Labrador et Anticosti/Chapitre XXIII

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 451-466).




CHAPITRE VINGT-TROISIÈME

Topographie du Labrador oriental (suite)


Baie-des-Moutons. — Gros-Mécatina. — La Tabatière. — Une belle église. — La culture des « lettres » à La Tabatière. — La pêche aux loups marins. — Une baleine qui ne donna pas fair play. — Tête-à-la-Baleine-de-l’Est. — Comment on fait en grand la pêche du homard. — Saint-Augustin. — Une forêt authentique. — Bonne-Espérance. — Shécatica. — Rivière Saint-Paul. — Baie de Brador. — Des choux qui font leur possible. — Le Capt. Jones. — Lourdes de Blanc-Sablon. — L’anse des Dunes. — La frontière du Canada.


Baie-des-Moutons. — En partant de la Tête-à-la-Baleine, on traverse la baie de l’Ouest et l’on arrive à la pointe de la baie des Moutons : tout ce trajet est de douze à quinze milles. On voit sans peine ce qui a donné lieu à cette appellation de la baie de l’Ouest ; quant à ce qui est de la baie des Moutons, l’histoire est muette sur l’origine de son nom, et l’on est réduit là-dessus à des conjectures. Fut-il un temps où l’on possédait ici des moutons en chair et en os ? La chose aurait été en effet assez extraordinaire, en un tel pays, pour qu’on en fixât géographiquement le souvenir. Ou bien les vagues qui arrivent dans cette baie ont-elles une disposition spéciale à se couvrir d’écume blanchissante ?

À tout événement, que ce soit sur terre ou sur mer qu’il y ait eu ou qu’il y ait des moutons, cette baie n’en est pas moins pour tous les vaisseaux un port où l’on est en sûreté contre tous les souffles, d’où qu’ils viennent. Aussi, il y règne une activité incessante : barges de pêche et goélettes de toute provenance sillonnent constamment les eaux de cette baie.


Ici, le pays devient pittoresque. Depuis Natashquan, la côte est uniformément basse et dénudée ; mais à la Baie-des-Moutons elle se dresse en caps élevés, entre lesquels on aperçoit quelque végétation.

Au fond de la baie, on voit un village de plus de vingt familles protestantes, venues de Terre-Neuve. Il y a là une chapelle tout récemment construite et assez spacieuse, desservie par un pasteur de l’Église anglicane. Ce hameau, comparé aux autres villages de la côte, est d’apparence vraiment coquette ; les pêcheurs qui l’habitent ont le goût des jolies maisons, et l’on dirait qu’ils aspirent à faire pencher la balance en faveur de leur localité, quand il s’agira de fixer le siège de la capitale du bas Labrador.

Cinq familles catholiques résident à la Baie-des-Moutons, trois sur la rive ouest, et deux sur la rive est, à l’endroit nommé « Pointe du Gros-Mécatina », qui se trouve à deux milles du village de la Baie-des-Moutons.

Gros-Mécatina. — Le Grand ou Gros-Mécatina, c’est une île de trois milles et demi de longueur, sur trois milles de largeur ; sa plus grande hauteur au centre est de cinq cents pieds[1]. Au commencement du mois de septembre (1858), l’abbé Ferland vit là « des ravines encore pleines de neige » de l’hiver précédent, et cela ne témoigne guère favorablement du climat qui règne en ces parages.

« Le poste du Gros-Mécatina, dit l’abbé Ferland[2], est ancien et, il y a un siècle, il était un des plus productifs du Labrador ; en 1744 la veuve Pommereau, à qui il appartenait, en retirait 451 barriques d’huile, tandis que le poste de la baie Phélypeaux n’en fournissait que 390 au sieur de Brouague. Aujourd’hui il a perdu de sa valeur, et cependant les quelques familles qui y demeurent n’ont point raison de se plaindre de leurs pêcheries. »

Des gens qui n’ont pas à s’en plaindre non plus, ce sont les pêcheurs de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve qui s’y rendent en grand nombre, disait M. D.-N. Saint-Cyr en 1885, pour la pêche de la morue, du maquereau et du hareng. Les loups marins y sont aussi très abondants au commencement de l’hiver et du printemps.

Les gros vaisseaux trouvent un mouillage très sûr dans une baie étroite, mais profonde et d’un accès facile, située à l’extrémité est de l’île. Sur la rive sud de cette baie, il y a un bel établissement de pêche, propriété d’un Canadien, Samuel Gaumont. Il y a aussi une autre famille, celle de Michaël Murphy, qui réside en permanence sur l’île, près d’un havre de la côte sud. On voit jusqu’à trente goélettes qui stationnent à la fois dans ce havre, à l’époque de la pêche à la morue.

À six milles plus bas que le Gros-Mécatina, est la Pointe-Rouge, ainsi nommée à cause du granit rougeâtre qu’il y a là. Quand on a doublé cette pointe, on se trouve dans la baie Rouge, le long de laquelle sept ou huit familles de langue anglaise, de la Baie-des-Moutons, ont leur résidence d’hiver.

C’est à l’entrée de cette même baie Rouge, du côté est, que s’élèvent les édifices religieux de la Tabatière, qui s’appela d’abord Saint-Samuel, par ordonnance de Mgr  Langevin, vocable remplacé depuis par celui de Saint-Joseph.

La Tabatière. — Lorsqu’on entend nommer cet endroit Saint-Joseph de la Tabatière, on se demande aussitôt pour quel motif on a bien pu faire intervenir en cette affaire la petite boîte où le priseur et la priseuse conservent, pour l’usage fréquent, cette poudre précieuse qui dégage les embarras de leur cerveau, adoucit pour eux les amertumes de l’existence, leur rend enfin la vie supportable en cette pauvre vallée de larmes… Mais si l’on dirige de ce côté ses investigations, on s’égare sur une fausse piste. Encore ici, en effet, la géographie fut la victime de la virtuosité étymologique de nos compatriotes, que plusieurs fois déjà j’ai eu l’occasion de signaler. Disons, pour apporter quelque excuse à ce nouveau forfait de linguistique, que la tentation était vraiment trop forte. Ce poste avait le tort de s’appeler Tabaquen… et nos gens ont trouvé qu’il y avait assez de tabac là-dedans pour en faire une tabatière. Leur crime, après tout, n’est peut-être pas si grand.

« Tabaquen » ou « Tapatienne », cela signifie sorcier, en montagnais. Mgr  Bossé[3] explique que la désignation de pointe aux Sorciers a dû être donnée à ce lieu parce que les sauvages, avant de partir d’ici pour s’enfoncer dans les bois, devaient consulter les jongleurs pour savoir à quoi s’en tenir sur le voyage de chasse qu’ils allaient entreprendre. Cela est au moins vraisemblable, et l’on peut très bien s’en contenter.

Vue de la mer, la Tabatière est d’un aspect très pittoresque. Les sombres rochers de la côte s’écartent là pour faire place à une vallée que bordent d’un côté des collines couvertes de végétation, et de l’autre un morne élevé, d’où l’on aperçoit tout le pays. C’est au fond de cette vallée que se trouvent l’église et le presbytère.

Cette église, longue de 35 pieds et large de 19, fut bâtie par les Oblats, il y a plus de quarante ans, avec le concours des pêcheurs de l’endroit et des environs. L’extérieur en est très pauvre ; mais du moins cette chapelle est surmontée d’un clocher qui, malgré ses proportions modestes, lui donne un relief particulier : car un clocher, dans ce Labrador, c’est une chose rare. Quant à la cloche, d’assez fort volume, elle est devenue infirme, victime d’un accident qui lui est arrivé par suite de la façon défectueuse dont elle était suspendue. Elle gît maintenant sur le côté, près de la porte de l’église, et c’est dans cette position misérable que, d’une voix languissante, elle appelle encore les gens à l’office.

L’intérieur de l’église est remarquable, pour le pays ; il est même tel que l’on regarde à bon droit cette église comme la plus belle de toute la desserte du Labrador inférieur. Tout y est peint en blanc, sauf les boiseries des portes et des fenêtres, qui sont de couleur bleue. Un beau chemin de croix, un harmonium, un tableau à l’huile de la descente du Saint-Esprit, trois grandes statues, un autel très convenable (sur les degrés duquel est étendue une magnifique peau d’ours blanc) : voilà, entre autres objets, ce que l’on remarque dans ce sanctuaire.

La sacristie est encore inachevée.

Le presbytère, de 24 pieds sur 20, est une jolie maisonnette, à l’intérieur comme à l’extérieur. Son principal défaut est d’avoir des dimensions si restreintes pour le logement des deux missionnaires qui l’habitent actuellement, et dont l’un, M. A. Delay, originaire de France, dessert toutes les missions de l’est, l’autre, M. Edm. Bossé, étant chargé des missions de l’ouest jusqu’à la Romaine.

À peu de distance de la maison curiale, il y a le cimetière, que je mentionne spécialement parce qu’il explique l’éloignement de la chapelle du port de La Tabatière, où se trouve un plus fort groupement de population. « C’est le seul endroit, dit l’abbé Ferland, où il y ait assez de terre pour un cimetière ; et encore ce cimetière a-t-il à peine un quart d’arpent en superficie. »

Dans le voisinage de la chapelle, il n’y a que trois familles catholiques de fixées. C’est dire que la foule des fidèles qui assistent aux offices du dimanche n’est pas considérable. Toutefois, quand le temps est très beau, et que les gens de la Baie-des-Moutons et de Mécatina peuvent se rendre à la chapelle, on compte bien jusqu’à vingt-cinq personnes à la grand’messe. C’est alors que l’harmonium soutient la voix du chœur, composé d’un seul chantre ; c’est alors que le prédicateur fait effort d’éloquence ; c’est alors, même, qu’une dizaine de fidèles vont s’asseoir autour de la table frugale du curé, en vertu des privilèges de l’extraordinaire hospitalité qui règne en ces parages.

L’instruction des enfants du peuple, à La Tabatière, n’a pas été beaucoup soignée jusqu’à présent. Elle aurait même été totalement négligée si les missionnaires du lieu ne s’étaient faits eux-mêmes maîtres d’école, quand cela leur a été possible. Dans l’hiver de 1894-95, il y avait bien cinq élèves qui suivaient les cours de littérature française, aussi élémentaires que possible, du collège de La Tabatière. Dans les petits postes voisins, il y a encore une douzaine d’élèves « honoraires » de cette institution scolaire ; mais comme il leur faudrait faire à pied des trajets de plusieurs milles pour venir étudier les « lettres », il ne faut pas être surpris s’ils se contentent de cultiver la langue parlée.

À deux milles plus bas que le centre religieux de la Mission, est la baie de La Tabatière, vis-à-vis laquelle, à quatre milles au large, est l’île du Gros-Mécatina dont il a été question plus haut. Naguère, les baleines fréquentaient cette partie du golfe ; mais il en vient beaucoup moins depuis quelque temps. Par contre, l’endroit est avantageux pour la pêche à la morue, et il jouit d’une véritable renommée pour la pêche du loup marin.

Cette pêche aux loups marins se fait avec des filets que l’on place dans les anses fréquentées par ces animaux. On dispose le filet de telle sorte qu’il forme un triangle complet, n’ayant qu’une ouverture dans l’un de ses côtés. Une fois entrés là-dedans, les phoques ne savent plus retrouver l’ouverture. Après avoir fait plusieurs fois le tour de leur prison, s’ils essaient à s’ouvrir un passage, ils se prennent la tête dans les mailles du filet, qui ont environ sept pouces de côté, et s’y noient, ne pouvant plus aller respirer à la surface de la mer. Et même, lorsqu’on juge que les prisonniers tardent trop à en venir à cette extrémité, il n’y a, pour précipiter les choses, qu’à tirer du fusil au-dessus du filet : alors, en effet, les phoques sont pris de panique et perdent la tête… qu’ils vont fourrer, en voulant fuir, dans les mailles du filet.

Par exemple, ce n’est pas avant que les phoques soient assez nombreux dans les filets qu’on vous laisserait brûler de la poudre dans les environs ! Car rien ne compromettrait davantage le succès de la pêche, ces animaux étant très craintifs. Aussi, lorsque leur passage est signalé quelque part le long des côtes, il n’est plus même permis à un simple canot de voguer sur la surface des eaux.

Quand les loups marins sont noyés, on les retire de l’eau avec une tige de fer terminée en crochet. On passe ce crochet sous la gorge ou l’épaule de l’animal, et on l’enlève aisément.

Pendant que nos pêcheurs pomeillent, c’est-à-dire lèvent leurs filets, faisons une petite excursion dans l’histoire ancienne de La Tabatière.

Le 16 janvier 1841, le Dr  Morin lisait devant la « Société historique et littéraire de Québec » un mémoire intitulé : Notes on the coast of Labrador, by Mr Samuel Robertson of Sparr Point. Ce Robertson avait acquis les pêcheries de la côte, après la dissolution (1820) de la Labrador Company, qu’avait établie Adam Lymburner, l’un des gros marchands de Québec, devenu le propriétaire de l’ancienne seigneurie de Brador. Samuel Robertson et son frère John ouvrirent deux établissements de pêche, l’un à la baie de La Tabatière, l’autre un peu plus haut, à l’endroit nommé Vieux-Poste. Samuel légua son poste de pêche à son fils de même nom ; et celui-ci fit de même en faveur de ses deux fils Henry et Alfred, qui sont encore actuellement en possession de ce poste de La Tabatière. Quant au Vieux-Poste, il est maintenant la propriété de la famille Gallichon qui y réside.

L’abbé Ferland, en parlant de La Tabatière et de son fondateur, l’Écossais Samuel Robertson, raconte[4] plaisamment l’entreprise fort hasardeuse que celui-ci voulut un jour tenter, et qui consistait à prendre des baleines au filet ! Cela avait autant de chances de réussir, que si l’on voulait prendre un caribou dans une toile d’araignée. Une baleine se rencontra bientôt pour le démontrer, en passant gracieusement à travers le filet tendu sur son passage entre deux îles et qui, pourtant, avait été construit avec de gros câbles.

La pêche à la morue et surtout celle du loup marin ont été beaucoup plus profitables au propriétaire de La Tabatière. Ce n’est pas le premier enfant d’école venu qui lirait sans broncher le nombre représentant le total des revenus que les Robertson ont tirés de leur établissement, depuis seulement un demi-siècle ! Quand on songe qu’en un seul endroit de pêche au loup marin, dans une seule saison, on prenait parfois au delà de 2000 pièces, dont chacune valait au moins un louis !

Kékarpoué. — Du poste de La Tabatière on aperçoit, à 17 milles à l’est, l’entrée de la baie des Ha Ha, qui s’enfonce d’une dizaine de milles dans les terres. La rivière Kékarpoué se jette dans cette baie. Vis-à-vis l’embouchure de ce cours d’eau, il y a un groupe d’îles qui porte le nom de Kékarpoué ou Kékarpoui. M. Ferland les appelle Chikapoué. Les frères Mckinnon occupent ce poste, qui est avantageux pour la pêche au saumon, à la morue et au loup marin.

Tête-à-la-Baleine-de-l’Est. — Ce poste est à douze milles en bas de Kékarpoué. Cet endroit, d’accès facile, est une bonne place de pêche, et cela explique pourquoi il est si fréquenté. Il n’y réside pourtant que trois familles, dont l’une est celle du Capt. Howard, un citoyen d’Ontario. M. Howard a fondé en ce lieu un grand établissement pour la pêche du homard et sa mise en conserve. Les débuts de cette industrie n’ont pas été beaucoup encourageants.

Depuis une vingtaine d’années, des gens de la Nouvelle-Écosse ont tenté la pêche du homard, à divers endroits en bas de Kégashka. Mais, généralement, ces essais n’ont pas donné de résultats bien sérieux, le homard n’étant pas assez abondant.

Comment se fait en grand la pêche du homard ?

Avec des « lattes » du genre de celles que l’on emploie pour retenir les enduits de mortier sur les murailles, on fait des sortes de cages pourvues d’une entrée à chaque bout, que l’on dispose de telle sorte que le homard une fois à l’intérieur ne puisse facilement en sortir. La bouette dont on se sert pour attirer là-dedans les crustacés, consiste en têtes de morue, hareng, etc. Ces cages coûtent environ une piastre chacune, et l’on en place jusqu’à plusieurs centaines dans les endroits fréquentés par les homards. Il faut les visiter une ou deux fois chaque jour, pour en retirer les prisonniers en temps utile. Il n’y a plus ensuite qu’à plonger les pauvres bêtes dans l’eau bouillante, ce qui leur donne cette belle couleur rouge que tout le monde connaît, et à remplir de leur chair pesante ces petits cylindres de fer-blanc, qui s’en iront promener l’indigestion à travers les villes et les campagnes, fournissant aux médecins l’occasion de dévouements nouveaux.

Saint-Augustin. — À sept milles au delà du poste dont il vient d’être question, se trouve l’embouchure de la rivière Saint-Augustin, une rivière qui fourmille de saumons et de truites d’une grosseur prodigieuse[5]. C’est l’un des plus beaux et des plus importants cours d’eau du Labrador inférieur. Son estuaire, qui a un mille de largeur, est parsemé d’îles bien boisées. Et cette réapparition du règne végétal se fait aussi sentir sur la terre ferme. « J’ai remonté cette rivière, m’écrivait un missionnaire, jusqu’à vingt milles de son embouchure, en suivant le bras de l’est. De ce côté, elle coule dans une belle forêt de bouleaux, de sapins, d’épinettes, etc. Revoir une belle forêt dans cette région ordinairement si dénudée, produit une jouissance assez difficile à définir, mais très douce. On croit se retrouver au pays, où de tels aspects nous laissent pourtant assez indifférents. Mais l’illusion se dissipe aussitôt que l’on retourne à la côte. »

Le chenal de la rivière Saint-Augustin passe pour être fort capricieux, et à moins de l’avoir joliment pratiqué, il est dangereux de s’y aventurer.

Au poste de Saint-Augustin, sur la terre ferme, il y a un comptoir de la Compagnie de la baie d’Hudson ; et c’est là que les Montagnais, qui font la chasse en remontant le cours de la rivière sur une distance d’une centaine de milles, viennent trafiquer leurs fourrures.

Il y a bien une quarantaine de personnes qui résident à Saint-Augustin, au moins durant l’hiver ; car tout le monde va passer l’été sur les îles, où même une couple de familles restent toute l’année.

Bonne-Espérance. — De la rivière Saint-Augustin à Bonne-Espérance, il y a environ 45 milles à parcourir. Cette partie de la côte qui sépare les deux postes est loin d’être inhabitée. Au contraire, un bon nombre de familles sont fixées dans les différents postes intermédiaires dont je signalerai quelques-uns.

Canso se trouve à dix milles de Saint-Augustin.

La baie de Shécatica fut visitée par Jacques Cartier à son premier voyage. Dès le seizième siècle, il y eut là un établissement de pêche. On arrive à cette baie, ajoute l’abbé Ferland, « par un canal de deux ou trois milles, si profond que les plus gros vaisseaux y flotteraient à l’aise, et si étroit que souvent il ne paraît pas avoir plus de cent pieds de largeur. On dirait une immense fissure produite dans le roc par quelque convulsion de la nature. » Un cataclysme ! Quand on aura fini de prouver l’existence de celui auquel on prétend que la rivière Saguenay doit sa formation, il sera temps de saisir l’attention du monde savant du cataclysme de la Shécatica. Car c’est bien assez d’un cataclysme à la fois pour passionner les gens.

Au delà de la baie de Shécatica, la chaîne des îles qui bordent la côte est interrompue durant quelques lieues, et la mer y est mauvaise : cela prouve bien ce que l’on a lu précédemment de l’utilité de cette barrière qu’opposent les îles aux agitations de la haute mer, et qui assure aux petits vaisseaux une navigation facile.

Le Vieux-Fort est situé à 18 milles à l’est de la baie des Rochers, et à 5 milles à l’ouest de Bonne-Espérance. Il a été assez parlé, au chapitre précédent, de son histoire ancienne, pour qu’il n’y ait pas à y revenir. Ses habitants actuels sont presque tous protestants.

Environ deux milles avant d’atteindre Bonne-Espérance, on rencontre la fameuse rivière Saint-Paul ou rivière des Esquimaux. Ce cours d’eau est à peu près sans rival, dans le bas Labrador, pour sa longueur et sa largeur, et pour la prodigieuse abondance du saumon qui s’y trouve. Toutefois, quant à ce dernier point, il faut ajouter que depuis quelques années la pêche au saumon n’y est plus aussi profitable. Nous verrons plus tard quelle est la cause de cet appauvrissement.

Sur les deux rives de l’estuaire de la rivière Saint-Paul, il y a un village composé d’une vingtaine de familles, catholiques pour la plupart. On y construit ou l’on y construira très prochainement une maison d’école, qui servira provisoirement de chapelle lorsque le missionnaire y donnera la mission.

« Le port de Bonne-Espérance, dit l’abbé Ferland, est un des plus vastes du Labrador ; il est complètement abrité par deux ou trois rangs d’îles, et on y peut entrer par quatre passages différents.»

Il n’y a là à peu près que des protestants.

Un M. White exploite à Bonne-Espérance un grand établissement de pêche à la morue, où 150 hommes trouvent de l’emploi.

Baie-de-Brador[6] — De Bonne-Espérance, on aperçoit la Longue-Pointe, qui termine à l’est la baie de Brador : c’est une distance d’environ vingt milles. Un peu avant de pénétrer dans la baie, du côté occidental, on rencontre les postes de Salmon Bay, de Middle Bay, et de Belles-Amours Bay, où résident quelques familles de pêcheurs à peu près toutes catholiques.

L’entrée de la baie de Brador est large de dix milles ; la baie elle-même est profonde de six milles.

Au fond de ce golfe en miniature, il y a un groupe de petites îles d’aspect très pittoresque, séparées par d’étroits canaux les unes des autres : endroit tout désigné pour une future Venise d’Amérique ! En dedans de ces îles, c’est le bassin de Brador, le coin de mer le plus enchanteur qu’il y ait… après la baie de Naples, le Bosphore et quelques autres endroits fameux. Là règnent des eaux profondes et perpétuellement tranquilles, où les vaisseaux fatigués des luttes du grand large savourent les délices d’un repos enivrant, qui serait le bonheur parfait s’il n’y avait à l’horizon un sombre nuage — la perspective qu’il faudra ou plus tôt ou plus tard s’éloigner de ce paradis… maritime. Enfin, il paraît que si Chateaubriand avait pu voir un coucher de soleil au bassin de Brador, il lui aurait fallu composer sur sa palette, pourtant si bien garnie, de nouvelles nuances, des teintes qu’aucun pinceau n’a encore promenées sur la toile ; et la postérité jamais ne pourrait se rassasier de contempler le tableau qu’aurait tracé là cet incomparable artiste ! — J’espère que l’on n’invoquera pas, pour m’accuser d’exagération, le fait que pas un seul pêcheur n’a encore expiré d’enthousiasme en entrant dans le bassin de Brador… Ces rudes marins ont la vie si dure !

Du côté est de la baie, le sol s’élève peu à peu et se développe en une plaine unie, sur laquelle de petits ruisseaux laissent courir leurs eaux gazouillantes. Ce terrain est sablonneux, et produit volontiers, avec les secours d’usage, de beaux légumes, et jusqu’à des choux. Ah ! ces choux ne prendront, ni sur les marchés, ni surtout dans la marmite, la place des choux fortunés qui ont eu pour patrie l’île de Montréal. Mais il faut être de bon compte, et ne pas se montrer impitoyable pour de pauvres choux qui ont le courage de vivre à trente minutes au-dessus du 51e degré de latitude, et si près du froid Océan ! Voyons ! Qui leur jettera la pierre parce qu’ils ne poussent pas l’héroïsme jusqu’à pommer comme les choux nés sous des cieux plus cléments ? Ce n’est toujours pas la population de ces parages, qui recueille précieusement leurs feuilles droites et raides, et les sale dans des barils, d’où on les extrait en temps utile pour les faire bouillir avec du lard ou du caribou. Là se termine, il est vrai, l’existence civile de ces précieux végétaux. En effet, au sortir de la chaudière, ce sont des greens dont on se régale sans qu’il soit plus question de choux. Il y a, comme on sait, d’autres exemples d’aliments empruntés du règne végétal ou au règne animal, et dont le nom subit des changements en passant par des états divers.

Au bord de cette belle plaine, où les choux étendent leurs feuilles vers tous les points du zénith et de l’horizon, il y a l’établissement de pêche du Capt. Blais, navigateur dont pour la seconde fois je promets de parler plus loin. Pour le moment, il s’agit de l’établissement de pêche qui lui appartient, ou plutôt de l’ancien propriétaire de cet établissement, le Capt. Jones, dont le nom est resté fameux dans le bas Labrador. Ce Capt. Jones faisait donc affaire, là-bas, sur une vaste échelle, ayant à son service un grand nombre d’hommes pour la pêche à la morue, au hareng, au maquereau, au loup marin. Il possédait même des chevaux, chose qui ne s’était jamais vue jusque-là et qui ne se verra peut-être plus jamais dans cette région. La maison qu’il habitait avec sa nombreuse famille, était meublée et décorée avec une magnificence presque royale ; on en jugera par ce détail : les escaliers qui allaient d’un étage à l’autre étaient en bois d’acajou, avec ornementation d’argent ! Les vieux de l’endroit en ont encore des éblouissements ! Le Capt. Jones mourut à Saint-Thomas de Montmagny, il y a plus de trente ans. Son bel établissement, dont héritèrent ses enfants, fut totalement détruit par un incendie. Et de toute cette ancienne splendeur, dont il sera encore longtemps parlé dans les foyers du Labrador, il ne reste plus le moindre vestige. Cela démontre que, sous n’importe quelle latitude, les splendeurs d’ici-bas sont également éphémères. Tout ce qui reste de ce riche établissement, c’est un vieux cimetière de famille, en état d’abandon, où l’on voit des monuments funéraires auxquels la note artistique ne manquait point.

Sur l’un de ces monuments, on peut encore lire le récit du naufrage du Sir Walter Scott, navire anglais qui se perdit, en 1840, sur un récif, à l’entrée du bassin du Brador : car, on le sait de reste, il y a ici-bas des récifs jusque dans les eaux les plus enchanteresses. Le capitaine de ce vaisseau et douze hommes de son équipage succombèrent, après avoir lutté quinze heures durant, attachés à un débris de navire. Qu’il y en a, sur cette côte du Labrador inférieur, des endroits qui furent le théâtre de semblables catastrophes ! La mer a ses joies enivrantes pour ceux qui se confient à ses promesses fascinatrices ; mais aussi que de trahisons, que de perfidies elle tient en réserve pour les victimes de ses aveugles colères !

Il faut ajouter, touchant la baie de Brador, qu’elle eut autrefois une juste renommée comme place de pêche pour le saumon, la morue, le hareng, le maquereau et le loup marin. Aujourd’hui, les conditions n’y sont plus aussi favorables, bien que les pêcheurs du lieu obtiennent encore de beaux profits.

Lourdes de Blanc-Sablon. — Nous voici arrivés à l’entrée du détroit de Belle-Isle, et tout près de la frontière du Canada, qui correspond avec le méridien passant sur l’îlot de Blanc-Sablon, à quatre milles à l’est de la Longue-Pointe.

La Longue-Pointe, centre de la Mission nommée aujourd’hui Lourdes de Blanc-Sablon, termine à l’est la baie de Brador, et à l’ouest la baie de Blanc-Sablon. La position qu’elle occupe, à l’entrée du détroit, explique assez la furie à peine concevable des vents qui s’y déchaînent.

À trois milles au large de la Longue-Pointe, il y a l’île Verte (Greenly Island). On y voit un phare élevé de cent pieds, à feu visible toutes les trois minutes. Cette lumière s’aperçoit jusqu’à une distance de 15 milles. Le phare est aussi pourvu d’un sifflet à vapeur pour les temps de brume.

Cette Mission, placée sous le patronage de Notre-Dame de Lourdes, est la dernière appartenant, sur cette côte, à la Préfecture apostolique du golfe Saint-Laurent. On y compte près d’une vingtaine de familles catholiques.


GREENLY ISLAND ou ÎLE VERTE.

(Album Gregory.)


Lorsque l’abbé Ferland vint ici, en 1858, on se préparait à y construire une chapelle, qui devait être élevée le printemps suivant. Cette chapelle se trouve à une dizaine d’arpents à l’ouest de la Longue-Pointe. Un peu plus loin est le presbytère où le missionnaire a résidé durant les dernières années. L’endroit où sont placés ces édifices est appelé Anse-des-Dunes. La chapelle, qui n’a guère qu’une vingtaine de pieds carrés, menace ruines, après avoir supporté, durant quarante ans, les assauts du temps et les efforts des vents tempétueux. Aussi, depuis huit à dix ans, on songe à construire une autre chapelle ; les matériaux nécessaires ont même été réunis depuis plusieurs années. Cependant, le manque d’argent pour subvenir aux frais de construction et diverses autres raisons ont empêché jusqu’aujourd’hui la réalisation du projet, qui toutefois ne saurait manquer d’être bientôt mis à exécution.

La baie de Blanc-Sablon, qui commence à la Longue-Pointe et fait, pour ainsi dire, partie du détroit de Belle-Isle, « tire son nom, dit Ferland, des sables blancs d’une petite rivière qui lui apporte le tribut de ses eaux ». De là on distingue les côtes de Terre-Neuve. Comme on le sait, la partie du continent qui est situé à l’est de Blanc-Sablon appartient à la colonie terre-neuvienne, qui possède ainsi les deux côtés du détroit de Belle-Isle.




  1. D.-N. Saint-Cyr, Rapport d’un voyage d’exploration sur les côtes du Labrador et les Îles du golfe (1885). — M. l’abbé G. Gagnon, ancien missionnaire de ce pays, donne à l’Île du Gros-Mécatina une longueur de six ou sept milles, sur une largeur d’un demi-mille parfois. Le lecteur fera donc sagement de suspendre son jugement sur la question des dimensions de cette île, jusqu’à ce qu’un troisième témoignage vienne confirmer l’un ou l’autre des deux premiers.
  2. Le Labrador.
  3. Annales de la Propagation de la Foi, Québec, juin 1887, page 207.
  4. Le Labrador
  5. Nos rivières et nos lacs, p. 18.
  6. « Du temps de Jacques Cartier, cette baie portait le nom de port des Ilettes. Elle fut accordée par le gouvernement français au sieur Le Gardeur de Courtemanche, qui lui donna le nom de baie de Phélypeaux ; le fort qu’il bâtit à l’entrée du port fut appelé fort Pontchartrain. » (Ferland, Le Labrador.)