, Daudet, hein, mon bon ami ?

— Que voulez-vous, répondit Alphonse Daudet, Elle nous remplace. La musique d’un temps… un bateau qui s’éloigne.

Clemenceau, les mains dans les poches de son habit, approuvait. Bien que jeune encore, il se déplumait ; mais tout en lui respirait la vigueur et la décision et, tout compte fait, en dépit de ses pommettes trop saillantes, on disait mongoloïdes, il était rude, découplé, beau, avec une bouche gouailleuse et des yeux réfléchis. Il s’était marié et — prétendait-on — mal marié, au cours d’un séjour en Amérique. Il professait, sans le pratiquer, le mépris des femmes, étant un sentimental épistolaire et un sensuel rapide.

Les convives avaient demandé qu’il n’y eût pas de musique pendant le souper, pour laisser la place à la conversation. Mais il était entendu qu’après le souper, Gouzien, toujours complaisant, ferait danser « la veuneffe ».

Or voici que la vue de Rochefort et de Lockroy assis à la même table, parmi les rires et les assiettes, induisit Clemenceau au plus tragique souvenir, jusque-là, de son existence : le 18 mars 1871, alors qu’il était maire de Montmartre. La mémoire vous saisit ainsi brusquement, comme un rapace, après une douzaine d’années écoulées, à l’occasion d’une phrase, d’une allusion, d’une physionomie, d’une date, d’un reflet. On était en mars et quelqu’un avait parlé de la giboulée qui battait la rue de la Faisanderie.

Adulé, redouté, trompé, calomnié, envié, menacé de mort, aimé par une belle artiste aux longs bras, au corps onduleux, aux attitudes classiques, aux baisers ardents, Clemenceau revoyait ces heures hideuses, alors que la furie de l’émeute, puis de la révolution, s’était déchaînée sous ses yeux brusquement. Il n’y croyait pas. Au général Lecomte, puis au général Clément Thomas, venus pour enlever les damnés canons à la première heure d’un matin brumeux, il avait répondu par des paroles rassurantes : « Aucun danger, tout va se passer le mieux du monde. » Toutefois, le temps passait. Les chevaux n’arrivaient pas avec les attelages convenus. Les gens de la butte, alertés par un tocsin inattendu, commençaient, hommes, femmes, enfants, à fraterniser avec des soldats hébétés, mal éveillés, qu’on entraînait chez les mastroquets, auxquels on versait de la soupe et du vin. Des noms de lieutenants et de capitaines revenaient à l’esprit de M. le Maire, novice dans sa fonction et rempli d’illusions sur le recours au bon sens des foules et leur générosité naturelle. La Révolution, le Champ-de-Mars, les embrassements, le drapeau tricolore, la Marseillaise, les bras noueux agitant des piques, la forte voix du canon d’alarme, tous les citoyens face à l’ennemi… Le Prussien n’était-il pas là tout près, escomptant nos déchirements. Charles Hugo, dont les beaux et jeunes enfants, Georges et Jeanne, riaient à cette table après avoir dansé, n’était-il pas mort, quelques heures auparavant à Bordeaux et n’avait-on pas ramené son corps à Paris, ce même 18 mars, pour l’enterrement au Père-La-chaise ! Il se revoyait, lui, Clemenceau, courant çà et là, appelé rue des Rosiers, où des bougres en uniforme, la crosse en l’air, des déserteurs aux faces patibulaires avaient enfermé les deux généraux, lui Clemenceau hué, conspué, bousculé, menacé de près, emporté par une houle furieuse, au milieu des hurlements : « À mort, à mort ! » Les femmes, ces harpies, glapissaient. Des ivrognes titubaient. Des gaillards débraillés brandissaient des chassepots et des sabres. Des hurlements, mêlés aux sifflets des fabriques, traversaient une populace déchaînée, sortie d’entre les pavés gluants, et qui ne voulait rien entendre. Bientôt M. le maire, séparé de ses adjoints, couvert de crachats, s’était rendu compte de l’inutilité de ses efforts et avait dû revenir sur ses pas. Avait-il peur, lui à qui son père avait enseigné de n’avoir peur de rien ? Au plus profond de sa conscience, il pensait avec remords qu’en effet, peut-être, à un moment, il avait perdu pied devant ces haleines furieuses, ces masques contractés par la haine :

« Fous le camp, salaud, on veut plus de toi !… Au poteau, le Clemenceau, avec les autres ! Va retrouver tes putains, sale bourgeois ! Vive la Commune ! À mort, à mort ! »

Puis soudain, une rumeur avait couru, atroce et joyeuse :

« Ils y sont ! C’est fait ! Ils sont crevés. Lecomte a eu peur. Au trou ! À la fosse ! Qu’on les coupe en morceaux ! On voudrait les manger, ces crapules-là ! »

Une fille, retroussant ses jupes, montrant ses cuisses maigres, dansait de joie à la pensée qu’ils étaient « butés » :

« Y a du sang plein le jardin. Viens-y voir… Ça leur apprendra… »

Puis le chant de la Carmagnole :

Madame Veto avait promis
De faire égorger tout Paris,
Mais son coup a manqué
Grâce à nos canonniers….
On lui coupa la tête.
........
Vive le son du canon !

L’halluciné se réveilla, il avait dû rêver tout haut, car, en face de lui, auprès de la belle maîtresse de maison intéressée, avec cet air rêveur qu’ont les femmes distraites de leurs préoccupations courantes, Alphonse Daudet, essuyant son monocle, parlait de la rue des Rosiers, de sa voix musicale et sensible…

— Je l’ai vue quatre jours après, oui, le 22 mars, cette petite maison-tragique. Il y avait encore de la poudre dans l’air. Une fleur épargnée par les balles, à l’endroit où Lecomte était tombé, fracassé à bout portant, par un sergent qui avait d’abord paru vouloir l’épargner : « Vous allez nous promettre, général… » Puis il avait changé d’idée… C’était affreux. J’entends encore Flourens me jetant ces paroles de son wagon, dans une gare de banlieue, moi sur le quai, peu avant sa mort brutale : « Solvitur acris hiems… »

— Cauchemar ! dit une voix.

Clemenceau s’était repris :

— La Commune, ce n’en est pas moins la Révolution en petit. Sans elle nous n’aurions pas eu la République. N’est-ce pas, Lockroy ?

Sa voix mâchait les mots.

— Mais comment donc, mon cher ami. Vous avez eu de la chance de vous en tirer… dit ironiquement le gendre de Victor Hugo…

Il ajouta :

— Vous aussi, Rochefort, avez eu de la chance. Thiers ne demandait qu’à vous faire fusiller, il vous rendait responsable de l’incendie de sa bicoque, place Saint-Georges.

— Mais comment donc C’était une canaille, une sale petite canaille et rien de plus.

Gustave Geffroy eut un rire concentré et murmura :

C’est Adoiphe Thiers qu’on me nomme,
Sacré nom d’un petit bonhomme.

— Tout ça est passé, dit Gouzien, « comme l’ombre et comme le vent ». Il se leva, courut vers le salon, s’assit au piano et, d’une voix vigoureuse, entama le refrain :

Chez les Ménard
Les invités sont des veinards…
Ran plan plan, plan plan
Ran pata plan.

On sortit de table. Il était deux heures du matin. La giboulée, assurait-on, avait cessé, Challemel-Lacour fit signe à Clemenceau et à Lockroy et ils se réunirent dans un coin du petit salon pour parler de la situation politique, assez embrouillée depuis la mort de Gambetta et de la confusion des partis.

— Jules Ferry et sa clique, dit Clemenceau, ont pris la suite de Gambetta. Nous sommes à la remorque de l’Allemagne. Bismarck nous permet de jouer aux colonies et l’idée de Revanche est fichue. C’est aussi paraît-il, l’idée de Mme Adam, du moins au dire de Marcère, son confident.

— Marcère n’est pas une autorité, dit Challemel. El n’est que le reflet du milieu Adam, qui est lui-même le milieu militaire, ignorant en politique.

— Mais c’est un honnête homme, ajouta Lockroy, et ce qu’il raconte est sûrement vrai. Au fait, savez-vous que les anciens gambettistes montent quelque chose contre le père Grévy, contre cette vieille frappe de père Grévy ?

— Qu’est-ce qu’on lui reproche, à Mont-sous-Vaudrey ?

— Il faisait filer Gambetta et sa maîtresse par la Sûreté Générale lors de leurs voyages en Allemagne. Léonie Léon aurait là-bas un prétendu neveu. Bref, Grévy connaît toute l’histoire. C’est du moins ce que raconte Portalis.

— Qui ça, Portalis ?

— Le directeur du 19e Siècle, un type à fonds secrets.

À un moment, un ronflement se fit entendre derrière un paravent japonais. Lockroy se leva, écarta le paravent, et le dormeur, un vieillard aux longs cheveux blancs, les yeux bouffis de sommeil, apparut. C’était le père Considérant, le quarante-huitard, qui avait fait l’effort de passer un habit à l’ancienne mode et élimé, pour voir danser les petits-enfants de Victor Hugo. Mais fatigué par le brouhaha, dépaysé dans le temps, il avait négligé d’aller souper et s’était endormi. On avertit Mme Aline Ménard qui, filialement, réveille le vieil homme et lui ft préparer une chambre, car il ne pouvait rentrer chez lui par un temps pareil.

— Quels braves gens — dit Clemenceau — ceux de cette génération-là ! Il me rappelle Blanqui. Avez-vous remarqué le silence du père Hugo ? Est-il toujours comme cela, Lockroy ?

— Oui, mais devant le jupon d’une bonne, il se réveille. On ne peut pas le tenir, il est effrayant. C’est Priape.

— Je croyais qu’il pleurait Juliette.

— Il pleure Juliette et il pelote Blanche. Vivement le Panthéon !

On rit. Après avoir ri, Clemenceau dit :

— Il me fait pitié, le pauvre vieux. Au Sénat, où nous l’avons fait entrer, tout le monde rigole dès qu’il ouvre la bouche. C’est sans doute pour cela qu’il se tait. Bah ! À son âge serons-nous seulement aussi verts que lui ? À quoi pensez-vous, Challemel ?

— Je pense, comme vous, Clemenceau, comme vous Lockroy, comme Mme Adam, que l’abandon de la Revanche est une chose grave et qu’il faudrait le dénoncer à la tribune. Mais une réaction allemande serait à craindre. 1875 n’est pas si loin. Il faudrait prendre la chose indirectement.

— Sur la question coloniale par exemple. L’occasion peut s’en présenter.

Paul Ménard, content de la soirée et du souper, survint en se frottant les mains :

— Eh bien, que faites-vous là, les conspirateurs ? Vous berciez le pauvre Considérant ?

— Nous parlions de Mont-sous-Vaudrey, de la revanche, dont le désir s’éloigne, et des colonies.

— Ces graves problèmes peuvent attendre. Il serait peut-être temps de s’aller coucher. Je prends demain de bonne heure mon train pour Unieux. Vous avez votre voiture, Challemel ?

— Certainement, cher ami, et je vais déposer Lockroy avenue d’Eylau, où sont déjà rentrés Mme Lockroy, le Vieux et les enfants. Bonsoir.

Quand il fut parti, d’un pas encore assuré :

— Nous n’avons pas, de notre bord, beaucoup d’hommes de cette valeur, dit Lockroy.

Il compta sur ses doigts :

— Lui, Scheurer-Kestner, l’Alsacien solide au poste, Targé et c’est tout.

— Puis, ajouta Clemenceau, dans un autre genre, Berthelot et Renan. Il faudrait utiliser Berthelot, plus mobile et moins sédentaire que son ami Renan.

— L’utiliser à quoi ?

— Bon pour un portefeuille. Nous sommes, ne l’oublions pas, le régime de la science et du progrès.

— Écoutez, dit Lockroy en riant. J’étais le secrétaire de Renan en Syrie. Il y avait là Mme Renan, la sœur du grand homme, Henriette, le grand homme et moi. Jeunes mariés, M. et Mme Renan couchaient amoureusement dans un lit à clochettes. Quand celles-ci tintaient, la jalouse Henriette accourait avec un gilet de flanelle : « Ernest, tu vas te refroidir. Mets tout de suite ta flanelle. » Oh ! les sœurs, c’est terrible !

Clemenceau, que Mme Brindza ne gênait guère, avait décidé de rentrer chez lui à pied. La marche lui ouvrait les idées et celles-ci parcouraient son alerte imagination d’orateur, avec la rapidité de l’éclair, entremêlées de souvenirs de ses parents et de la Vendée, car il était naturellement émotif, bien que marqué de rudesse, de sarcasme et d’indifférence. Le besoin de la Revanche, cela n’était pas un mot, certes. À Bordeaux, Scheurer-Kestner et lui avaient senti, en commun, l’arrachement des deux chères provinces, avec une intensité extraordinaire, qu’ils n’auraient jamais soupçonnée auparavant… la livre de chair de Shylock. Ces Allemands étaient un grand peuple, mais foncièrement ennemi qui, avec le temps, demeurerait tel. Comment pouvait-on songer à s’entendre avec des gens pareils ?

Après la giboulée, une déchirure s’était faite dans le ciel, et les étoiles brillaient. Le sol, humide et noir, commençait, ici et là, à sécher. Les rues étaient désertes. Cependant il y avait encore trois sapins, ou voitures à cheval, à la station de l’avenue d’Eylau, avec les cochers endormis sur leurs sièges. Ils devaient avoir entendu parler de la grande soirée de la rue de la Faisanderie, où d’une autre dans le voisinage. La masse de l’Arc de Triomphe apparut. Fallait-il admirer Bonaparte comme fils de la Révolution, où le détester comme Empereur, avec sa Cour, ridicule parodie de la Monarchie. N’avait-il pas, sous le nom de Napoléon, trahi la Révolution, tout en la promenant de champ de bataille en champ de bataille, et quel pitoyable successeur !

Comme il arrivait au rond-point des Champs-Elysées, et dans le cercle lumineux d’un bec de gaz, Clemenceau, qui marchait, sa canne à pomme de fer dans la poche de son paletot, aperçut, venant à sa rencontre, un personnage barbu comme Pelletan, insoucieux de sa tenue comme lui, mais grisonnant, coiffé d’un ancien haut de forme, affaissé pour avoir longtemps reçu la pluie, et perché sur de longues jambes à la Don Quichotte,

— Bonsoir, citoyen Clemenceau.

— Bonsoir, mon vieux.

— Vous ne me reconnaissez pas. Je suis Riffard, l’ami de da Costa, un de la Commune et qui vous a suivi en politique. Ah, vous avez fait un bon bout de chemin ! Pourvu que vous ne mettiez pas, comme les autres, avec le temps, de l’eau dans votre rouge,

— Ne croyez pas cela. Je deviens même de plus en plus rouge, ma parole.

— À la bonne heure !

— Écoutez, Riffard, si vous voulez bavarder un peu, accompagnez-moi. Mais je ne m’arrête pas, car je prendrais froid. Les nuits de mars sont dangereuses.

— C’est vrai que vous êtes médecin… le docteur Clemenceau ! Oh, j’ai bien connu votre dispensaire. Actuellement, c’est la purée et je cherche une place.

— Qu’est-ce que vous savez faire ?

— Correcteur d’imprimerie. J’ai travaillé dans les journaux. Si vous pouviez me prendre à la Justice. Je ne serais pas exigeant pour le traitement,

— Vous savez l’orthographe ?

— Oui, et même le français.

— Ça, mon vieux, à d’autres. On ne sait jamais le français.

— Pas comme Daudet et Zola, bien sûr. Pas comme Vallès non plus. Mais j’ai écrit quelquefois, jadis, dans des feuilles de chou. C’était suffisant, pas trop mal.

— Eh bien, en même temps que correcteur, je vous mettrai peut-être aux faits divers. Venez demain au journal, Vous me paraissez traîner un peu la jambe. Où allez-vous de ce pas

— Aux Halles. Pour le moment je couche à la corde. C’est malheureux, à quarante-six ans ! Et puis la synovie à la jointure.

Clemenceau tira de sa poche une pièce de cinq francs :

— Tenez, mon vieux, ça vous permettra toujours de prendre un morceau de veau et un verre de vin.

Mais Riffard se redressa, avec une dignité non affectée :

— Merci bien, citoyen ! Je n’en suis pas à mendier. Je demande du travail, pas autre chose…

— C’est bon. Excusez-moi, je suis pressé, à demain.

Rentré chez lui et tout en grimpant ses étages, le directeur de la Justice réfléchissait qu’il n’avait pas toujours de quoi faire sa fin de mois, et que ce pauvre type, promu rédacteur de chiens écrasés, chien écrasé lui-même, était de trop :

— Bah, je lui dirai de se teindre en nègre et je l’enverrai au père Schoelcher. Tout de même, cette sacrée Commune, que de déchets elle a laissés !

Il lui devait, quelques années auparavant, son meilleur discours, à la Commune, en réponse au rapport sur l’amnistie, et qui avait fait grand effet. Il avait appris, de source certaine, qu’en lisant ce morceau d’éloquence précise et drue, Bismarck, très frappé, avait appelé son secrétaire Holstein et lui avait dit, le journal à la main :

— Voilà un gaillard, ce Clemenceau, sur lequel il convient d’avoir l’œil. Je demande des renseignements à Paris sur son compte.

L’homme politique à ses débuts ne se doutait pas que cette parole lui vaudrait, par la suite, une surveillance policière étroite, de la part de la Sûreté générale et un dossier, bourré de calomnies, que les services de la Boîte se repasseraient consciencieusement et refileraient à leurs fonds secrétiers. Jusqu’au jour où il fut ministre de l’Intérieur, en 1907, le naïf Clemenceau ignora le mécanisme et les façons de faire de la redoutable administration qui a son siège rue des Saussaies.

Une fois dans son modeste appartement, et sur le point de se mettre au lit, il aperçut une lettre d’une écriture qu’il connaissait bien, et qui était celle de son marchand de papier, réclamant le paiement de ses factures pour les mois de janvier et de février. Celles-ci se montaient à un assez gros chiffre. Il fallait emprunter, car il ne pouvait plus être question de gagner du temps. Il fit le tour de ses amis et connaissances, mais la pensée d’un tapage de cette sorte lui soulevait le cœur. Il préférait s’adresser à un homme d’argent, à une de ces fripouilles qui vivent dans le sillage des députés et sénateurs avec l’espoir d’une décoration, ou d’une aubaine ministérielle. Il en avait un comme cela, du nom de Herz, parmi la troupe de ses actionnaires, et qui faisait de l’usure en grand. Peut-être avait-il eu tort, lui, de refuser le million de Paul Ménard. Mais non, les questions d’argent flétrissent à jamais l’amitié, et celle-ci est le plus précieux des biens. Son père l’eût approuvé de penser ainsi.

Tous les soirs, avant de s’endormir, il regardait longuement les portraits de ses parents bien-aimés placés sur la cheminée. Son père, avec ses traits décidés et sévères, son front têtu. Comme, sous l’Empire, on l’emmenait prisonnier à Nantes, sous prétexte de conspiration, ce père aimé et respecté, son fils lui avait dit, les dents serrées, devant les gendarmes : « Je te vengerai… » À quoi le suspect avait répondu de sa voix ferme : « Si tu veux me venger, travaille. » Sa mère… avec son joli et doux visage auréolé de bonté. Comment disait donc Hugo de l’œil de sa mère morte, qui l’avait toujours suivi dans l’existence ? Les vins capiteux de Ménard lui troublaient la mémoire… L’examen qui lui servait de prière étant terminé, il se jugea trop énervé pour dormir et prit, dans son tiroir, une ébauche d’article qu’il essayait d’écrire pour la Justice, Un directeur qui n’écrit pas dans son journal, cela paraît une plaisanterie, Plusieurs, certes, étaient dans ce cas-là, Mais c’étaient des mazettes, ou des hommes d’affaires, Alors que lui, Clemenceau…

Il trempa la plume dans l’encrier et, éclairé par sa petite lampe, essaya de mettre ses phrases d’accord les unes avec les autres, opération qui se faisait toute seule dans son esprit, quand il parlait. L’aube était, en toute saison, l’heure où il composait ses discours, marquant, dans sa pensée, les lignes générales, les têtes de chapitres, laissant le reste à l’improvisation. Celle-ci coulait de source, en filet léger et brillant, sans écume, sans patafouillis, et son débit bref, saccadé, ajoutait à la sobriété et au percutant de sa harangue. Une euphorie lui venait de cette maîtrise et se communiquait à ses auditeurs. Dès qu’il ouvrait la bouche, il persuadait. Tel le poisson dans l’eau vive, il nageait, il traversait les difficultés sournoises du français, il reparaissait de l’autre côté, alerte et railleur. Assemblée ou réunion publique, la réaction était la même partout ; comme le bon populo, ses collègues accouraient pour l’entendre. Mais, sitôt devant le papier blanc, il se troublait, hésitait, s’emberlificotait dans des incidentes, pareilles à de mauvaises herbes, qu’il n’avait ni le courage, ni le moyen de faucher… Ce matin-là, en était de même que les autres matins. Il suait, pestait, et n’en sortait pas.

— Ah zut, alors… j’y renonce, Camille va encore se ficher de moi.

Car Pelletan, qui l’aimait bien, l’adjurait de remettre de la copie au secrétaire de rédaction :

— Écrivez comme vous parlez, nom de Dieu ! ce ne sont pas les sujets qui manquent.

— Non, mais dès que je m’assieds, ils foutent le camp.

— Et pas quand vous êtes debout ?

— Quand je suis debout, mes arguments, qui se sauvent si j’écris, se présentent à moi, dans l’ordre. Camille, j’ai besoin, comprenez-vous, pour m’exprimer, de la station verticale. Alors mes idées m’arrivent en foule, « au branle de ma voix, dit Montaigne, comme la foudre au son des cloches ». Heureux homme qui pouvez, de la petite tribune des journalistes, suivre et commenter les travaux d’une assemblée…

— Oh ! les travaux, disons les disputes.

— Si vous voulez… et ne pas perdre, cependant, le fil.

— Le fil à retordre,

— Ou à se tordre, au choix.

Camille Pelletan avait fait, au Rappel, le journal de Victor Hugo et de ses fils, des portraits impayables des membres de la droite de l’Assemblée nationale, qu’il appelait les Chevau-légers. Il était un caricaturiste de premier ordre, mais, comme on disait en 1881, un communard rouge. Il vivait, comme Paul Arène, le délicieux conteur provençal, avec une bonne amie hommasse et qui lui en faisait voir de dures. Elle et lui habitaient au rez-de-chaussée, avenue de l’Observatoire, avec une cage de perroquets et une autre de singes. Quand Camille avait un verre de trop sous le nez, il devenait irascible, supportait mal les aigreurs de sa virago-sans-monsieur-le-maire, ripostait à ses injures. Finalement, posées sur la fenêtre, les deux cages fichaient le camp sur le pavé, parmi les hurlements et grincements de la ménagerie. Clemenceau connaissait ces détails et disait de celui qu’il aimait bien : « Sacré Camille, quand on l’invite à dîner, il fait pipi dans la soupière. »

Pelletan, qui avait des dons réels d’écrivain, adjurait son cher Clemenceau, dont il faisait — étant dessinateur — d’innombrables croquis, de « lire les bons auteurs, notamment ceux du XVIe, Montaigne et Rabelais ».

— C’est là qu’on apprend, et pas ailleurs.… En outre, méfiez-vous du génitif, et en général, des incidentes. Voyez comme le père Hugo les envoie coucher, les incidentes.

— Je ne peux pas m’en passer. C’est plus fort que moi. Voltaire m’emmerde. Mon préféré c’est Diderot.

— Moi aussi. Mais il ne faut pas le dire.

— Pourquoi ça ?

— Parce que ça déplaît au suffrage universel. Rappelez-vous le mot de Pascal : « Ôtez la probabilité, on ne peut plus plaire au peuple. Mettez la probabilité, on ne peut plus lui déplaire. » Et Gambetta : « Quand le suffrage universel aura fait entendre sa voix souveraine… »

— Dieu merci, il est crevé celui-là.

— Mais vous aussi vous crèverez, patron. Nous crèverons tous.

Et Camille Pelletan se remettait à ses caricatures, frôlant, de sa barbe inculte, son papier à copie.

Cornélius Herz, qui avait pressenti la fortune politique de Clemenceau, prêta sans ronchonner la somme manquante, sans pour cela obtenir, au conseil d’administration de la Justice, la place qu’il sollicitait : « Je veux bien de son argent, je ne veux pas de sa collaboration », disait gaîment le patron.

Il ajoutait : « Les financiers n’entendent rien à la politique. Ils croient qu’on peut tout faire avec de l’argent et ce n’est pas vrai. Ainsi moi, pour dix mille francs, on ne me ferait pas assister à la messe. »

Son anticléricalisme était ardent et sincère, ainsi que son antimonarchisme. Son père lui avait enseigné l’horreur du « gouvernement des curés ». Il professait, avec tous les radicaux, que le Pape ne doit pas se mêler des affaires de la France et faire de celle-ci une seconde Italie. Quant à l’enseignement d’État, il devait être laïque et obligatoire. Assez des Jésuites, des Ignorantins et de leur emprise sur l’âme des enfants ! Les généraux sortis des jésuitières étaient tous des aspirants au coup d’État.

On l’avait vu, au 16 mai, avec la présidence de Mac-Mahon. Il comptait bien, quand il arriverait au pouvoir, par le jeu naturel du parlementarisme et de son « oblique à gauche », mettre le haut commandement ainsi que les évêques au pas, et opérer la séparation de l’Église et de l’État en faisant appel aux masses ouvrières, sans toutefois permettre à celles-ci de recommencer le coup de la Commune. Un gouvernement scientifique, uniquement scientifique, voilà ce que serait le gouvernement radical, avec une forte autorité au centre, la sienne. Quant aux amiraux, aux « fils d’archevêques », comme disait plaisamment Pelletan, ils n’auraient, eux aussi, qu’à filer droit.

Telles étaient les pensées, parfois contradictoires, que ruminait le jeune tribun, dont la popularité commençait parmi le monde des étudiants et principalement les étudiants en médecine, les plus actifs à tous les points de vue. En revanche le salon Charcot, dont l’influence était prépondérante, lui demeurait fermé, en raison des anciennes attaques contre Gambetta, familier du maître de la Salpétrière, Ce dernier disait en levant le doigt, à ce sujet : « Monsieur Clemenceau a des qualités, Mais il dépasse en tout la mesure et c’est ce qui entravera sa carrière politique. » Or, ce qui devait entraver sa carrière politique, c’était d’abord son hostilité vis-à-vis de l’Allemagne qui, en France, depuis sa victoire, avait le bras fort long. Ensuite c’était l’art de brocarder ses contemporains, ses collègues, au besoin ses meilleurs amis. Il était incapable de retenir une bonne blague, une définition irrésistible, quand elle lui venait aux lèvres. Cela lui jouait des tours.

Les femmes bien entendu, depuis la mort de Gambetta leur idole, avaient les yeux sur lui. Sa légitime épouse, « son Américaine » comme il disait, ne comptait pas pour lui et il était résolu à se débarrasser d’elle d’une façon ou d’une autre, à la première occasion. Il aimait bien ses filles, un peu sa sœur Brindza, davantage ses frères Albert et Paul qui partageaient ses idées politiques, avec lesquels il avait des souvenirs en commun.

En fait de sports, il aimait l’escrime, le pistolet, le cheval, la marche et l’amour, mais par-dessus tout la parole. Fidèle en amitié, strict sur le point d’honneur, il méprisait les faux fuyants, les intrigues, les manœuvres souterraines, comme tout ce qui est cauteleux, oblique et anormal. Les vicieux lui faisaient horreur. Il usait volontiers des termes crus, quand les dames aux chastes oreilles n’étaient pas là.