La vie orageuse de Clemenceau/V

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Albin Michel (p. 119-141).

CHAPITRE V

En face de soi-même


Dans son pays de Vendée, aux larges horizons marécageux, plat et salubre, au milieu des souvenirs si vifs de son enfance et de sa jeunesse, Clemenceau réfléchissait. Les calomnies dont il avait été la victime, assailli avec une rage insensée, avaient amené en lui un bouillonnement de sentiments et d’idées, de projets, parfois contradictoires, qu’il s’efforçait de mettre en ordre, car le travail et la méthode lui apparaissaient avec raison comme l’équilibre de la vie. Il avait vu les deux côtés de l’action, le succès et l’insuccès, exploré les coulisses de la vie parisienne, connu et satisfait le désir amoureux. L’art et les lettres lui ouvraient les bras et il avait décidé de se consacrer désormais aux secondes, d’édifier à la fois une œuvre de critique et d’imagination, par le journal comme par le livre.

Deux questions le préoccupaient : celle de la forme qui lui donnait moins de mal que naguère, mais qui néanmoins n’allait pas toute seule et celle des bonnes lectures, qui, en effet, forment le style. Quel style ? Le plus direct, le plus sobre, mais aussi le plus expressif : Voltaire et César. Ayant repris les Commentaires en latin, il s’aperçut que sa connaissance de cette langue, si belle et si solide, était imparfaite et il se procura la traduction d’Amyot, qui est, en même temps, une fameuse leçon de français. Il s’apercevait que la politique, en le prenant et passionnant tout jeune, et la médecine, en le jetant à la nage à travers la science vaste comme la mer, avaient nui à sa culture littéraire et que, dans cette direction, tout était à reprendre à pied d’œuvre. Un moment il songea à se remettre au grec pour lire couramment Démosthène, lequel avait toujours eu, dans son musée historique intérieur, ses préférences. Puis il renonça à ce projet, mais il rechercha avidement ce qui concernait le grand orateur et grand citoyen d’Athènes. Forcé de limiter ses dépenses, vu la modicité de ses ressources, il ne pouvait acheter tous les ouvrages classiques qu’il aurait voulu. Il avait en outre la charge de ses trois enfants, sans le secours de son indemnité parlementaire, puisqu’il avait perdu son mandat. Eugène Fasquelle et la maison Charpentier, les grands éditeurs de la rue de Grenelle, lui avaient fait un bon traité. Mais il comptait sur son roman, qui devait paraître d’abord dans l’Illustration, avec des illustrations de Jeanniot, pour augmenter sensiblement son petit avoir. Qui sait même si, à un moment donné, le théâtre…

Chaque jour, selon son habitude, il faisait une forte marche dans la campagne, réfléchissant à toutes ces choses, chassant les accès de mélancolie qui, brusquement, le traversaient. Un moment, quand toute la Chambre le suivait, quand ses moindres paroles portaient, quand il renversait Ferry en un tournemain, il avait eu la pensée qu’une fois ministre et président du Conseil, comme chef du parti radical, il pourrait employer toutes ses forces intellectuelles et oratoires, toutes ses amitiés politiques, et le fluide qu’il sentait en lui, à la reprise de l’Alsace-Lorraine, soit par les armes, soit par des négociations et grâce à l’appui de l’Angleterre. C’était ce rêve qui lui avait valu le « aoh yes » et l’ignoble dessin du Petit Journal. Mais maintenant il n’était plus question de ces grandes espérances, comme disait Dickens. Ayant changé de milieu et de direction il s’orientait vers une existence de cabinet de travail, de conversation, de lectures, de voyages, plus laborieuse et non moins intéressante que la vie morcelée des assemblées et des fréquentations de couloir.

Il continuait cependant à lire rapidement quelques journaux, pour se tenir au courant des événements, mais ceux-ci lui paraissaient lointains et rabougris, comme vus d’une autre rive. Après une phase d’irritation, il en éprouvait du soulagement. Que de palabres inutiles ! Que de bonshommes falots, peureux et dégoûtants ! Le bon moment était celui où il se mettait à son roman, reprenait son hobereau Puymaufrey, son grand industriel et leur mettait dans la bouche des propos conformes à leurs caractères. Il lui arrivait de se demander s’il n’abusait pas du dialogue, et de déchirer rageusement quelques pages qui lui semblaient mal venues. Comme le théâtre, le roman a besoin de préparation. Ce qui n’est pas amené ne porte pas et les coups de surprise ne donnent pas l’impression de la réalité !

Faire vivant, émouvoir par les moyens les plus simples et les accents les plus vrais. Montrer les duretés, les aspérités, les contrastes des natures dans les familles, dans les efforts en commun et contraires. Là aussi étudier les phases des évolutions et se rappeler le mot de Montaigne : « Le monde est une branloire pérenne. » Mais quand Clemenceau était content de ses pages, quand son chapitre se déroulait bien, quand il n’avait pas trop raturé, il se donnait comme récompense un morceau de Balzac ou une scène de Shakespeare, regardant comment c’était fait, comment, selon l’expression de Goncourt, « c’était ficelé » et si, comme dans la formule de Flaubert, « ça battait des deux côtés ». L’auteur du Grand Pan atteignait ainsi l’heure de son dîner frugal et généralement solitaire, sauf quand un voisin ou un vieil ami de sa famille venait lui tenir compagnie. Puis après un bout de causerie, bonsoir et au dodo, mais avec, à portée de la main, une feuille de papier et un crayon pour l’utilisation de l’insomnie. Car il paraît que le plus studieux et laborieux des humains est encore un paresseux, eu égard aux moments qu’il n’utilise pas, aux observations qu’il ne fait pas, aux notes qu’il ne prend pas. En plus des heures absorbées par le sommeil, une grande partie de l’existence est ainsi abandonnée à la fainéantise et définitivement perdue.

Une vieille servante s’occupait de son ménage et de ses repas, comme la Nanette de son roman. Il bavardait volontiers avec elle et se faisait raconter la chronique locale, les petites affaires des uns et des autres. Enfin, comme on le savait médecin, quelques-uns venaient le consulter sur leurs rhumatismes noueux : « Docteur, je ne peux plus faire ça. — Eh bien, ne le faites pas, mon ami. » Aux calomnies dirigées contre lui, les bonnes gens de son patelin n’avaient pas cru : « Tout ça, c’est des menteries. » Beaucoup opinaient qu’il devrait se présenter en Vendée. Mais d’abord il n’y avait pas de siège libre, et ensuite il redoutait l’agitation politique et les visites dans un endroit qui était son refuge et où il ne voyait et ne recevait que ceux qu’il voulait.

Sa foi dans le darwinisme n’était pas diminuée et il se proposait de l’appliquer à la Société et d’en montrer la constante loi. Alors que Zola pataugeait dans la théorie de l’hérédité, mal débrouillée, avec ses personnages arbitraires des Rougon-Macquart, alors que Daudet se tenait à l’écart de la fresque sociale et se bornait à ses souvenirs de l’Empire ou à des aventures amoureuses individuelles, alors que Flaubert avait refait Don Quichotte avec une femme sensible et rêveuse, Mme Bovary, et ranimé le temps de quarante-huit avec l’Éducation sentimentale, lui, Clemenceau se proposait de mettre en présence le monde de l’industrie, fils de la Révolution et celui de la tradition et de la terre, tels qu’il en avait eu des exemples parmi ses collègues, à l’Assemblée Nationale. C’était déjà un fort poids à soulever et un puissant contraste à mettre debout. À certaines heures, principalement quand le temps était clair et frais, son œuvre future lui apparaissait dans ses lignes principales et il en éprouvait une sorte de bien-être physique. À d’autres heures, les lignes se brouillaient et il interrompait alors son labeur, saisissait un livre de médecine, ou d’histoire, ou de philosophie, pour, disait-il, rentrer dans ses gonds. Il lui arrivait aussi d’apercevoir, en éclair, l’immensité de la tâche de la démocratie : mettre à la refonte la nature humaine à l’aide de lois appropriées, et en tenant compte de cet énorme bouleversement : l’avènement de l’industrie.

Première constatation : les affaires humaines ne se peuvent régler que par les contacts d’homme à homme. C’est très joli les théories, dans le silence du cabinet, mais cela ne mène à rien. Les faits, rien que les faits. Darwin, le grand Darwin, avait conçu la descendance simiesque de l’homme en voyant, du pont de son bateau, les singes jouer sur une plage. « Pour connaître le monde industriel, patrons et ouvriers, si différent de celui des hobereaux, il importe que je me trouve en contact avec les uns et avec les autres. » Il en avait l’occasion avec son ami Paul Ménard, des forgeries d’Unieux, taciturne, mais appliqué, mais attentif et qui travaillait, comme disait Zola, en pleine pâte.

Esprit religieux désaffecté, Clemenceau croyait au dogme du progrès et à la science toujours bienfaisante. La physiologie, la médecine tâtonnaient, mais elles tâtonnaient vers le mieux, et la découverte Broca-Charcot des localisations cérébrales était quelque chose d’essentiel, qui mènerait peut-être à l’origine de la pensée. La formule d’Auguste Comte sur l’humanité, qui vieillissait en apprenant perpétuellement, l’enchantait. Il ne voulait tenir compte ni des régressions, ni des oublis, ni du revers de la médaille, et son esprit critique ne fonctionnait pas vis-à-vis de ses idoles. C’était tout juste s’il ne leur faisait pas, sa prière, ainsi qu’à la grande Révolution. Puis songeant à l’état de trouble et de lutte, où il vivait depuis des années, il savourait le repos et le silence des champs, comme l’homme altéré, sous le ciel torride, savoure une boisson fraîche, en s’efforçant d’y tremper son nez. Il se surprenait à murmurer : « Ah que c’est bon ! » et il trouvait, à distance, son duel avec Déroulède aussi ridicule que l’offensive de celui-ci. Le père Renan avait raison, avec son point de vue de Sirius.

Paysan lui-même, par le sang et par bien des côtés, il regrettait l’état d’ignorance où croupissaient tous ces braves gens, qui croyaient au diable et à d’autres balivernes, écoutaient pieusement les sermons fades du curé et se signaient quand tonnait l’orage. Il rêvait d’une instruction générale universellement répandue, chassant la notion du mystère, au courant des fonctions grosso modo du foie et des reins, de la circulation du sang. N’était-ce pas cela le devoir de la démocratie ? N’était-ce pas cela le legs de la Révolution et le mirage de Condorcet ? N’était-ce pas cela le but du suffrage universel ? Mettre tout un chacun à même de concevoir et discuter ses propres intérêts, en même temps que ceux de la collectivité. Dé]à il voyait une suite à son roman et, chaque jour, un nouveau problème se dressait dans son esprit curieux, mais fétichiste, avec une solution conforme à la thèse de Spencer et des autres évolutionnistes. Rempli de préjugés sans s’en douter, il définissait la Sagesse par une disparition totale des préjugés.

L’Illustration le talonnait pour la livraison du manuscrit de Les plus forts, pendant que son nom occupait encore la vedette, et dans la crainte qu’il ne fut promptement oublié, comme il est de règle à Paris. Mais les journaux américains continuaient à lui consacrer de longues tartines, remplies de renseignements imaginaires, assurant qu’il pratiquait couramment la vivisection et qu’avec quelques-uns de ses amis, il préparait, en secret, un schisme. L’arrivée et le déchiffrement de ces coupures lui procuraient de bons moments.

La femme, assez rapidement, lui manqua physiquement et il inaugura une correspondance, tantôt sentimentale, tantôt brutalement sexuelle, avec deux anciennes maîtresses, toutes deux appartenant au monde du théâtre. L’une et l’autre manquaient de naturel, et, s’adressant à un homme regardé comme spirituel et brutal, forçaient la note d’une façon comique. Par ailleurs elles s’abstenaient de demandes d’argent qui, pour le moment, l’eussent bien embarrassé. Sa correspondance, toute amicale, avec Mme de Loynes, d’âge canonique, était espacée, mais il avait toujours du plaisir à reconnaître, sur l’enveloppe, sa longue et fine écriture, pareille à une pluie d’automne au bord de la mer, et la devise célèbre : « Je ne crains que ce que j’aime. » De temps en temps, une lettre de fournisseur contenait une facture en souffrance. Il la jetait, après un coup d’œil, au fond d’un tiroir.

Son silence alarmant ses amis (était-il malade ?), il reçut la visite, dans sa solitude, de Paul Ménard,

— Ah, vous tombez bien ! Il me manque, pour mon bouquin, quelques renseignements topiques sur les rapports des patrons et des ouvriers, Vous êtes mieux placé que quiconque pour me les fournir. Mais ce serait assez pressé. Car l’Illustration et Jeanniot me talonnent.

— Rien de plus facile, cher ami. Venez avec moi à Unieux. En deux fois quarante-huit heures, vous en saurez autant que moi. Je vous ménagerai une entrevue avec mes contremaitres, et une autre avec quelques-uns de mes ouvriers.

— Est-ce que vous avez des grèves ?

— Comme tout le monde. En général, elles ne durent pas longtemps.

— En cas de différend, c’est vous qui arbitrez ?

— Parbleu, puisque c’est moi qui paie.

Cette réponse déplut à Clemenceau, comme peu dans le mouvement et peu à gauche. Cependant il fit rapidement sa valise, prévint sa domestique, laquelle avait peur qu’il manquât de chemises blanchies, et prit le train avec son fidèle ami. Celui-ci lui fournissait, à l’avance, toutes sortes d’explications sur le fonctionnement des services, les assurances, les retenues sur les salaires, la fréquence des accidents et les soins gratuits donnés à leurs victimes.

Député protestant de l’Hérault, Paul Ménard n’avait pas d’embêtements locaux à redouter pour ses élections, qui se passaient loin du siège de ses usines. Son compagnon, qui le croyait un homme de bronze et très ferré dans sa partie, remarqua néanmoins un certain flottement. Il lui en fit la remarque.

— C’est que, cher ami, répondit Paul Ménard de sa voix légèrement enrouée, beaucoup de ces questions, concernant le capital et le travail, sont encore à l’étude et mal réglées. Le monde ouvrier est en perpétuelle fermentation.

— Nous y sommes pour quelque chose, nous les radicaux.

— Mais nous sommes dépassés par les socialistes,

— Ça, c’est la surenchère.

— Un jour viendra où ils nous menaceront et peut-être nous supplanteront-ils.

— Ce jour n’est pas encore arrivé. Vous avez entendu parler de Guesde ?

— Oui, c’est un homme de valeur, mais un terrible théoricien, comme Benoît Malon.

— Oh, celui-là, illisible ! Personnellement, je ne crois au Grand Soir que dans la mesure où le gouverneur militaire de Paris et le préfet de police seront deux imbéciles.

Ils arrivèrent ainsi à Unieux. L’arrivée de Clemenceau avait transpiré sans être annoncée. Les ingénieurs se réjouissaient à l’idée d’être mis en présence de lui. Quant aux ouvriers, ils savaient seulement que c’était un gars à poigne, un beau parleur, et dont il convenait de se méfier. Le grand patron Paul Ménard passait pour un bourgeois comme les autres, chaud de la pince et qui pelotait, à l’occasion, les femmes de ses collaborateurs.

Clemenceau dit à son ami : « Dépêchez-vous de me faire rencontrer avec vos contremaîtres, car il faut que je retourne en Vendée, pour travailler à mon roman. » Il devenait auteur.

Cette réunion d’un écrivain pressé, et d’ingénieurs aux yeux de qui la Révolution sociale était une absurdité et une blague, ne donna rien. Chacun des « techniciens » présentés émit un avis différent et il en résulta une fatigante cacophonie.

— Eh bien dit Paul Ménard à Clemenceau, le soir, devant leur gigot aux haricots.

— Eh bien, je ne suis pas plus avancé qu’à la Roche-sur-Yon. J’ai écouté tous ces braves types. Il n’y a rien à tirer de leur consultation.

— Ils vous ont, cependant, donné des chiffres.

— Oui, où il y a à boire et à manger. Mais quelle conclusion donner à ce fatras ?

— C’est bien ce que je pense, fit Paul Ménard. Il me paraît d’ailleurs que leurs revendications concernent beaucoup plus leurs intérêts personnels que ceux des ouvriers ou de la maison.

— C’est mon avis.

De leur côté, les contremaîtres, ces adjudants de la grande industrie, n’avaient pas été contents de Clemenceau : « Il fait semblant d’écouter, mais sa pensée est ailleurs. » Il n’avait qu’une hâte : retourner à Paris.

— C’est un parlementaire comme les autres, un peu plus animé et loquace, voilà tout.

— Il paraît qu’il a été acheté par les Anglais, pendant qu’il vivait en Amérique.

La conversation avec les ouvriers fut, elle, une comédie. Les plus dégourdis employaient une terminologie abstruse, dont Clemenceau ne comprenait pas le premier mot et ils étaient tels que des paysans de Seine-et-Oise ou de l’Oural discutaillant, avec des cafres, sur des problèmes de Valparaiso ou des Pampas.

Un d’entre eux, du nom de Surcoffre, beau parleur, regretta vivement que le patron ne fût pas présent à l’entretien : « C’est encore lui qui s’y connaît le mieux. Nous autres on manque d’instruction. »

— Mais vous avez votre expérience et vos besoins propres.

— Ils sont pas toujours propres, nos besoins.

On rit. Surcoffre trouvait légitimes les gains du patronat, moins légitimes ceux des actionnaires et très souhaitable la participation aux bénéfices. Mais tout devait se passer légalement. Il ne fallait pas faire du vilain, ni recommencer les bêtises de la Révolution.

Clemenceau, en entendant ces mots, bondit :

— Comment, les bêtises de la Révolution ! C’est elle qui nous a tous émancipés.

— Il n’y paraît guère.

— Si nous sommes en train de parler gentiment comme en cette minute, c’est à elle que nous le devons.

— Alors, citoyen Clemenceau, vous croyez qu’on causait pas les uns avec les autres avant la Révolution ?

— Mais si, ce n’est pas ce que je veux dire… Vous n’y comprenez rien, mon vieux.

— Je comprends très bien et que vous êtes tout juste poli. C’est pas parce que vous êtes député que vous avez la science infuse.

— D’abord je ne suis plus député. Ensuite, Je ne me crois pas la science infuse et je suis ici pour m’instruire.

Un camarade intervint : « Alors, voyons, Surcoffre, te fâche pas. Le citoyen Clemenceau n’a pas voulu te blesser. »

L’entretien se perdit ainsi dans les sables et se conclut par de solides poignées de mains. Paul Ménard rit de bon cœur en apprenant ces détails : « Il y a longtemps que je sais que l’ouvrier est imperméable. On croit qu’on va le confondre, puis il vous échappe. »

— C’est tout de même cocasse d’entendre un ouvrier d’industrie parler des bêtises de la Révolution !

— Il y a chez eux pas mal de réactionnaires de tempérament. Les catholiques sont même assez nombreux. Ils ne le montrent pas, parce qu’ils me savent protestant. Mais je sais que plusieurs m’appellent « le parpaillot ». La plupart d’entre eux font baptiser leurs enfants.

— Ils n’ont pas encore compris que la religion est un leurre, qui leur promet après la tombe ce qu’ils n’auront pas eu de leur vivant.

— Après tout si ce leurre les aide à supporter les maux et les tristesses d’ici-bas.

— Vous parlez comme un ratichon, cher ami. Notre devoir est d’éclairer ceux qui nous entourent, même au risque de leur inculquer l’esprit de révolte.

Paul Ménard ne répondit pas, afin de ne pas contrarier son hôte ; mais il n’avait aucune envie de se suicider, en favorisant dans ses usines l’esprit de révolte. Il sut gré à Surcoffre de ses raisonnables propos et se promit de lui témoigner son contentement à la première occasion.

De retour en Vendée Clemenceau se remit à son livre, mais son échec du Var et sa visite à Unieux avaient ébranlé ses idées, quant au bon sens naturel du populo. Certaines réflexions de Paul Ménard avaient surpris. On connaissait mal ses meilleurs amis. Peut-être aussi le fait d’être patron influait-il sur le caractère et la façon de voir les choses.

Jeanniot vint lui rendre visite et lui soumettre des dessins pour Les plus forts. Il comptait aussi prendre des croquis. Ce séjour fut des plus agréables. L’artiste entendait mal mais il était gai, subtil et devinait les mots sur les lèvres. Les deux hommes, fort occupés, ne se voyaient guère qu’aux repas et s’étaient pris de sympathie l’un pour l’autre. Ils s’entretenaient de Degas, de Monet, de Renoir, de Sisley. Jeanniot était l’ami de Degas et passionné pour son talent, que Clemenceau trouvait un peu triste, un peu sombre, mais original et vigoureux. Alors que Monet était, à ses yeux, la lumière même et l’ensoleillement de la nature. Après le dîner, ils restaient ainsi à deviser autour du café, avec une sorte d’abandon, qui tenait à leur passion en commun pour le génie français et contre l’Allemagne. Jeanniot avait fait la guerre de 70 et lui aussi attendait la revanche avec impatience. Mais viendrait-elle ? La veulerie générale était si grande.

— Il faudrait un homme pour électriser ce cher pays. Une idée aujourd’hui ne suffit pas. J’ai cru à un moment que Boulanger… Mais il n’avait rien dans le ciboulot.

— Un homme, je n’en vois guère qu’un.

— Qui cela ?

— Vous parbleu !

Clemenceau se mit à rire. Il avait passé l’âge des illusions, vu de près la misère des contacts parlementaires, la dégénérescence générale. Il n’avait plus d’autre ambition que d’écrire ce qu’il pensait et de philosopher avec des amis autour d’une bonne et simple table dans un beau paysage. La lutte, la bagarre, rien de plus vain. Un peu de poussière et c’était tout, avant la cendre finale. Son interlocuteur l’écoutait en tendant l’oreille, mais quand il eut achevé : « Montrez-moi votre main… » Clemenceau retira son gant de fil gris et tendit sa patte d’aristo sous la lumière, mais avec scepticisme, car il ne croyait pas « aux histoires de bonnes femmes ». Jeanniot examina longtemps la paume et les doigts, tourna et retourna l’objet.

— Et alors dois-je faire un héritage ? Ce ne serait pas de refus.

— Non, je regarde autre chose. Votre vie est marquée du soubresaut.

— Comment cela ?

— Du soubresaut et de la contradiction. Vous vivrez très vieux.

— Ah bougre ! En voilà une tuile !

— Très vieux et après des événements extraordinaires…

— Les gens deviendront bons. On aimera son prochain ?

— Pas précisément. Mais vous aurez à jouer un rôle de premier plan.

— Encore !

— Oui et vous l’emporterez.

— Ah ! cela c’est intéressant. Pourvu que le Diable ne m’emporte pas avant.

— Vous aurez bientôt, dans votre vie, un grand désir, sinon un grand amour…

— Il serait temps. Pour une Française ?

— Non. Pour une étrangère.

— Ça m’en fera deux. Elle me trompera ?

— Je n’en sais rien. Mais vous pleurerez…

— Ça m’étonne. Et elle, ne pleurera-t-elle pas ? Et puis ?…

— Et puis vous serez mêlé à des batailles, à du feu, à des drames atroces.

— Bravo ! Avec des chances diverses ?

— Avec votre chance, que vous portez en vous.

Jeanniot partait le lendemain. Clemenceau en eut du chagrin. Il eût voulu passer plusieurs semaines avec lui, jouissant à la fois de son esprit et de sa nature loyale et ardente. Quand il s’était une fois donné, il ne se reprenait pas. Si l’amour était, à ses yeux, chose passagère, l’amitié était chose sacrée, C’est dans ce chemin de sa pensée qu’il retrouva l’image, proche de son cœur, de l’Alsacien Scheurer-Kestner.

— Si j’allais le voir à Strasbourg.

Strasbourg était sous la domination allemande. Clemenceau savait qu’il y serait dépisté, comme l’avait été Gambetta, quand il allait, au lendemain de la guerre, visiter, en compagnie de Léonie Léon, le prétendu neveu de celle-ci, en réalité le fils qu’elle avait eu du policier spécial de Napoléon III, l’ignoble Hyrvoix. Mais son intention n’était pas de ruser, comme « le dément furieux », avec la police allemande. Entre son arrivée en Alsace, et le moment où il serait signalé et épié, quelques jours s’écouleraient, pendant lesquels il pourrait converser librement, et en toute amertume, avec son vieil ami.

La mise en œuvre de sa décision était, chez lui, toute proche de celle-ci. Dix jours après, il arrivait à Strasbourg, par un temps printanier et prenait logement dans la vieille ville, chez une respectable dame de 75 ans, parente des Dorian, de Montbéliard. Son passeport était établi sous le nom de « monsieur Arnaud ». Il le commentait ainsi, en souvenir de Gambetta : « Mais je ne suis pas de l’Ariège. » Ce qui le frappa le plus, ce fut l’atmosphère de tristesse morne qui pesait sur la ville jadis joyeuse et il se rappelait la chanson d’avant la défaite.

Strasbourg la bonne garnizune,
Chidibi dibi pune pune,
Bois la bière, mange le jabune,
Chidibi dibi pune pune,
Les dam’ y disent jamais non,
Chidibi dibi pune pune pune pune,
Les p’tites filles sont bons garçunes,
Chidibi dibi pune pune.

Le pire c’était de rencontrer, à chaque tournant de rue, un officier boche en uniforme, son sabre dépassant sa grande capote, avec sa casquette plate et son air arrogant. Ces herren tenaient Le haut du pavé et, du fond de leurs boutiques, les commerçants les regardaient avec un mélange de colère et de crainte. En vingt ans d’occupation les sentiments de l’Alsace n’avaient pas changé d’un iota et cela était une consolation : « Ah ! les cochons, les sales cochons », se répétait Clemenceau, en gagnant le logis de Scheurer-Kestner. Le vieux patriote de Bordeaux, lui non plus n’avait pas varié et la blessure saignait encore. Ils échangèrent leur rage et leur invariable espérance.

— Quand on pense qu’il y a des Français qui croient à la sympathie pour nous du jeune empereur Guillaume II et à la possibilité d’un rapprochement avec ces gens ! Quelles âmes de laquais. Mais ici, à Strasbourg, vous ignorez cette engeance-là.

— Totalement : nous connaissons les Allemands, et il ne saurait y avoir de traître parmi nous.

— Pas le moindre Judas ?

— Pas le moindre. Le patriotisme alsacien n’est pas théâtral. Il ne gesticule pas. Il ne fait pas tinter son sabre. Mais il est solide, inébranlable et nous ne serons jamais réduits, jamais.

Les deux « jamais » furent fortement accentués et l’émotion de Clemenceau était vive. Après deux jours passés dans l’étroit contact avec Scheurer-Kestner, son affection pour lui s’était encore accrue ; l’ambiance allemande lui était moins lourde : « Puissions-nous, mon cher, avant de mourir, retrouver une Strasbourg tricolore et entendre dans vos rues le chant de la Marseillaise. Au moment de l’affaire Schnoebelé on avait bien cru que ça y était. Il fallait voir les regards des gens dans la rue. Quel souffle de confiance ! Et ici, quelle gueule faisaient les officiers boches ?

— Ils affectaient l’impassibilité mais la popularité de Boulanger les inquiétait et ils se demandaient si elle s’était communiquée à la troupe.

— Je te crois qu’elle s’était communiquée à la troupe ! À Grenoble, aux chasseurs alpins, les soldats, croyant, comme leurs chefs, la mobilisation décidée, avaient quitté la caserne au cri de vive Boulanger ! Quel dommage que celui-là ait eu si peu de caractère et ait été si mal entouré. Bah ! l’occasion se retrouvera. La sève nationale n’est pas épuisée.

Le jour qui suivit cette conversation, Scheurer apprit, de façon indirecte, que la présence de Clemenceau était signalée et que, le passeport portant un faux nom, celui-ci ferait bien de reprendre le train, s’il voulait éviter des embêtements.

— Je n’aurais pas dû autant me promener dans les rues, dit Clemenceau. Les journaux de Paris ont vulgarisé ma gueule. Les braves types d’ici doivent s’étonner que je ne jongle pas avec des sacs d’or anglais, comme dans le Petit Journal.

Il y avait, sous cette remarque gouailleuse, une amertume que remarqua Scheurer. Avant de se séparer les deux amis se donnèrent chaleureusement l’accolade.

« Pensons-y toujours, parlons-en quelquefois », dit Clemenceau. Il avait la gorge serrée en montant en wagon et il agita même son mouchoir par la portière, comme un fiancé de village, en signe d’adieu.

Il songeait : « Que n’ai-je été à la place de Goblet au moment de cette sacrée affaire ! J’aurais bien senti si c’était le moment et, si je l’avais senti, je n’aurais pas hésité une seconde. Mais Goblet était un petit avoué de province, Boulanger un amoureux de garnison et Flourens un rêveur bien intentionné, Le fusil était bon, bien en main, Les munitions ne manquaient pas. »

En quittant la frontière, à Pagny, le contrôleur du train, qui l’avait reconnu, vint faire un bout de conversation avec lui : « Je passe souvent par ici, monsieur le député, et, chaque fois, ça me fait gros cœur. Quand c’est qu’on les fourrera dehors, les casques à pointe ! J’ai des cousins alsaciens, des environs de Strasbourg. Ils étouffent, qu’ils disent, sous la botte allemande. Moi je suis pour Déroulède, j’aime mieux vous l’avouer tout de suite et j’étais pour le général, mais je trouve que ça tarde trop. Parce que, vous le savez aussi bien que moi, à la longue ces choses-là s’oublient. Nos enfants en prendront leur parti. Il y en a déjà qui ont renoncé aux provinces perdues. Si ça n’est pas malheureux de voir ça. »

Clemenceau se taisant, le bavard revint bientôt à la charge : « Excusez-moi si je vous parle franchement. Je sais que vous en tenez pour l’Alliance anglaise. Moi ni pour les écrevisses, ni pour les casques à pointe, telle est ma devise. Pardonnez-moi si je ne vous cause plus. Il faut que j’aille contrôler mes billets. Au plaisir, monsieur le député ! »

Le banquet Goncourt, offert au vieux maître par ses admirateurs, était en vue et Clemenceau s’en entretenait avec le peintre Carrière, qui était en train de faire son portrait. Il aimait bien Carrière, qui avait une tête rocailleuse et cirée, aux yeux demi clos, au petit nez, et parlait confidentiellement, en entrelardant son discours de « spa, oui, n’est-ce pas » comme susurrés. La toute jeune fille d’Alphonse Daudet, Edmée, dont il faisait le portrait, aux côtés de son illustre père, lui avait dit un jour : « Tu mets du blanc, du jaune, du bleu, du vert, et ça fait toujours du gris. » Il en avait été charmé. C’était aussi Carrière qui disait précipitamment de Barrès : « C’t’un bossu opéré. »

— Et alors, demanda Clemenceau, que la pose embêtait, que dit Goncourt ?

— Il dit que la remise de son banquet, à cause de la maladie de Coppée, lui est insupportable et qu’il faut, à tout prix, que la cérémonie ait lieu.

— C’est bien ça, Coppée peut crever.

— Spa, essepas, Goncourt n’a jamais eu de veine… alors cette petite machine le séduit.

— Oui, bien sûr, En 18, publié le jour du coup d’État du 2 décembre. Mais en somme, d’après vous, Carrière, qu’est-ce qu’il est, politiquement, Edmond de Goncourt ?

— Spa, essepa. C’est un réactionnaire révolutionnaire.

— Voilà qui est rigolo et qui m’intéresse, parce que je dois jaspiner au banquet. Daudet et Geffroy me l’ont demandé et je ne puis m’y soustraire,

— Spa, essepa, il a commencé, avec son frère, par la duchesse de Châteauroux et Marie-Antoinette, et il a continué par Germinie Lacerteux. C’est un monsieur, comme disait Flaubert.

— À coup sûr. Mais je ne sais rien, ou presque rien sur lui. Est-ce qu’il a couché avec des femmes ?

— Ça n’a pas un très grand intérêt, spa, essepa. On sait seulement qu’il à hébergé, à un moment, la maîtresse de son frère Jules.

— Daudet ne dit rien, à ce sujet ?

— Il ne dit rien, parce qu’il ne sait rien. Goncourt, spa, est-ce pas, est très boutonné là-dessus. Cette rosse de Burty a prétendu qu’il se tirait la queue devant des estampes japonaises.

Clemenceau éclata de rire :

— C’est invraisemblable ! Les gens de lettres inventent n’importe quoi. J’ai été chez Goncourt, j’ai vu ses collections admirables. Il n’est que trop sûr qu’il soit entièrement réactionnaire. Son cri est : « À bas le progrès ! » Pourtant il aime en art, ce qui va de l’avant. Il aime, Carrière, votre peinture. Il ne paraît pas très admirateur de Manet, ni de Monet. Que pensez-vous, en toute franchise, de sa valeur critique ?

Carrière, ayant fait sa palette, écrasant ses couleurs avec le pouce, était perplexe. Il ne voulait pas débiner Goncourt, il ne voulait pas le louer outre mesure. Il avait beaucoup de considération pour Clemenceau, « le prince des types épatants », et pour Geffroy, son apologiste, le premier qui l’avait complètement compris. Il résuma ainsi son point de vue :

— Les Goncourt ont découvert l’art du XVIIIe siècle et l’art japonais. Spa, essepas, c’est indéniable. Je ne suis pas assez calé pour juger leurs travaux historiques. Quant à leurs travaux littéraires, j’aime ça et en particulier Madame Gervaisais et Germinie Lacerteux.

— Je vous remercie. Je tiens mon topo. Il y aura beaucoup de monde, sans doute, à ce banquet ?

— Ce sera plein. Les Goncourt ont des fanatiques, surtout chez les jeunes, spa.

— Je sais. Alphonse Daudet parlera avec son cœur et ce sera très bien. Quant à Poincaré, Je ne vois pas trop ce qu’il pourra plaider là dedans. Il est vraisemblable qu’il n’a pas lu Goncourt.

Carrière rit, ce qui plissa son beau front, la peau tannée de son visage rustique. En tout il cherchait l’âme, ce principe mystérieux si difficile à saisir, qui dépasse même la personnalité. C’était elle qu’il désirait fixer sur sa toile, dans son enveloppement de vapeurs, l’âme d’une mère allaitant, celle d’une enfant qui berce sa poupée, celle d’un artiste, celle d’un combattant, celle qui englobe plusieurs êtres et par conséquent plusieurs destinées. De ce dernier genre était l’âme de Clemenceau. « Une des plus blanches que j’aie connues, disait Carrière, et dont la blancheur fait mal aux yeux. » Clemenceau connaissait ce propos et en était secrètement flatté.

Le banquet eut lieu au Grand Hôtel, très nombreux en effet, très cordial et d’un menu très satisfaisant. Au champagne Alphonse Daudet, d’une voix émue, remercia celui qui « lui avait été bien bon dans des heures bien mauvaises » et tout le monde eut les larmes aux yeux. Poincaré fut nul et poncif dans l’expression, joignant l’inutile au désagréable, à l’inverse du précepte d’Horace. Clemenceau, de sa merveilleuse voix, montra la fonction de l’écrivain, telle qu’elle lui apparaissait à travers les âges et chez les Goncourt. Il avait potassé son affaire, longuement réfléchi à ce qu’il allait dire — la parole ne va pas sans une méditation préalable — et il fut unanimement applaudi. Edmond de Goncourt remercia brièvement. Il était pâle et comme bouleversé par l’évocation de son cher Jules qui, hélas ! ayant été à la peine, n’était pas à l’honneur auprès de lui. Cet hommage, tardif et affectueux, couronnait leur vie littéraire. Les malins assuraient que le discours de Clemenceau marquait son renoncement à la vie politique. Mais Geffroy, qui le connaissait bien, riait de cette interprétation et de cette prophétie.

Mme Octave Mirbeau avait eu la délicate pensée de garnir d’insignes-souvenirs une corbeille qui fut placée devant le héros de la fête. Dans sa distraction Goncourt oublia de distribuer les insignes et emporta la corbeille et les petits rubans chez lui, où sa servante, Pélagie, les mit dans un placard. Ce banquet devait être le dernier qui réunît dans un sentiment commun d’admiration et d’amitié les hommes de lettres et les principaux journalistes de Paris. Bientôt ils allaient être séparés et divisés par une affaire mettant en cause un officier juif, dont le cas suscita, chez nous et en Europe, une véritable guerre morale.

Les recueils d’articles de Clemenceau et son roman n’eurent pas le retentissement qu’on aurait cru, étant donné la personnalité de l’auteur. Il ne faut pas induire de la réputation ou de la renommée politique au succès littéraire. Ce sont deux compartiments distincts. On cite un cas, il est vrai saisissant, celui des Commentaires de César qui ont traversé les âges, comme leur auteur avait traversé la Gaule, tambour battant. Mais qui lit aujourd’hui les romans de Disraeli, lequel donna à la reine Victoria l’Empire des Indes ? Ceci n’est qu’un exemple entre cent.

Clemenceau fut déçu. Il s’attendait à un tout autre accueil de la part de la critique et du public. Il s’était appliqué à faire les personnages de son livre vivants, à ne pas les alourdir des théories évolutionnistes qui, lorsqu’il prenait la plume, lui venaient à l’esprit. Il n’avait pas ménagé sa peine. Il avait raturé, recommencé, interverti l’ordre des chapitres, mis dans les descriptions de paysages tout ce qu’il ressentait. Mais on s’attendait, de sa part, à quelque chose de plus cinglant et de plus direct. En outre son style fut trouvé pataud, submergé de génitifs abstraits et d’épithètes en cascade. Ni les milieux littéraires, ni les milieux mondains à la remorque des milieux littéraires n’accordèrent leur attention à un tel effort. Au point de vue matériel, le résultat fut piètre.

Par la suite Clemenceau écrivit une fort belle pièce, due au souvenir de la déconvenue domestique paternelle, le Voile du bonheur, interprétée avec talent par Gémier. Il plaça en Chine la mésaventure de son aveugle qui ne recouvrait la vue que pour accumuler les désillusions et les déceptions. Ce drame rapide et cruel, d’une ironie en profondeur, déconcerta. Le Voile du Bonheur méritait mieux.

Vers le même temps la passion amoureuse, telle qu’il ne l’avait pas encore connue, s’éleva dans le cœur indomptable du tribun devenu littérateur.