La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de Noël/La Première neige

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La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de NoëlG. Charpentier, Éditeur (p. La Première neige-44).


LA PREMIÈRE NEIGE




LA PREMIÈRE NEIGE




À MA PETITE AMIE GEORGETTE CHARPENTIER


Le Luxembourg par un temps d’hiver. — Sur les toits du palais un tuyau de cheminée fume, et des moineaux, abrités autour, causent en regardant la neige. — C’est le matin, l’horloge marque dix heures moins un quart.


UN MOINEAU.

lettrine L
a jolie chose que la neige !… Notre jardin a l’air en sucre… c’est à crever de rire, réellement… Le lanceur de disque porte avec gravité un grand peloton blanc sur son poing ; les reines de France ont des bonnets de coton, et grâce aux flocons que le vent colle à leur écorce, les arbres — blancs d’un côté, noirs de l’autre — ressemblent à des pages de mascarade… Regardez là-bas la pièce d’eau : sa bordure en pierre grise étincelle toute blanche ce matin. C’est ça qui doit faire plaisir au cygne.

UN AUTRE MOINEAU.

Une vraie eau-forte !

PREMIER MOINEAU.

Il y a pourtant des oiseaux qui ne veulent pas reconnaître la pénétrante poésie d’un paysage d’hiver. Les martinets, par exemple, les hirondelles, les canards…

SECOND MOINEAU, dédaigneusement.

Ces gens-là ne sont pas artistes !

PREMIER MOINEAU.

Y a-t-il au monde rien de plus gai qu’une large pelouse de neige vierge ?

SECOND MOINEAU.

On y fait, en se promenant, mille petits dessins avec les pattes…

PREMIER MOINEAU.

Tout à l’heure, derrière l’Orangerie, un gardien montrait la pointe de son tricorne, mais il est bien vite rentré chez lui, en voyant la couleur du temps. Pas de gardiens, le jardin est à nous.

LA FOULE DES MOINEAUX.
La jolie chose que la neige !…
SECOND MOINEAU.

En tombe-t-il quelquefois hors de Paris ?

PREMIER MOINEAU.

On le dit… mais silence ! voici quelqu’un…

LES MOINEAUX, en chuchotant.

C’est une jeune personne.

PREMIER MOINEAU.

Quelque pauvre ouvrière en retard… La voilà trottant sur la pointe des pieds, à travers la neige, où chacun de ses pas fait un petit trou noir.

DEUXIÈME MOINEAU.

Les belles bottines !

LES MOINEAUX, en chœur.

Comme ça reluit !

PREMIER MOINEAU.

Par-dessous le jupon rouge qu’elle relève des deux mains, la jupe empesée traîne sur la neige, bravement, comme une vraie queue de friquet… cette femme ressemble à un oiseau, elle me rappelle ma Pierrette.

UN MOINEAU DES TOURS SAINT-SULPICE.
Hum !… hum !…
LES MOINEAUX, éclatant de rire.

La jolie chose que la neige !


(La jeune personne disparait. — On entend dans l’air des cui cui plaintifs. Tout le monde relève la tête. — Arrive un moineau de campagne ébouriffé, aveuglé, morfondu.)
LE MOINEAU DE CAMPAGNE, se posant sur le toit.

Bonsoir, messieurs, et la compagnie…

LES MOINEAUX.

Quelle tournure, bon Dieu !!! Ce doit être quelqu’un de province.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE, timidement,

J’arrive de Verrière-le-Pont… j’ai froid !

PREMIER MOINEAU.

Approchez, mon brave, on se serrera pour vous faire place. (Le moineau de campagne hésite.) Mais approchez donc, sacrebleu ! les cheminées n’ont pas été inventées pour les gardiens. Mettez-vous comme nous, commodément, le bec en dehors, la queue dans le tuyau… Ça y est…

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Oh !… il fait bon ici ! (il secoue ses plumes avec volupté.) Oh ! mes amis… mes bons amis… Quelle désolation dans la campagne ! Un pied de neige partout… De loin en loin, quelques brins d’herbe montrent le nez, mais on ne dîne pas avec des brins d’herbe… Les haies disparaissent sous la neige, les buissons ont l’air de meules blanches. Plus de mûres, plus de baies, plus de prunelles, plus rien… Les oiseaux meurent comme des mouches.

LES MOINEAUX, attendris.

Pauvres gens !

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Depuis hier, je n’ai rien mis sous le bec… rien qu’une graine de chènevis que j’ai ramassée près d’une source… Il faut dire que la neige fond toujours un peu, près des sources… À propos, déjeune-t-on ici ?

LES MOINEAUX.

On déjeune.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Et vous m’invitez ?…

LES MOINEAUX.

Nous t’invitons.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

C’est le mauvais temps qui m’a poussé chez vous… En chemin, je me suis abrité une minute sous l’auvent d’un colombier… Quelle tentation d’entrer pour voler le grain des pigeons !… J’avais faim, mais j’ai résisté.

LE MOINEAU DES TOURS SAINT-SULPICE.

Vous avez bien fait, mon enfant.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.
N’est-ce pas ?… Quelquefois, vous comprenez, quand on est dedans : v’lan la fenêtre se referme, et vous voilà pris. J’ai perdu un oncle comme cela, des hommes le firent cuire… Mais c’est égal, je mangerais bien un morceau tout de même.
PREMIER MOINEAU.

Un peu de patience !…

DEUXIÈME MOINEAU.

Nous allons passer à table dans un instant.

LES MOINEAUX, en chœur.

Dans un instant… Dans un instant…

PREMIER MOINEAU.

Ce n’est pas ici comme à la campagne, la neige ne nous fait pas peur. Elle a beau tomber, elle a beau cacher les baies des buissons et les petites graines qu’on trouve dans l’herbe, nous n’en déjeunons pas plus mal pour cela. Il y a un vieux monsieur qui nous aime ; il va tous les matins acheter des pains mollets là-bas, près du théâtre, à la boutique du coin, puis il nous les émiette, c’est exquis !

LES MOINEAUX.

On se flanque des coups de bec, on attrape les miettes au vol, c’est exquis !

LE MOINEAU DE CAMPAGNE, ravi.

Votre monsieur me fait l’effet d’un brave homme…

LES MOINEAUX, en chœur.

D’un bien brave homme…

LE MOINEAU DE LA TOUR SAINT SULPICE.

Et puis, c’est un homme vertueux, il ne fume pas, et son pain n’a pas cet affreux goût de pipe…

LES MOINEAUX, en chœur.

C’est un homme vertueux, un homme très vertueux.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Viendra-t-il au moins, le monsieur ?

PREMIER MOINEAU.

Il n’y manquerait pas pour un empire… Regardez au bout du jardin cette grande grille noire ornée de fers de lance en or. Derrière la grille, il y a la rue, et par delà la rue une maison avec de belles portes en cuivre. Cette maison est un café, notre vieux monsieur y va lire les journaux chaque matin, et tout à l’heure, quand dix heures sonneront, vous le verrez paraître sur la porte.

LES MOINEAUX.

Cui, cui, cui… Que va-t-il nous apporter aujourd’hui ? du pain mollet ou bien du seigle ? (Moment de silence.)

L’HORLOGE, enrhumée par la neige.

Dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong…

LES MOINEAUX, battant des ailes.

Dix heures, le voilà !… Cui, cui, cui…, le voilà !…

(Un vieux monsieur à cheveux gris, en redingote râpée, parait sur la porte du café ; les moineaux le saluent bruyamment. — Le vieux monsieur fait un pas dans la rue, puis il regarde le temps et rentre. )
LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Tiens ! il ne vient pas. Qu’est-ce que vous me contiez donc ?

PREMIER MOINEAU.

Il ne vient pas, c’est incompréhensible.

LES MOINEAUX, cruellement déçus.

C’est incompréhensible…

DEUXIÈME MOINEAU.

Je me rappelle maintenant… Hier au soir, en piquant une miette de pain à côté de son soulier, j’ai remarqué que la semelle en était décousue… Le pauvre homme ne peut pas venir… il lui faudrait marcher dans la neige.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Saperlote !… Et notre déjeuner ?

PREMIER MOINEAU.

Nous ne déjeunerons pas aujourd’hui…

LES MOINEAUX, tristement.

Cui, cui, cui !… Cui, cui, cui !…

LE MOINEAU DES TOURS SAINT-SULPICE.

Sachons nous résigner aux décrets de la Providence.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Ah ! mais non, curé ; j’ai bon appétit, moi. Écoutez : — le gros du vent cesse un peu, la neige ne tombe plus guère, je suis d’avis d’aller faire un tour du côté des fortifications, à la barrière d’Italie. Quand nous arriverons, la route sera battue. Il passe par là beaucoup de chevaux. Les chevaux, c’est bon à fréquenter ; dans ce qu’ils laissent, on picore, on glane…

LES MOINEAUX.

Dans ce qu’ils laissent ? Fi, l’horreur !

LE MOINEAU.

Dame ! ce sera comme à la campagne.

(Il s’envole ; après avoir un moment hésité, les autres moineaux le suivent.)