La vraie Constitution de 1875
LA VRAIE CONSTITUTION DE 1875
Nous avons une constitution, et nous ne l’appliquons pas. L’Assemblée nationale, en 1875, a voté un texte très net, très précis : il semble que ce soit lettre morte. Par les préjugés de ceux-ci, par la faiblesse de ceux-là, l’esprit de la Constitution a été faussé.
Le régime sous lequel nous vivons depuis vingt ans est une contrefaçon de celui que l’Assemblée nationale a voulu établir. Il est admis aujourd’hui, dans le Parlement et hors du Parlement, que le dernier mot en matière de budget appartient aux députés ; il est admis qu’un cabinet doit se retirer s’il a contre lui, à la Chambre, une majorité de quelques voix, eût-il pour lui la presque unanimité du Sénat ; il est admis, enfin, que le Président ne joue dans la République qu’un personnage négatif, et que, suivant la formule classique légèrement modifiée, il préside mais ne gouverne pas. Voilà, il faut en convenir, une pauvre constitution ; mais cette constitution, est-ce donc celle de 1875 ? La brochure est là, sur ma table : je l’ouvre, et j’y lis précisément le contraire de ce que j’entends tous les jours répéter autour de moi.
I
Et, tout d’abord, le budget ; puisque, de toutes les prérogatives des assemblées dans le régime parlementaire, le vote de la loi de finances est la prérogative essentielle. Ici, dit-on, le dernier mot doit être à la Chambre des députés, comme il est en Angleterre à la Chambre des communes : comparaison n’est pas raison, et l’on se trompe du tout au tout quand on veut voir dans la Constitution française une sorte de décalque de la constitution anglaise. Le rôle des deux Chambres ne peut pas être le même d’un côté de la Manche et de l’autre, puisque le mode de recrutement est différent ici et là. Si, en Angleterre, le dernier mot, en matière de budget, appartient aux Communes, c’est que les Communes représentent le pays légal, tandis que la Pairie représente seulement une classe sociale. Rien de semblable en France, où les deux assemblées, l’une par le suffrage direct, l’autre par le suffrage à deux degrés, sont toutes deux issues du vote populaire. Chez nous, le Sénat a le droit de parler avec autant d’autorité que la Chambre des députés, peut-être même avec plus d’autorité. D’un côté, en effet, une assemblée dont on peut dire, étant donnée l’obligation de voter imposée aux électeurs sénatoriaux, qu’elle représente exactement l’opinion moyenne des conseils municipaux ; de l’autre côté, une assemblée élue au scrutin d’arrondissement, et qui, si l’on tient compte des voix de la minorité et des abstentions, ne représente pas la moitié du corps électoral.
La logique, à défaut de texte précis, voudrait donc que les droits du Sénat fussent égaux à ceux de la Chambre ; mais il y a un texte, et ce texte est formel. Le voici : « Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l’initiative et la confection des lois ». Il y a, dit-on, une exception pour la loi de finances, et l’on appuie cette opinion sur le paragraphe suivant : « Toutes les lois de finances doivent être, en premier lieu, présentées à la Chambre des députés et votées par elle ». Où voit-on dans ce paragraphe une restriction quelle qu’elle soit aux droits financiers du Sénat ? La phrase dit ce qu’elle veut dire, rien de plus : les lois de finances seront présentées d’abord à la Chambre. Je souligne le mot « présentées », parce que ce mot a son importance : « présentées » par qui ?
Evidemment par le Gouvernement. Le législateur a entendu régler l’ordre des travaux parlementaires en matière de finances : il n’a pas voulu que le Gouvernement pût présenter le budget tantôt à la Chambre, tantôt au Sénat ; il a décidé que, des deux assemblées, c’est la Chambre qui serait la première saisie. Mais, si le Sénat ne discute le budget qu’après la Chambre, son droit de discussion n’en est pas moins entier ; s’il ne vote le budget qu’après la Chambre, son droit de vote n’en est pas moins absolu : il est toujours maître de rejeter un crédit approuvé par la Chambre, comme de rétablir un crédit par elle supprimé. L’ordre fixé pour la discussion ne préjuge rien en faveur de la Chambre : on pourrait plutôt soutenir, si l’on voulait chicaner sur les textes, que le législateur, en décidant que le Sénat connaîtrait du budget en second ressort, en a fait une sorte de tribunal d’appel. Sans aller jusque-là, on se borne à affirmer l’égalité de droits entre les deux assemblées.
Cette égalité est dans l’esprit de la Constitution. Elle est aussi dans la lettre de la Constitution ; car, si le législateur avait voulu marquer une différence dans la compétence des deux assemblées, après avoir dit que le Sénat a, comme la Chambre, l’initiative des lois, il aurait ajouté ceci ou quelque chose d’analogue : « A l’exception des lois de finances ». Or, il n’a rien fait de pareil. Il a proclamé, pour l’une et l’autre assemblée, le droit d’initiative ; puis, dans un paragraphe distinct, il a indiqué que les lois de finances seraient présentées à la Chambre avant de l’être au Sénat. Ordre de succession, qui s’applique aux projets présentés par le Gouvernement, non aux projets émanés de l’initiative parlementaire. D’où cette conséquence, que non seulement le Sénat est maitre de modifier, ajouter ou retrancher dans le budget voté par la Chambre, mais encore qu’il peut prendre l’initiative de toute innovation financière quelle qu’elle soit.
Ici, surgit une objection à laquelle il convient de répondre. Qu’arrivera-t-il si un conflit se produit entre les deux assemblées ? Quand il s’agit d’un projet ordinaire, voté par une assemblée, repoussé par l’autre, point de difficulté : le projet est caduc. Mais la loi de finances a ce caractère particulier qu’il faut à tout prix qu’on la vote, sous peine de désorganiser les services publics. Aussi paraît-il, à première vue, que les auteurs de la Constitution auraient dû prévoir le cas d’un désaccord entre les deux assemblées, et régler comment ce désaccord prendrait fin : s’ils ne l’ont pas fait, c’est sans doute qu’ils ont supposé les deux assemblées assez sages pour arriver d’elles-mêmes à une transaction nécessaire. La procédure la plus simple serait peut-être celle qui est suivie aux États-Unis : lorsqu’un conflit budgétaire se produit entre la Chambre des représentants et le Sénat, on nomme une commission mixte, par moitié composée de représentants et de sénateurs. Cette commission comprend, de part et d’autre, les hommes les plus compétents dans les questions de finances. Elle joue le rôle d’arbitre : elle examine les objections formulées dans l’une et l’autre assemblée ; elle recherche les concessions possibles ; enfin, elle arrête un budget dont on peut dire qu’il est définitif, car il est voté sans discussion. Voilà une solution pratique des conflits budgétaires qui pourrait, sans inconvénient, être adoptée chez nous : elle serait rigoureusement constitutionnelle, puisqu’elle respecterait à la fois les droits du Sénat et ceux de la Chambre.
II
Il m’arrive parfois de discuter ces questions : je trouve encore quelques personnes pour soutenir que l’autorité, en matière de finances, réside au même titre dans les deux Assemblées ; mais je n’en trouve guère, je l’avoue, pour admettre que les ministres soient responsables devant le Sénat comme devant la Chambre.
C’est un lieu commun que le cabinet est responsable seulement devant la Chambre des députés. Aussitôt un cabinet constitué, ses adversaires l’interpellent à la Chambre, et si, par impossible, ses adversaires gardaient le silence, il se ferait interpeller par ses propres amis. En arrivant aux affaires, le premier soin des ministres est d’obtenir, sous une forme ou sous une autre, un vote de confiance. Rien de mieux ; mais ce vote de confiance, pourquoi ne le demandent-ils qu’à une moitié du Parlement ? pourquoi pensent-ils ou se donnent-ils l’air de penser que le Sénat est une quantité négligeable ? Parce que les choses se passent ainsi en Angleterre ; parce que, de l’autre côté de la Manche, le cabinet est responsable devant la Chambre des communes, non devant la Chambre des lords. C’est toujours la même préoccupation d’imiter le parlementarisme anglais, alors que les constituants de 1875 ont entendu faire une œuvre originale, qui ne fût pas plus une copie de la constitution anglaise que de la constitution américaine ou de toute autre constitution.
Ils savaient ce qu’ils voulaient, ces constituants de 1875. Ils avaient parfaitement compris que le rôle d’une Chambre haute n’est pas, ne peut pas être le même dans une démocratie et dans une monarchie. Ils n’ont pas un instant assimilé le Sénat français, qui représente le principe de l’élection, à la Pairie anglaise, qui représente le principe de l’hérédité. Leur pensée est claire : un gouvernement également responsable devant les deux Chambres ; et cette pensée, il n’est pas besoin de la chercher dans une interprétation de la loi, car elle est formulée dans un texte précis : « Les ministres, dit la Constitution, sont responsables devant les Chambres ». Il est inutile de discuter il suffit de lire. La Constitution ne dit pas devant la Chambre, elle dit devant les Chambres. Ce pluriel n’a pas été mis là au hasard. Ou la phrase n’a aucun sens, ou elle signifie que si le cabinet demande un vote de confiance à la Chambre, il doit aussi le demander au Sénat ; en d’autres termes, que le Sénat peut renverser les ministres tout comme la Chambre.
Ce n’est pas là sans doute la constitution sous laquelle nous vivons ; mais c’est la constitution sous laquelle nous devrions vivre, c’est celle qui a été votée par l’Assemblée nationale. La responsabilité des ministres devant une seule Chambre est un contre-sens, quand le texte dit qu’ils sont responsables devant les deux Chambres. Nous avons eu trop souvent le spectacle d’un cabinet capitulant devant une insignifiante majorité de la Chambre des députés, quand il était évident que ce cabinet avait pour lui la majorité constitutionnelle, c’est-à-dire la majorité du Parlement entier. Sur ce point, il faut bien le dire, le Sénat a contribué à fausser l’idée constitutionnelle, en ne maintenant pas énergiquement ses prérogatives, en n’épuisant pas son droit jusqu’au bout. Nous sommes arrivés à ce point que, si un cabinet, approuvé au Sénat, blâmé à la Chambre, assuré cependant d’avoir une majorité réelle dans l’ensemble des deux assemblées, tentait de se maintenir aux affaires, l’opinion l’accuserait de faire un coup d’État parlementaire ; et pourtant les ministres qui prendraient cette attitude ne feraient qu’appliquer strictement la Constitution.
Supposons qu’un tel cabinet se rencontre, décidé à user jusqu’au bout des pouvoirs que le Statut constitutionnel lui donne, et voyons comment les choses se passeront ce n’est pas une hypothèse inutile, car il importe de montrer que si le régime de 1875 était appliqué dans son intégrité, tous les conflits entre les pouvoirs publics pourraient recevoir une solution légale. Voici des ministres qui, battus à la Chambre par quelques voix seulement, continuent de gouverner avec l’appui du Sénat ; de deux choses l’une : ou la Chambre cédera, et l’accord se rétablira entre les deux assemblées, ou la Chambre persistera dans son hostilité, et elle refusera le budget. Alors, c’est le conflit à l’état aigu, et si deux pouvoirs seulement étaient en présence, on ne voit pas quel serait le dénouement ; mais il y a un troisième pouvoir, qui va faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre.
Ce troisième pouvoir, c’est l’Exécutif. Si le Président de la République estime que la Chambre a raison, il le montre en choisissant de nouveaux ministres, qui gouverneront d’accord avec la Chambre. Mais s’il juge que la vérité est du côté du Sénat, il use du droit que lui confère l’article 5 de la loi sur l’organisation des pouvoirs publics : « Le Président de la République peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés ». Mesure extrême, je le veux bien, mais mesure rigoureusement légale, et par où l’on voit clairement que si, dans la pensée des auteurs de la Constitution, il y avait quelque part prépondérance, c’était du côté du Sénat plutôt que du côté de la Chambre. Quoi qu’il en soit, la Constitution de 1875 nous apparait ici avec son caractère essentiellement démocratique après avoir organisé trois pouvoirs, Chambre, Sénat, Président, et avoir réglé les rapports entre ces trois pouvoirs, la Constitution, prévoyant le cas d’un conflit irréductible, dit que ce conflit sera porté devant le pays : le suffrage universel jugera, et son arrêt sera sans appel.
III
On a essayé de montrer par cette rapide analyse, en premier lieu, que les droits financiers du Sénat sont égaux à ceux de la Chambre ; ensuite, que les ministres sont responsables non devant une moitié du Parlement, mais devant le Parlement tout entier. On voudrait maintenant dire quelques mots de la situation faite par la Constitution au Président de la République, et montrer que ses pouvoirs, bien que le contraire soit affirmé tous les jours, sont ceux d’un chef d’État dans un pays libre.
Je lis « Le Président de la République a l’initiative des lois, concurremment avec les membres des deux Chambres. — Il a le droit de faire grâce. — Il dispose de la force armée. — Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui ». On m’arrête, et on me dit qu’il y a une restriction à ces pouvoirs, à savoir que tous les actes du Président doivent être contresignés par un ministre. Qu’est-ce que cela prouve ? Que les constituants de 1875 ont entendu fonder un gouvernement libre, non un gouvernement despotique. Le contreseing d’un ministre responsable est la condition sine qua non du régime parlementaire. Mais on insiste : on nous montre le Président esclave de son ministère, et sans arme pour défendre son autorité ; on va jusqu’à parler de ministres se refusant à communiquer au chef de l’État des documents diplomatiques, ou soumettant à sa signature des actes qu’il aurait à peine le temps de lire. Ceci, je l’avoue, ne me paraît pas très sérieux. Si jamais un ministre arrivait à cet oubli de tous devoirs, pour ne pas dire de toutes convenances, j’imagine que le Président aurait une idée assez haute de la place que la Constitution lui a faite dans l’État pour exiger d’un tel ministre sa démission immédiate.
Ne faisons pas dire aux textes plus qu’ils ne disent, mais prenons-y tout ce qui s’y trouve. Les pouvoirs du Président, à ne les juger que d’après la citation qu’on vient de faire, seraient déjà ceux d’un roi constitutionnel ; mais ce n’est pas tout, et il a d’autres pouvoirs plus importants.
Tout d’abord, quand le Parlement a voté une loi, le Président, au lieu de promulguer cette loi purement et simplement, a le droit de « demander aux deux Chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée ». Ici, le Chef de l’État joue le rôle d’un modérateur suprême. Si le Parlement a obéi à un entraînement de séance, s’il a cédé à une pression plus ou moins réfléchie de l’opinion, le Président, en l’obligeant à discuter la loi une seconde fois, lui fournit un prétexte honorable de se reprendre et se corriger soi-même.
Par ce moyen, le Président peut, dans un cas particulier, faire connaître son opinion personnelle : il peut la faire connaître avec plus de force encore, et dans toute occasion qu’il juge convenable, en adressant un message au Parlement. Les présidents qui se sont succédé depuis vingt ans n’ont rédigé de message qu’au moment de leur élection ou de leur démission. Ici encore, on peut dire que la Constitution a été défigurée dans la pratique. En effet, le message présidentiel, pour les constituants de 1875, était autre chose qu’un remerciement ou un adieu officiel. Ils avaient voulu donner au Président le moyen d’exprimer publiquement son sentiment, soit à propos d’un incident isolé, soit à propos de la politique générale : « Le Président de la République, dit le texte, communique avec les Chambres par des messages qui sont lus à la tribune par un ministre ». Il ne s’agit pas d’une sorte de lettre de faire-part, annonçant le commencement ou la fin d’une présidence : il s’agit d’un échange de vues entre le Chef de l’État et le Parlement. Mais, dit-on, les messages, comme tous les actes du Président, doivent être contresignés par un ministre qu’importe, si ce ministre c’est le Président qui le nomme ? En droit et en fait, le Président, dans une heure de crise, peut donner son avis personnel, adresser un appel au Parlement et même au pays, puisque son message sera affiché, sera lu dans les 36, 000 communes de France. De tous les pouvoirs que la Constitution donne au Président de la République, celui-ci est un des plus intéressants, car nous pouvons, un jour ou l’autre, nous trouver dans des circonstances difficiles où tous les bons citoyens souhaiteraient que le premier magistrat du pays fît entendre une parole de raison et de patriotisme.
Reste un dernier pouvoir, dont il a été parlé plus haut : c’est celui de dissoudre la Chambre, sur l’avis conforme du Sénat. Le droit de dissolution est aussi dans la constitution anglaise, c’est-à-dire dans cet ensemble de lois et de coutumes qui tient lieu chez nos voisins d’une constitution faite de toutes pièces ; mais ce droit s’exerce chez eux dans des conditions toutes différentes des nôtres : en Angleterre, en effet, la question posée par la dissolution est purement ministérielle, tandis que chez nous la question est présidentielle. On se permet d’appeler l’attention du lecteur sur cette différence fondamentale : d’après la Constitution de 1875, ce n’est pas le cabinet qui demande la dissolution, c’est le Président lui-même. Si les ministres qui sont au pouvoir ne se montrent pas disposés à le suivre dans la voie où il veut s’engager, le Président en choisit d’autres, et, après avoir formé un cabinet qui entre dans ses vues, il adresse au Sénat un message exposant les motifs pour lesquels il demande la dissolution. Acte grave, puisque le suffrage universel devient le juge suprême du conflit ; acte personnel, puisque le Chef de l’État y joue son prestige, et que, s’il perd la partie, il ne lui reste plus, suivant l’énergique formule de Gambetta, qu’à « se soumettre ou se démettre ». Le président des États-Unis, qu’on cite sans cesse en exemple, n’a pas un tel pouvoir : si la Chambre des représentants lui est hostile, il est réduit à vivre d’une politique précaire, faite d’expédients et d’ajournements, jusqu’au jour où la Chambre a épuisé son mandat.
De ce qui précède, on croit pouvoir conclure que, contrairement à l’opinion commune, le Président de la République n’est pas désarmé par les lois constitutionnelles : beaucoup de personnes, à l’heure qu’il est, demandent que de nouveaux pouvoirs lui soient accordés, sans dire au juste quels pouvoirs ; il suffirait qu’il fit usage, à l’occasion, de ceux que la Constitution lui donne.
IV
Je n’ai pas eu la prétention de soutenir que la Constitution de 1875 fût parfaite, car, après tout, une constitution n’est qu’un instrument qui vaut par l’usage qu’on en fait. Il n’y a pas de bonne constitution pour un pays où les lois ne sont pas respectées et où chacun empiète sur les droits de son voisin. Il n’y a pas de mauvaise constitution pour un peuple qui a le goût et les mœurs de la liberté.
Chez nous, on critique la Constitution plus qu’on ne l’étudie. On lui reproche d’avoir subordonné l’une des deux assemblées à l’autre, quand elle a donné au Sénat des droits au moins égaux à ceux de la Chambre des députés ; on lui reproche d’avoir condamné le Président à l’impuissance, alors que le Président a l’initiative des lois concurremment avec les deux Chambres, qu’il peut exiger une nouvelle délibération du Parlement quand il juge une loi dangereuse, qu’il a en tout temps le droit de faire connaître ce qu’il pense des affaires publiques par un message affiché dans le pays tout entier, enfin que, d’accord avec le Sénat, il est maître de dissoudre la Chambre et de faire directement appel au suffrage universel. Que veut-on de plus ? On parle de ministres non responsables devant le Parlement, et qui, choisis par le Chef de l’État, resteraient au pouvoir tant qu’ils conserveraient sa confiance, comme cela se voit aux État-Unis ; mais on semble oublier qu’aux États-Unis le président doit soumettre le choix de ses ministres à l’approbation du Sénat : or, je doute que, parmi nos révisionnistes, il s’en trouve beaucoup disposés à accorder une semblable autorité à la Chambre haute. Il faut bien le dire, ce ne sont pas les ministres, c’est le Président lui-même qu’on rêve de soustraire au contrôle des assemblées : quand on attaque le régime parlementaire, qu’on le veuille ou non, on n’a plus que le régime plébiscitaire pour le remplacer. Un président élu par le peuple, c’est là que vont, s’ils sont logiques, ceux qui dédaignent les garanties établies par la Charte de 1875. Ils nous invitent à imiter la Constitution de la grande république américaine, sans songer que ce qui est vérité au delà de l’Atlantique pourrait bien être erreur en deçà, que le régime d’une démocratie fédérale n’est pas fait pour une démocratie unitaire, et, par-dessus tout, que, dans un pays où tous les pouvoirs sont centralisés, l’élection du chef de l’État par le peuple conduit fatalement au césarisme.
Notre histoire, nos traditions, notre caractère national, et nos mœurs, et nos préjugés, la situation où nous sommes au milieu de rivaux qui peuvent demain devenir des ennemis, la nécessité qui nous domine d’être une grande puissance militaire si nous voulons conserver notre intégrité nationale, tout notre passé et tout notre présent nous interdisent de copier un peuple qui s’est développé dans des circonstances différentes des nôtres et qui n’est pas exposé aux mêmes aventures que nous. Il ne s’agit pas d’importer des institutions qui ont réussi ailleurs, pas plus celles de l’Angleterre que celles de l’Amérique : il s’agit de fonder des institutions qui nous soient propres, qui répondent aux idées, aux sentiments et aux intérêts de la France d’aujourd’hui. Les constituants de 1875 ont voulu nous donner ces institutions se sont-ils trompés ? Je ne le crois pas. Ce n’est pas à eux que nous devons nous en prendre si leur œuvre a été faussée, et si, pour répéter un mot dont je me servais en commençant, la Constitution qui nous régit n’est plus qu’une contrefaçon de celle qu’ils ont faite. Que faut-il, pour que, d’une part, le Sénat joue le rôle auquel il semblait destiné, et que, d’autre part, le Président exerce l’autorité qui lui appartient ? Il faut que Président et Sénat se sentent soutenus par l’opinion. Si nous voulons tenter une expérience politique, il y a mieux à faire que de réviser la Constitution : c’est de l’appliquer.